Isabeau de Bavière, reine de France. La jeunesse, 1370-1405
LES DERNIÈRES HEUREUSES ANNÉES DE LA REINE
Dès le samedi, 28 août, c'est-à-dire aussitôt les fêtes et les visites d'adieu terminées, Isabeau avait quitté l'hôtel Saint-Pol et s'était rendue au château de Vincennes où, vers le 29 septembre, le Roi prit congé d'elle. Il partait pour un très long voyage dans l'Est, le Centre et le Midi de la France; il allait visiter diverses provinces, conférer à Avignon, avec le Pape, sur la question du schisme; et, en chemin, il devait réformer les abus: tel était, du moins, le programme proposé par les ministres pour cette grande tournée royale. Charles VI emmenait son frère, le duc de Touraine, et une nombreuse suite de seigneurs. Après qu'il se fût séparé de «son épouse bien-aimée,» il gagna Saint-Denis pour y prier longuement le grand patron de la France, et il offrit à l'Abbaye, comme le plus beau des présents, les habits royaux qu'il avait portés «à la venue de la Royne[415].»
[415] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I. p. 619.
Isabeau restait à Vincennes avec sa petite fille Jeanne et sa belle-sœur, Valentine de Milan. Il semblerait que celle-ci, intelligente, bonne et charmante, dût être, pour la Reine, une compagne chérie; les chroniqueurs sont cependant muets sur l'intimité de ces deux jeunes femmes; ils nous disent seulement qu'elles vivent alors ensemble, ou que leurs rapports sont très fréquents[416].
[416] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 51.
A l'automne, l'approche de ses couches ramena Isabeau à Paris; elle y reçut les lettres, datées du 24 octobre, par lesquelles Charles VI lui mandait, de Romans en Dauphiné, des nouvelles de sa santé et de son voyage[417]; puis, un second message du Roi, daté d'Avignon, et expédié le 3 novembre. Le courrier qui en était chargé, Thomas Guérart, arriva à Paris juste à temps pour connaître l'accouchement de la Reine et rapporter la nouvelle au Roi[418]. Le 9 novembre, au palais du Louvre[419], à deux heures après minuit, Isabeau avait mis au monde une fille qui reçut au baptême le même nom que sa mère[420].
[417] Arch. Nat. KK. 30, fº 67 vº.—Charles VI avait déjà envoyé à la Reine un message daté de Nevers. Ibid.
[418] Arch. Nat. KK 30. fº 67 vº.
[419] Le Louvre avait été restauré et agrandi par Charles V; respectant la Grosse-Tour, construite en 1204 par Philippe-Auguste et qui servait à la fois de prison et de trésor, il avait élevé les ailes du Nord et de l'Est, fermé le quai du côté du chemin de halage, et meublé richement les chambres du palais. Dans une des tours, il avait installé sa célèbre Librairie (Legrand, Paris en 1380, p. 50, note 4.)
[420] Le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I, p. 114.—Vallet de Viriville, Note sur l'état civil des princes et princesses nés de Charles VI et d'Isabeau de Bavière, (Bibl. Ec. des Chartes, t. IV, 1857-1858, p. 477).
Le Roi espérait que sa femme lui donnerait un fils; mais lorsqu'il apprit la naissance de sa seconde fille, eut-il le loisir de méditer sur cette nouvelle déception? Alors les doléances du Languedoc, les questions d'Italie occupaient ses journées; puis, le soir venu, c'étaient de longs et splendides soupers; avec la nuit commençaient les danses et les joyeux divertissements[421]. Le roi de France, jeune et passionné, se plaisait et s'attardait aux «grands grâces des fricques dames et damoiselles de Montpellier[422]», et, tous les jours, il «carolait avec ces gentes personnes,» prodiguant son or et ses forces, comme il avait déjà fait, «en la demeure du Pape», avec les dames et damoiselles d'Avignon. Cependant il n'oubliait pas sa femme complètement; nous avons vu qu'il lui écrivit de Romans et d'Avignon. De Toulouse, où des fêtes étourdissantes lui furent offertes, il envoya à Isabeau, de façon à ce qu'il lui parvînt pour le 1er janvier 1390, le joyau qui convenait le mieux à une jeune reine dévote et coquette: c'était un bijou d'or fermant à charnières, et dont l'un des tableaux représentait le sépulcre de Notre-Seigneur, et l'autre, l'image de Notre-Dame, «tenant un Enfant-Jésus tout d'or», émaillée de blanc, garnie de balais, d'émeraudes et de perles; tandis que sur les faces extérieures, d'un côté était l'image de la Vierge «émaillée en rouge cler,» et de l'autre, un miroir. Ce cadeau plut beaucoup à Isabeau, car elle en fit un fréquent usage: peu de mois après, le joyau, tout terni, charnières brisées, ayant perdu plusieurs perles, avait besoin d'un «rappareillage[423]».
[421] Sur le voyage de Charles VI en Languedoc, voy. Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. IV, VII, VIII, t. XII, p. 37-54, 72-93.—Religieux de Saint-Denis, t. I, p. 617-635.—Dom Devic et Dom Vaissete, Histoire Générale du Languedoc, (nouv. éd. Toulouse, 1874-1895, 15 vol. in-4º), t. IX, p. 938-953.
[422] Froissart..., t. XII, p. 52.
[423] Arch. nat. KK. 21 fº 90 vº.
Sur le point de regagner Paris, le Roi prévint la Reine de son retour par une lettre écrite à Lyon, le mardi 8 février[424]. Le lieu d'envoi de ce message et l'itinéraire, si bien reconstitué, du voyage de Charles VI et du duc de Touraine[425] ne permettent pas d'accepter, comme tout à fait vrai, ce que Froissart raconte si joliment de «l'active» qui fut faite entre le Roi et le duc pour plus tôt venir de «Montpellier à Paris», active qui aurait été inspirée à Charles par son grand désir de revoir sa femme[426]. S'il y eut entre les deux compagnons une lutte de vitesse, leur course ne peut avoir eu pour point de départ Montpellier, mais Châtillon-sur-Seine, car, d'après l'itinéraire, le Roi et le duc passaient ensemble dans cette ville le 20 février, et ils étaient à Paris le 21[427]. Monsieur de Touraine arriva le premier, et la gageure fut pour lui, cinq mille francs d'après Froissart; il avait profité de ce que Charles, cédant à la fatigue, se reposait à Troyes huit heures de nuit, pour descendre la Seine en bateau jusqu'à Melun! Le Roi d'ailleurs ne tarda pas à arriver, à la grande joie de la Reine et des dames.
[424] Le message royal fut apporté par le chevaucheur Le Bourguignon. Arch. Nat. KK. 30, fº 81 rº.
[425] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 54.—E. Petit, Séjours de Charles VI.
[426] «Le roi se départit de Toulouse..., vint à Montpellier; et là se tint trois jours pour soi rafraîchir car la ville de Montpellier, les dames et les demoiselles lui plaisoient grandement bien; si avait-il grand désir de retourner à Paris et de voir la reine. Or advint un jour, lui étant à Montpellier que en causant à son frère de Touraine il dit «Beau-frère, je voudrais que moi et vous fussions ores à Paris car j'ai grand désir que je voie la reine, et vous belle-seur de Touraine». Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. IX, t. XII, p. 94.
[427] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 54.—La distance de Châtillon-sur-Seine à Paris est d'environ cinquante lieues, il paraît impossible qu'elle ait été franchie en un jour, par Charles VI et les personnes de sa suite, chevauchant à une allure normale. Il faut donc reprendre en partie le récit de Froissart et supposer que de Châtillon à Paris le roi et le duc de Touraine luttèrent de vitesse «chacun un seul chevalier en sa compagnie».
«Au bel hôtel saint-Pol, Madame Ysabel la reine se tenoit», dit Froissart, en racontant les événements de l'année 1390[428]. Pendant quelques mois de cet hiver, Isabeau, en effet, résida à Paris, où de grandes réceptions furent données par les princes: le duc de Touraine convia, «le roy et tous les seigneurs, dames et damoiselles à des joutes, et à des fêtes pour célébrer le retour de son voyage; le duc de Bourbon[429], sur le point d'entreprendre une chevauchée en Barbarie, offrit un grand festin d'adieux.
[428] Chroniques..., liv. IV, ch. XVII, t. XII, p. 311.—L'hôtel Saint-Pol comprenait un immense terrain entre la rue Saint-Antoine, le quai des Célestins et la rue du Petit-Musc. Ce n'était pas un palais d'un seul tenant, mais un amas de maisons successivement achetées par Charles V.
[429] Les Gênois ayant organisé une expédition contre les pirates barbaresques qui infestaient la Méditerranée, le duc Louis de Bourbon accepta le commandement de la croisade. Son armée, composée principalement de chevaliers français et anglais, débarqua en Afrique, vainquit les pirates de Tunis, de Bougie, de Tlemcen, les força à remettre en liberté les chrétiens captifs et entreprit même le siège de Tunis; mais une brouille s'étant élevée entre les Français et les Gênois, les troupes se disloquèrent (automne 1390). Cependant la cour de France s'était beaucoup intéressée à la chevauchée de Barbarie. «On faisait en France processions pour eux, afin que Dieu les voulsist sauver, car on ne savait qu'ils étaient devenus, ni on n'envoyait nulles nouvelles». Froissart, Chroniques..., t. XII, p. 309; plusieurs dames de l'entourage de la Reine «la dame de Coucy, la dame de Sully... qui aimoient leurs seigneurs et maris, étaient en grand ennui pour eux le terme que le voyage dura.» Ibid.—Pour le récit de cette expédition, voy. Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XIII, XV, XVII, t. XII, p. 123-321.—Religieux de Saint-Denis..., t. I, p. 649-671.—Chronique du bon duc Loys de Bourbon, (éd. Chazaud, Soc. Hist. de France, Paris 1873, in-8º), p. 218-257.
En cette même année, Isabeau fut, pour la seconde fois, frappée par le deuil; elle perdit sa fille aînée. Le cercueil de cette enfant fut déposé dans l'abbaye de Maubuisson[430].
[430] Le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I, p. 111.—Vallet de Viriville, Note sur l'Etat des princes... (Bibl. Ec. des Chartes, 1857-1858), p. 477.—La mort de cette enfant dut avoir lieu dans l'un des six premiers mois de l'année puisque les Comptes de juin à décembre ne contiennent plus aucune mention des dépenses faites pour la petite princesse.
Faute de documents, on ne peut suivre la Reine pendant le printemps et l'été; le 25 mai, Charles VI, voyageant sur les bords de l'Oise, lui envoya un message[431] dont le lieu de destination n'est pas connu; mais nous voyons qu'en mai et juin Isabeau est très occupée de l'entretien de l'une de ses propriétés, l'hôtel «du Val-la-Reine[432]». Cette belle résidence, dont dépendaient des forêts, des prés, toute une campagne[433], avait été cédée, en septembre 1389, par le duc de Berry au duc de Touraine qui l'avait donnée à Isabeau[434], en échange d'une maison sise à Paris, au faubourg Saint-Marcel, dite depuis «l'hôtel d'Orléans».
[431] Arch. nat. KK. 30, fº 82.
[432] La maison de Vaux-la-Reine, située dans la paroisse de Combs, (canton de Brie-comte-Robert, arr. de Melun, dép. de Seine-et-Marne) avait été fondée, vers 1265, par Jeanne de Toulouse, femme d'Alphonse de Poitiers et belle-sœur de saint Louis, sous le nom de Vaux-la-Comtesse. Appelée depuis Vaux-la-Reine, peut-être à cause de la reine Jeanne d'Evreux, troisième femme de Charles IV le Bel, elle avait été donnée, en 1380, par Charles VI, au duc Jean de Berry. Voy. Lebeuf, Histoire de la ville et de tout le diocèse de Paris (Paris, 1889-1893, 7 vol. in-8º) t. V, p. 181-184.
[433] Ibid.
[434] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 50 et note 6, Isabeau avait acquis Vaux-la-Reine, pour être plus près de Charles VI lorsque celui-ci venait chasser à Corbeil, dans la forêt de Sénart et qu'il descendait à Villepescle, dans la maison de son valet de chambre Gilles Nallet, ancien garde de la librairie de Charles V. (Lebeuf, t. V, p. 120-121 et Histoire de la ville et du diocèse de Paris, 183-184.)
Le domaine du Val-la-Reine avait besoin de réparations; pour subvenir à cette dépense, Isabeau demanda à Charles VI, et en obtint, la somme de mille francs d'or, dont elle donna quitus aux gens des Comptes le 20 juin, à Paris[435].
[435] Bibl. Nat. f. fr. 20 367, fº 72.
Quelques jours après cette date, la Reine se trouvait installée, avec Valentine de Milan, au château de Saint-Germain-en-Laye. La jeune duchesse ne devait pas tarder à y pleurer la mort de son premier né qui ne vécut que deux mois[436]. Quant à Isabeau, pour la quatrième fois, en cinq années de mariage, elle était enceinte.
[436] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 58 et 59.
A la fin de juillet, le Roi et le duc de Touraine vinrent rejoindre leurs femmes à Saint-Germain où ils demeurèrent jusqu'à la dernière semaine d'août. Là, Charles VI vit un jour, à la suite d'un orage formidable, la Reine bouleversée, puis terrifiée au point de donner des inquiétudes. A l'heure où la messe était célébrée, le ciel soudain s'obscurcit, le tonnerre gronda, et les éclairs déchirèrent les ténèbres qui enveloppaient le château, pendant qu'un vent furieux déracinait les plus vieux arbres de la forêt, arrachait de leurs gonds les portes des chambres et brisait les vitres de la chapelle. L'officiant, baissant la voix, se hâtait de terminer le sacrifice, et tous les assistants se prosternaient la face contre terre[437]. Isabeau fut très profondément ébranlée; son moral surtout avait été impressionné par l'épouvantable phénomène qu'elle regardait comme la manifestation de la colère céleste contre la Maison de France, et il lui semblait qu'elle avait échappé, par miracle, au plus grand des dangers. Un pèlerinage pourra seul rendre un peu de calme à son esprit; aussi voit-on ses serviteurs s'empresser aux préparatifs d'un départ. Ils achètent des coffrets pour y enfermer les robes, et «du gros drap pers de Louviers, à faire sacs pour mettre dedans les livres pieux et les roumans» dont Isabeau faisait sa lecture et sa distraction et portait en ses voyages[438].
[437] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 685-687.
[438] Arch. Nat. KK. 21, fº 28 vº.
La Reine quitte Saint-Germain dans les derniers jours d'août, suivie de toute sa Maison dont le fonctionnement régulier n'était nullement dérangé par les déplacements. Le 26, passant par Paris, elle couche au Palais où se trouve le Roi[439]; le 1er septembre, elle est à Pontoise[440]; elle y reçoit une lettre, datée de Chauny[441], du duc de Touraine qui chasse avec Charles VI aux environs de Compiègne[442]. Elle gagne ensuite Maubuisson[443], où elle demeure quelques jours, le duc de Touraine vient l'y rejoindre, puis en sa compagnie, elle retourne à Pontoise; c'est là que lui sont remises, le 11 septembre, des lettres envoyées de Compiègne par le Roi[444]; après Maubuisson, elle visite Saint-Sanctin et Chartres (octobre)[445] tandis que Charles VI se rend à Beauvais, d'où il lui mande de ses nouvelles[446]. Elle passe les fêtes de la Toussaint à l'Abbaye de Villiers-lez-la-Ferté-Alais[447].
[439] Ibid.
[440] Arch. Nat. KK. 30, fº 97 rº.
[441] Chauny, ch-l. de canton, arr. de Laon, dép. de l'Aisne.
[442] Ibid.
[443] «Jehan d'Arizolles, chevalier, envoyé de Compiègne porter lettres devers la royne à Maubuisson..., mardi, 6 septembre, le roy à Compiègne». Arch. Nat. KK. 30, fº 97 rº.—Lettres du roi au duc de Touraine à Maubuisson, ibid.
[444] Le 20 septembre, des ordres sont donnés pour élargir les vêtements de la Reine. Bibl. Nat. f. fr. 5.086, nº 110.
[445] Achat de deux draps d'or racamas, le 13 octobre, «pour la royne en son pèlerinage de Saint-Sentin-lez-Chartres pour offrir par la dicte dame a la dicte église de Saint-Sentin..., XXXII, liv. par.—Arch. Nat. KK. 21, fº 74 vº.—Achat d'un coffre pour mettre et porter les robes de la royne au voyage par elle fait nouvellement a Saint-Sentin» ibid., fº 76 vº.
[446] Arch. Nat. KK 30, fº 98 rº.
[447] La Ferté Alais, ch.-l. de canton, arr. d'Etampes, dép. de Seine-et-Oise.—La Reine était installée à l'abbaye de Villiers, le 19 octobre, date où elle y recevait un message de Charles VI envoyé de Beauvais. Arch. Nat. KK 30, fº 98 rº.—Le 29 octobre, achat de drap pour mettre sur les bureaux du Roi et de la Reine; Charles VI étant à Beauvais, la reine à Villiers. Arch. Nat. KK. 21, fº 20 vº.—Achat pour la reine de deux draps d'or de racamas pour offrir à l'abbaye de Villiers, le jour de la Toussaint. ibid., fº 74 vº.
Le 24 janvier 1391, au château de Melun, entre six et neuf heures du matin, la Reine accoucha de sa troisième fille, qui, en souvenir de la petite morte, fut nommée Jeanne[448]. Décidément, le ciel semblait sourd aux ferventes prières qui, de toutes parts, s'élevaient pour demander un Dauphin.
[448] Le Père Anselme, Histoire généalogique de la maison de France, t. I, p. 113.
Les documents ne permettent pas de connaître, par le menu, les faits et gestes de la Reine pendant les dix-huit mois qui vont suivre. Ses déplacements périodiques et quelques fêtes auxquelles elle assista sont les seuls détails que nous ayons sur sa vie pendant ce temps.
Ainsi, le 10 avril 1391, des réjouissances sont données à Saint-Pol, «en présence du Roi et de la Reine», à l'occasion des noces de Marie d'Harcourt, jeune femme de grande noblesse dont le nom a été cité au premier rang des demoiselles d'honneur de la Reine[449].
[449] Marie d'Harcourt épousait en secondes noces Colart d'Estouteville, seigneur de Torcy, chevalier banneret, chambellan du Roi, sénéchal de Toulouse et d'Agen (le Père Anselme, Histoire généalogique, t. V, p. 131 et t. VIII, p. 97.)—Charles VI voulut qu'il y eut un grand tournois—il y jouta lui-même, comme le prouve un mandement de mai 1391 par lequel il accorde une gratification de 100 francs «aux chevaucheurs, armeuriers, peintres et varlet de son grand cheval, qui le servirent aux joustes derrenièrement faictes à Paris». Catalogue des Archives du baron de Joursanvault, t. I, nº 653.
En septembre, Isabeau accomplit son pèlerinage, pour ainsi dire annuel, à Chartres et à Saint-Sanctin[450]. Coïncidence curieuse: au moment où ses vœux la ramènent aux pieds de Notre-Dame, elle doit donner à ses serviteurs, comme elle l'a fait l'année précédente, à la même époque, des ordres pour qu'ils transforment sa garde-robe[451], car sa cinquième grossesse est devenue apparente.
[450] Arch. Nat. KK 22, fº 73 rº. La Reine offrit à l'église de Saint-Sanctin, quatre pièces de drap d'or racamas.
[451] Bibl. Nat. n. acq. fr. 5 086, nº 111.
Elle passe la fin de cette année loin du Roi qui, en novembre et décembre, voyage de son côté pour affaires politiques ou pour son plaisir[452]; le premier janvier 1392, il est encore à Tours, retenu par le règlement des affaires de Bretagne[453]; c'est de cette ville qu'il envoie à Isabeau son cadeau d'étrennes[454].
[452] E. Petit, Séjours de Charles VI, p. 51 et 52.
[453] Ibid., p. 52.
[454] Bibl. Nat. f. fr. 25 706, fº 326.
A ce propos, rappelons que le premier jour de janvier de chaque année, les Princes échangeaient entre eux de riches présents[455], et que le Roi et la Reine gratifiaient de cadeaux les officiers, les dames et les serviteurs de leurs Hôtels.
[455] A Rome, le 1er janvier était le point de départ de l'année civile, et il était d'usage d'échanger ce jour-là des présents plus ou moins importants, en les accompagnant de témoignages d'amitié et de vœux de bonheur. Au moyen âge, dans la plupart des pays, on fit commencer l'année à d'autres époques; en France, le style usité jusqu'à l'édit de Paris 1564, fut celui de Pâques; cependant le 1er janvier demeurait par tradition le point de départ de l'année astronomique et le jour des étrennes.
Pour nous renseigner à ce sujet, nous avons une intéressante lettre royale, datée précisément de janvier 1392; elle nous donne l'inventaire des étrennes qui viennent d'être distribuées par Isabeau et dont la somme totale ne s'élève pas à moins de deux mille huit cents francs[456].
[456] Lettres de Charles VI, Tours, 19 janvier 1392. Bibl. Nat. f. fr. 25 706, fº 326.
Cette année, la Reine offrait à Charles VI un collier garni de rubis, de diamants et de perles; à chacune des petites princesses, Isabelle et Jeanne, elle donnait un fermaillet d'or[457] avec un balais et trois grosses perles; le duc et la duchesse de Touraine recevaient chacun une bague d'or où était enchassé un gros diamant. Dix-sept anneaux d'or étaient distribués aux dames de la Maison et à celles de l'entourage. Marguerite de Landes et Jeanne de Soisy étaient plus favorisées, car leurs bagues étaient ornées de saphirs. D'autres, comme Madame de Savoisy et Madame de Hainceville recevaient un hanap d'argent doré, etc. Personne n'était oublié, ni le confesseur d'Isabeau, ni Femmette la femme de chambre, auxquels étaient attribués des gobelets d'argent, tandis que l'ouvrière de l'atour et la lavandière recevaient toutes les deux une tasse d'argent[458]. On remarque que la Reine garde, pour elle-même, un anneau d'or à rubis, un autre à diamants, un reliquaire d'or à perles, une croix d'or à pierreries, deux patenôtres etc., presque tous joyaux de piété[459].
[457] Un fermaillet était une petite boucle de ceinture.
[458] La Reine donna aussi des cadeaux aux chevaucheurs qui lui apportèrent les étrennes du Roi, du duc de Touraine et du roi d'Arménie.
[459] Bibl. Nat. f. fr. 25.706, fº 32 rº.
Le 5 février, Charles VI rentrant de la Touraine[460], rejoignait, à l'hôtel Saint-Pol, sa femme qui, depuis quelques jours déjà, attendait sa délivrance.
[460] E. Petit, Séjours de Charles VI, p. 52.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 78.
Le lendemain, mardi, vers sept heures du soir, la Reine donnait un dauphin à la France[461]. La nouvelle, répandue dans Paris «entour leure du couvre-feu», y cause une grande émotion[462]; toutes les cloches, mises en branle, sonnent à grande volée. A cet appel, les Parisiens accourent dans les églises pour rendre leurs grâces au ciel, tandis que des courriers partent dans toutes les directions pour publier l'événement. Dans les carrefours, des grands feux de joie sont allumés, autour se groupent les gens du voisinage en habits de fête, et des danses s'organisent, pendant que d'autres gens parcourent les rues à la lueur des torches et aux sons des instruments; sur les places, des jeunes filles et des baladins improvisent des pantomimes. Bientôt, de distance en distance, des tables sont dressées, chargées de vins et d'épices; des femmes de la bourgeoisie auxquelles viennent se mêler des dames d'un plus haut rang, font aux passants les honneurs de ces soupers improvisés; de tous les côtés, sur les quais, dans les grandes rues, dans les ruelles, retentissent les Noëls et les chants d'allégresse qu'accompagnent et soutiennent les joyeux carillons des cloches; celles-ci ne cesseront d'annoncer l'heureuse naissance qu'à une heure très avancée de la nuit[463].
[461] Arch. Nat. Registres du Parlement. X1a 1476, fº 50 vº—le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. I, p. 113.—Vallet de Viriville, Note sur l'état des princes... (Bibl. Ec. des Chartes, 1857-1858, p. 477).
[462] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 733.
[463] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 733. «Et firent les gens feus ès quarrefours et toute nuit feste... l'on sonna par toutes les églises de Paris presque toutes ensemble jusquez a X heures de nuict ou pres.» Arch. Nat. X1a 1476, f. 50 vº.
Le lendemain, entre trois et quatre heures de l'après-midi, le nouveau-né fut porté à l'église Saint-Paul pour y recevoir le baptême[464]. L'archevêque de Sens[465] l'attendait, entouré de dix prélats; il lui administra le sacrement en présence de toute la Cour: le maréchal de Sancerre[466] offrit le sel, pendant que le maréchal de Boucicaut[467] tenait le cierge allumé. Les parrains étaient le duc de Bourgogne et le comte de Dammartin; c'est le nom de ce dernier «Charles» qui fut donné à l'enfant, suivant la volonté expresse du Roi[468].
[464] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 733.
[465] Guillaume de Dormans, seigneur de Lisy, de Monceaux, etc..., fils du chancelier de France sous Charles V,—évêque de Meaux en 1378, général conseiller sur le fait des aides en 1390, avait été promu la même année archevêque métropolitain de Sens (Le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. VI, p. 334.—Gallia Christiana, t. VIII, col. 1637).
[466] Louis de Sancerre, né vers 1342, compagnon de jeux de Charles V, frère d'armes de Du Guesclin et de Clisson, avait été nommé en 1369 maréchal de France.
[467] Jean le Maingre, sire de Boucicaut, né en 1364, placé par Charles V auprès du dauphin Charles comme camarade d'enfance, avait combattu sous Du Guesclin et sous Clisson. Aussi aventureux que brave, il avait fait une expédition en Prusse avec les Chevaliers Teutoniques, et à son retour en France, il venait d'être promu maréchal, 1391.
[468] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 735.—Arch. Nat. X1a 1476; fº 50 vº.
La fête et les actions de grâces n'étaient pas encore terminées le jeudi, car, à la date du 8 février, on lit aux registres du Parlement: «ce jour, par l'ordonnance de Messeigneurs fu celébré une messe solempnelle du Saint-Esprit en la salle du palais pour la solempnité de la nativité..... et les plaidoieries cessèrent à neuf heures.[469]»
[469] Arch. Nat. X1a, 1476, fº 51 rº. «Pour cause de la nativité Monseigneur le Dauphin, le Roi accorda aux prisonniers du Châtelet des grâces et des remises de peines. Registre du Châtelet, t. II, p. 491 et 504.
Le dimanche 24 mars, la Reine, accompagnée de la duchesse de Touraine, de Mademoiselle Marie d'Harcourt et des dames de sa Maison, se rendit en grande pompe à Notre-Dame pour y célébrer ses relevailles. Sur son passage, la foule s'empressa, acclamant la mère du Dauphin et curieuse de veoir «l'estat et honneur» que les chanoines faisaient à Isabeau, à son entrée dans la cathédrale[470]. Le Roi n'assista pas à la cérémonie; depuis une semaine, il était parti pour conférer à Amiens avec le duc de Lancastre et les ambassadeurs anglais[471]; de retour à Paris, un peu avant l'Ascension, il rejoignit à l'hôtel Saint-Pol la Reine et Madame de Touraine qui y étaient demeurées en son absence[472].
[470] Registre du Châtelet, t. II, p. 457-458.—Un vagabond, nommé Girart de Sanceurre «se prit et tint au charriot de Mademoiselle de Harecourt, faignant qu'il feust son serviteur.» Les maîtres d'hôtel de la Reine lui commandèrent de se retirer; et comme il refusait, on dut l'ôter de force, tandis qu'il criait «à haulte voix que pour Dieu il ne feust pas mené prisonnier ou Chastellet et que s'il y estoit menez, il seroit mort.» Traduit devant le lieutenant du Prévôt il prétendit «que par simplesse et non sens, il s'étoit prins au chariot.»—Ses juges lui prouvèrent qu'il était «homme oyseux, sans estat», et qu'il avait commis plusieurs crimes. Il fut condamné et pendu. Registre du Châtelet, ibid.
[471] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 79.
[472] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XXVII, t. XIII, p. 46.
Le 14 juin, jour de la fête du Saint-Sacrement, Charles VI, dans ce palais, tint cour ouverte de ses barons et des seigneurs présents à Paris[473]. Isabeau et ses dames qui, toujours, étaient «en humeur de solacier[474] et le jour persévérer en joie», assistèrent aux joutes que donnèrent, dans l'enclos Saint-Pol, de jeunes chevaliers et écuyers qui combattirent «fort roidement jusques au soir». Au souper, quand il s'agit de décerner le prix de la lutte, la Reine, d'accord avec sa belle-sœur Valentine et les hérauts «à ès ordonnés» insista pour qu'il fût adjugé au comte de Namur, Guillaume de Flandre[475]. Après le festin, il y eut «danses et caroles» jusqu'à une heure après minuit.
[473] Ibid., p. 55.
[474] Se divertir.
[475] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 3-9.—Guillaume de Flandre, comte de Namur, seigneur de Bethune, de l'Écluse, etc., fils aîné de Guillaume de Flandre, marié en 1384 à Marie de Bar, (le Père Anselme, Histoire Généalogique, t. V, p. 514.)
Le Roi et la Reine venaient de se retirer dans leurs appartements lorsque leur parvint une stupéfiante nouvelle: en sortant du bal, le connétable, Olivier de Clisson, avait été traîtreusement frappé par son ennemi Pierre de Craon[476]. Trois semaines après, Charles VI et son frère prenaient congé d'Isabeau[477]; ils allaient combattre le duc de Bretagne, coupable d'avoir donné asile à l'assassin[478]. Cette fois, en partant, le Roi ne se contenta pas d'assurer, pour la durée de son absence, la sécurité de la ville de Paris; il voulut que la Reine et le Dauphin fussent spécialement protégés; en même temps que Jean de Blaisy était maintenu capitaine de la ville à la tête de vingt hommes d'armes, le vieux et sage comte Charles de Dammartin était chargé «de la garde et seurté des corps et personnes de la royne et de Monseigneur le Dauphin de Viennois», et, à cet effet, plusieurs cavaliers avec leurs écuyers et vingt hommes d'armes étaient placés sous son commandement[479].
[476] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 94.—Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 9-11.
[477] Au moment du départ, Charles VI reçut d'Isabeau, comme cadeau d'adieu un chapelet de grosses perles. Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XXIX, t. XIII, p. 71.
[478] En 1388, lors du voyage d'Allemagne, Charles VI n'avait pas constitué de garde à la Reine.
[479] «Mons. Charles, comte de Dampmartin, chevalier banneret.., retenu à X hommes d'armes et IIIe fr. par mois pour l'estat de sa personne, luy, VII chevaliers, VIII escuiers.—Mons. Herve le Loich, chevalier banneret, retenu... avec ledit conte de Dampmartin à VI hommes d'armes et IXxx frans par mois pour l'estat de sa personne, luy, VI escuier.—Mons. Robert de Boissay, chevalier, retenu avec le dit comte de Dampmartin à IIII hommes d'armes et IXxx f[rans] par mois, luy, III escuier.» Bibl. Nat. f. fr. 32.510, fº 320 vº.
De 1389 à 1392, Isabeau, sans paraître prendre aux affaires une part plus directe qu'auparavant, s'intéresse pourtant aux événements politiques, elle peut d'ailleurs les considérer de très près depuis que Charles VI exerce lui-même le souverain pouvoir; sa personne étant plus en vue, les chroniqueurs s'en occupent davantage; ils citent parfois son nom à propos de circonstances autres que les bals et les réceptions. Par exemple, ils notent que, lors de son entrée à Paris, les bourgeois espéraient que, pour son joyeux avènement, elle ferait remettre une partie des impôts qui pesaient si lourdement sur la ville, ou qu'elle obtiendrait cette remise de Charles VI[480]; comme il n'en avait rien été, qu'au contraire la gabelle avait haussé après le départ du Roi en Languedoc[481], la déception éprouvée par les bourgeois est soulignée. Les si coûteuses fêtes de Saint-Denis et de Paris avaient eu lieu au moment où la misère du peuple menaçait de devenir extrême. Or pendant ce temps non seulement Isabeau n'avait pas su procurer aux malheureux le soulagement sur lequel ils comptaient, mais on ne la voyait diminuer en rien son luxe; aussi peut-on faire remonter à cette année 1389 l'origine de la mésintelligence qui, plus tard, apparaîtra si profonde entre la Reine et les Parisiens. Un jour pourtant, elle avait semblé compatir au sort des humbles: c'était à Saint-Germain-en-Laye, au moment où éclata le fameux orage dont nous avons parlé; le Conseil délibérait sur une nouvelle levée de deniers pour les besoins de l'Etat. Quand la tourmente fut un peu calmée, la Reine, en larmes et encore toute tremblante, vint se jeter aux pieds de Charles VI, lui remontra que l'oppression du peuple avait causé la colère de Dieu, et le supplia de renvoyer le Conseil et d'ajourner la discussion, demande à laquelle le Roi accéda[482]. Mais en cette circonstance, Isabeau était poussée par une terreur superstitieuse et passagère; nous n'avons pas trouvé si son bon mouvement avait été suivi de quelque bienfaisant effet; mais nous savons que ses dépenses au compte de l'Argenterie continuèrent d'augmenter.
[480] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 615.
[481] Et même «l'on fit annoncer par la voix du héraut que la monnaie d'argent de douze et quatre deniers qui avait eu cours dans les marchés depuis le règne du feu roi était prohibée sous peine de mort. Cette mesure tourna réellement au préjudice du pauvre peuple et des petites gens; pendant quinze jours il ne se trouva personne qui voulût... leur fournir des vivres et des vêtements en échange de cette monnaie, à moins de la prendre au-dessous de sa valeur.» Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I. p. 617.
[482] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 687.
Parmi les événements politiques de cette époque citons les deux suivants qui intéressèrent Isabeau comme mère et comme reine.
Le 4 décembre 1391, à Argentan, Pierre, comte d'Alençon et du Perche[483], seigneur de Fougères, vicomte de Beaumont, et Marie sa femme, donnaient procuration aux seigneurs de Bonnétable, de la Ferté, et d'Auvilliers pour traiter le mariage de leur fils Jean avec Isabelle de France, âgée de deux ans, fille aînée du Roi[484]; ainsi se trouveraient cimentées les bonnes relations du comte d'Alençon avec la couronne de France. Toutefois cette union demeura à l'état de projet, et c'était mieux qu'une couronne comtale qui devait échoir un jour à Isabelle de France. Un autre mariage, le mariage breton fut inventé pour sceller une réconciliation. Par haine contre Olivier de Clisson, le duc Jean V de Bretagne, pendant longtemps, s'était déclaré l'ennemi du Roi de France, et il avait ouvert ses places fortes aux Anglais. En 1388, il fit hommage à son suzerain; mais malgré cet acte de soumission, ce ne fut qu'au prix des plus grands efforts qu'on le décida, à la fin de 1391, à se rendre à Tours pour se réconcilier définitivement avec Charles VI[485]. Après maintes tergiversations, la paix parut enfin conclue, et Isabeau eut la joie d'apprendre que, par un traité de mariage, signé le 26 janvier, sa petite Jeanne avait été promise à Jean de Montfort, fils et héritier du duc Jean de Bretagne.
[483] Pierre II, comte d'Alençon, surnommé le Noble, fils de Charles II de Valois, le frère du roi Philippe VI, avait été l'un des lieutenants de Charles V dans la guerre de succession de Bretagne et contre les Anglais. Il avait épousé, en 1371, Marie de Chamaillart vicomtesse de Beaumont en Maine (le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. I, p. 271).
[484] Arch. Nat. J 227, pièce 83.
[485] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 721-733.
Jeanne recevait du Roi une dot de cent cinquante mille francs d'or, supérieure d'un tiers aux dots que Charles V avait données à ses filles. Sur cette somme, cent dix mille francs étaient destinés à acheter des terres qui constitueraient les propres de la jeune femme. Le père du futur assignait à Jeanne un douaire de huit mille francs, pour le cas où le comte de Montfort mourrait avant lui, et de douze mille francs, si le fiancé décédait duc de Bretagne[486]. La petite promise, qui avait à peine un an, continua de demeurer avec sa sœur Isabelle dans la Maison et «aux despens de la Reine de France[487]».
[486] Arch. Nat. J 423, pièce 73.
[487] Arch. Nat. Comptes de l'Argenterie de Charles VI, KK 22, pass.
POLITIQUE EXTÉRIEURE
L'Italie fut, à cette époque, le théâtre d'événements politiques qui fournirent à Isabeau l'occasion de révéler ses opinions personnelles, de marquer ses préférences; dès lors, on vit poindre ses tendances à la politique de famille qu'elle pratiquera plus tard avec une ardeur singulière.
En 1385, Bernabo, grand'père d'Isabeau, était duc incontesté de Milan et le plus puissant seigneur de l'Italie du Nord. A la fin de cette même année, il tombait dans une embuscade que lui avait dressée son neveu Jean Galéas, comte de Vertus[488]; et, haï de ses sujets, qu'il rançonnait durement, il ne trouvait pour le défendre, qu'un chevalier allemand, son écuyer de corps, qui se fit tuer en le protégeant. Peu de temps après, jeté dans une prison de Milan, le duc y périssait empoisonné[489].
[488] Jean Galéas Visconti, fils de Galéas II, né en 1347, marié en 1364 à Isabelle de France, fille du roi Jean II, seigneur d'Asti en 1379 par la mort de son père, vicaire impérial en 1382, possédait en France, du chef de sa femme, le comté de Vertus (arr. de Châlons, dép. de la Marne) dont il portait le titre.
[489] Froissart, Chroniques..., liv. II, ch. CCXXIV. t. IX, p. 67-71.—Burckard Zengg de Memmingen, Chronicon Augustanum, (dans Œfele, Rerum Boicarum scriptores, t. I, p. 259).—Arth. Desjardins, Négociations de la France avec la Toscane, dans la Coll. des Doc. Inéd. (Paris 1859-1886, in-4º) t. I. p. 29.
Bientôt le comte de Vertus chassait les enfants de Bernabo et les dépouillait de leur héritage, afin de réunir toute la Lombardie sous son autorité. Mais il n'était pas capable que de violences et de coups d'audace, car dès 1386, en diplomate avisé, il sollicitait l'alliance de Charles VI; et, le 27 janvier 1387, sa fille Valentine était fiancée au duc de Touraine[490].
[490] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 30.
Isabeau, très jeune alors, ne put intervenir dans ces négociations; mais les faits postérieurs prouvent que, profondément irritée du meurtre de son aïeul, elle avait voué à l'assassin une haine mortelle; d'ailleurs, elle n'ignorait pas que le duc Etienne son père et son oncle Frédéric méditaient de se venger de Jean Galéas.
Le courroux de la famille de Bavière, et en particulier le ressentiment d'Isabeau étaient si connus que Florence songea à les exploiter.
Cette république, qui redoutait l'ambition du comte de Vertus, ne voulait pas que Milan s'alliât avec la France; elle avait donc, dès 1386, envoyé à Charles VI, l'un de ses plus fameux ambassadeurs, Felippo Corsini, homme aussi disert que rusé[491]. La démarche fut vaine; le Roi et ses ministres ne se rendirent pas aux bonnes raisons de l'habile avocat et déclinèrent les propositions de la République toscane[492]; mais son passage à la cour avait suffi à Felippo Corsini pour pénétrer les plus secrètes pensées de la jeune Reine; à son retour, il fit part à son gouvernement de ce qu'il avait observé et deviné.
[491] Desjardins, Négociations de la France avec la Toscane, t. 1, p. 26, 27, 29.
[492] Ibid.
En 1389, Florence, effrayée par la chute de Vérone, de Vicence et de Padoue aux mains de Jean Galéas, risqua, d'accord avec Bologne, l'envoi d'une nouvelle ambassade en France[493]. Le 23 juin, Felippo Alamanno Caviccuili, chargé des pleins pouvoirs de la Baillie des Dix et accompagné de l'envoyé de Bologne, partit pour Paris; il était porteur d'instructions précises[494]: les offres et les requêtes qu'il devait transmettre et présenter à Charles VI étaient formelles; à l'égard des Princes (considérés comme favorables à l'alliance avec Milan,) il agirait pour le mieux, tentant à la cour telles démarches et y nouant telles relations qu'il jugerait convenables ou utiles; la conduite qu'il devait tenir à l'égard de la Reine lui était prescrite en termes exprès; il en solliciterait des audiences privées, au cours desquelles il réveillerait, chez la petite-fille de Bernabo, les souvenirs et les sentiments de famille; il la supplierait d'obtenir du Roi la protection que Florence demandait, et si elle refusait son intercession, Caviccuili était autorisé à déclarer qu'au défaut de l'alliance française, les Dix de la Baillie de Florence accepteraient l'amitié de l'empereur Wenceslas, l'ennemi des Wittelsbach, et que même, ils se réconcilieraient avec Jean Galéas; cette menace impressionnerait certainement Isabeau qui, pour venger le meurtre de son aïeul, comptait sur la complicité de Florence[495].
[493] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 63-64.
[494] Bibl. Nat. f. ital. 1682, fº 25-29.
[495] Bibl. Nat., f. ital. 1682, fº 25-29.—Voy. Desjardins, Négociations de la France avec la Toscane, t. I, p. 29.
Caviccuili ne réussit pas plus que Corsini, son ambassade tombait en France dans un moment inopportun, le duc de Touraine attendait la venue de sa fiancée Valentine[496] et, loin d'être favorable aux projets de Florence, il méditait précisément d'amener Charles VI à une alliance politique avec Milan[497].
[496] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 35-49.
[497] Ibid., p. 64-65.
On comprend que, dès son mariage, Valentine Visconti, fille du meurtrier, fut suspecte à Isabeau, petite-fille de la victime; indépendamment de la dissemblance de leurs caractères, une haine de famille les séparait. De là, cette froideur d'Isabeau à l'égard de l'attachante Valentine, de là, le manque d'intimité de ces toutes jeunes femmes dans leurs rapports presque quotidiens.
Après son échec, Florence se réconcilia, le 5 octobre, avec Galéas, mais l'entente ne pouvait durer, et dès février 1390, Felippo Corsini apportait de nouveau, à Paris, les doléances de la Commune. Cette troisième tentative n'eut pas un succès plus heureux que les autres; la volonté du duc de Touraine et de Valentine restait ferme, et d'ailleurs le Roi était mécontent des avances que la République avait récemment faites au Pape de Rome[498].
[498] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 151.
Pour que le Conseil de France accepte l'alliance de la Toscane, il faudra attendre encore six années, c'est-à-dire l'époque où l'intervention d'Isabeau dans les affaires diplomatiques sera efficace.
Toutes leurs combinaisons pour gagner l'appui de la France ayant échoué, les Florentins, par dépit, essayèrent de reprendre les négociations de paix avec Milan; les pourparlers, engagés péniblement, furent rompus en mai 1390, les deux partis en étant venus aux mains.
Cependant les ambassadeurs de Florence étaient allés solliciter l'alliance des princes bavarois, gendres de Bernabo[499]. Ils avaient pressenti d'abord Etienne III, pensant qu'il serait facile à convaincre, en raison de sa haine si vivace contre Jean Galéas[500]. Mais le duc refusait de passer les monts, s'il ne devait retirer de cette expédition que la platonique satisfaction de s'être vengé. Il exigeait donc 80 000 ducats[501]; et, pour prouver que ses prétentions étaient légitimes, il faisait valoir sa réputation de guerrier très illustre, ses nombreuses alliances et surtout sa qualité de beau-père du Roi de France. La Seigneurie lui ayant promis des monceaux d'or[502], il consentit à descendre en Italie, accompagné de son frère Frédéric; mais lorsqu'il eut fait parader dans les villes sa troupe de chevaliers, lorsqu'il eut assuré tous les ennemis de Jean Galéas de sa protection et engagé avec l'armée de celui-ci quelques escarmouches, il déclara ne pas vouloir servir plus longtemps une République ingrate qui ne lui payait pas les sommes convenues, et il s'en alla à Venise dépenser, dans le plaisir et la compagnie des dames, la solde de ses chevaliers; après quoi, il signa la paix avec le comte de Vertus[503].
[499] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 151.
[500] Etienne III sollicité dès 1388 par Antonio della Scala avait fait une réponse évasive, tout en gardant l'argent qu'on lui avait remis par provision.
[501] Sur l'ambassade de Franz de Carrare et la réception en musique que le duc de Bavière fit à son hôte, voy. Riezler, ibid.
[502] Johannes Turmair, Annalium Boiorum libri VII..., liv. VII, p. 767.
[503] Riezler, Geschichte Baierns, p. 151.
Les affaires d'Italie tournaient à l'imbroglio; nous devions en rapporter les phases principales, parce qu'elles furent pour Isabeau une sorte d'initiation aux intrigues et aux manœuvres diplomatiques. De même, une certaine mission qui faillit échoir au duc Etienne, pendant sa course en Italie, mérite d'être signalée, car, à son propos, le nom de la reine Isabeau fut souvent prononcé.
Le pape de Rome, Boniface IX[504], successeur d'Urbain VI, était persuadé que le règlement de la question du schisme à son profit, ferait un grand pas si la Reine de France intercédait pour lui auprès de Charles VI. Il cherchait par quels moyens il pourrait intéresser Isabeau à sa cause. Or, le duc Etienne III, venu précisément à Rome pour les fêtes du Jubilé pontifical, offrait de s'entremettre. Il avait, disait-il, un grand ascendant sur sa fille et le crédit dont il jouissait auprès de son gendre Charles VI et de la cour de France lui permettait d'espérer que sa médiation aurait un heureux succès[505]. Boniface le crut volontiers; il en écrivit à tous les princes de l'Europe; il alla même jusqu'à charger Etienne d'offrir au pape d'Avignon, Clément VII, le vicariat général de l'Eglise en France et en Espagne, s'il voulait renoncer à la tiare[506]. Mais le duc de Bavière jugea sans doute l'entreprise impossible, car on ne voit pas qu'il ait donné suite à ses projets. D'ailleurs il était pressé de regagner ses États pour y recueillir le bénéfice de sa bonne volonté, le pape romain lui ayant accordé la levée d'un décime sur les Eglises de Bavière. Comme il était sans ressources pour faire le voyage, il prit la gourde et le bâton, et c'est en pèlerin qu'il remonta d'Italie en Allemagne[507].
[504] Boniface IX avait été élu par les cardinaux du parti romain, à la mort d'Urbain VI, en 1389.
[505] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 158.
[506] N. Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, t. II, p. 397, note 2.
[507] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 153.
De son côté, Clément VII ne négligeait rien pour conserver le suffrage de Charles VI et complaire à la Reine. En 1389, il abandonnait au Roi la nomination en France à un très grand nombre de bénéfices et soixante d'entre eux devaient être pourvus au nom d'Isabeau. Jamais pareille faveur n'avait été accordée à la reine Jeanne de Bourbon[508]. En mai 1392, Clément VII octroyait un subside de 20.000 florins au comte Eberhard III de Wurtemberg qui avait épousé Antonie Visconti, fille de Bernabo et tante d'Isabeau[509]. Une telle libéralité envers un seigneur allemand était bien faite pour concilier au pape avignonnais les bonnes grâces de la Reine de France.
[508] N. Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, t. II, p. 155.
[509] Ibid., p. 294.
De 1389 à 1392, Isabeau entretint certainement par correspondance des relations directes avec sa famille; mais aucune des missives échangées entre Paris, Munich ou Ingolstadt n'a été conservée dans les Archives de la Bavière ni dans les nôtres. Nous n'avons donc, pour justifier notre assertion, que les quelques mentions trouvées dans les rares Comptes qui restent de ces années, et de vagues allusions de chroniqueurs.
Cette note d'un scribe de la Chambre des Comptes «Aux menestrelz au pere de la royne, en don par le roy, 50 francs[510].» nous apprend que le duc Etienne envoyait à sa fille des chanteurs pour lui redire les lieds qui avaient bercé son enfance; et cette bague, ornée d'une fleur de «ne m'oubliez pas», offerte par Isabeau à un chevalier allemand qui retournait en Bavière, nous prouve que si les cosses de genêts et les fleurs de lis à la devise de Charles VI s'étalaient à profusion sur ses colliers et sur les manches de ses houppelandes, la Reine leur préférait secrètement le pâle myosotis qui lui rappelait les humides prairies du pays natal.
[510] Bibl. Nat. f. fr. 23257, fº 38.
D'autres dons octroyés à des seigneurs et chevaliers bavarois témoignent que la Reine reçut des messages et des ambassades d'Allemagne[511]. Louis de Bavière lui-même était à Paris en janvier 1392, car sa sœur lui donna alors en cadeau d'étrennes un fermail d'or garni de deux rubis, deux diamants et trois grosses perles[512].
[511] Bibl. Nat. f. fr. 23 257, fº 39.
[512] Bibl. Nat. f. fr. 25 706, fº 326.
Bien que son nom ne figure pas, à cette date, sur la liste des pensions, ce prince a dès lors son rang marqué parmi les seigneurs de la cour, et en mars 1392, lorsque le Roi se rend à Amiens pour conférer avec les ambassadeurs anglais, il emmène son beau-frère; et si, dans l'armée que Charles VI conduit en Bretagne, Louis de Bavière n'est pas compté parmi les chefs, c'est qu'il n'est pas encore armé chevalier. On peut admettre qu'Isabeau appela son frère à la Cour afin de l'associer à sa haute fortune, mais on peut prétendre aussi que le règlement des graves affaires d'intérêt, dont les trois ducs Wittelsbach étaient occupés à cette époque, déterminèrent le fils d'Etienne III à quitter la Bavière pour se fixer en France.
Jusqu'alors la volonté d'Etienne le Vieux avait été respectée par ses trois fils; laissant le duché indivis, ils l'avaient gouverné ensemble; mais en 1392, pour des raisons restées obscures, ils se partagèrent l'héritage paternel. Jean reçut Munich avec le pays environnant; Frédéric, Landshut; et Etienne, toute la partie du duché située aux bords du Danube avec la redoutable ville forte d'Ingolstadt pour capitale[513]. De plus, ils adoptèrent le principe de la succession par les mâles; de sorte que si l'un des trois frères mourait sans laisser de fils, son patrimoine ferait retour aux deux autres; quant aux filles, en compensation de leur incapacité d'hériter, elles devaient recevoir une dot, fixée à trente-deux talents. Isabeau qui, comme on se le rappelle, n'avait pas reçu de dot au moment de son mariage, réclama-t-elle, en 1392, ces trente-deux talents? Nous savons que vingt-cinq ans plus tard, elle possédait en Allemagne, au bord du Danube, des terres et des domaines très étendus, mais aucun texte n'indique depuis combien de temps elle en était maîtresse, et nous n'avons pas trouvé si elle les avait acquis de ses deniers, ou si quelques-uns ne représentaient pas la contre-valeur des trente-deux talents auxquels lui donnait droit sa qualité de fille de Bavière[514].
[513] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 163-166.
[514] Les Archives générales de Munich renferment quelques documents importants sur les biens qu'Isabeau avait en Bavière. Nous examinerons cette importante question dans notre prochaine étude sur la Reine régente, la Reine douairière.
Le partage du duché était, pour Louis, prince cupide et ambitieux, un événement très fâcheux; sa situation politique s'en trouvait amoindrie et ses ressources peut-être diminuées; aussi pensa-t-il, dès 1391, à gagner la cour de France où l'affection d'une sœur lui procurerait les richesses et les honneurs dont il était avide.
Au moment où finit la période que nous avons appelée «Les dernières heureuses années de la Reine», constatons que son personnage a acquis du relief; plusieurs des traits de sa physionomie morale se sont ou accusés ou dessinés; mais, pour le moment, Isabeau ne s'occupe encore des affaires politiques qu'avec nonchalance; elle ne s'intéresse réellement qu'à celles où sa famille a quelque part. Sauf les charges que lui impose la maternité, et les scrupuleuses pratiques de sa dévotion, elle ne semble connaître aucun grave souci, aucune préoccupation sérieuse. Elle jouit pleinement du luxe qui l'entoure et ne songe qu'à l'augmenter. Sa responsabilité est grande dans les dépenses excessives de la couronne à cette époque; elle ne s'étonne, ni ne s'émeut des fêtes les plus coûteuses, des libéralités les plus inutiles. Elle ne tente rien pour arrêter Charles VI, entraîné sur la pente fatale des plaisirs. Quand elle n'accomplit pas quelque pèlerinage, ou que ses couches ne la contraignent pas au repos, elle vit comme dans un tourbillon d'amusements folâtres, de splendides réjouissances. Et, pendant que le Roi gaspille ses forces, compromet sa dignité, se gâte l'intelligence, elle-même s'expose, par des fatigues immodérées, à ne donner au Royaume que des enfants chétifs.