Isabeau de Bavière, reine de France. La jeunesse, 1370-1405
LA REINE ISABEAU
LES TROIS PREMIÈRES ANNÉES DE MARIAGE
Isabelle étant la forme française du nom germain Elisabeth, nous devrions appeler la nouvelle reine de France Isabelle, en orthographiant Isabel comme écrivaient le plus souvent les chroniqueurs de l'époque, ou Ysabel comme signait la Reine; mais pour nous conformer à la tradition, constante depuis le XVe siècle, nous écrirons Isabeau. Cette forme, d'une extrême rareté dans les actes officiels, est employée pour la première fois, d'une façon courante dans «Le Songe Véritable», poème satirique, écrit en 1406[141]; peut-être l'auteur, pamphlétaire parisien, l'a-t-il choisie parce qu'il la jugeait la moins déférente.
[141] Le Songe Véritable (éd. par H. Moranvillé dans les Mémoires de la Société de l'Histoire de Paris, t. XVII) vers 2837-8.
Les fêtes du mariage n'eurent pas de lendemain; dès le mardi, les seigneurs et les dames vinrent «après boire», prendre congé de la Reine qui fit ses adieux à ses parents de Brabant et de Hollande[142]; déjà aussi son oncle Frédéric la quittait, retournant en Bavière pour annoncer au duc Etienne que «sa fille était devenue une des plus grandes dames du monde[143]».
[142] Froissart, Chroniques, liv. II, ch. CCXXVIII, t. IX, p. 108.
[143] Ibid., p. 110.
Après tous ces départs, auxquels elle avait présidé, la jeune femme éprouva pour la première fois la sensation de l'isolement; des épreuves plus pénibles lui étaient réservées dans cette même journée; vaguement elle savait que le Roi l'épousait au cours d'une expédition contre l'Angleterre, mais elle ignorait la gravité des circonstances. Elle ne savait pas que les prières solennelles de la veille avaient demandé à Dieu, tout autant que le bonheur du ménage royal, un heureux succès pour l'amiral français Jean de Vienne, débarqué en Ecosse[144].
[144] Jean de Vienne, seigneur de Rollans, amiral de France depuis 1373, avait fait de nombreuses campagnes contre les Anglais. Cf. le Père Anselme, Histoire généalogique.., t. VII, p. 793-794.
Or, ce mardi, elle remarqua que Charles VI, les Princes et les conseillers étaient tout consternés par de mauvaises nouvelles: le chef des Gantois François Ackermann, allié des Anglais, avait rallumé la guerre en Flandre et s'était emparé du Dam[145]. Bientôt la Reine apprit que l'honneur du Roi, comme la sécurité des États du duc de Bourgogne, était intéressé à ce que le Dam fût repris au plus tôt. Le vendredi 21[146], Charles VI, emporté par son ardeur guerrière, chevauchait sur la route de Flandre, vers Beauquesne[147], il avait juré que «jamais ne retournerait à Paris, si aurait été devant le Dam![148]» La lune de miel des jeunes époux avait duré trois jours.
[145] Froissart..., t. IX, p. 108-109.—Dam. prov. de Flandre occid. (Belgique).
[146] La date exacte du départ de Charles VI pour la Flandre a été déterminée par M. Petit, dans son Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 180.
[147] Beauquesne, cant. et arr. de Doullens, dép. de la Somme.
[148] Froissart, Chroniques... t. IX, p. 110.
Le Roi et le duc de Bourgogne avaient décidé qu'Isabeau quitterait Amiens, en même temps qu'eux, «pour tenir son état» à Creil[149]. La jeune femme partit, le cœur plein de reconnaissance pour Monseigneur saint Jean-Baptiste à qui elle attribuait la grâce de son mariage. On a tout lieu de croire que le superbe plat d'or massif, orné de perles et de pierreries, sur lequel reposa dès lors le chef de saint Jean, fut le don de noces de la jeune Reine[150]; en tout cas, toute sa vie, elle témoignera sa prédilection pour la cathédrale d'Amiens «tant pour l'honneur et révérence de Monseigneur saint Jean-Baptiste que pour l'honneur qu'elle avait eu d'y recevoir le sacrement de mariage[151]»; et, dans deux testaments successifs, elle fera des donations à cette cathédrale «en laquelle Monseigneur nous épousa[152]».
[149] Ibid., p. 121.
[150] Du Cange, Traité historique du chef de saint Jean-Baptiste, (Paris, 1665, in-4º), p. 134.
[151] Lettres de la reine Isabeau du 14 février 1412 ou 1413 pour la fondation d'un obit dans la cathédrale d'Amiens, en mémoire de son mariage, citées par du Cange, ibid.
[152] Bibl. Nat. f. fr. 6544, pièce 7.
A Creil, la Reine résida au château fort qui se dressait dans un site pittoresque, au milieu d'une île formée par l'Oise. Cette ville, sur le chemin de la Flandre, avait été désignée par Charles VI qui comptait y rejoindre sa femme, la campagne terminée[153].
[153] Le château de Creil avait été bâti par Charles V qui y fit de fréquents séjours. Une des églises de la ville était sous l'invocation de saint Evremont dont on gardait le chef. Cf Expilly, Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules et de la France (Paris, 1762-70, 6 vol. in-fº) t. II, p. 531.
La conduite et la protection d'Isabeau avaient été confiées à la duchesse d'Orléans et au Comte d'Eu[154], personnages les plus qualifiés pour chaperonner et gouverner une aussi jeune reine.
[154] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 361.
Blanche, duchesse d'Orléans[155], était la plus honorable et la plus magnifique dame du royaume; et «la seule qui pût se vanter d'être du sang de Philippe-le-Bel». Charles VI et ses oncles la respectaient comme une mère. Mariée à un prince débauché, elle était toujours restée fidèle à ses devoirs d'épouse; et, depuis son veuvage[156], les exercices de piété et les bonnes œuvres occupaient tous les instants de sa vie[157].
[155] Blanche de France, fille posthume du roi Charles IV le Bel et de Jeanne d'Evreux, sa troisième femme, née en 1328, mariée en 1345 à Philippe de France duc d'Orléans, fils de Philippe de Valois. (le Père Anselme, Histoire généalogique des princes de la Maison de France..., t. I, p. 104.)
[156] Philippe d'Orléans était mort en 1375.
[157] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 61-63
Jean d'Artois, comte d'Eu[158], avec son large front, ses longs cheveux grisonnants séparés par une raie sur le sommet de la tête, ses gros yeux clairs, son nez proéminent, son double menton, donnait bien l'impression d'un de ces conseillers prudents et avisés dont Charles V avait eu l'art de s'entourer[159]. Et, en effet, c'était un homme d'une sagacité insigne; son intrépidité était fameuse aussi, et tout dernièrement encore à Rosbecque, la vaillance du comte d'Eu avait conduit à la victoire l'armée de Charles VI.
[158] Jean d'Artois, seigneur de Saint-Valery-sur-Somme et d'Ault, né en 1321, était fils de Robert III comte d'Artois, ce vassal félon du roi Philippe VI, qui, en 1331, s'était enfui auprès d'Edouard III, roi d'Angleterre et lui avait conseillé de prendre le titre et les armes de roi de France (débuts de la guerre de Cent Ans). Jean d'Artois, armé chevalier et créé comte d'Eu par Jean le Bon, fait prisonnier à Poitiers, avait pris part à toutes les guerres du règne de Charles V. (le Père Anselme..., Histoire généal., t. I, p. 388.)
[159] Bibl. Nat., Estampes, Coll. Gaignieres Oa 13, fº 20.
De tels gouverneurs ne pouvaient enseigner à Isabeau que de beaux et nobles préceptes; et tout naturellement, ils devaient l'initier aux grands faits de l'histoire de son nouveau pays. Tous les deux, en gens de l'ancienne génération, ne manquèrent pas de vanter le temps passé, le précédent règne, proposant entr'autres exemples à la jeune Reine, celui de la royale épouse de Charles V, Jeanne de Bourbon, dont la cour était ordonnée en si grande paix et en si grand ordre et qui avait su vivre «en suffisante amour, unité et paix, grâce à l'honneur et révérence qu'elle portait à son mari[160]».
[160] Christine de Pisan, Le Livre des faits et bonnes mœurs du roi Charles V..., t. I, p. 612.
Cependant le Roi et le duc de Bourgogne éprouvaient les plus grandes difficultés à triompher de l'insurrection flamande. Arrivés le premier août devant le Dam, les Français «moult grevés par les archers anglais», dans des assauts quotidiens, et décimés par la peste, ne s'emparaient de la place que le 27[161], après qu'elle avait été abandonnée par François Ackermann. Tout le pays environnant, jusqu'aux portes de Gand, fut livré aux violences des Bourguignons qui «l'ardèrent et destruisirent tout entièrement[162]».
[161] E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 181.
[162] Froissart, Chroniques..., t. II, ch. CCXXX, liv. IX, p. 119.
Le Roi devait faire ensuite le siège de Gand; mais il changea de dessein et voulut rentrer en France. Le 21 septembre, il quittait Arras et le 25, il arrivait accompagné du duc de Bourgogne, au château de Creil où il soupa et passa la nuit[163]; dès le lendemain, il emmenait sa femme vers Paris. Ce mardi, les deux époux, toujours en compagnie du duc de Bourgogne, soupèrent et couchèrent à Luzarches[164]; le mercredi, la Reine fit sa première visite à «Monseigneur saint Denis[165]». Le jeudi, tandis que Charles VI gagnait Paris[166], Isabeau était conduite à Vincennes dans cette belle résidence qui l'emportait
[163] E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 181.
[164] Ibid.—Luzarches, ch.-l.-de cant., arr. de Pontoise, dép. de Seine-et-Oise.
[165] Itinéraire des duc de Bourgogne..., p. 181.
[166] Ibid.
[167] Eustache Deschamps, Œuvres complètes, t. I, p. 155.
Vincennes[168] avait été le séjour préféré du débile Charles V[169]; il s'y portait mieux qu'à l'hôtel Saint-Pol; l'air lui arrivait plus pur à travers les hautes et épaisses futaies environnantes. Tout au bout de la profonde forêt, il avait construit, sur les bords de la Marne, le manoir de Beauté[170], et, par ses soins, l'antique château-fort de Vincennes avait été agrandi et aménagé, dans certaines de ses parties, en une confortable demeure de plaisance[171].
[168] Sous Louis IX, il y avait à Vincennes une maison royale et un beau parc. Philippe VI fit détruire le vieux château et commença la construction du nouveau qu'il éleva jusqu'au rez-de-chaussée; Jean le Bon acheva le donjon, et bâtit le château jusqu'au troisième étage. Cf. Moreri, Dictionnaire historique.., (Paris, 1759, 10 vol. in fº), t. X, p. 639.—Dictionnaire universel dit de Trévoux (Trévoux, 1771, 8 vol. in fº), t. VII, p. 832.—Histoire du donjon et château de Vincennes (Paris, Brune-Labbe, 1807, 3 vol. in-8º).
[169] Christine de Pisan, Le livre des faits... du roi Charles V, (éd. Michaud et Poujoulat), t. I, p. 614.
[170] «L'hôtel ou manoir de Beauté était situé sur la paroisse de Fontenay, entre la lisière sud-est du bois de Vincennes et le village de Nogent, au rebord d'un plateau qui descend par une pente assez abrupte vers la Marne, parsemée à cet endroit par de petites îles verdoyantes. Siméon Luce, La France pendant la Guerre de Cent Ans (2e série), p. 40.
[171] Charles V avait achevé la construction du château de Vincennes et commencé la chapelle; par testament, il laissa une certaine somme pour en continuer les travaux. Ceux-ci n'étaient pas terminés en 1393, puisque Charles VI par testament ordonne «que la chapelle des Chanoines soit faite et accomplie tant en édifices comme en rentes par luy ordonnées». Bibl. Nat., f. fr. 25 507, fº 353 rº.
Isabeau, qui n'était pas encore initiée aux splendeurs de l'hôtel Saint-Pol, put déjà connaître, à Vincennes, combien était grande la richesse de la royauté française.
Se rendait-elle dans l'Oratoire de la grande Tour? devant ses yeux, entr'autres joyaux d'un prix inestimable et d'un art exquis, l'Histoire sainte s'étalait, racontée par l'or et les pierreries: Ici, sur «une chayère à quatre marches» une Notre Dame d'argent, ayant saint Joseph auprès d'elle, recevait les hommages des trois rois «sous un demy ciel à feuillage auquel pendait l'estoille»[172]. Là, Notre-Seigneur en jugement, montrait ses plaies, «un chappel garny de trois diamants en sa tête, deux gros saphirs ronds à ses pieds, deux angelots auprès, dont l'un portait les clous faits de trois diamants, l'autre la croix garnie de perles et d'émeraudes, tandis qu'au-dessous, les âmes se levaient des sépulcres. Un peu plus loin, un Crucifix, avec deux angelots, garni de saphirs aux deux branches, et au sommet de la croix, un pélican; au-dessous, Notre Dame en un tabernacle, assistée de saint Pierre et de saint Paul. Puis c'étaient des légendes de saints, sculptées ou ciselées en joyaux du plus grand prix: «sainte Marguerite qui sault d'un dragon»; saint Jean-Baptiste «tenant l'aignel»; et des reliques de la Madeleine «en un cristal orné d'émeraudes».
[172] Cette description des richesses de Vincennes est empruntée à l'Inventaire du mobilier de Charles V..., dressé par ordre du Roi en 1379-1380 et publié par J. Labarte dans la Coll. des Doc. Inéd.., (Paris, 1879. in-4º), p. 274-279 et 282-316.
Pour gagner la Chapelle auprès de l'oratoire, Isabeau passait devant «le reloge aux contre-poids d'argent, qui fut du roy Philippe le Bel»; ses pieds foulaient de superbes tapis à lions d'or. Dans «l'Estude du Roy», auprès de la «haulte chambre», étaient réunis des chefs-d'œuvre d'orfèvrerie, quelques-uns bizarres, comme «ce chamel sur une terrasse garnie de perles, la boce d'une coquille d'une seule perle», et qui était un chandelier à deux branches; d'autres représentaient des sujets religieux: ainsi, la Vierge, assise sur une mule noire que saint Joseph conduisait par la bride; d'autres, des faits mythologiques, comme le miroir garni d'or où étaient émaillés «Narcizus et sa mie à la fontaine». Dans cette même salle, on voyait des objets ayant appartenu aux ancêtres du Roi, entr'autres «le coutel de quoy saint Louis se combatit quand il fut prinz». Les murs étaient couverts de tableaux de bois, de cuivre, d'ivoire, de broderies. Combien d'autres merveilles encore étaient conservées à Vincennes: le Psautier de saint Louis, les belles Heures de Charles V, enfermées dans un écrin de cyprès marqueté et ferré d'argent doré!
«L'Estude en la poterne du donjon» contenait de nombreuses pièces de soie, des draps d'or et d'argent, et aussi les plus fines toiles de Laon, de Compiègne et de Reims. Enfin, dans un réduit secret, était placé le Trésor de la famille royale: les couronnes, les colliers et les parures en pierres précieuses.
A la vue de tout ce luxe, au milieu duquel la fortune venait de la transporter, la fille d'Etienne III éprouva un très vif mouvement d'orgueil, sentiment bien légitime, et qui, du reste, n'obscurcit pas dans le cœur de la jeune Reine, le souvenir de sa famille et du manoir de ses ancêtres.
Quand Isabeau sortait du château du Bois, le but tout indiqué de sa promenade était Beauté[173]; à travers la forêt, on la conduisait à ce lieu «moult délectable», coin de nature si pittoresque, avec ses prés, «ses jardins déduisables, ses vignes et ses moulins branlans».
[173] Le château de Beauté n'était pas comme Vincennes une forteresse, mais une maison de plaisance, que Charles V avait meublée avec le plus grand luxe et aménagée pour y jouir à l'aise des beaux spectacles de la nature. «C'est pour Beauté que le Roi avait commandé des orgues de fabrication flamande, et de somptueuses tapisseries... L'hôtel était pourvu d'une cour carrée du haut de laquelle on découvrait une immense étendue de pays..., dans le parc, d'habiles oiseleurs élevaient des rossignols en cage... et y nourrissaient en liberté des tourterelles blanches.» C'est à Beauté que l'Empereur Charles IV avait résidé lors de son voyage en France (janvier 1378), et que Charles V se sentant mortellement atteint, s'était fait transporter (20 juillet 1380) pour y passer ses derniers jours. S. Luce, La France pendant la guerre de Cent Ans (2e série), p. 41-44.
[174] Eustache Deschamps, Œuvres complètes, t. I, p. 155.
Le 5 octobre, la Reine reçut à Vincennes la première visite de Charles VI[175], toujours accompagné du duc de Bourgogne; cette fois le Roi ne fit que souper et coucher; mais dans le courant des deux semaines suivantes, il passa plusieurs jours de suite auprès de sa jeune femme[176]. Le 20, il partit pour un voyage en Champagne. On ignore si, au retour de Charles VI, qui eut lieu à la fin du mois de novembre, Isabeau continua de résider à Vincennes, ou si elle vint à Paris habiter l'hôtel Saint-Pol.
[175] E. Petit, Séjours de Charles VI..., p. 28.—Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 181.
[176] Ibid.
Dès les premières semaines de son mariage, Isabeau reçut un Hôtel distinct de celui du Roi[177]. Elle eut autour d'elle, dès son installation à Vincennes, des dames et des demoiselles d'honneur, des maîtres d'hôtel, des écuyers, des chapelains, un maître et un contrôleur des deniers de sa chambre; dames et gens placés sous la surveillance du grand maître de l'Hôtel de la Reine. Mais on ne donna pas à Isabeau d'Argenterie personnelle; toutes les recettes et dépenses relatives à ses vêtements, à ses joyaux, au service de sa table, au mobilier de ses appartements et de sa chapelle, formaient un chapitre de l'Argenterie du Roi[178].
[177] Les Comptes de Charles VI et diverses mentions dans les quittances de l'époque attestent le fait. On regrette la perte des Comptes de la Reine qui donnaient la liste de ses premiers serviteurs; on a néanmoins la certitude qu'Isabeau fut dotée d'une maison complète et aussi bien montée que celle des reines de France qui l'avaient précédée. Voy. Comptes de l'hôtel des rois de France aux XIV et XVe siècles, publ. par Douët d'Arcq, (dans la Soc. Histoire de France, Paris, 1865, in-8º).
[178] Voy. Comptes de l'Argenterie de Charles VI, Arch. Nat. KK 18 à 22. «Les fonctions de l'argentier consistaient à tenir la maison royale pourvue de tout ce qui était nécessaire pour l'ameublement et l'habillement à l'usage du roi, de sa famille et de ses officiers.» Douët d'Arcq, Notice sur les comptes de l'Argenterie des rois de France au XIVe siècle (dans la Soc. Histoire de France, Paris, 1851, in-8º), p. 7.
Tout de suite, une écurie de la Reine fut montée[179], comprenant des chevaux de toutes les robes, et de toutes les espèces, des chars de promenade, des chariots de service. Un certain «char d'Allemagne[180]» était l'objet des plus grands soins, soit que ce fût la voiture qui avait transporté Elisabeth de Bavière à Amiens, soit que la jeune Reine eût eu la fantaisie de s'en faire fabriquer une à la mode de son pays.
[179] L'écurie de la Reine n'était qu'un des services de l'écurie du Roi; les recettes et les dépenses en étaient imputées aux comptes de l'écurie de Charles VI. Arch. Nat. KK 34.
[180] Arch. Nat. KK 34, fº 66 rº.
Organiser son Hôtel fut évidemment le grand souci d'Isabeau pendant les derniers mois de l'année 1385; mais, en même temps, d'autres soins l'occupaient: l'étude de la langue française, celle du cérémonial de la cour, les exercices d'équitation[181]. Son rôle paraît avoir été alors tout passif; si jeune et si dépaysée, pouvait-elle en soutenir un autre? Les chroniqueurs contemporains n'avaient du reste pas lieu de s'occuper de la nouvelle Reine; sa part dans les affaires politiques était nulle; son arrivée à la cour était de trop fraîche date pour que tel ou tel parti ait pu déjà demander sa protection et s'autoriser de son nom. Parfois cependant, on rencontre un détail relatif à sa personne, à ses goûts; par exemple, sa tendre, sa singulière affection pour Catherine, l'amie d'enfance amenée de Bavière, devenue sa confidente, «parce qu'elle parlait allemand comme elle[182]».—Les déplacements d'Isabeau, les fêtes auxquelles elle assistait et quelques menus incidents d'ordre privé, remplissent seuls ses premières années de mariage.
[181] Le 1er janvier 1386, Charles VI offrit à Isabeau comme cadeau d'étrennes une selle de palefroi en velours et soie vermeils. Vallet de Viriville, Isabeau de Bavière..., p. 6.
[182] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI..., t. II, p. 65.
Dans les derniers jours de 1385, le duc de Bourgogne qui, de loin, dirigeait les affaires de France et surveillait les faits et gestes du Roi, écrivait à celui-ci «afin qu'il se voise esbatre à Melun, à Saint-Germain-en-Laye ou à Maubuisson, lequi lui plaira, en compagnie de la Reine».[183] Ne semble-t-il pas que Philippe voulait ainsi pousser les jeunes mariés à faire enfin leur voyage de noces? De plus, sur son ordre, Bureau de la Rivière prévenait par lettre, datée du 31 décembre, le cardinal de Laon que, trois ou quatre jours après le 1er janvier, le ménage royal partirait pour Montmorency, où Charles VI chasserait; que de là, ils iraient à Maubuisson, et à Saint-Germain où ils devraient séjourner jusqu'à la réception d'autres avis du duc[184].
[183] Arch. Nat., AB 200, carton XIX.
[184] Ibid.
Les prescriptions du prévoyant Philippe furent suivies: le 4 janvier, le Roi et Isabeau étaient à l'Ile-Adam, le 6, la jeune femme faisait ses dévotions à l'Abbaye de Maubuisson[185]. De là, ils continuèrent leur chevauchée à travers le pays environnant; dans la seconde quinzaine du même mois, ils demeurèrent quelques jours à Poissy, puis à Saint-Germain. De ce voyage d'agrément, Isabeau revint avec des espérances de maternité; le sanctuaire de Maubuisson n'avait pas été visité en vain.
[185] Maubuisson, canton de Saint-Ouen-l'Aumône, arr. de Pontoise, dép. de Seine-et-Oise.—L'abbaye, fondée en 1236 par la reine Blanche de Castille, renfermait les tombeaux de plusieurs Capétiens. Le manoir, bâti par saint Louis, avait servi de prison (?) aux belles-filles de Philippe le Bel, Marguerite, Blanche et Jeanne de Bourgogne.
A son retour, elle eut le chagrin d'être séparée de sa bonne nourrice qui voulut s'en retourner en Allemagne. Pour la conduire, elle fit «mettre à point un char branlant soigneusement houcé de drap pers[186] doublé de toile»; des traits de cuir, des colliers, des étrivières furent achetés tout de neuf; quatre chevaux devaient la traîner et Colart de Tanques, premier écuyer de corps de Charles VI et les courtiers du Roi, n'hésitèrent pas à payer cent quatre-vingt-sept livres tournois «un sommier fauve avec un étoile au front pour la mère de la Royne qui la nourry de lait aller en son pays»[187].
[186] Pers: couleur intermédiaire entre le vert et le bleu.
[187] Arch. Nat. KK 34 fº 49.
Le 5 août 1386, dans le château royal de Saint-Ouen[188], qui avait été assigné comme résidence au roi d'Arménie, détrôné par les Infidèles[189], Isabeau, parée «d'une robe à chappe d'écarlate vermeille de Bruxelles», assista au mariage de sa jeune belle-sœur, Catherine de France[190], avec Jean de Montpensier, fils du duc de Berry[191]. L'éclat de la fête fut assombri par les préoccupations du Roi et des Princes qui durent partir en hâte pour une expédition préparée depuis six mois; une descente en Angleterre avait été résolue et de nombreux vaisseaux attendaient dans le port de l'Écluse les ordres des chefs. Charles VI quittait Paris avec enthousiasme déclarant «qu'il n'y rentrerait jamais si auroit été en Angleterre[192]».
[188] Saint-Ouen, cant. et arr. de Saint-Denis, dép. de la Seine.
[189] Léon III, de la famille des Lusignan, rois de Chypre, avait succédé en 1344, à son père Léon II comme roi d'Arménie; vaincu et chassé de ses Etats par les Sarrazins, il passa en Chypre et de là en Castille, puis en France en 1384 où Charles VI lui fournit de quoi soutenir sa dignité (le Père Anselme, Histoire généalogique de la Maison de France..., t. II, p. 606-607.)
[190] Naguère promise à l'infant Rupert de Bavière.
[191] Jean de France, duc de Berry, né à Vincennes en 1340, d'abord comte de Poitiers, assista en cette qualité à la bataille de 1356 et reçut, en 1360, le duché de Berry et d'Auvergne; sous le règne de son frère Charles V, il commanda plusieurs armées contre les Anglais; devenu en 1380 l'un des tuteurs de Charles VI, il se fit donner, en 1381, le gouvernement du Languedoc. Il avait épousé en 1360, Jeanne d'Armagnac, fille de Jean I d'Auvergne.—Le mariage de Jean de Montpensier et de Catherine de France ne fut pas consommé, la jeune fille étant morte en 1388 (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I, p. 106-107.)
[192] Froissart..., liv. IV, ch. XLI, t. X, p. 244.
Isabeau ne voulut se séparer qu'à la dernière minute du Roi qui volait à de si grands dangers; malgré l'état avancé de sa grossesse, elle l'accompagna jusqu'à Senlis où elle réussit à le retenir quelque temps[193]. C'est dans cette ville que le roi d'Arménie vint prendre congé de ses hôtes; il allait essayer la tâche impossible de réconcilier l'Angleterre et la France en les associant pour une nouvelle croisade[194].
[193] Ibid.
[194] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 25.
Au bout de peu de jours, Charles VI apprit que le duc de Bourgogne avait quitté ses États pour se rendre à l'Écluse; aussitôt il prit avec son frère Louis, duc de Touraine[195], le chemin de Compiègne. Isabeau revint alors sur ses pas et se rendit à Vincennes pour faire ses couches au château du Bois.
[195] Louis de France, second fils de Charles V et de Jeanne de Bourbon, né à l'hôtel Saint-Pol le 13 mai 1372, comte de Valois depuis 1376, reçut en 1386, pendant le voyage de l'Écluse, le duché de Touraine en apanage. Il porta le titre de duc de Touraine jusqu'en 1392, où il devint duc d'Orléans.
Le 25 septembre, entre dix et onze heures du matin, la Reine mit au monde un fils[196]. Immédiatement, un messager fut dépêché vers Charles VI, puis des courriers partirent dans toutes les directions pour répandre la nouvelle à travers le royaume[197]. L'enfant fut baptisé le 17 du mois suivant par l'archevêque de Rouen, Guillaume de Lestrange[198]; il fut tenu sur les fonts par le comte de Dammartin[199] qui lui donna le nom de Charles.
[196] Le Père Anselme, Histoire généalogique et chronologique de la Maison de France..., t. I, p. 112.—Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 455.—Vallet de Viriville, Notes sur l'état civil des princes et princesses nés de Charles VI et d'Isabeau de Bavière (Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 4e série, t. IV, année 1857-1858, p. 476.)
[197] L'usage de la cour de France était d'envoyer, aussitôt après la naissance du Dauphin, des lettres de faire part aux princes, aux principaux seigneurs, et aux villes. «La nouvelle remplit de joie tous les cœurs et les courriers furent magnifiquement récompensés aux frais des villes». Religieux de Saint-Denis..., t. I, p. 455.
[198] Ibid.—Guillaume de Lestrange, nonce du pape en France, avait été promu, en 1375, archevêque de Rouen. Il était membre du Conseil royal. Gallia Christiana, t. XI, col. 84.
[199] Charles de Trie, comte de Dammartin, avait servi sous Du Guesclin; honoré de l'amitié de Charles V, pour son courage et sa fidélité, il avait, en 1368, tenu sur les fonts du baptême le dauphin Charles (Charles VI). Cf le Père Anselme..., t. VI, p. 671.
Cependant le Roi, si heureux qu'il fût d'être père, n'était pas revenu, même pour le baptême; l'expédition contre l'Angleterre prenait une mauvaise tournure; le duc de Berry et ses troupes étaient arrivés trop tard et les vents avaient contrarié la descente projetée; les côtes anglaises ne furent pour ainsi dire pas menacées: on avait pu à peine sortir du port de l'Écluse[200]!
[200] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans..., p. 26.
Charles VI rentra dans les premiers jours de décembre[201]; et, deux semaines après, presque en même temps que les cloches de Westminster sonnaient pour célébrer, avec la Noël, l'action de grâces de l'Angleterre délivrée de tout péril[202], la veille des Saints-Innocents, un cortège de seigneurs accompagnait au caveau de l'Abbaye de Saint-Denis le corps du Dauphin, mort ce même jour[203].—Quatre aunes de grosse toile furent achetées «pour enveloper un berseul à parer qui avait esté paint et ordonné pour feu Monseigneur le Dalphin»; lequel berseul «est mis en garde et garnison au Louvre en la chambre des joyaux[204]».
[201] Charles VI était à Paris le mercredi 5 décembre; le 7, il se rendait au Bois de Vincennes. E. Petit, Séjours de Charles VI..., p. 48.
[202] Froissart, Chroniques..., liv. III, ch. XLV, t. X, p. 272.
[203] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 455-7.—Le Dauphin fut enseveli dans la chapelle de Charles V, au pied de l'autel.
[204] Arch. Nat. KK 18, fº 27 vº.
Pour beaucoup, l'échauffourée de l'Écluse et la mort du petit Dauphin étaient les malheurs annoncés par les prodiges qui avaient éclaté l'été précédent[205]: au pays même de Senlis, d'où le Roi était parti pour la funeste campagne, on avait vu des nuées de corbeaux voler de côté et d'autre, portant des charbons ardents qu'ils déposaient sur les granges couvertes en chaume. Peu de temps avant l'accouchement de la Reine, les vents s'étaient déchaînés avec une violence inouïe; et aux environs de Vincennes, sur les bords de la Marne, la foudre était tombée sur l'église de Plaisance et l'avait consumée.
[205] Religieux, de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 456-459.
Pendant l'année 1387, les déplacements de la Reine furent fréquents. Pour ses chevauchées, elle part en pompeux équipage[206]: la selle de son palefroi est «en veluiau à bordure d'or de Chypre, avec un harnois vermeil, le mors et les estriers de fin cuivre, esmaillés à ses armes». Moins luxueuses, mais très élégantes «en leur couverture d'iraigne[207] vermeille, rubannées tout entour de rubans de soie et clouées de rosettes», sont les selles des damoiselles qui l'accompagnent; et, c'est entre Paris et les lieux de résidence de la Reine, un continuel envoi de messagers pour apporter «robes, cotes ou mantels à chevaucher».
[206] Arch. Nat. KK 34.
[207] L'Iraigne ou araigne était une espèce de drap aussi léger, pour ainsi dire qu'une toile d'araignée.
En mars Isabeau est à Senlis[208]; le Roi dut l'y visiter souvent puisqu'il passa la plus grande partie de ce printemps au nord de Paris. Le 26 mai, la Reine célèbre la fête de la Pentecôte à l'abbaye de Maubuisson[209]. Puis s'étant rapprochée de Paris, elle réside, pendant le mois de juillet au Val-de-Rueil[210], d'où elle part en compagnie du Roi, pour un grand tour de pèlerinages et de lieux de plaisance.
[208] «Pierre l'Estourneau va de Paris à Senlis porter à la Reine, deux cottes hardies à chevaucher». Arch. Nat. KK 18, fº 100 vº.—La cotte hardie, ou cotardie, était un surcot muni de longues ailes pendant derrière les bras, ou bien de courts et amples mancherons, et qui se portait sur un premier surcot ou était posée directement sur la cotte. Voy. Quicherat, Histoire du costume en France, p. 195-196.
[209] Pierre l'Estourneau vient à Maubuisson, apporter à la Reine «sa robe de Pentecôte». Il était d'usage à la cour de revêtir de riches robes neuves aux grandes fêtes de l'année. Arch. Nat. KK 18, fº 111 vº.
[210] Arch. Nat. KK 18, fº 183 rº et vº et 227 rº.—Rueil, cant. de Marly-le-Roi, arr. de Versailles, dép. de Seine-et-Oise.—Charles VI résida au Val-de-Rueil, à la fin de juillet et dans les premiers jours d'août. KK 18, fº 193 rº et vº.
Dans la première quinzaine d'août, elle visite l'abbaye de Bon Port lés Pont-de-l'Arche[211]; dans la seconde, elle est à Chartres, où elle offre à Notre-Dame «une superbe pièce de drap d'or racamas[212]», qu'elle s'est fait tout exprès apporter de Paris. Ce sont ensuite les pays de la rive gauche de la Seine qui l'attirent et la retiennent: à la fin de l'été, elle séjourne dans le comté d'Eu[213]; au temps des vendanges, elle vient boire «le vin nouvel» sur les bords de l'Oise[214]; Beauvais est le centre d'où elle rayonne pendant les mois d'automne et d'hiver, accompagnée du Roi et du duc de Touraine; c'est du moins à Beauvais que la rejoignent les cavaliers chargés de transmettre ses commissions et de rapporter les objets commandés[215]. En novembre, le pèlerinage de Fromont-l'Abbaye, à Noyon, reçoit sa visite et ses offrandes de drap d'or, équitablement réparties entre Notre-Dame et Saint-Eloi[216].
[211] Arch. Nat. KK 18, fº 183 rº et 228 rº.—Pont-de-l'Arche, ch.-l. de canton, arr. de Louviers, dép. de l'Eure.—Bon Port était une abbaye bénédictine fondée par Richard Cœur de Lion.
[212] Le racamas était une étoffe brodée.
[213] Arch. Nat. KK 18, fº 211 rº.
[214] Ibid., fº 228 vº.
[215] Ibid., fº 192 vº.—Perrin Hardi, voiturier, apporte pour le Roi et la Reine des hanaps de madre.
[216] Saint Eloi, très vieille abbaye bénédictine, située à l'est et à peu de distance de Noyon. Gallia Christiana... t. IX, col. 1055.
Dans ce même pays, à Saint-Eloi-lès-Noyon, eurent lieu les fiançailles de l'amie de la Reine, Catherine de Fastavarin, avec le chevalier Morel de Campremy (28 novembre). Le Roi assistait à la signature du contrat[217]. Catherine était un des principaux personnages de la cour; dans les comptes de l'Argenterie, son nom se rencontre séparé de ceux des autres demoiselles d'honneur; elle est du reste qualifiée «compagne de la Reine», et certains objets ou vêtements de luxe sont partagés entre Isabeau et Catherine, à l'exclusion de toutes les autres dames[218].
[217] Arch. Nat. J. 408, pièce 41.
[218] Par exemple, quatorze douzaines de souliers découpés sont réservés à la Reine et à Catherine l'Allemande. Arch. Nat. KK 18, fº 182 vº.
Charles VI, à la prière de la Reine, fit à Catherine un cadeau de noces considérable: 4.000 francs d'or[219]; desquels, 1.000 francs devraient être employés au paiement des dettes du fiancé et de ses parents; les 3.000 autres francs constituaient proprement la dot de Catherine et ne sortiraient du coffre où le Roi les avait fait déposer que pour payer les terres achetées en accroissement du mariage de la jeune femme[220]. La Reine offrit à son amie une corbeille et un trousseau magnifiques[221]; dans une boîte de bois à deux clés de fer, et «une grand male de cuir fauve», on enferma les robes d'écarlate vermeille, de soie et de drap d'or; le superbe corset de drap de soie sur champ azur à biches, fleurettes et plumes de paon, ainsi que les mantels à parer de drap d'or sur champ vermeil ouvré à oyseaux, ou sur champ blanc à rosettes et branchettes. Le plus grand soin fut apporté à la décoration de la chambre nuptiale: elle était de serge vermeille, avec des tapis, des franges, des rubans de même couleur, et un grand écusson mi-partie aux armes de Campremy et de Fastavarin[222].
[219] En 1388, la valeur du franc d'or, monnaie de compte, était de 1 livre tournois. (Arch. Nat. KK 20, fº 4). La livre tournois, autre monnaie de compte, de 1380 à 1405, a varié de 10 fr. 81 à 9 fr. 81 (N. de Wailly, Mémoire sur la livre tournois, Paris, 1867, in-4º, p. 48).—Donc, en prenant comme moyenne 10 fr. 30, 4 000 francs d'or égalaient 41.200 francs, valeur intrinsèque. Quant à la valeur relative, il est presque impossible de la déterminer exactement; toutefois le vicomte d'Avenel (Histoire de la propriété..., Paris, 1894, in-4º, p. 27), estime que «le pouvoir des métaux précieux, de 1394 à 1400, comparé à leur pouvoir actuel pris comme unité, semble avoir été de 4».
[220] Arch. Nat. J. 408, pièce 41.
[221] Un compte spécial fut ouvert dans l'Argenterie du Roi pour les «espousailles de Catherine». Arch. Nat. KK 18, fº 101-103 rº.
[222] Arch. Nat. KK 18, fº 101-103 rº.
Les noces furent célébrées à Vincennes le 22 janvier 1388[223], en présence de la Reine, du Roi, du duc de Touraine, de Pierre de Navarre[224], et de Henry de Bar[225], tous vêtus de superbes costumes commandés pour cette cérémonie. Au bal, le Roi dansa[226].
[223] Bibl. Nat., nouv. acq. fr., 5086, nº 107.
[224] Pierre de Navarre, comte de Mortain, né en 1366, troisième fils du roi de Navarre, Charles le Mauvais et de Jeanne de France, fille du roi Jean le Bon, (le Père Anselme.., t. I, p. 286.)
[225] Henry de Bar, seigneur d'Oisy, fils aîné de Robert duc de Bar marquis de Pont, seigneur de Dunkerque, etc. et de Marie de France, fille de Jean le Bon, (le Père Anselme.., t. V, p. 514.)
[226] Arch. Nat. KK 19, fº 150 vº.
Cependant il fallut bientôt élargir les vêtements d'Isabeau qui, commençant une nouvelle grossesse, était rentrée à Paris à l'hôtel Saint-Pol[227].
[227] On voit par les Comptes, que les robes d'Isabeau étaient livrées à l'hôtel Saint-Pol. Arch. Nat. KK 19, fº 39 rº.
Au mois d'avril, Charles VI fit un voyage dans le centre de la France, à Orléans et sur les bords de la Loire[228]. Les préparatifs d'une expédition contre le duc de Gueldre[229] se poursuivaient activement, et en même temps, il fallait vider le différend qui s'était élevé entre le Conseil royal et le duc Jean de Bretagne[230]. Celui-ci avait arrêté et retenu quelque temps dans ses prisons le connétable Olivier de Clisson qui, maintenant, demandait justice au Roi, et c'était précisément pour juger le duc par contumace que Charles VI était allé tenir à Orléans un Parlement de princes et de docteurs[231].
[228] E. Petit, Séjours de Charles VI, p. 37.
[229] Guillaume de Juliers—investi du duché de Gueldre en 1383 par l'empereur Wenceslas.
[230] Jean V, surnommé le Vaillant, était fils de Jean IV de Montfort qui, avec l'appui des Anglais, avait disputé la Bretagne à Jeanne de Penthièvre et à Charles de Blois soutenus par le roi de France Philippe IV, 1341-1345. (Guerre de succession de Bretagne ou des Deux Jeannes) Vainqueur de Charles de Blois et de Du Guesclin à la bataille d'Auray 1364, Jean V avait été reconnu par Charles V légitime possesseur du duché; condamné comme vassal félon en 1378, pour avoir renoué des relations avec l'Angleterre, il était rentré en grâce à l'avènement de Charles VI (le Père Anselme, Histoire Généalogique.., t. I, p. 452.)
[231] Religieux de Saint Denis, Chronique..., t. I. p. 508-511.
Le 5 avril, la Reine et le Chancelier Pierre de Giac[232] recevaient un message envoyé de Corbeil par le Roi[233]; huit jours après, une nouvelle lettre, datée d'Orléans arrivait à Isabeau, à Paris[234]; le 18 avril, un troisième message parvenait à la Reine cette fois au château de Saint-Ouen[235]. L'affaire de Bretagne se terminait à la satisfaction de Charles VI; redoutant les effets de sa colère, le duc vint en France pour s'excuser et se réconcilier avec le connétable. Isabeau le vit certainement et assista aux fêtes qui marquèrent son séjour[236].
[232] Pierre, seigneur de Giac, premier chambellan du Roi, favori du duc de Berry, avait reçu, en juillet 1383, la charge de chancelier de France. Il fut destitué en décembre 1388, et mourut en 1407 (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. VI, p. 540-544.
[233] Comptes de l'Hôtel du Roi, Messages. Bibl. Nat. f. fr. 6740, fº 8 vº.
[234] Bibl. Nat. f. fr. 6740, fº 8 vº.
[235] Ibid.
[236] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 513.
Mais déjà, il avait fallu ouvrir, dans l'Argenterie du Roi, un compte spécial pour «la gésine de la Reine[237]». On apporta bientôt à Isabeau une large houppelande de drap marbre de Montivilliers, boutonnée tout au long par devant «pour travailler enfant[238]». Le 4 juin, à une heure de prime[239], la Reine mit au monde une fille qui reçut au baptême le nom de Jeanne[240]. La cour et le royaume souhaitaient un dauphin; leur déception n'empêcha point que les relevailles d'Isabeau ne fussent joyeusement célébrées à Saint-Ouen[241].
[237] Arch. Nat. KK 19, fº 107 rº.—«Deux larges chemises pour vestir la dite dame en sa grossesse» fº 108 rº.
[238] Ibid.
[239] Au XIVe siècle, la journée était divisée en quatre parties de trois heures chacune: prime, tierce, none et vêpres; prime durait de six heures à neuf heures du matin.
[240] Le Père Anselme.., t. I, p. 113.—Achat de «V quartiers de drap pers pour porter baptiser Jehanne de France». Arch. Nat. KK 19, fº 109 rº.
[241] On porta à Saint-Ouen des robes pour les relevailles de la Reine et des tapisseries pour ses chambres. Arch. Nat. KK 19, fº 112 et 113.—Ces mentions prouvent que Jeanne est née à Saint-Ouen et non à Paris, comme certains historiens l'ont prétendu.
L'événement, à vrai dire, fit peu de bruit; princes et seigneurs étaient alors tout aux soins de leur prochain départ pour l'Allemagne; le duc de Gueldre avait adressé à Charles VI une lettre offensante. Sous prétexte de venger l'insulte, on partait en guerre, mais le but réel de l'expédition était de sauvegarder les intérêts du duc de Bourgogne dans le Brabant. Philippe avait besoin de forces importantes pour expulser de ce territoire, dont il hériterait un jour, les bandes gueldroises qui l'infestaient[242]. Le plan arrêté pour cette campagne ne put être suivi, les fièvres paludéennes décimant les troupes et la chevalerie françaises; le seul résultat de tant d'efforts fut une promesse de soumission arrachée au duc de Gueldre[243]. Charles VI, les seigneurs et ce qui restait de la chevalerie regagnèrent la France.
[242] Pour répondre à une invasion des Brabançons sur son territoire, Guillaume de Gueldre avait déclaré la guerre à Jeanne duchesse de Brabant, et celle-ci avait appelé à son secours Philippe de Bourgogne.
[243] Religieux de Saint Denis, Chronique..., t. I, p. 541-555.
A Reims, dans un Conseil[244], le cardinal de Laon[245] déclara que le Roi n'avait plus besoin de tuteurs, qu'il devait désormais diriger par lui-même les affaires du dedans et du dehors[246]; et, quand le jeune prince, vers le 15 novembre[247], revint auprès de la Reine, il avait déjà signifié à ses oncles qu'il les renvoyait dans leurs apanages; en même temps, il s'était choisi des ministres: son règne personnel commençait.
[244] Après la Toussaint, Charles VI avait convoqué un grand conseil, au palais archiépiscopal, pour décider «les moyens de donner désormais au gouvernement du royaume une sage et habile direction». Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I p. 561.
[245] «Le vénérable cardinal de Laon... homme renommé par sa probité, son éloquence et d'une fidélité éprouvée envers le Roi... était par son âge et par son rang le premier des prélats assistant à la réunion». Religieux de Saint-Denis, Ibid.—Pierre de Montagu, évêque de Laon, depuis 1371,—chargé de négociations avec l'Angleterre et de missions auprès du duc de Bretagne, 1372,—présent au conseil de 1373 où fut fixé à quatorze ans l'âge de la majorité des rois, et au conseil de 1380 où fut décidé le sacre de Charles VI, âgé seulement de douze ans et demi,—ambassadeur en 1383 auprès du Palatin Rupert de Bavière,—créé cette même année cardinal «tituli sancti Martis». Gallia Christiana, t. IX, col. 549-551.
[246] Quelques jours après, le cardinal mourut presque subitement, empoisonné, dit-on, sur l'ordre des ducs de Berry et de Bourgogne. Religieux de Saint Denis..., t. I, p. 563.
[247] E. Petit, Séjours de Charles VI, p. 39.