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Isabeau de Bavière, reine de France. La jeunesse, 1370-1405

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CHAPITRE PREMIER

LA FOLIE DE CHARLES VI

En juillet, le Roi était parti pour la Bretagne, malade, et contre l'avis des médecins; quand Isabeau le revit, il était frappé d'un mal incurable[515].

[515] Voy.: Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XXIX, t. XIII, p. 93-98.—Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 19-23.—Cf. aussi: Dr Chereau, De la maladie du roi Charles VI et des médecins qui ont soigné ce prince dans l'Union médicale (année 1862, t. XIII, p. 321, 369, 417, 465 et suiv.).—Dr Lizé Description et nature de la maladie de Charles VI dans le Bulletin Soc. agriculture de la Sarthe (t. XIII, année 1872, p. 345-357)

Le 5 août, en traversant la plaine du Mans, Charles VI avait été pris d'un accès de frénésie furieuse qui, après l'avoir porté aux pires violences, l'avait fait tomber inerte et comme foudroyé entre les bras de ses chambellans. Sa prostration dura de longs jours, pendant lesquels il resta «sans sonner ni répondre paroles», tandis que les yeux lui tournaient «moult merveilleusement en la tête».

D'après Froissart, la première pensée des Princes aurait été de cacher à la Reine l'état de Charles, et, la nouvelle de son mal s'étant répandue très rapidement, Philippe de Bourgogne aurait ordonné à tous et à toutes de la chambre d'Isabeau de n'en faire aucune mention en la présence de celle-ci. Mais, comme le chroniqueur donne pour seule raison de ces ordres «que la Reine était durement enceinte», avançant ainsi d'une année la sixième grossesse d'Isabeau, on peut douter que le silence prescrit ait été fidèlement observé. La Reine dut revoir le Roi quand, l'esprit toujours dérangé et le corps dans un abattement extrême, il traversa Paris pour se rendre, sous la conduite de son frère, à Creil où, espérait-on, le bon air et la vue du beau et calme pays de l'Oise hâteraient sa guérison[516]. D'ailleurs il est invraisemblable qu'on ait pu dissimuler longtemps la vérité à la Reine, car peu après l'événement les oncles de Charles VI prirent la direction des affaires.

[516] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 95.—Charles VI et le duc d'Orléans traversèrent Paris le 1er septembre. «Telle fut la gravité de cette première attaque que Charles tenta un jour de se jeter par la fenêtre de la chambre qu'il occupait à Creil, et un médecin de province fit construire à la fenêtre de cette chambre un balcon grillagé en saillie sur la cour et d'où le prince pouvait sans danger, voir jouer à la paume dans les fossés du château.» Dr Chereau, De la maladie du roi Charles VI (Union médic., t. XIII, p. 323).

Dès qu'Isabeau connut le malheur qui la frappait, elle gémit et pleura abondamment. Pourtant la nouvelle que Charles était devenu fou ne pouvait être absolument inattendue pour sa femme; plusieurs signes avant-coureurs avaient fait présager une catastrophe plus ou moins prochaine et l'événement fatal venait seulement d'être précipité par une frayeur mystérieuse et une insolation.

L'agitation d'esprit du Roi, son continuel besoin de mouvement, l'ardeur excessive de ses désirs et la soudaineté de ses dégoûts, sa soif de distractions de toute espèce, étaient les indices certains d'un organisme déséquilibré. Était-il travaillé par un mal héréditaire? Charles V, valétudinaire dès sa jeunesse, était mort à quarante-trois ans, le corps usé; la cause de ses souffrances restant inconnue, on avait parlé d'un poison que Charles le Mauvais lui aurait donné dans son enfance; mais nous savons que, jeune homme, il avait commis de dangereux excès dont il porta, sans doute, la peine tout le reste de sa vie.

Charles VI, comme son frère Louis, paraissait physiquement très sain; mais le plus souvent il n'agissait que par humeur et ses goûts étaient bizarres; dès l'adolescence, il prétendit satisfaire toutes ses fantaisies et partant se surmena. De sa tournée dans le luxurieux Languedoc, il revint plus nerveux, plus agité que jamais. A Avignon, une parole prophétique avait été prononcée à son sujet par le duc de Bourgogne: C'était au moment où Charles congédiait ses oncles qui, à sa demande, l'avaient assisté jusque-là, et déclinait formellement leur offre de l'accompagner plus avant, car il voulait poursuivre son voyage en toute liberté: «... et sachez, dit Philippe, que la conclusion n'en sera pas bonne[517]».

[517] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. IV, t. XII, p. 49.

Cependant Isabeau avait vu mourir deux de ses enfants, et la santé du petit Charles paraissait très pauvre. Enfin un prodrome de la maladie que couvait le Roi avait été constaté à son retour d'Amiens; en proie à un accès de fièvre chaude, il avait dû s'arrêter à Beauvais et s'y faire soigner[518]. Isabeau n'avait pu ignorer ce fait; de plus, bien qu'il se prétendît guéri, c'était dans les pires conditions que Charles était parti pour la Bretagne[519]; l'ardeur étrange qui l'entraînait à cette expédition décelait un état morbide.

[518] Froissart, Chroniques, liv. IV, ch. XXIX, t. XIII, p. 80.—Les médecins avaient alors conseillé à Charles VI de changer d'air, et il était revenu à Paris, le 23 mai, «tout fort et bien en point». Dr Chereau, De la maladie du roi Charles VI...

[519] Pendant tout le mois de juillet 1392, le roi avait été mal portant; à Saint-Germain en Laye, il avait donné des signes de démence, à son passage au Mans, les médecins l'avaient trouvé hors d'état de chevaucher, mais il avait refusé de prendre du repos. Ibid.

A Creil, les princes avaient placé auprès de Charles VI un savant médecin, Guillaume de Harselly, dont les soins et les remèdes ramenèrent assez promptement le malade «en sens et bonne mémoire». Bientôt, Isabeau apprit qu'une des premières pensées du Roi avait été pour elle; il avait exprimé le désir de la revoir ainsi que le Dauphin. Elle se rendit donc à Creil avec l'enfant, et Charles VI les reçut «à grand'chère et les accueillit liement[520]».

[520] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XXX, t. XIII, p. 132.

Lorsque Guillaume de Harselly en se retirant, remit le Roi, à peu près guéri, entre les mains de la Reine et des Princes, il leur dit: «du moins que vous le pouvez si le chargez et travaillez de conseils; déduits oubliances et déports par raison lui sont plus profitables que autres choses». Prescriptions qui plurent à la fois au duc de Bourgogne et à Isabeau. En effet, pour qu'elles fussent suivies à la lettre, Philippe n'avait qu'à continuer à gouverner, pendant que la Reine se chargerait d'organiser des fêtes qui pussent distraire le convalescent.

Quand octobre eut ramené le ménage royal à Paris, une série de réjouissances et de divertissements s'ouvrit pour la jeune cour. L'hôtel Saint-Pol était la résidence habituelle de la troupe folle; chaque soir, dans le somptueux palais, c'étaient «danses, carolles et ebattements», conduits par Isabeau et le charmant duc d'Orléans[521]. Quant aux oncles du Roi, ils se tenaient en leurs hôtels, désapprouvant ces mœurs, mais laissant faire, car tant que l'insouciante Reine et le gracieux duc danseraient, ils ne seraient ni dangereux, ni même gênants.

[521] Le 4 juin 1392, le duc Louis avait résigné en la main du Roi son frère le duché de Touraine et il avait reçu en échange le duché d'Orléans. Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 89.—«Si nommerons d'ores-en-avant, dit Froissart, le duc qui fut de Touraine duc d'Orléans.» (Chroniques, t. XIII, p. 77).

Pendant l'une des fêtes de nuit, Isabeau éprouva une émotion terrible: le Roi faillit périr sous ses yeux, et dans des circonstances où le burlesque se mêlait au tragique.

L'amie d'enfance de la Reine, Catherine, dite l'Allemande, veuve du sire de Hainceville, venait d'être pourvue d'un troisième mari par les soins de Charles VI lui-même[522]. Isabeau voulut que les nouvelles noces de sa chère confidente fussent célébrées avec un éclat extraordinaire; les Princes furent invités, ainsi que toutes les dames et tous les seigneurs présents à Paris[523]. Le jour du mariage (28 janvier 1393), la Reine en personne tint l'état pour le souper et les danses qui durèrent toute la journée et fort avant dans la nuit; puis, quand les ducs de Bourgogne et de Berry se furent retirés en leurs hôtels, une extravagante mascarade commença. Six chevaliers, déguisés en sauvages, firent irruption dans la salle des fêtes, et se mirent à danser et à intriguer les dames. Imprudemment, le duc d'Orléans approcha une torche de ces aimables bouffons; leurs maillots, faits d'étoupes, s'enflammèrent. Aux premiers cris de souffrance que poussèrent ces malheureux jeunes gens, Isabeau fut glacée d'épouvante, car elle savait que le Roi était l'un des six: elle s'évanouit; et pendant que les seigneurs et les dames s'empressaient autour d'elle, la jeune duchesse de Berry sauvait Charles en étouffant sous sa robe, les flammes dont il était enveloppé. Quand elle l'eut forcé à se nommer, elle lui dit la douleur de la Reine; puis se rendit tout de suite auprès de celle-ci pour lui apprendre que le Roi était vivant. Quelques instants après, Charles rejoignait sa femme, qui, à sa vue, tombait de nouveau en syncope. Cette double émotion de terreur et de joie la mit dans un état de faiblesse tel qu'il fallut la relever et la porter en sa chambre, où le Roi demeura longtemps à la réconforter[524].

[522] Catherine épousait un riche seigneur d'Allemagne.—Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 71.

[523] Le duc et la duchesse d'Orléans donnèrent une vaisselle d'argent doré à la dame de Hainceville pour le jour de ses noces. Catalogue des Archives du baron de Joursanvault, t. I, p. 121.

[524] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 71.—Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XXXII, t. XIII, p. 143-147.

Charles VI sortait sain et sauf de l'aventure; mais ses compagnons avaient péri. Quand les Parisiens connurent les détails de ces faits, ils les commentèrent sévèrement. Depuis quelque temps déjà, ils blâmaient les Princes de négliger leur devoir en laissant les gens de la Cour agir à leur guise; ils déploraient qu'on maintînt Charles VI «en huiseuses[525], que trop en faisoit et avoit fait, lesquelles ne appartenoit point à faire à un roi de France[526]».

[525] Huiseuses: distractions frivoles.

[526] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XXXII, t. XIII, p. 147-148.—Dès que la nouvelle de l'incendie se fut répandue dans le voisinage, les bourgeois croyant le Roi mort «se réunirent au nombre de cinq cents et se présentèrent à l'hôtel Saint-Pol dont ils se firent ouvrir les portes de force. Ils se préparaient à venger sur les gens de la cour la mort de leur maître bien-aimé, lorsque le Roi se montra sous le dais royal et calma leur fureur de la voix et du geste». Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 71.

Dans les tavernes, on commençait à murmurer contre le luxe et la prodigalité de «l'Étrangère»; et, le lendemain même du triste accident de l'hôtel Saint-Pol, quand Philippe de Bourgogne, interrogé sur ce qu'on disait de par la ville, répondit au Roi: «Jà ne s'en peuvent les vilains taire, et disent que, si le meschef fut tourné sur vous, ils nous eussent tous occis[527]», Isabeau dut se sentir visée par la violente menace des Parisiens. Mais son orgueil ne pouvait admettre cette censure; les critiques et le jugement de ces bourgeois n'étant à ses yeux qu'une intolérable licence. Au reste, ne paraissait-elle pas sourde à tous les avertissements? Celui que Charles avait reçu dans la plaine du Mans et que, dans sa superstition, elle crut donné par Dieu même, n'était-il pas depuis longtemps oublié; du jour où le Roi avait semblé guéri, c'était elle qui avait favorisé et encouragé de nouvelles imprudences.

[527] Froissart, Chronique..., t. XIII, p. 148.—Pour remercier le ciel du salut du Roi, et aussi pour apaiser la colère du peuple, les ducs de Berry, de Bourgogne et d'Orléans allèrent ce même jour, nu-pieds, en procession de la porte Montmartre à l'église Notre-Dame, où ils assistèrent à une messe d'actions de grâces; de son côté, Charles VI se rendit à cheval, à la cathédrale. Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 71.

Mais il faut considérer qu'à cette époque, la femme, chez Isabeau, l'emportait encore sur la Reine; le bonheur conjugal recouvré l'occupait tout entière; et quand, au commencement de 1393, elle se sentit enceinte, elle ne douta plus que le ciel ne lui accordât de nouveau, et pour toujours, sa protection.

Pour que l'issue de sa sixième grossesse fût heureuse, elle redoubla de ferveur dans ses exercices de piété et dans ses pèlerinages; c'est alors qu'elle se fit fabriquer un «Agnus Dei à mettre pains à chanter» pour le porter jusqu'à sa délivrance[528].

[528] Isabeau se rendit en pèlerinage à Chartres. «L'an mil CCCIIIxx et XIII fut la raine de France à Chartres et fusmes paiés du vin et du pain le jeudi XVe jour du moys de may». Cartulaire rouge de la léproserie du Grand Beaulieu à Chartres. Bibl. Nat., nouv. acq. latines 608, p. 203.

Au mois de juin, le malheur, qu'elle croyait à jamais écarté, la frappait de nouveau. Charles VI étant à Abbeville, pendant que ses oncles négociaient la paix avec l'Angleterre aux conférences de Lelinghen, eut une seconde attaque de folie, et on le ramena au paisible séjour de Creil[529].

[529] Froissart, Chroniques, liv. IV, ch. XXV, t. XIII, p. 167-188.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 117-118.—Peut-être, est-ce à cette seconde attaque de folie du Roi qu'il faut rapporter ce que dit Froissart du secret gardé envers la reine en août 1392.

Le 22 août, sur les dix heures du soir, la Reine accoucha d'une fille, au château de Vincennes; et, le lendemain, au baptême, l'enfant reçut le nom de Marie[530], pieusement porté par une tante de Charles VI[531], abbesse du monastère de Poissy. Ce nom fut choisi par Isabeau elle-même, et elle promit, en même temps, de consacrer sa fille à Notre-Dame, si le Roi approuvait son vœu.

[530] Le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I, p. 114.—Vallet de Viriville, Notes sur l'Etat civil des princes et princesses nés de Charles VI et d'Isabeau de Bavière. (Bibl. Ec. Chartes, 4e série, t. IV, p. 477).

[531] Marie de Bourbon, était une sœur de la reine de France Jeanne, femme de Charles V.

Mais cette fois, Charles était irrémédiablement atteint; huit mois se passèrent sans qu'il parût seulement revenir à la santé[532]; puis une amélioration se produisit, qui fut bientôt suivie d'une rechute; et il en sera ainsi durant vingt-neuf ans, jusqu'à ce que la mort délivre enfin le malheureux prince. Pour ne parler que des premières années de cette affreuse maladie, rappelons que le Roi fut tout l'été et tout l'automne de 1395 dans un état désespéré; et qu'en 1399, par exemple, il retomba six fois dans son délire; et chaque accès était plus grave que le précédent.

[532] Dr Chereau, ouv. cité.

Le caractère intermittent de ce mal était particulièrement pénible pour Isabeau; Charles devenait subitement insensé. Tout à l'heure, il avait présidé le Conseil, répondu aux ambassadeurs avec beaucoup de sens et d'aménité et, soudain, il se mettait à courir comme s'il eût été percé de mille aiguillons; puis, pleurant et tremblant, il disait ses tortures, annonçait que la crise allait venir: «Au nom de Jésus-Christ, gémissait-il, en se traînant à genoux, s'il en est parmi vous qui soient complices du mal que j'endure, je les supplie de ne pas me torturer plus longtemps et de me faire promptement mourir».

Si douloureux que fût ce spectacle, Isabeau, à force de volonté ou de résignation, pouvait le supporter; mais son cœur saignait quand elle se voyait repoussée par son mari comme un objet d'aversion; non que Charles, en ces années, la maltraitât, seulement elle lui faisait horreur; il la fuyait, et si elle réussissait à l'approcher, il disait: «quelle est cette femme dont la vue m'obsède? sachez si elle a besoin de quelque chose et délivrez-moi, comme vous pouvez, de ses persécutions et de ses importunités afin qu'elle ne s'attache pas ainsi à mes pas».

Il reconnaissait son frère, ses oncles et ses familiers; il se rappelait les noms d'anciens serviteurs, morts depuis longtemps; mais il semblait avoir perdu tout souvenir de sa femme, et de ses enfants; et, quand il apercevait les armes de Bavière à côté des siennes, sur les vitraux de ses palais ou sur les pièces d'argenterie de sa table, il dansait devant avec des gestes inconvenants et les effaçait, déclarant ne pas savoir ce que c'était que ces écussons[533]. Mais le comble de l'humiliation pour la fière Wittelsbach, ainsi dédaignée et rejetée par le Roi, c'était d'entendre celui-ci prononcer sans cesse le nom de Valentine: la duchesse d'Orléans, en effet, était la seule femme qui pût soigner et apaiser le pauvre fou[534].

[533] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 405.

[534] Ibid., p. 407.

L'amoureux attachement d'Isabeau pour son mari résista longtemps à ces dures épreuves. Pendant les premières années de la folie, à chaque crise, elle témoigna un vif et profond chagrin, et son zèle, pour la guérison du patient ne se ralentit pas[535]. Sa joie fut grande, lorsque Arnaud Guillaume, personnage à mine d'ascète, lui promit d'arracher le Roi aux magiques influences qui l'avaient ensorcelé[536]; mais bientôt désabusée sur les mérites de ce charlatan, grossier et brutal, elle eut recours à la prière et voulut que tous s'associassent à elle par des supplications. C'est ainsi que dans l'hiver de 1393, des processions solennelles étaient faites dans Paris, ordonnées par la Reine et les Princes; et que, dans les carrefours, des frères prêcheurs invitaient les fidèles, qui les suivaient pieds nus, à réformer leurs mœurs, afin d'obtenir la clémence du ciel[537]. En même temps, sur l'ordre d'Isabeau, un grand nombre de prélats de France et des pays voisins faisaient une neuvaine pour la santé du Roi[538].

[535] Le chroniqueur de Saint-Denis parle à plusieurs reprises du chagrin et du dévouement de la Reine. Ce n'est qu'en 1404-1405 que le Religieux, jusqu'alors favorable à Isabeau, lui deviendra hostile.

[536] Arnaud Guillaume déclara à la Reine et aux princes «qu'on avait ensorcelé Charles VI et que les auteurs de ce maléfice travaillaient de toutes leurs forces pour empêcher le succès de sa guérison.» Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 91.

[537] Ibid., p. 93.

[538] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 91.—Chronique et Istore de Flandre, t. II, p. 415.

Dans l'espérance d'attirer sur elle et sur le Prince malade, la bénédiction céleste, la Reine accordait des aumônes plus nombreuses, faisait des donations plus riches qu'auparavant[539]. Sa fondation pieuse à Senlis mérite plus qu'une simple mention[540]:

[539] Les marguilliers de l'église Saint-Jean en Grève à Paris reçurent l'emplacement de la maison de Pierre de Craon, pour en faire un cimetière,—moyennant l'obligation de dire plusieurs services pour le Roi et la Reine. Arch. Nat. J 365, pièce 10.

[540] Lettres d'Isabeau, datées de Paris, septembre 1395. Arch. Nat. J. 161, pièce 21.

Dans l'église de cette ville, il y avait un autel «empres l'ymage de Notre-Dame (appelée l'ymage de la pierre), devant laquelle les bonnes gens avaient accoutumé d'apporter leurs offrandes». Bien des fois, Isabeau y avait prié dans les heureuses années de son mariage; elle résolut d'y instituer un office exceptionnel qui attestât à jamais, «l'honneur et révérence qu'elle avait à Notre-Seigneur et à la glorieuse Vierge Marie». Elle fonda donc, à cet autel vénéré, une messe perpétuelle qui, chaque jour, avant heure de prime, devait être célébrée par un des chapelains ou un des chanoines de l'église de Senlis.

D'abord les petites cloches tinteraient pour inviter les fidèles à la prière; puis, quand le prêtre se préparerait à se rendre à l'autel, une des grosses cloches sonnerait trois coups, «afin que ceux qui auront devocion de oyr la messe puissent savoir quand on la devra dire». Aux cinq grandes fêtes de Notre-Dame, le service serait plus important. Aussitôt matines dites, les chapelains ou le chapitre se rendraient en procession devant l'autel, y chanteraient une antienne et diraient une première oraison, puis une seconde pour le Roi et la Reine; après quoi, serait célébrée la grand'messe à notes, avec diacre, sous-diacre et deux «choriaux en chape».

Mais il fallait que le service et l'entretien d'une fondation aussi importante fussent convenablement assurés. A cet effet, «très noble et très excellente dame, Madame Ysabeau de Bavière, royne de France, acheta pour elle et ses hoirs à Bernart, dit Racaille, l'ostel de la voyrie de Senlis[541]», moyennant huit cent soixante livres tournois, suivant acte passé par devant les notaires du Châtelet, le 16 septembre 1395, et, immédiatement, elle en transporta la possession au doyen, chanoines et chapitre de Senlis[542]. La messe instituée fut dite aussi longtemps, sans doute, que la somme fut payée; et, pendant le reste du règne, Isabeau envoya, à deux reprises, des ornements sacrés, des vêtements sacerdotaux pour l'autel de Notre-Dame de Senlis et ses desservants[543].

[541] Arch. Nat. J 161, pièce 23.

[542] L'hôtel de la voirie était un grand édifice avec cour et jardin, il contenait la prison du bailliage, et celle de la prévôté foraine. (Le prévôt forain avait juridiction sur les personnes étrangères à la ville où il siégeait). Le propriétaire de l'hôtel, Bernart, était valet de chambre du Roi et du duc d'Orléans; il cumulait les fonctions de voyer de Senlis et celle de garde des prisons. Ces dernières surtout étaient d'un bon rapport, car pour chaque prisonnier non noble, Bernart percevait cinq sous parisis, pour chaque prisonnier noble, dix sous, sans compter quatre deniers, pour chaque nuit qu'un détenu passait dans un lit, et deux pour celui qui «ne gist pas en lit». Par contre, la maison était grevée de quelques redevances et servitudes. Arch. Nat. J 161, pièce 23.—Bientôt les donataires adressèrent une requête au Roi, pour «l'augmentacion et seurté de la fondacion» de la Reine (1395). Ils voulaient obtenir la promesse formelle que les prisons seraient toujours dans l'hôtel, ou du moins que les profits demeureraient au Chapitre, qui pourrait bailler à ferme les services de voirie, de geôle, et de sergenterie. Arch. Nat. J 161, pièce 22.—Mais les exigences des chanoines devinrent à la longue si grandes, que le Conseil royal craignit qu'elles ne fussent une cause de difficultés avec les officiers de la région; et il racheta au Chapitre, au nom du Roi, l'hôtel de la voirie de Senlis, moyennant soixante francs de revenu annuel (31 janvier 1396). Arch. Nat. J 151, pièce 19.

[543] Cf. Comptes de l'Argenterie de la Reine, Arch. Nat. KK. 41, 42, 43, passim.

A chaque rechute du Roi, on ne savait plus à qui s'adresser pour donner enfin des soins efficaces. Dans le choix des médecins et celui des remèdes, on passait d'un extrême à l'autre, c'est-à-dire qu'on essayait des régimes les plus opposés. Par moments, la Reine désespérée n'avait plus foi que dans un miracle, et, en 1396, quand Charles fut repris d'une attaque, les plus fameux médecins de la cour, le célèbre Renaud Fréron y compris, furent congédiés[544]; et, l'année suivante, Isabeau témoigna quelque confiance à deux empiriques de Guyenne qui prétendaient guérir le mal du Roi à l'aide de breuvages préparés avec des métaux[545]. A cette époque les docteurs en Sorbonne et les prélats demandent vainement que l'on poursuive et que l'on punisse les sorciers. Le chroniqueur qui signale le fait, insinue que ceux-ci sont soutenus à la Cour, «par certaines personnes[546]» qu'il ne nomme pas, mais qui devaient être la Reine et le duc d'Orléans.

[544] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 405.

[545] Ibid.

[546] Ibid.

Dans ses jours de lucidité, Charles VI a la volonté de reprendre son rôle de Roi, avec toutes ses charges; il s'occupe des affaires, et voyage. Isabeau, maintenant moins prompte à s'illusionner, le surveille de loin, lorsqu'il s'est déplacé. En 1398, il s'est rendu à Reims pour y recevoir l'empereur Wenceslas[547]; mais la fatigue des conférences lui cause une nouvelle crise[548]. Par trois fois, dans le courant de mars, quatre fois en avril, la Reine dépêche des courriers qui lui rapporteront des nouvelles du Roi[549].

[547] A. Leroux, Relations politiques de la France avec l'Allemagne (1378-1480), p. 24.

[548] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 204.

[549] Arch. Nat. KK 45, fº 3, 4, 5.

Du reste, pendant le temps où Charles jouit de sa raison, il reprend avec sa femme la vie commune; le plus sûr témoignage, à cet égard, est la naissance de trois enfants qu'Isabeau mit au monde de 1395 à 1398.

Le 11 janvier 1395[550], à l'hôtel Saint-Pol, elle eut une fille que l'on baptisa du nom de Michelle, à cause de la grande dévotion du Roi pour Monseigneur l'archange[551].

[550] L'enfant naquit à huit heures du soir, et fut baptisée le lendemain. Cf le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. II, p. 115.—Vallet de Viriville, ouv. cité (Bibl. Ec. Chartes, 4e série, t. IV) p. 479.

[551] Saint Michel était regardé comme le Patron du Royaume de France; les rois l'honoraient d'un culte spécial; en 1394, Charles VI avait fait un pèlerinage à «Saint Michel au péril de mer», c'est-à-dire au monastère du mont Saint-Michel.

Le 22 janvier 1397, «sous le signe du verseau», entre huit et neuf heures du soir, la Reine accoucha d'un fils[552], à la grande joie du Royaume, car la succession du Roi, de plus en plus malade, ne paraissait pas assurée dans la personne du Dauphin Charles, si débile. Le lendemain, le nouveau-né reçut le baptême dans l'église Saint-Paul[553], ses parrains étaient le duc d'Orléans qui lui donna son nom, et Messire Le Bègue de Villaines[554]; il eut pour marraine Mademoiselle de Luxembourg, demoiselle d'honneur d'Isabeau qui s'était consacrée à Dieu[555].

[552] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 523-525.—Le Père Anselme..., t. I, p. 113.—Vallet de Viriville..., p. 479.

[553] Le prélat officiant fut Jean de Norry, archevêque de Vienne.

[554] Pierre de Villaines, dit le Bègue, seigneur de Tourny et comte de Ribadeo depuis la campagne de Castille de 1366-1369, dans laquelle il avait accompagné Du Guesclin, avait été l'un des conseillers les plus écoutés de Charles V. En 1388, après la retraite des princes, il fut l'un de ceux que Charles VI «advisa qu'il vouloit avoir près de lui». Cf. H. Moranvillé, Étude sur la vie de Jean le Mercier, p. 119 et note 4.

[555] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 523-525.

Dix-huit mois plus tard, un courrier était envoyé à l'abbaye de Coulombs[556] avec mission de prier un religieux d'apporter à la Reine le «circonciz Notre-Seigneur[557] pour le travaillement de la dite dame[558]»; et, quelque temps après la réception de cette relique, le 31 août, Isabeau mettait au monde un autre fils qui reçut le nom de Jean[559].

[556] Coulombs (cant. de Nogent-le-Roi, arr. d'Evreux, dép. de l'Eure) était une abbaye bénédictine du diocèse de Chartres. Gallia Christiana, t. VIII, col. 1 248.

[557] Une des nombreuses fausses reliques inventées au moyen âge.

[558] Arch. Nat. KK 45, fº 16 vº.

[559] Jean de France naquit à l'hôtel Saint-Pol, vers les cinq heures du soir. Il eut pour parrain le duc Jean de Berry. Cf. le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. I, p. 114.—Vallet de Viriville..., (Bibl. Ec. Chartes, année 1857-1858, p. 480.)


Aucun chroniqueur ne nous a dépeint Isabeau dans son rôle de mère; mais nous voyons, par les Comptes, que les Enfants de France étaient entourés de tous les soins et de tout le luxe qui convenaient à leur rang[560]. La Reine s'occupait alors avec sollicitude de ses fils et de ses filles; le plus souvent ils étaient en sa compagnie, sauf Madame Marie, vouée à Notre-Dame, et qui, à quatre ans, était entrée au monastère de Poissy. Quand «nosseigneurs et dames les enfants» étaient éloignés d'elle, leur mère leur écrivait ou envoyait des chevaucheurs s'informer de leur santé; elle adressait surtout des messages au Dauphin, qui pouvait mieux comprendre ses conseils, et dont la santé et la «nourryture» réclamaient plus de soins[561].

[560] Voy. Arch. Nat. KK 45 et 46, (Comptes de l'Hôtel d'Isabeau de Bavière), 41, 42, 43, (Comptes de son Argenterie).

[561] Le 24 octobre 1398, Isabeau alors à l'hôtel Saint-Pol écrit au Dauphin à Meaux. Comptes de l'Hôtel de la Reine. (Arch. Nat. KK 45, fº 17 rº)—26 août 1399, «Jehannin le Charron envoyé porter lettres de la Royne à Monseigneur le Daulphin, à Vernon sur Saine, ... la royne à Maubuisson». (Ibid, fº 48 vº)—4 décembre 1399, «Britot, chevaucheur, envoyé porter lettres à Monseigneur le Daulphin, à Gaillon ou illec environ». (Ibid. fº 49 rº)—31 décembre 1399. «Jacquemin... envoyé porter lettres à Messeigneurs et dames les enffans, à Evreux.., la royne à Mante. (Ibid.) 5 janvier 1400, «Jehan le Charron, porteur de l'escuierie de la royne... à Messeigneurs Messire Loys et Jehan et noz dames ses sœurs enffans de France, à Evreux.., la royne à Mante». (Ibid, fº 63 vº)—Quand les enfants étaient longtemps absents, la Reine allait les voir et leur apportait des cadeaux.


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