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Isabeau de Bavière, reine de France. La jeunesse, 1370-1405

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CHAPITRE II

LES PRÉOCCUPATIONS ÉGOÏSTES DE LA REINE

Du mois de décembre 1388 au mois d'août 1392, le royaume avait été gouverné par Charles VI, assisté des cinq conseillers qu'il s'était choisis: Bureau de la Rivière, Jean le Mercier, le connétable Olivier de Clisson, Jean de Montagu et le Bègue de Villaines[562], personnages de médiocre extraction que les Princes, évincés du pouvoir, avaient surnommés, par dérision, «les Marmousets[563]».

[562] Voy. Siméon Luce, La France pendant la guerre de Cent-Ans 2e série: Etude sur Perrette de la Rivière, p. 155-162.—H. Moranvillé, Étude sur la vie de Jean le Mercier, p. 119-150, L. Merlet, Jean de Montagu (Bibl. Ec. Chartes, année 1852, p. 257-261).

[563] Les Marmousets étaient de petites figures grotesques sculptées sur les murs et au portail des églises.

Dès les premiers jours de la maladie du Roi, (Août 1392), Philippe de Bourgogne prit en mains les rênes du gouvernement, avec le concours nominal des ducs de Berry et de Bourbon[564]; toute autorité fut refusée au duc d'Orléans, sous prétexte qu'il était trop jeune[565]; les Marmousets, furent destitués et dépouillés de leurs biens[566].

[564] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XXX, t. XIII, p. 102.

[565] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 96.

[566] Froissart..., t. XIII, p. 107-130.—Jarry..., p. 96-97.

Dans ce nouvel état de choses, aucune place ne fut réservée à Isabeau, aucune part de pouvoir ne lui fut concédée pour le présent.

En novembre, le Conseil royal renouvela l'ordonnance de Charles V qui avait fixé, à quatorze ans, la majorité des Rois; et au mois de janvier, la question de la tutelle et de la régence fut étudiée et réglée; le rôle et les devoirs qui incomberaient à la Reine, en cas de décès du Roi, furent alors déterminés suivant l'esprit et la lettre des édits de Charles V[567].

[567] Ordonnances des rois de France..., (Paris, 1723-1847, 23 vol. in-fº) t. VII, p. 530-535.

«Selon raison escripte et naturelle, disaient les lettres royales, la mère a greigneur et plus tendre amour a ses enfans et a le cuer plus doulz et plus soigneux de les garder et nourrir amoureusement que quelconque autre personne.» Aussi, au cas où le Roi viendrait à mourir, avant que le Dauphin Charles eût atteint sa quatorzième année, la Reine devait avoir «principalement, la tutelle garde et gouvernement» de son fils aîné et de ses autres enfants. Dans cette lourde tâche, elle serait aidée et conseillée de ses plus proches parents, tout dévoués eux aussi aux enfants de France: les ducs de Berry, de Bourgogne, de Bourbon et le duc Louis de Bavière; d'accord avec eux, elle ferait tout ce qu'à «tuteurs appartient de raison et de coutume».

Si elle mourait, si elle contractait un second mariage, ou si, par suite de quelque empêchement de maladie ou autre, elle ne pouvait remplir les charges de sa tutelle, les ducs de Berry et Bourgogne la remplaceraient; de même que, les ducs morts ou empêchés, elle resterait tutrice, fût-elle seule.

Pour «la nourryture» des enfants, pour l'état et gouvernement d'elle-même et des Princes, la Reine, dès que le Roi serait mort, prendrait Senlis, Melun, le duché de Normandie, la ville et la vicomté de Paris, sauf, en celle-ci, la cour du Parlement et autres ressorts supérieurs de justice qui resteraient en la main du Régent.

Au cas où les revenus de ces domaines ne suffiraient pas, Isabeau et les ducs devraient s'en choisir d'autres dans le Royaume.

La Reine et les Princes seraient entourés d'un Conseil de douze personnes: trois prélats, six nobles et trois clercs, que leur sagesse désignerait au choix des tuteurs et qui se tiendraient continuellement en leur compagnie et service[568].

[568] Dans l'ordonnance de Charles V de 1374, les membres du futur conseil de régence étaient désignés d'avance.

Enfin, quoiqu'il fût certain que la Reine aimait ses enfants «comme mère peut et doit aimer les siens», il fallait cependant qu'elle leur prêtât un serment d'amour et de fidélité, soit du vivant du Roi, soit aussitôt après son décès, en présence des princes tuteurs.

Les ducs de Berry, de Bourgogne, de Bourbon et de Bavière étaient astreints à la même formalité, en présence de la Reine et des conseillers qui, eux aussi, devaient prendre engagement, «envers Madame la Royne et les ducs.»

Peu de jours après que cette ordonnance eût été rendue, Isabeau prononça le serment qu'on exigeait d'elle, les termes en étaient singulièrement graves et austères[569]: «Aux saintes évangiles de Dieu», et sur les reliques qui lui furent présentées, la Reine jura que, «si la mort du Roi et le jeune âge de son fils aîné mettaient entre ses mains la garde, tutelle et nourrissement des enfants de France, d'accord avec les ducs, elle nourrirait et gouvernerait le Dauphin et ses autres enfants, curieusement et diligemment, au bien, honneur et prouffit de leurs personnes, enseignement et bonne doctrine», et en même temps, elle jura de se conformer fidèlement aux prescriptions du conseil de tutelle.

[569] Ordonnances des Rois..., t. VII, p. 535.—Le serment de la Reine commençait par ces mots: «Je Elisabeth de Bavière...»

Suivant une seconde ordonnance, rendue également en janvier, le duc d'Orléans, au cas où Charles VI mourrait, recevait la régence avec le gouvernement du Royaume, à la condition qu'il jurerait de défendre de toute sa puissance la Reine et le jeune Roi[570].—Dès février 1393, le duc prêta ce serment[571].

[570] Ordonnances des Rois... t. VII, p. 535.

[571] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 102.

Ces dispositions, en cas de minorité du Dauphin, n'accordaient à Isabeau que l'ombre du pouvoir. Son autorité, dans les affaires du Royaume, resterait nulle, elle serait seulement la présidente d'un conseil de famille, à peine placée au-dessus des ducs, que leur serment engageait envers leur neveu, mais point envers sa mère. Si la volonté venait à la tutrice de prendre quelque part au gouvernement du Royaume, il lui faudrait briser les liens dont elle était enveloppée. En attendant, tant que son mari vivait, Isabeau comme Reine, n'avait aucun pouvoir, aucun droit: sa personne était reléguée à l'arrière plan de la scène politique.

Se contenta-t-elle de ce rôle effacé? La réponse sera affirmative si, pour résoudre la question, l'on s'en rapporte aux seuls témoignages des chroniqueurs. Suivant le Religieux de Saint-Denis, Isabeau n'était alors que l'épouse bien-aimée de Charles VI; il la montre gémissant sur la folie du Roi, priant pour sa guérison et distraite seulement de son chagrin et de ses pratiques religieuses par les devoirs de la maternité et les exigences de la représentation[572]. Pour Froissart, la bonne reine de France était une vaillante dame «qui Dieu doutoit et aimoit», qui avait été en grande affliction du mal de son époux et en «avait fait faire plusieurs belles aumônes et processions et par especial en la cité de Paris[573]». En dehors de ces allusions au malheur de la Reine, les deux annalistes ne parlent d'elle qu'à propos des fêtes, des cérémonies et des réceptions d'ambassades auxquelles elle assiste, sans jamais donner de détails caractéristiques sur son attitude ou sur sa conduite. De leur silence, l'on pourrait inférer qu'Isabeau, pendant ces dix années, mena au point de vue politique, une vie toute passive, et que, tout d'un coup, en 1402, elle révéla des aptitudes de souveraine. En vérité, de 1392 à 1402, aucun événement n'étant venu modifier le régime institué par les Princes[574], elle ne fut l'auteur d'aucun acte digne d'être consigné dans les chroniques. Mais les documents d'archives, pourtant si secs, nous ont fourni quelques traits de la physionomie que nous essayons d'esquisser; grâce à eux, nous avons suivi Isabeau, à cette époque, dans certaines de ses démarches publiques et privées, et nous pouvons affirmer que sous son apparente soumission à la volonté des ducs, elle couvait d'ambitieux désirs. Pour l'instant, elle ne paraissait avoir que des visées bornées à l'accroissement de ses richesses; mais pour édifier la fortune qu'elle rêve, elle déploie une énergie remarquable, on peut entrevoir déjà de quelle étonnante persévérance sera capable son égoïsme. Cependant si sa volonté est tenace, son observation est courte, aussi la voit-on changer fréquemment de moyens, tenter des voies différentes, parfois opposées, pour atteindre son but. Au même temps, le jeu des partis l'intéresse, les intrigues et les négociations diplomatiques l'attirent; la part qu'elle prend à ces dernières, pour secrète qu'elle soit, est très active. En somme, au sortir de ces dix années, Isabeau apparaîtra femme d'expérience, et l'ascendant qu'elle aura pris sur la cour sera tel, que ceux-là même qui, en 1392, lui refusaient la plus petite parcelle d'autorité, la placeront à la tête du pouvoir.

[572] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 89.

[573] Froissart, Chroniques, liv. IV, ch. XXXVI, t. XIII, p. 189.

[574] La France était en paix avec l'Angleterre, elle poursuivait d'actives négociations avec l'Italie et l'Allemagne, elle était gouvernée avec fermeté par l'habile et sage Philippe de Bourgogne et on pourrait dire que cette période fut relativement prospère, si les impôts n'y étaient devenus excessifs.


Charles VI, dans le dernier paragraphe de son testament daté du mois de janvier 1393[575], exprimait sa volonté que le douaire de la Reine fut stipulé conformément aux ordonnances. Aussi, au commencement de cette même année,[576] le Conseil royal décida-t-il que «par considéracion et mémoire des très grandes, parfaites et vraies amours, fidélité et obéissance qu'elle avait portés au Roi, des plaisirs qu'elle lui avait faits et continuerait à lui faire», un douaire serait assigné à Isabeau; et, pour que, si elle survivait à son mari, elle eut «dont soy gouverner et maintenir honorablement son état ainsi qu'il affiert et appartient à royne de France», l'importance du douaire fut fixée à vingt-cinq mille livres tournois de rente annuelle;[577] suivant la tradition, ajoutons-nous, puisque même somme avait été autrefois assignée, par Philippe VI de Valois, à sa première femme Jeanne, (août 1328[578]) et par Charles V, à Jeanne de Bourbon[579]. En cette année 1393, la Reine Blanche, seconde femme de Philippe VI, jouissait d'un revenu équivalent; les vingt-cinq mille livres tournois devaient être assignées en argent ou en terres sur le Royaume et sur le Dauphiné[580].

[575] Il y a deux testaments de Charles VI identiques dans la forme: le premier, daté de Paris, janvier 1393. (Bibl. Nat., f. fr. 15603, fol. 88), le second, daté de Paris, septembre 1393. (Bibl. Nat., f. fr. 25707, fol. 352-354).—Dans ce testament, le nom de la Reine se rencontrait plusieurs fois. A propos de sa sépulture à Saint-Denis, le Roi ordonnait qu'en «la ditte chapelle sa très chiêre et très aimée compagne fut enterrée, s'il lui plaîst», que sa sépulture fut ordonnée comme il avait fait de la sienne propre; et il ajoutait «tant pour nous comme pour luy ordonnons cent livres parisis de rente pour y fonder messes ou obiz». Plus loin, c'était une donation de six cents francs à l'hôpital Saint-Antoine-lès-Paris, à laquelle Isabeau était associée, pour la célébration de deux messes du Saint-Esprit et plus tard d'un obit.

[576] Quand en février 1393, le duc d'Orléans prêta le serment, dont nous avons parlé plus haut, il jura de garder le douaire de la Reine «tel comme il lui est ou sera ordonné». (Ordonnances des Rois de France..., t. VII, p, 535.)

[577] Arch. Nat. J 390, pièce 15.

[578] Arch. Nat. J 357.

[579] Charles VI, dans ses lettres, invoquait l'exemple de son père «ainsi que fist nostre très chier seigneur et père de semblable somme nostre très aimée dame et mère, dont Dieu ait les âmes». Arch. Nat. J 390, pièce 15.

[580] Arch. Nat. J 390, pièce 15.

La Chambre des Comptes, dès que l'ordre lui en eût été donné par les lettres royales du 21 février 1393[581], s'occupa de déterminer les fonds sur lesquels cette rente serait assise. La tâche, difficile en elle-même, était encore compliquée par l'existence du douaire de la reine Blanche; il fallait se garder de confondre les deux douaires. Au bout d'un an et demi le travail fut terminé; Isabeau put connaître quels lieux et quelles terres fourniraient chaque année à ses dépenses si elle devenait veuve; la liste que lui soumirent les gens des Comptes était longue[582].

[581] Ibid. «Assignacion de 25000 liv. tournois de rente à Elysabeth de Bavière reyne de France, pour son douaire avec injonction aux gens des comptes d'avoir à faire une assiette convenable desdites 25000 liv. tour. de rente.» Arch. Nat. PP 117, nº 1113, fol. 308 vº.

[582] Arch. Nat. J 390, pièce 15.

Dans l'Ile de France, au pays des bords de la Seine, elle avait: Moret, Fontainebleau, Samois[583], Pont-sur-Yonne[584], Nemours[585] «avec la revenue et emolumens du pont de l'arche de Melun».

[583] Samois, cant. et arr. de Fontainebleau, dép. de Seine-et-Marne.

[584] Pont-sur-Yonne, ch.-l. de cant., arr. de Sens, dép. de l'Yonne.

[585] Nemours, ch.-l. de cant., arr. de Fontainebleau, dép. de Seine-et-Marne.

La Champagne et la Brie devaient lui rapporter plus de cinq mille livres tournois, par les revenus des villes et châtellenies de Saint-Florentin[586], Pont[587] et Nogent-sur-Seine, Meaux, avec les produits du marché; les droits payés chaque année par les abbés de Saint-Faron[588], Sainte-Celine[589] et Lagny[590] «pour cause des gardes de leurs dictes abbaies;» Crécy[591] avec son château; la ville de Château-Thierry, qui, à elle seule, fournirait près de deux mille livres tournois.

[586] Saint-Florentin, ch.-l. de cant., arr. d'Auxerre, dép. de l'Yonne.

[587] Pont-sur-Seine, cant. et arr. de Nogent-sur-Seine, dép. de l'Aube.

[588] Saint-Faron, comm. Le Plessy-Placy, cant. de Lizy-sur-Ourcq, arr. de Meaux, dép. de Seine-et-Marne.

[589] Sainte-Céline, abbaye bénédictine du diocèse de Meaux, supprimée en 1658. Gallia Christiana, t. VIII, col. 1675.

[590] Lagny, ch.-l. de canton, arr. de Meaux, dép. de Seine-et-Marne.

[591] Crécy, ch.-l. de canton, arr. de Meaux, dép. de Seine-et-Marne.

Les châtellenies de Coulommiers et de Bar-sur-Seine devaient être comprises dans le douaire, mais comme les revenus en étaient alors affectés à la duchesse de Bar et à l'amiral Jean de Vienne, on avait déclaré qu'Isabeau serait assignée pour la somme équivalente sur la vicomté de Rouen, jusqu'à ce que les dites châtellenies eussent fait retour au Roi.

Elle recevait encore en Normandie Pont-de-l'Arche, la vicomté de Montivilliers[592], les rentes et revenus de la ville et sergenterie de Harfleur[593], la vicomté de Caudebec[594] et celle de Ouques[595].

[592] Montivilliers, ch.-l. de canton, arr. du Havre, dép. de Seine-Inférieure.

[593] Harfleur, cant. de Montivilliers, arr. du Havre, dép. de Seine-Inférieure.

[594] Caudebec, ch.-l. de canton, arr. d'Yvetot, dép. de Seine-Inférieure.

[595] Ouques, aujourd'hui Houquetot, cant. de Goderville, arr. du Havre, dép. de Seine-Inférieure.

Le Dauphiné lui donnerait, avec les revenus de sept châtellenies du Briançonnois, les profits et émoluments des gabelles du Viennois, du Valentinois[596], et aussi le pacage de Pizançon[597], de sorte que cette province fournirait à elle seule le quart des vingt-cinq mille livres.

[596] Valentinois, comté de Valence en Dauphiné.

[597] Pizançon, comm. de Chatuzange, cant. de Bourg-de-Péage, arr. de Valence, dép. de la Drôme.

Isabeau se plaignit que ses futures propriétés fussent situées à de trop grandes distances les unes des autres; et c'est sans doute pour faire droit à ses réclamations qu'un dernier article des lettres royales de juillet 1394 lui accorde la faculté d'échanger, après la mort de la reine Blanche, quelqu'une des châtellenies primitivement fixées contre le pays de Vernon-sur-Seine[598]; la richesse du sol normand lui était un sûr garant de la régularité des revenus.

[598] Vernon, ch.-l. de cant., arr. d'Évreux, dép. de l'Eure.

Dès lors, la Reine eut en ses coffres un livre où était consignée l'assiette de son douaire. Ce relevé avait été fait par l'un de ses clercs[599], suivant l'ordonnance du Trésorier François Chanteprime.

[599] Ce clerc s'appelait Perrin Beaujart. Le travail lui fut payé 10 livres, 16 sous parisis, le 16 septembre 1394. (Comptes de l'Argenterie de la Reine, premier Compte d'Hémon Raguier: communes choses.—Arch. Nat. KK 41, fº 65 rº.)

Mais si le Roi venait à mourir, peut-être que les Princes réclameraient, pour la tutelle des Enfants de France, une partie des revenus de la reine douairière? La prévoyante Isabeau demanda donc à Charles VI, et en obtint, (janvier 1397) des lettres où il était expressément ordonné que la Reine aurait pour elle-même vingt-cinq mille livres tournois de rente, nonobstant que «certaines des terres ou revenues attribuées au douaire aient été ou puissent être données pour la tutelle, garde et nourrissement de enfants de France[600]».

[600] Arch. Nat. J 360, pièce 7.

Il ne faut pas croire que le Roi, par cette déclaration, autorisait sa femme à entrer immédiatement en jouissance de son douaire, il confirmait seulement les lettres de 1394, en spécifiant que la Reine devenue veuve, serait personnellement rentée de vingt-cinq mille livres tournois.

L'année suivante, la reine Blanche mourait[601]; Isabeau s'intéressa aux opérations de l'importante succession, car elle expédia un message à Néauphle aux exécuteurs testamentaires[602]. Quand tout fut réglé, Charles VI ordonna que les terres, autrefois données à la reine Blanche, fussent remises en leur premier état pour retourner à leur ressort ordinaire, et que leurs recettes rentrassent dans les caisses des vicomtés dont elles dépendaient anciennement.

[601] La reine Blanche mourut le 8 octobre 1398 (le Père Anselme, Histoire Généalogique de la Maison de France..., t. I, p. 105).

[602] La Reine envoya le chevaucheur Thevenin Courtin. Arch. Nat. KK 45, fº 17 rº.

Isabeau, depuis longtemps à l'affût d'une belle occasion, rappela alors que Vernon lui avait été promis, et de nouveau fit remarquer que l'assiette de son douaire «était en divers païs et moult distans les uns des autres»; elle préférait qu'il «fust plus ensemble et en lieux plus prochains les uns des autres». Son rêve était d'échanger plusieurs de ses châtellenies éparses dans le Royaume, contre de productives terres normandes[603]. Nous ignorons si, jusqu'en 1401, des satisfactions partielles lui furent données; mais le 7 janvier de cette année, des lettres royales lui accordèrent la liberté de bouleverser et de fixer, à son gré, pour le présent et pour l'avenir, le fonds de son douaire; elle pouvait «quitter» les châtellenies du douaire primitif qui ne lui plaisaient pas et choisir parmi celles de la reine Blanche.

[603] Arch. Nat. J 364.

Le Roi disait aux gens des Comptes: «la dite première assiette des vingt-cinq mille livres tournois de terre ou de rente et les lettres sur ce faites demeurent en leur force et vertu, en et tele condicion et manière que icelle notre compaigne y puisse retourner ou temps avenir, se bon lui semble, et reprendre touttefoiz qu'il lui plaira les terres de la dite première assiette ou partie d'icelles, en en délaissant autant dans icelles qui furent à notre dite dame et mère la royne Blanche[604]».

[604] Arch. Nat., J 364.

Bientôt un nouvel état du douaire de la Reine fut dressé[605]: les terres dans l'Ile de France et la Champagne, qui avaient été primitivement désignées, furent abandonnées pour des biens-fonds en Normandie, et afin de parfaire les vingt-cinq mille livres tournois, une partie des rapports de certains étangs et viviers de cette région fut attribuée à Isabeau: à Bellosanne[606], à Montlouvet[607], à Gournay[608].

[605] Bibl. Nat. f. fr. 6537, nº 115.

[606] (Bellosanne)? lieu dit, proche de Montlouvet.

[607] Montlouvet, comm. de Luy-Saint-Fiacre, canton de Gournay.

[608] Gournay, ch.-l. de canton, arr. de Neufchâtel, dép. de la Seine-Inférieure.

Le jour même où, par ces revenus complémentaires, le douaire se trouvait expressément et définitivement stipulé, la Reine jugea qu'elle pouvait demander davantage. Mais nous sommes en 1403, la situation qu'Isabeau a su s'assurer lui permet de disposer du Royaume. Elle remontra donc que la dernière concession royale garantissait strictement l'intégralité des vingt-cinq mille livres tournois de rente; que les profits à tirer des étangs normands seraient un perpétuel sujet de discussion entre les officiers de la Reine douairière et ceux du Roi son fils; que peut-être même, on lui contesterait les deux cents livres de revenus sur les viviers, et que cependant ceux-ci, «point repavez et appoissonnés, viendraient à non valoir». Comme il fallait à tout prix que la Reine eut un domaine parfaitement entier, on lui abandonna, en plus des vingt-cinq mille livres tournois, tous les émoluments des étangs, à condition qu'elle tiendrait ceux-ci en bon état «comme douairière doit faire[609]».

[609] Bibl. Nat. f. fr. 6537, nº 115.—Les registres de la Chambre des Comptes mentionnent à la date de 1403 «... assignation à Izabelle de Bavière de 25.000 l. t. de rente pour son douaire sur plusieurs natures de biens» puis «autre assignation à la dite reine pour le parfait payement de son dit douaire». Arch. Nat. PP 117, nº 1182, fº 52.

La Reine put se croire dès lors bien pourvue et assignée en bons lieux pour le cas où Charles VI disparaîtrait; elle avait su troquer ses médiocres terres de la Champagne et de l'Ile de France contre de fertiles campagnes de Normandie; la destinée devait déjouer ses prévoyants calculs; ce riche pays sera bientôt envahi par les Anglais, et jamais la Reine douairière n'en retirera un seul denier![610]

[610] Lettre d'Isabeau, reine douairière, au sujet de ses vignobles d'Heilbronn, 7 février 1423. (Munich: Archives Générales du Royaume.)

Les précautions d'Isabeau pour que son douaire ne pût être entamé et lui demeurât assigné le plus richement et le plus commodément possible, n'étaient, en somme, que le fait d'une femme avisée et circonspecte. Mais si nous considérons la fortune personnelle qu'à cette même époque, la Reine s'efforçait d'édifier, si nous observons que le plus constant de ses soucis était alors d'acquérir de l'argent et des biens-fonds, nous sommes induits à la taxer de cupidité.


Isabeau, ainsi que le duc et la duchesse d'Orléans vivaient sur la même Argenterie que le Roi; chaque année une somme de trente mille francs d'or était remise à l'argentier Charles Poupart, pour subvenir aux frais d'entretien des deux ménages[611].

[611] Cf. Comptes de l'Argenterie de Charles VI. Arch. Nat. KK 18 à 22.

Profitant de la situation nouvelle que lui faisait la folie du Roi, Isabeau, dès les premiers temps de cette maladie, voulut se rendre maîtresse absolue non seulement de ses dépenses personnelles, mais aussi de celles de ses enfants afin d'exercer plus sûrement sur eux son influence, et par lettres royales datées d'Abbeville, le 25 mai 1393, Charles VI ordonne que la Reine «ait son argenterie à part et qu'elle ait pour elle et pour nos diz enfans et les siens dix mille francs d'or par an des XXXm frans dessus diz», indiquant pour motif de cette décision que «notre dicte compaigne n'a pas eu aucune fois si promptement comme eust voulu, et que besoing en étoit, tant pour elle que pour nos diz enfans, ce qui leur appartenoit de la dite argenterie[612]». Hémon Raguier, clerc de la chambre aux deniers d'Isabeau, et maître de la Chambre aux deniers du Dauphin, fut promu Argentier de la Reine et reçut pour ses nouvelles fonctions cent livres parisis de gages annuels[613].

[612] Argenterie de la Reine. Arch. Nat. KK 41, fº 2 rº et vº.—Bien entendu, les lettres de Charles VI ne faisaient mention ni de la volonté de la Reine, ni de son calcul politique. D'ailleurs le prétexte invoqué par Isabeau était plausible; Charles Poupart était positivement débordé par d'incessantes demandes d'argent, et le nombre des Enfants de France s'accroissant, le désordre commençait à se mettre dans l'Argenterie royale. On voit, par le compte d'août 1391 à janvier 1392, que Charles Poupart avait à fournir «aux besognes du Roi, de la Reine, des princesses Isabelle et Jeanne de France, du duc et de la duchesse de Touraine», et à partir de 1392 du Dauphin;—la tenue des livres laissait à désirer, l'écriture et la disposition du compte d'août 1391 à janvier 1392 sont peu soignées. Voy. Arch. Nat. KK 22.

[613] On a cru que Hémon ou Hémonnet Raguier appartenait à une famille allemande venue en France à la suite d'Isabeau. M. Moranvillé a prouvé qu'il était d'origine française. Voy.: notes de l'édition du Songe Véritable (Mém. Soc. Histoire de Paris, t. XVII, p. 416.)

Le 31 juillet 1393, Isabeau prenait la direction de ses revenus et de ceux de ses enfants; mais ses désirs de fortune n'étaient pas satisfaits. Charles VI, dans son Argenterie, avait l'habitude de faire ce qu'on appelait des ordonnances au comptant[614]; leur nombre s'était même considérablement accru de 1389 à 1392, au grand désespoir de la chambre des Comptes[615]. La Reine, prétendant jouir du même privilège, représenta au Roi «qu'il lui étoit nécessité d'avoir souvent, tant pour elle que pour ses enfants, plusieurs choses secrètes» et le 13 mars 1394, il fut ordonné, au nom du Roi, à Hémon Raguier de délivrer à la Reine «à une fois ou à plusieurs, tant et tele somme d'argent comme elle vouldra avoir pour emploier ès choses dessus dictes à sa volonté et plaisance»; et les gens des Comptes devront se contenter de recevoir de la Reine des cédules[616] ordonnant le paiement sans qu'ils puissent «demander déclaracion aucune des choses en quoy ledit argent sera emploié[617]».

[614] Dans les Ordonnances au Comptant le Roi avisait les gens des Comptes qu'il avait pris «pour son plaisir» une certaine somme d'argent dont il indiquait le montant mais non l'emploi. Ces ordonnances furent la principale cause du désordre des finances sous l'Ancien Régime. Cf. Clamageran, Histoire de l'Impôt en France (Paris, 1867-1876, 3 vol. in-8º).

[615] Charles VI usa des ordonnances au Comptant surtout à l'époque du sacre de la Reine (1389).

[616] Le mot cédule était au moyen âge un terme générique équivalent à peu près à notre mot billet; mais on a très souvent désigné par ce terme des mandats ou attestations de paiement.

[617] Arch. Nat. KK 41, fº 3 vº et 4 rº.

Vers le même temps, Isabeau s'était plainte que ses dettes restassent impayées; elle les avait contractées par ses nombreux achats à crédit alors que l'Argenterie du Roi ne lui fournissait pas assez vite ce dont elle avait besoin pour elle et ses enfants; et maintenant elle laissait entendre au Roi qu'elle «vouldroit moult que les marchands en fussent paiez». Le Conseil royal, que présidait ce jour-là le duc de Berry, dont l'indulgence égalait la prodigalité, autorisa Hémon Raguier à régler purement et simplement les arriérés de la Reine, sans examen ni contrôle[618].

[618] Lettres de Charles VI, Paris, 14 mars 1894, «ainsi signées par le Roy, Monseigneur de Berry et le sire de Lebret (d'Albret) présens...». Arch. Nat. KK 41, fº 4 rº et vº.

Citons encore comme détail complémentaire la lettre royale du 28 août 1394 qui décidait que les draps de laine ou de soie et autres choses de l'Argenterie déjà achetées ou dont on devait faire l'emplette à l'avenir seraient remises à la Reine, «pour les faire garder, détailler emploier et dispencer à sa volonté et plaisance», non pas au fur et à mesure de ses besoins, mais au gré de ses désirs, «toutes et quantes fois qu'il lui plaira[619]».

[619] Arch. Nat. KK 41, fº 5 rº et vº.


Cependant Isabeau possédait déjà tout un trésor formé des cadeaux que lui avaient offerts, à l'occasion des fêtes, des étrennes ou des naissances de ses enfants, le Roi et les seigneurs français et étrangers, sans compter les sommes d'argent qu'elle s'était fait donner ou qu'elle avait réussi à économiser.

Elle résolut bientôt de soustraire aux regards des indiscrets et à la tentation des voleurs «ses joyaux et ses lettres (de propriété?)». A cet effet, elle commanda (6 octobre 1394), un grand coffre de noyer «fort et espez garni de deux serrures[620]», elle le fit ferrer tout du long d'une grande bande de fer[621]; une fois rempli, des gens sûrs le déposèrent en la grosse tour du Temple[622], dans une certaine chambre dont l'entrée fut scellée par une grosse barre de fer à deux crampons[623]. Peu de temps après, la Reine ordonna de transporter son trésor de la tour du Temple dans celle de la Bastille Saint-Antoine[624], où les mêmes précautions furent prises, les serrures changées, et «deux gros verrous neufs mis en deux huis de la dite tour[625]».

[620] Le coffre fut acheté à Raoullet du Gué, hûchier, demeurant à Paris. Arch. Nat. KK 41, fº 69 vº.

[621] Les ferrures furent fournies par le serrurier Thomas le Gosson. Ibid, fº 70.

[622] La clôture du Temple comprenait tout le terrain qu'occupe actuellement le quartier du Temple; ses murailles étaient crénelées et flanquées de tours. La grosse tour carrée du donjon, avec ses quatre tourelles, défendait les marais qui de ce côté formaient la ceinture avancée de Paris; pendant le XIIIe et le XIVe siècles, les rois y déposèrent leurs trésors. Depuis la suppression de l'ordre des Templiers (1311), les bâtiments du Temple étaient devenus la possession des Hospitaliers. Legrand, Paris en 1380, p. 54 et note 4.

[623] Arch. Nat. KK 41, fº 70.

[624] «Pour la paine de deux valets qui ont désassemblé le coffre en la tour du Temple et l'ont rassemblé en une tour du chatel Saint-Antoine... et livré deux formes, une table et deux tréteaux pour cette tour, 29 octobre.» Arch. Nat. KK 41, fº 69 rº.—La Bastille Saint-Antoine appartenait à l'enceinte de Charles V. La première pierre avait été posée, le 22 avril 1370, par le prévôt de Paris, Hugues Aubriot; mais Charles V ne fit que commencer la construction de l'édifice, Charles VI l'acheva. La décision prise par la prudente Isabeau de déposer son trésor à la Bastille Saint-Antoine en octobre 1394 prouve qu'à cette date les travaux étaient terminés et, à notre avis, fixe définitivement la date jusqu'ici ignorée de l'achèvement de la forteresse. Voy. F. Bournon, La Bastille, p. 4-7.

[625] Arch. Nat. KK 41, fº 70 rº.—Pour placer dans le coffre les lettres et les joyaux, la Reine avait fait acheter 42 livres de coton. Ibid.

Les motifs de ce transfert étant restés inconnus, faut-il supposer qu'en digne petite-fille de Bernabo Visconti, Isabeau, qui résidait alors à l'hôtel Saint-Pol, tint à ce que ses objets précieux fussent placés en un lieu à la fois sûr et très proche de sa demeure de façon qu'elle les eût, pour ainsi dire, sous la main?


Mais les joyaux, les meubles de prix et les monnaies d'or et d'argent ainsi accumulés ne pouvaient constituer la grosse fortune que la Reine ambitionnait. Aussi la voit-on toute préoccupée d'acquérir des biens-fonds aux conditions les plus avantageuses possible; elle désirait surtout posséder en propre certaines résidences royales afin de les aménager ou de les transformer suivant ses goûts.

Déjà elle était propriétaire du «Val-la-Royne», elle l'avait à grands frais réparé et embelli, et le 22 mai 1395, elle y offrit au Roi, alors dans une période de calme, une très belle fête de printemps[626].

[626] Arch. Nat. KK 41, fº 60 rº et vº.

Les grands préparatifs faits pour «le jour que le Roi dina», et les grosses dépenses qu'occasionna sa réception dans cette maison des champs, prouvent que Charles VI s'y était rendu escorté d'une nombreuse suite: des chandeliers d'or tout exprès redressés et entaillés d'écussons aux armes de la Reine éclairaient le festin; dans de grands hanaps d'or buvaient des douzaines de convives; des pots d'argent, des aiguières «brunies et lavées» pour la circonstance, la plus riche des vaisselles de la Reine décoraient les tables.

Des surprises avaient été ménagées aux hôtes: une houppelande de velours noir fut offerte au Roi[627], et les personnages de son escorte se partagèrent, chacun suivant son rang, quinze anneaux d'or émaillés de vert enchâssant un diamant, et des tourets[628] pour longes à épervier, les uns avec une grosse perle, les autres en argent doré. Ces derniers présents indiquent qu'une chasse à l'oiseau fut l'un des divertissements de la journée.

[627] Un collier semé de cosses de genêt, émaillé de noir était attaché à la houppelande, Arch. Nat. KK. fº 60 rº et vº.

[628] Un touret est une pièce de fer ou de cuivre, servant à tendre ou à détendre une corde.

Dans la distribution des cadeaux, aucun des invités ne dut être oublié, car Roulland, lui-même, le bon lévrier du Roi, reçut d'Isabeau un collier d'argent doré émaillé aux armes de Charles VI.


Un mois environ après sa visite au Val-la-Reine, le Roi autorisa sa femme «à prendre et à appliquer à elle», une certaine maison sise à Paris, en face de l'église Saint-Paul, qu'elle convoitait depuis quelque temps. Quand Jean Dutrain, qui la tenait à vie, moyennant cent sols parisis de rente[629], trépassa, Isabeau rappela que cette demeure avait jadis appartenu à la reine Jeanne de Bourbon; et le 26 juin 1395, elle en prit possession[630].

[629] Ou soixante livres cinq sous tournois, c'est-à-dire de 625 à 650 francs, valeur intrinsèque.

[630] Sauval, Histoire et Recherches des Antiquités de la Ville de Paris, (Paris, 1724, 3 vol. in-fº) t. III, p. 259.

L'année suivante (septembre 1396), la Reine ordonne à Jean Menessier, notaire au Châtelet de Paris, de dresser vidimus[631] des lettres royales touchant Montargis, Courtenay[632] et autres terres avoisinantes que peu auparavant, elle avait obtenues de Charles VI[633]; et le 31 octobre le même notaire établissait un vidimus de la donation de Crécy, château et pays, faite à la Reine[634].

[631] Un vidimus était une expédition authentique d'un document sous la garantie d'une autorité constituée. Le nom de vidimus, en usage dans la chancellerie royale à partir du XIVe siècle, venait de la formule «Noverint universi... quod nos vidimus». (Sachent tous que nous avons vu) qui, dans l'acte confirmatif, précédait la transcription du document primitif.

[632] Courtenay, ch.-l. de canton, arr. de Montargis, dép. du Loiret.

[633] Arch. Nat. KK 41, fº 121 vº.

[634] Arch. Nat. KK, 41, fº 121 rº.

Mais Crécy et Montargis, belles propriétés de rapport cependant, ne satisfont qu'à demi Isabeau, qui les trouve trop éloignées[635], aussi le 3 décembre 1397, «afin qu'elle ait hostel près Paris auquel elle se puisse aler jouer et esbattre quand bon lui semblera», Charles VI lui donne la royale et superbe résidence de Saint-Ouen appelée «la noble Maison», que Charles V avait ornée et décorée avec un luxe qui éclipsait presque celui de Vincennes[636]. Le château de Saint-Ouen était donné à la Reine pour sa vie durant «avec tout le ménage, garnisons et autres meubles estans en icellui», ensemble les jardins, terres et vignes «sans rien excepter[637]».

[635] Isabeau prenait soin de la chapelle de son château de Montargis. En effet, on lit dans les Comptes de l'Argenterie de la Reine, 1401-1402 «... un autel de marbre et une paix, (la patène que le prêtre donne à baiser à l'offrande)... lesquelz ont este portées à Montargis pour servir en la chapelle du Chastel»;—«un estuy garni de drap d'argent et de corporaulx, (linges bénits sur lesquels le prêtre pose le calice) baillé à Bouciquault pour porter en la chapelle de Montargis». Arch. Nat. KK 42, fº 48 vº.

[636] Le roi Philippe VI avait hérité de son père, Charles de Valois, le manoir de Saint-Ouen. Jean le Bon en fit une de ses résidences favorites, et l'appela «la Noble Maison» après qu'il y eut fondé (1351) l'ordre de chevalerie de l'Étoile. Etienne-Marcel y eut une entrevue avec Charles le Mauvais, roi de Navarre. En 1374, Charles V donna «la Noble Maison» à son fils le dauphin Charles «pour son esbatement». Lebeuf, Histoire du diocèse de Paris, t. I, p. 573.

[637] Bibl. Nat. f. fr. 5637, nº 119.

Isabeau entendait ne perdre absolument rien de ce que comportait l'opulente donation. S'étant aperçue, en 1401, que dix arpents de terre, sis entre Saint-Ouen et Clichy-la-Garenne, et dépendant de son château, restaient affermés à un jardinier de l'hôtel qui en payait la rente, six livres, au domaine royal, elle fait valoir «qu'elle n'a peu ni peut joïr de la dicte rente combien que par vertu du don royal elle doit être sienne», et le 8 octobre 1401, Charles VI donne des lettres pour qu'il soit fait droit à cette réclamation; les gens des Comptes, à leur tour, ordonnent au receveur de Paris de laisser la Reine «joïr sa vie durant de l'ostel royal de Saint-Ouen, ensemble les six livres de rente» (19 octobre 1401)[638].

[638] Ibid.

Usufruitière de cette somptueuse demeure, cadre admirable des plus brillantes réceptions, Isabeau désira posséder une ferme. Le 4 mars 1398, Charles VI, moyennant quatre mille écus d'or à la couronne, soit dix mille francs, acquit d'un bourgeois de Paris, Giles de Clamecy et de Catherine sa femme «certains héritages assis et situés à Saint-Ouen et au terrouer d'environ», et il en fit aussitôt le transport à la Reine, qui se trouva ainsi propriétaire d'un hôtel, sis en face de la noble Maison, avec grange, étable, bergerie, colombier et tout le pourpris (jardin), «villes et îles et une immense étendue de champ[639]».

[639] Arch. Nat. KK 41, fº 190 vº.

Isabeau, dont les souvenirs d'enfance étaient si vivaces que l'appétit du luxe n'avaient pu les étouffer, se livra à ses goûts dans l'hôtel des Bergeries[640]. Elle se complut à jouer à la noble fermière, «pour son esbatement et plaisance, elle fit faire aucun labourage, et nourrir de la volaille et du bétail[641]».

[640] Hôtel des Bergeries est le nom qu'Isabeau donne à cette maison dans son testament du 2 septembre 1431.

[641] Arch. Nat. JJ. 154, fº 20 vº.

Ils étaient peut-être aussi destinés à la Reine, ces domaines avec toutes leurs dépendances, sis à Saint-Ouen, que Charles VI achetait à la même date (4 mars 1398), de l'administrateur des biens de l'Abbaye de Saint-Denis dûment autorisé pour cette cession par l'abbé Gui de Monceau[642].

[642] Gallia Christiana..., t. VII, col. 401.

Si le doute est permis au sujet de l'attribution de ce dernier achat du Roi, par contre, il est certain qu'Isabeau reçut en propre les deux hôtels proches de Saint-Ouen qui furent acquis de Pierre Varoppel, bourgeois de Paris et payés quatre mille écus d'or par le Trésor royal[643]. Il semblerait que la Reine voulut à cette époque se rendre propriétaire de toute cette région au nord de Paris. Le 14 décembre 1398, son premier écuyer, Robert de Pont-Audemer, qu'elle avait nommé concierge du château de Saint-Ouen, lui vendait pour mille francs, les quelques terres qu'il possédait près de Saucoyes[644]; et, pour que ses domaines s'étendissent jusqu'aux portes de Paris, elle faisait acheter tout Clichy, terres et seigneuries, moyennant douze mille francs[645].

[643] Arch. Nat. KK 41, fº 191.

[644] Arch. Nat. KK 41, fº 191 rº.—Saucoyes, lieu dit, voisin de Saint-Ouen. Les noms de terres et de villages dérivés du bas latin salicetum et désignant un lieu planté de saules, une saussaie, se rencontrent très souvent dans les actes au moyen âge.

[645] Ces terres furent acquises de Pierre de Giac, conseiller du Roi «pour accroître et ajouter à l'augmentation des revenues de la noble maison de Saint-Ouin». Arch. Nat. KK 41, fº 151 vº.—On voit dans le même compte de l'Argenterie de la Reine, février 1388 à janvier 1399, que Charles VI avait acheté d'autres domaines à Saint-Ouen pour les ajouter à la Noble Maison. Ibid., fº 152 rº.

Le même mois, elle obtenait de Charles VI, non pour elle-même, cette fois, mais pour son homme de confiance, Hémon Raguier, et afin qu'il demeurât dans son voisinage, deux hôtels sis à Saint-Ouen[646].

[646] Arch. Nat. JJ 154, nº 37.

Enfin, dans cette année de 1398, Isabeau avait vu se réaliser un autre de ses rêves: elle possédait à Paris sa demeure personnelle, l'hôtel Barbette[647]; partout ailleurs, en effet, à l'hôtel Saint-Pol, au Palais, au Louvre, la Reine n'était pas chez elle, mais chez le Roi.

[647] L'Hôtel Barbette était situé dans la partie du Marais comprise entre les rues des Francs-Bourgeois, Vieille-du-Temple, de la Perle et de la rue Elzévir. Sur cet emplacement, s'étendait, au début du XIIIe siècle, la courtille Barbette, jardin champêtre ainsi appelé de la maison de plaisance que le riche bourgeois Etienne Barbette y avait fait bâtir. Vers 1388, Nicolas de Mauregard, trésorier de France, commença la construction du nouvel hôtel. Jean de Montagu l'acquit en 1390; il en fit une résidence magnifique où Charles VI coucha en juillet 1392, à la veille de son départ pour la Bretagne. La reine Isabeau, qui, nous l'avons vu, avait séjourné à plusieurs reprises à l'hôtel Barbette ou Montagu de 1398 à 1400, l'acheta en 1401. Voy. Charles Sellier, Le quartier Barbette, p. 3, et 32-35.

Le coûteux entretien de ses maisons, hôtels et domaines ruraux eût certainement obéré son Argenterie, si la Reine n'avait su se faire défrayer, en grande partie, de ses charges de propriétaire. Le 13 juin 1400, par exemple, des lettres royales octroyaient vingt-quatre mille livres tournois pour être «emploiés ès reparacion de ses châteaux et maisons et autrement ainsi qu'il lui plaira[648]». Toute la somme fut touchée, les quittances d'Isabeau en font foi[649].

[648] Arch. Nat. KK 42, fº 1-3.

[649] Hémon Raguier trésorier des guerres et Argentier de la Reine, donne quittance, le 18 août, au receveur Alexandre le Boursier de la somme de 3 500 francs d'or pour les mois de juin et de juillet. Bibl. Nat., Coll. Clairambault, vol. 93, pièce 7205, p. 41.—Le même avait déjà donné le 28 février précédent quittance de 7 000 liv. tourn. Ibid, pièce 7203, p. 38.

Cependant ses dépenses augmentaient avec le nombre de ses enfants, et ses besoins de luxe qui croissaient aussi d'année en année. Aux recettes primitives de son hôtel furent ajoutés de nouveaux revenus, assignés en bons lieux, tels que la recette des aides de certaines villes de Normandie, les greniers de Paris, de Rouen, d'Amiens, et huit mille francs à prélever sur la somme des aides à Paris[650].

[650] Cette donation fut faite le 2 août 1405. Arch. Nat. P 2297, fº 351.

Isabeau paraît avoir veillé personnellement à l'exacte rentrée de ses revenus: Les habitants d'Amiens ayant été condamnés à une amende dont le montant devait être versé à son Hôtel, elle les fit ajourner à comparaître devant le Parlement, eux et l'abbé de Corbie[651], leur seigneur et procureur[652].

[651] Corbie, ch.-l. de cant., arr. d'Amiens, dép. de la Somme.

[652] Isabeau envoya deux fois (19 juillet et 30 juillet 1398) le chevaucheur Thévenin Colette à Corbie et à Amiens. (Comptes de l'Hôtel de la Reine, Messages. Arch. Nat. KK 45, fº 16 vº). Peut-être les bonnes gens d'Amiens avaient-ils d'abord résisté, s'attendant à un peu de mansuétude de la part de la Reine, qu'ils savaient professer une très grande vénération pour le saint Jean-Baptiste de leur cathédrale.

Mais, quand son intérêt n'était pas aussi directement en jeu, Isabeau savait plaider la cause des opprimés.

Vers 1398, les habitants d'Antony[653], près Paris, députèrent quelques-uns des leurs auprès du Roi et du Conseil pour transmettre leurs plaintes au sujet des grandes charges et redevances dont ils étaient accablés; la plus lourde était la rente annuelle de douze muids[654] d'avoine perçue par l'église et communauté de Longchamp. Il faut croire que dans leur supplique ils s'adressèrent aussi à la Reine dont les bonnes relations avec Longchamp étaient connues, ou que celle-ci, au courant des questions soumises au Conseil, s'intéressa particulièrement à cette affaire, car dans une lettre close[655] qu'elle envoya à l'abbesse de Longchamp[656], elle fit une longue mention de la démarche tentée auprès du Roi «pour certaine quantité de povre peupple nagaires habitant et demourant en la ville d'Anthoigny»; elle rappela leurs doléances, insistant sur ce «qu'il leur a convenu du tout laissier la dicte ville et eulz en departir sans espérance de jamais y retourner pour ce que nullement ne povoient sous tenir les dictes charges»; puis, très judicieusement, elle signala les fâcheux effets que pourrait avoir la désertion d'une ville «en laquelle soulaient estre cinq cents feux[657]», et «qui était assise en bonne marche et grant chemin de Paris»; il n'était pas douteux qu'Antony, désertée par ses habitants, deviendrait un repaire de brigands; et alors, pour les voyageurs et les marchands, il y aurait là un très dangereux et périlleux passage. Afin de prévenir ces funestes conséquences, Isabeau priait l'abbesse de Longchamp de consentir aux habitants d'Antony un nouvel accord, à des conditions plus douces, «pour leur permettre de retourner et demeurer paisiblement dans la dicte ville».

[653] Antony, cant. de Sceaux, dép. de la Seine.

[654] Le muid, ancienne mesure de capacité de France;—très variable suivant les localités et les époques, selon qu'il s'agissait de liquides ou de matières sèches et même selon la nature de ces liquides ou de ces matières, le muid était d'environ 2 748 litres pour l'avoine.

[655] Les lettres closes servaient à transmettre les ordres secrets, à traiter les affaires confidentielles et surtout à la correspondance privée. Elles se distinguaient des lettres patentes en ce qu'elles étaient expédiées fermées et qu'elles étaient dépourvues de date d'année ou de règne. La lettre d'Isabeau à l'abbesse de Longchamp est un spécimen intéressant: D'après l'usage suivi à la chancellerie royale depuis Philippe VI (1328), elle est écrite en français, sur papier; la formule «De par la Royne» est placée en vedette en tête du document; la teneur débute par «Chière et bien amée» et l'exposé n'est précédé d'aucune suscription; après le dispositif, il n'y a ni formule finale ni clause de garantie d'aucune sorte, mais seulement «Chere et bien amée, le saint Esperit vous ait en sa sainte garde», la lettre est datée du lieu, Paris, du quantième et du mois, le XXVIIe jour de janvier, sans indication d'année. Comme les anciennes lettres missives, avant l'usage des enveloppes, elle est pliée et l'adresse écrite au dos «A notre chière et bien amée l'abbesse de Loncchamp».

[656] Arch. Nat. K 54, pièce 57.

[657] Le feu était une subdivision de la paroisse, équivalant en général à un ménage ou à une famille.—Antony contenait donc environ cinq cents familles.


La longue liste des messages de la Reine, à partir de 1398[658], nous est une preuve certaine qu'en dehors des faits d'ordre privé, et des questions d'affaires auxquelles nous l'avons vue si attentive, elle s'intéressait aussi aux événements publics.

[658] Les Comptes de l'Hôtel de la Reine de 1385 à 1398 ne sont pas parvenus jusqu'à nous.—Cf. pour les messages d'Isabeau de 1398 à 1402, les Comptes de l'Hôtel pendant ces quatre années. Arch. Nat. KK 45, fº 4, 17, 32, 79, etc.

Ses relations par correspondance avec les plus hauts personnages étaient suivies. Elle écrivait très souvent à Philippe de Bourgogne: entre 1398 et 1402, on ne relève pas moins de quarante messages d'Isabeau à l'adresse du duc qui, pourtant, faisait de fréquents et longs séjours à Paris et dans les résidences royales. Ces lettres, expédiées pour la plupart de l'hôtel Saint-Pol ou de la Maison Barbette, vont rejoindre Philippe dans les lieux les plus divers: Meaux, Corbeil, Crécy, Clermont; dans maintes villes de Normandie; quelques-unes lui sont adressées dans ses États, à Tournay (janvier 1398), à Arras (1398, 1399, 1400); notamment celle que lui apporta Jaquet «de la part de la Royne et de Monseigneur le Dalphin». Lorsque quelque grave affaire est en cours, les messagers se succèdent à peu de jours d'intervalle et parfois deux chevaucheurs sont dépêchés, dans la même journée, vers le duc.

Assez nombreuses aussi sont les lettres qu'Isabeau envoie à Louis d'Orléans et à Monseigneur de Berry; en cas d'urgence, les courriers vont trouver ce dernier jusqu'à Bourges, jusqu'en Auvergne.

L'adresse du duc de Bourbon est très rare; sa compétence et son autorité étaient inférieures à celles des ducs de Bourgogne et de Berry, et la Reine, sans doute, le consultait ou le renseignait moins souvent que ceux-ci.

Plusieurs missives sont expédiées à de nobles dames, momentanément absentes de la Cour, et quand la reine Blanche, en 1398, est atteinte de la maladie dont elle ne se relèvera pas, un courrier d'Isabeau est dépêché à Néauphle pour prendre des nouvelles[659].—Deux membres du Conseil, dont les noms figurent au bas d'un grand nombre d'ordonnances royales de cette époque, le vicomte de Meaux[660] et le comte de Tancarville reçoivent, à plusieurs reprises, des lettres de la Reine[661], ainsi que l'évêque de Senlis[662], grand ami des oncles du Roi.

[659] Arch. Nat. KK 45, fº 5 rº.

[660] Philippe de Coucy, seigneur de Condé en Brie, vicomte de Meaux (cousin d'Enguerrand VII, sire de Coucy) marié à Jeanne de Cany. Cf. le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. VIII. p. 546.

[661] Guillaume IV comte de Tancarville, vicomte de Melun, chambellan héréditaire de Normandie, grand bouteillier de France depuis 1397, marié à Jeanne de Parthenay, dame de Semblançay en Touraine. Histoire généalogique..., t. V. p. 227.

[662] Arch. Nat. KK 45, fº 49 rº.—Jean I Dodieu, évêque de Senlis depuis 1380, était l'un des exécuteurs testamentaires de la reine Blanche. Gallia Christiana, t. X, col. 1340-1341.

Malheureusement aucun de ces messages ne nous a été conservé; mais sans nous attarder à de hasardeuses hypothèses sur leur contenu, constatons que la seule liste de leurs destinataires ne laisse pas que d'être très significative. Isabeau se tenait au courant des choses de la politique, et elle savait s'adresser aux meilleures sources, car la plupart de ses correspondants sont des princes ou des conseillers ayant tous part au gouvernement.


Il faut croire qu'en 1392, la Reine assista indifférente à la chute des Marmousets; en effet, si elle avait témoigné quelque déplaisir de l'événement, ou si, au contraire, elle y avait applaudi, nous le saurions comme nous savons que les ministres, fort malmenés par les Princes, durent la vie et la conservation d'une partie de leurs biens à la jeune duchesse de Berry qui intercéda pour eux, et à l'intervention de Charles VI dans un de ses moments de lucidité[663].

[663] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. XXX, t. XIII. p. 129-134.—H. Moranvillé, Étude sur la vie de Jean le Mercier. p. 154-161.

Isabeau pourtant ne pouvait avoir à se plaindre des conseillers du Roi, car toujours ils avaient su procurer à la Couronne les sommes nécessaires à ses grandes dépenses; personnellement même, elle leur devait l'éclat des fêtes qui avaient signalé ses heureuses années: peut-être eût-elle pu leur témoigner sa reconnaissance dans leurs mauvais jours?[664] Mais elle était trop attachée à leur pire ennemi, Philippe de Bourgogne qui avait fait son mariage; sa gratitude pour lui était profonde et ne se démentit jamais; de plus, les hautes facultés de cet homme politique lui imposaient; en vérité, cette nièce soumise et respectueuse n'eût su, ni pu plaider, devant Philippe, la cause des ministres disgraciés.

[664] Longtemps les historiens ont exalté le gouvernement des Marmousets, opposant leur sage administration et leur désintéressement à la politique brouillonne et aux exactions des Princes, oncles de Charles VI.—L. Merlet et M. Moranvillé, dans leurs études sur Jean de Montagu et Jean le Mercier, ont prouvé que ces éloges étaient très exagérés.

Pourtant elle ne rompit pas toute relation avec eux[665], car nous remarquons qu'elle était en correspondance avec Madame de la Rivière, femme de Messire Bureau; et que même elle écrit à Olivier de Clisson, réfugié en Bretagne[666]. Bien plus, le personnage qui, avec Hémon Raguier, partage sa confiance n'est autre que Jean de Montagu, vidame du Laonnais. Cet ancien Marmouset avait échappé au naufrage de ses collègues[667], ou du moins il était assez rapidement remonté à la surface; il avait réussi à conserver la faveur du Roi, et à se placer très avant dans les bonnes grâces de la Reine, sans que, cependant, les ducs en prissent de l'ombrage, car, en 1395, il était devenu souverain maître de la dépense des Hôtels du Roi et de la Reine[668].

[665] Arch. Nat. KK 45, fº 32 vº.

[666] Après une scène avec Philippe de Bourgogne, Olivier de Clisson s'était enfermé dans château de Montlhéry, d'où il avait gagné ses terres de Bretagne. Il fut destitué de son office de connétable et remplacé par Philippe d'Artois comte d'Eu fils de Jean d'Artois.

[667] Jean de Montagu, fils aîné de Gérard de Montagu et de Biote Cassinel, passait pour être fils de Charles V;—à la nouvelle de l'événement du 5 août 1392, Montagu était sorti secrètement de Paris par la porte Saint-Antoine, et s'était sauvé à Avignon, où il avait mis en sûreté une partie de ses trésors. L. Merlet, Biographie de Jean de Montagu. (Bibl. Ec. Chartes, année 1852, p. 262).

[668] L. Merlet..., p. 252-265.

Isabeau prisait cet ambitieux qui savait se faire tolérer de ses ennemis et attendre patiemment son heure. Nous voyons qu'aux mois de février et de mars 1398, elle passa plusieurs jours à l'hôtel Montagu à Paris[669], et qu'au mois de mai, en se rendant à Chartres, elle s'arrêta au château de Marcoussis où Montagu lui donna «à soupper et à coucher», puis le lendemain «à dîner»; en partant, elle distribua des présents aux gens du vidame pour reconnaître son hospitalité[670]. De 1398 à 1402, une vingtaine de messages de la Reine sont portés à Montagu et quelques-uns aussi à son frère Jean, évêque de Chartres[671]. Enfin, quand le vidame marie sa fille, Isabeau offre à celle-ci, en cadeaux de noces, une riche vaisselle d'argent[672].

[669] La Reine résida à l'hôtel de Montagu les 23 et 24 février, 3, 6, 10, 16 et 17 mars., Arch. Nat. KK 45, fº 3-5.

[670] Arch. Nat. KK 45, fº 9 vº—Marcoussis, cant. de Limours, arr. de Rambouillet, dép. de Seine-et-Oise.

[671] Jean de Montagu, 3e fils de Gérard de Montagu et de Biote Cassinel, d'abord trésorier de l'église de Beauvais, conseiller au Parlement et camérier du pape Clément VII, était devenu en 1390 évêque de Chartres. Cf. le père Anselme, Histoire Généalogique, t. VI, p. 377.

[672] Cf. Arch. Nat. KK 45 et L. Merlet, Biographie de Jean de Montagu, p. 262-265.

Un jour, Jean de Montagu redeviendra ministre à l'instigation de la Reine; en attendant, il est son ami et son confident politique.


Les déplacements d'Isabeau de 1393 à 1397 sont imparfaitement connus, les Comptes de sa Maison manquant pour ces années. L'hôtel Saint-Pol paraît avoir été alors sa résidence habituelle; elle ne le quittait guère que pour effectuer ses pèlerinages périodiques: Chartres, Saint-Sanctin (mai 1393, octobre 1394), Maubuisson (juillet 1395)[673]. Pour l'année 1397, nous ne citerons qu'un seul voyage de la Reine, celui dans lequel le Roi l'accompagna et qui eut pour but l'Abbaye de Poissy.

[673] Cf. Comptes de l'Argenterie de la Reine, Arch. Nat. KK 41-43, passim.

La princesse Marie, vouée dès sa naissance à Notre-Dame[674] par sa mère, avait été élevée jusqu'alors avec son frère et ses sœurs; elle venait d'atteindre ses quatre ans; au lieu de lui chercher un mari, comme le Roi l'avait fait pour ses autres filles, Isabeau se décida à la faire entrer au couvent, et choisit, pour la prise de voile, le jour de la Nativité de la Vierge. Charles VI, chez qui le goût du faste était persistant, donna ses ordres pour que la cérémonie fût célébrée en grande solennité; il se rendit à Poissy en pompeux équipage avec la Reine et la petite princesse et suivi d'une brillante escorte[675].

[674] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 95.

[675] Religieux de Saint-Denis..., t. II p. 555.

La royale enfant fut couronnée d'un riche diadème, vêtue d'une longue robe et d'un manteau d'étoffes précieuses. Le cortège fit son entrée dans l'église, précédé des chapelains et de l'évêque de Bayeux[676] en habits pontificaux. Le Roi marchait immédiatement derrière le prélat, puis venait la Reine, suivie du seigneur d'Albret[677] qui portait Marie dans ses bras. L'enfant fut conduite jusqu'au Chapitre où après avoir entendu la lecture des vœux, elle répondit humblement «qu'elle se soumettait»[678]. Ensuite le Roi, la Reine, les seigneurs et les dames furent à la messe; Marie, en habit de religieuse, y assista et reçut la bénédiction de l'évêque de Bayeux. Le reste de la journée fut occupé par le beau festin que la prieure Marie de Bourbon offrit à son neveu et à sa nièce[679]. Isabeau quitta Poissy convaincue que la petite recluse se trouvait dans une très douce prison[680]; elle la visitera, du reste, souvent; et, dans de fréquents messages, elle transmettra ses instructions pour que son enfant soit entourée des plus grands soins[681].

[676] Nicolas du Bosc, évêque de Bayeux depuis 1375,—chargé à plusieurs reprises de missions en Angleterre,—négociateur du contrat de mariage de Catherine de France avec Rupert de Bavière 1383,—président de la Chambre des Comptes en 1397. Gallia Christiana..., t. XI, col. 375-377.

[677] Charles I sire d'Albret ou de Lebret, comte de Dreux, vicomte de Tartas, fils d'Arnaud Amanjeu d'Albret, grand chambellan de France, et de Marguerite de Bourbon, sœur de la reine Jeanne de Bourbon,—qualifié neveu de Charles V dans une ordonnance de 1375, s'était distingué dans l'expédition d'Afrique 1390. Cf. le Père Anselme Histoire généalogique..., t. VI p. 207-210.

[678] Religieux de Saint-Denis..., t. II p. 555.

[679] La possession des dépouilles de la jeune princesse, c'est-à-dire de la toilette qu'elle portait à son arrivée à Poissy, faillit soulever une querelle de moines. La prieure Marie de Bourbon voulait retenir, outre les habits et les joyaux qui suivant l'usage étaient acquis au monastère, la précieuse couronne enrichie d'or et de pierreries que l'abbaye de Saint-Denis avait prêtée pour la cérémonie. Il en fut porté plainte au Roi qui mit fin à la contestation en rachetant la couronne pour 600 écus d'or à l'abbesse de Poissy, et la renvoya à Saint-Denis. Religieux de Saint-Denis..., p. 555-557.

[680] Voy. la description du prieuré de Poissy en 1400, dans le poème de Christine de Pisan, Le dit de Poissy. (Bibl. Ec. Chartes, 4º série, t. III, année 1856-1857, p. 535-555.)

[681] «Cazin de Barenton envoié porter lettres de la Royne à Madame Marie de France.., à Poissy, mardi XXI aout. [1400]» Arch. Nat. KK 45, fº 77 vº.—Autres lettres du 25 septembre (ibid. fº 78 rº.)

En 1398, après un séjour de deux mois à Paris, Isabeau se rend à Amiens où sa présence est signalée en mars[682]. A son retour, elle s'installe au Palais qu'elle habite tout le mois d'avril[683]; elle est ainsi plus près de la Sainte-Chapelle où elle va vénérer les reliques aux jours saints: le Roi, de retour d'un voyage à Reims, était alors en proie à l'une de ses plus violentes crises de frénésie[684], et, au mois de mai, le pèlerinage traditionnel de la Reine à Chartres et à Saint-Sanctin[685], a pour but principal de demander au ciel le rétablissement de Charles VI.

[682] Le 19 mars, la Reine est à Creil; le 20, elle dîne à Clermont, soupe et gîte à Creil; le 23, elle est à Amiens, où elle réside au palais épiscopal; le 27 elle dîne à Clermont, soupe et gîte à Saint-Just (ch.-l. de cant., arr. de Clermont, dép. de l'Oise); le 28, elle couche à Luzarches; le 31 elle était de retour à Paris au Palais. Arch. Nat. KK 45, fº 4 et 5.

[683] Ibid., fº 3 et 4.

[684] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 204.

[685] Arch. Nat. KK 45, fº 5 rº et 9 vº.

Au commencement de juin 1399, Isabeau, en résidence à l'hôtel Saint-Pol[686], apprend que la peste fait à Paris même d'assez nombreuses victimes[687]; aussitôt elle pense à soustraire ses enfants à la contagion: un de ses valets est envoyé à Melun et à Grèz[688] afin de s'enquérir si l'épidémie sévit ou non dans ces villes et les lieux environnants[689]. Le rapport ne fut pas favorable (28 juin) car, quelques jours après, un chevaucheur de l'écurie de la Reine est dépêché à Vernon pour y procéder à la même enquête: «et illec environ III et IIII lieues, pour ce que monseigneur le Dalphin et noz autres jeunes seigneurs et dames de France les enffans y doivent aler»[690]. Cette fois, pour plus de tranquillité, Isabeau exigeait des certificats des curés des villes. Remarquons aussi que le messager devait se rendre auprès du vidame du Laonnais, Jean de Montagu, pour lui rendre compte du résultat de sa mission et prendre son avis[691]. Les Enfants de France furent conduits à Vernon, sauf le dernier né dont la Reine ne se sépara qu'à la fin de juillet; on trouve, en effet, que, dans les derniers jours de ce mois, elle envoyait à Asnières, chez Madame de Dammartin, «emprunter sa littière pour mener monseigneur Jehan de France à Maule-sur-Mandre[692]».

[686] Ibid., fº 32.

[687] Au printemps de cette année, rapporte le Religieux de Saint-Denis, l'abondance excessive des pluies avait fait déborder les rivières; la Seine, grossie par ses affluents, avait inondé les campagnes riveraines depuis la quatrième semaine de mars jusqu'au milieu d'avril, pourrissant presque toutes les semences. Cependant les vieilles gens assuraient qu'ils avaient vu jadis une pareille inondation suivie d'une grande mortalité et ils redoutaient les mêmes malheurs. Leurs craintes se réalisèrent. «Une épidémie et un mal qui se manifestaient par des abcès affligèrent la Bourgogne, la Champagne, la Brie et tout le territoire de Meaux et de Paris, depuis la fin de mai.—Le nombre des morts était si grand que, pour ne point jeter l'épouvante parmi les vivants, on défendit à Paris de publier les noms de ceux qui succombaient et de faire pour eux les processions ordinaires.—Des litanies, des prières particulières furent récitées pendant la célébration de l'office divin, des sermons prêchés en plein air pour engager les pécheurs à réformer leur conduite. Les évêques, le clergé portèrent d'église en église les objets sacrés, suivis d'un grand concours d'hommes et de femmes qui pour la plupart étaient pieds nus et se prosternaient devant le Seigneur en pleurant et en gémissant.» Chronique de Charles VI, t. II, p. 693-695.

[688] Grez sur Loing, cant. de Nemours, arr. de Fontainebleau, dép. de Seine-et-Marne.

[689] Arch. Nat. KK 45, fº 48 rº.

[690] Ibid.

[691] Arch. Nat. KK 45, fº 48 rº.—Maule sur Mandre, cant. de Meulan, arr. de Versailles, dép. de Seine-et-Oise.

[692] Jarry, p. 204.

En août, les ravages exercés par la peste augmentant, la cour quittait Paris[693]. Le Roi, avec ses oncles et les princes du sang, se retira dans le duché de Normandie que le fléau n'avait pas encore frappé; Isabeau passa la fin du mois et le suivant presque entier dans la calme retraite qu'elle s'était ménagée à l'abbaye de Maubuisson, puis par Vernon, où elle visita ses enfants, par «la Saucoye d'Harcourt», où elle reçut pendant une semaine l'hospitalité du comte Jean VII, elle gagna Rouen dont Charles VI, avait fait sa résidence[694]. Elle y demeura, installée à l'hôtel du Bailliage, jusqu'au milieu de décembre, elle revint ensuite au château de Mantes pour y passer les fêtes de Noël et de l'Épiphanie; le 21 janvier, elle était de retour à Paris, à l'hôtel Saint-Pol[695].

[693] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles IV, t. II, p. 697.

[694] Les Comptes de l'Hôtel permettent de suivre l'itinéraire de la Reine: le 9 août elle passait à Saint-Leu-Taverny, le 10 elle se fixait à Maubuisson; le 30 septembre elle arrivait à Vernon; elle en partait le 8 octobre après dîner pour aller «souper et gister» à Gaillon; le 11 elle dînait à Quillebœuf et couchait à Neufbourg; le 15 elle s'installait à la Saucoye d'Harecourt où elle était encore le 22; le 26 enfin elle dînait à Oissel, soupait et gîtait à Rouen. Arch. Nat. KK 45, fº 48 et 49.

[695] Arch. Nat. KK. 45, fº 49, 63 vº et 64 rº.

Au mois de juin de l'année 1400, un grand mariage eut lieu à la cour. Le jour de la Saint-Jean, le fils aîné du duc de Bourbon, Jean de Clermont, épousa Marie, fille du duc de Berry, veuve du connétable, Comte d'Eu[696]. Les noces furent célébrées au Palais, en grande pompe; au dîner, qui fut servi sous «un dais magnifique tout semé de fleurs de lis d'or», la Reine prit place entre la nouvelle mariée et le Roi de Sicile, Louis; l'Empereur grec de Constantinople, Manuel, était au nombre des convives[697]. Le lendemain, Isabeau fut avec les seigneurs et les dames au festin que le duc de Berry offrit en son hôtel de Nesles, dans l'immense salle qu'il avait fait construire et aménager tout exprès, et dont les murs étaient couverts de tapisseries d'or et de soie[698].

[696] Marie de Berry, fille du duc Jean de Berry et de sa première femme Jeanne d'Armagnac, était veuve pour la seconde fois. Elle avait épousé, en 1386, Louis de Châtillon comte de Dunois mort en 1391; puis s'était remariée, en 1392, à Philippe d'Artois comte d'Eu, pair et connétable de France qui décéda le 15 juin 1397 (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I p. 108).

[697] Manuel II Paléologue (1350-1425) avait succédé, en 1391, à son père Jean Paléologue comme empereur de Constantinople. Vaincu par le sultan des Turcs Bajazet, et contraint de céder le trône à son neveu, il était venu en France où Charles VI, la Reine et les Princes lui avaient fait une réception splendide (3 juin 1400). Religieux de Saint-Denis.., t. II, p. 737.

[698] Religieux de Saint-Denis.., t. II, p. 739.—L'hôtel de Nesles, contigu au mur d'enceinte de Philippe Auguste, voisin de la célèbre tour de Nesle, s'étendait sur l'emplacement occupé aujourd'hui par la Bibliothèque Mazarine et les maisons du quai Conti. En dehors du fossé de l'enceinte était aussi une habitation de plaisance appelée «le séjour de Nesles», que Charles VI, en 1380, avait donnée à son oncle le duc de Berry. H. Legrand, Paris en 1380, p. 42, note 3 et 72, note 1.

Ce fut à la fin de cette même année que le Dauphin fut présenté au peuple de Paris. Le petit prince avait alors huit ans; les ducs songeaient à lui constituer une Maison, et à l'initier au rôle qui, bientôt peut-être, lui serait imposé par la mort de son père. Ils voulurent qu'en une promenade solennelle l'enfant visitât la capitale, et fût présenté aux Parisiens qui ne le connaissaient que pour l'avoir vu aux côtés de sa mère, dans quelques cérémonies publiques. Donc, pour la première fois, le Dauphin Charles, accompagné de ses oncles, traversa la grande ville à cheval, au milieu des acclamations enthousiastes de la foule, puis il se rendit à Saint-Denis pour se mettre sous la protection du patron de la France[699].

[699] Religieux de Saint-Denis.., t. II, p. 743.

En novembre, la santé de ce jeune prince commença de causer à Isabeau de vives inquiétudes; le pauvre enfant, de tout temps si frêle, paraissait maintenant souffrir de maux inconnus. Aucun remède ne pouvait le soulager et bientôt sa mère, elle-même, perdait tout espoir de guérison, car elle le voyait dépérir de jour en jour, miné par la consomption[700]. Ni les efforts des médecins, ni les prières ordonnées au nom du Roi, à Paris et à Saint-Denis, ne purent le sauver[701]; il succomba dans la nuit du 11 au 12 janvier, vers minuit[702]. Le bruit courut qu'il était mort empoisonné; malveillante rumeur sans fondement, car il avait été emporté, comme son frère aîné et sa petite sœur Jeanne, par un mal impitoyable et héréditaire.

[700] Ibid., p. 771.

[701] Charles VI, qui était malade depuis quatre mois, ayant recouvré la raison dans la première semaine de janvier, se rendit le dimanche 9 à Saint-Denis, en compagnie du duc de Bourgogne, pour y entendre la messe et recommander la santé du Dauphin aux prières des religieux. En même temps, les curés faisaient chanter des oraisons pendant la messe, et porter d'église en église les reliques des saints. Enfin, les médecins désespérant de guérir une maladie dont ils ignoraient les causes, une procession solennelle, à laquelle assistèrent les ducs et le clergé de Paris, parcourut la ville de Notre-Dame à Sainte-Catherine.—Religieux de Saint-Denis..., p. 771.—E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 307.

[702] Arch. Nat. KK 45, fº 74 vº.—Le Père Anselme. Histoire généalogique..., t. I. p. 113.—Le jeudi 13, le corps du Dauphin fut placé sur une litière et les ducs l'accompagnèrent jusqu'aux portes de l'abbaye de Saint-Denis. Les religieux l'attendaient à l'entrée de l'église, et ils le portèrent sur leurs épaules jusqu'au chœur; puis un service funèbre fut célébré. Le lendemain après la messe, le cercueil fut transporté par les officiers de la cour et déposé dans la chapelle royale près de l'autel, en présence du comte de Nevers, du connétable, des archevêques d'Aix et de Besançon, de huit évêques, et des chapelains du duc de Bourgogne, venus exprès de l'hôtel de Conflans près Charenton. La cérémonie des obsèques dura encore le samedi 15.—Religieux de Saint-Denis.., t. II, p. 773.—E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 307.

Le troisième fils de Charles VI, Messire Louis de France, devenait Dauphin de Viennois. Il n'avait que quatre ans; cependant dès le 16 janvier 1401, le Roi lui donna le duché de Guyenne «en pairie[703],» stipulant que le Dauphin ne pourrait rien en aliéner, et que, s'il mourait avant son père, le duché ferait retour à la couronne alors même qu'il laisserait des enfants[704]. Isabeau ne fut pas étrangère, sans doute, à cette donation, non plus qu'à celle du duché de Touraine, faite, quelques mois après (16 juillet), au nom du Roi, à Jean, son dernier né[705], car le Dauphin jusqu'à ce qu'il atteigne l'âge «d'avoir état», et son petit frère, pour plus longtemps encore, demeureraient dans l'Hôtel de leur mère qui, pour subvenir à leur entretien, devrait percevoir les revenus de leurs provinces[706]; nous nous imaginons le très grand empressement avec lequel Isabeau se chargea de ce devoir.

[703] Arch. Nat. P 2530, fº 301-304.

[704] Le 28 février 1401, les ducs de Berry, de Bourgogne et d'Orléans présents au Conseil donnèrent pouvoir au Dauphin Louis de prêter hommage pour le duché de Guyenne et la pairie. Arch. Nat. J 369, pièce 2.

[705] Arch. Nat. P 2530, fº 303-307.—Hémon Raguier, Argentier de la Reine, apporte à la chambre des Comptes l'acte d'émancipation du duc de Guyenne, fils aîné du Roi, et du duc de Touraine, son deuxième fils. Arch. Nat. PP 117, nº 1169.

[706] Arch. Nat. P 2570, fº 301, 304, 307.

Cependant le souvenir du deuil qui avait attristé les premiers jours de janvier ne s'effaçait pas à la cour; dans ses moments de meilleur sens, le Roi se rappelait le douloureux événement, et la Reine, qui ne l'avait jamais oublié, semblait parfois en être obsédée; alors, elle en venait à interpréter les phénomènes physiques comme le faisaient autrefois les païens[707]; causes et effets, elle rapportait tout à son cuisant chagrin. Ainsi, un après-midi de juin, d'épais nuages couvrirent le ciel et firent la nuit dans Paris; en même temps, retentirent de formidables coups de tonnerre. La Reine avait quitté sa chambre depuis quelques instants lorsque la foudre, tombée sur le palais, pénétra dans cette pièce même, dévora de sa flamme les tentures du lit et disparut par la cheminée[708]. La commotion électrique, la peur du péril imminent mirent Isabeau dans un état indicible. Dans son épouvante, elle crut que le feu céleste avait été lancé sur elle personnellement, que c'était le Dauphin Charles qui, mécontent de la conduite des vivants, la provoquait elle-même; et, non seulement elle envoya tout de suite des offrandes à plusieurs églises du Royaume, mais elle voulut, par des donations à Saint-Denis, apaiser les mânes du Dauphin inhumé dans la basilique et, au prix d'une grosse somme d'argent, elle y fonda trois annuels pour le repos de l'âme du jeune prince[709].

[707] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. III, p. 5.

[708] Ibid., p. 7.

[709] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. III, p. 7.

Ces violentes émotions eussent pu être fatales à la Reine, alors dans le cinquième mois d'une nouvelle grossesse; mais, grâce à une constitution très saine, elle n'était jamais atteinte profondément par ces troubles nerveux, si inquiétants en apparence. Ses couches et sa délivrance (la dixième) furent heureuses; le 27 octobre à l'hôtel Saint-Pol, elle mit au monde une fille[710] que les contemporains proclameront, un jour, une des plus belles femmes de son temps. Cette Catherine, dont le mariage avec Henri V de Lancastre devait consacrer la plus triste conséquence de la rivalité des ducs de Bourgogne et d'Orléans, naissait au moment même où les deux Maisons allaient entrer en lutte.

[710] Le Père Anselme, Histoire généalogique de la Maison de France, t. I, p. 115.—Vallet de Viriville, Note sur l'Etat des princes et des princesses..., (Bibl. Ec. Chartes, année 1857-1858 p. 481.)


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