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Isabeau de Bavière, reine de France. La jeunesse, 1370-1405

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CHAPITRE II

LE COUPLE ROYAL

Charles VI était né le premier dimanche de l'Avent de l'année 1368, au moment même où les prêtres, dans Notre-Dame, chantaient, selon le rituel du jour: «Voici que vient le Roi! Accourons au-devant de notre Sauveur[248]!» Et aux fêtes de son baptême, une foule immense et joyeuse parcourait les rues «à solemnité de torches, sans faire aulcun ouvrage» criant «Noël! Noël! que bien peut-il estre venu[249]?» comme si, dès cette heure, la Providence avait voulu promettre une glorieuse destinée au premier né de ce roi Charles cinquième qui, pour «la haulteur de sa prouece fut appelez Charle le Grant, pour sa vertu et sagece, Charle le Sage, et pour ses trésors, Charle le Riche[250]».

[248] Bibl. Nat., Coll. Decamps, vol. 48.

«Ou signe estoit, si comme je membre,
De la Vierge, la lune en celle nuit,
En la face seconde...».

(E. Deschamps, Œuvres complètes, t. VI, p. 41.)

[249] Decamps, ibid.—Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V, (éd. Michaud et Poujoulat) t. II, p. 24.

[250] Les deux premiers surnoms sont donnés à Charles V par Christine de Pisan, le surnom de Charles le Riche se rencontre dans les chroniques bavaroises.

Fils d'un père si illustre et d'une mère chez qui la droiture de l'esprit s'alliait à une ardente piété et dont la dignité des mœurs était fameuse, Charles avait été «nourri par grant cure et diligence[251]», confié aux soins de serviteurs d'élite et entouré d'un grand luxe. Le premier sentiment développé chez cet enfant avait été la piété; il ne faisait que commencer à comprendre que déjà, il offrait une chapelle à Saint-Germain de Vitry[252]; à trois ans, on le menait en pèlerinage à Notre-Dame de Paris[253].

[251] Christine de Pisan, ibid.

[252] Le 9 décembre 1369.—Mandements et actes divers de Charles V, publiés par Léopold Delisle, dans la Coll. des Doc. Inéd... (Paris, 1874, in-4º), nº 618.—Vitry-sur-Seine, (cant. de Villejuif, arr. de Sceaux, dép. de la Seine) dépendait du doyenné de Montlhéry; sa principale paroisse avait pour patron saint Germain, évêque de Paris, mort en 576.

[253] Ibid., nº 859.

Arrivé à l'âge de «cognoistre», il avait reçu «nourritures de mœurs propres à prince et introduccion de lettres[254]». Toute une maison avait été formée autour de sa personne, et son père lui avait choisi quelques fils de seigneurs pour être les compagnons de ses jeux et de ses travaux[255].

[254] Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V, t. II, p. 24-25.

[255] Voy. Mandements et actes divers de Charles V, nombreux dons aux amis et aux serviteurs du Dauphin.

«Le Livre de Sénèque, les Gestes Charlemaine, les Enfances Pépin et la Cronique d'Oultre-mer de Godefroy de Bouillon» étaient, dès sa huitième année, les lectures accoutumées du Dauphin, ou les ouvrages que lui commentaient ses maîtres[256]. Quant aux exemples qu'il avait eus sous les yeux, c'était le loyal ménage de ses parents qui «moult s'aymoient de grant amour»; et il avait vu le deuil, «plus grant que communément ès autres hommes», porté par Charles V lorsqu'il avait perdu celle «de qui tant de beaux enfans avait eus et qui loyaulement l'avait aimé[257]».

[256] Ibid., p. 761, nº 1519.

[257] Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V, t. II, p. 19-20.—Charles appelait sa femme «le soleil de son royaume».

Le petit prince avait pu voir aussi ces hommes de gouvernement, ces graves personnages si studieux, si jaloux de la bonne renommée de la France qui entouraient et assistaient le Roi son père. Au reste, tout jeune, il avait montré d'heureuses dispositions de vaillance et d'amour de la gloire. Mais huit ans s'étaient écoulés depuis que Charles V était mort laissant cette éducation inachevée[258].

[258] Charles V était mort le 16 septembre 1380.

A vingt ans, le Roi Charles, qui venait de s'affranchir de la tutelle de ses oncles, était un robuste et brillant chevalier[259]; sa taille était au-dessus de la moyenne; sa chevelure blonde tombait sur ses épaules; ses yeux, très vifs, éclairaient un visage aux traits fins qu'estompait une barbe naissante. Sa physionomie était franche, énergique et gracieuse; ses manières étaient nobles et polies; toute sa personne, séduisante; quiconque le voyait soit «estrangier, prince ou aultre étoit amoureux et esjoy». Son affabilité égalait sa beauté; il se montrait «humain à toutes gens, sans nulz orgueil[260]». Il étonnait par sa vaillance; sa force, son intrépidité tenaient du prodige; mais ces dernières qualités, admirables chez un coureur de tournois, étaient plutôt nuisibles chez un Roi de France; le jeune prince ne rêvait que chevauchées, guerres et prouesses[261].

[259] Pour le portrait de Charles VI, voy. Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 563-567.—Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs..., t. II, p. 26.—Chroniques de Perceval de Cagny, publ. par H. Moranvillé, (Soc. de l'Hist. de France, Paris, 1902, in-8º) p. 127-128.—«Quoique le règne de Charles VI ait été fort long, dit le Père B. de Montfaucon, on trouve peu de monuments où ce Roi soit représenté en peinture ou en sculpture. La grande maladie qui le prit l'an douzième de son règne... et les malheurs qui accablèrent le Roiaume pendant ce tems-là firent apparemment qu'on ne pensa guère à tirer son portrait.» (Monuments de la Monarchie française, Paris, 1731-1733, 5 vol. in-fº), t. III, p. 180.—Le seul document iconographique ayant quelque valeur au point de vue de la ressemblance est une figure du Roi représenté debout, tirée de son tombeau à Saint-Denis; voy. Bibl. Nat. Estampes, Oa 13, fº 3.

[260] Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs..., t. II, p. 26.

[261] «Il se esbatoit aux gieux de paulme, de saillir, de dancer..., et de touz autres gieux honnestes, autant doulcement et humblement que peust faire le filz d'un simple chevalier.» Chronique de Perceval de Cagny, p. 127.

Quand, au lendemain du sacre, le peuple avait vu «son enfance si encline à armes, chevalerie, désir de voyagier, et entreprendre faiz», il avait jugé que «celluy roy estoit né lequel ès prophecies promises qui doit faire les grandes merveilles[262]». Le Dauphin, devenu Roi, le croyait lui-même; et, comme c'était la politique de ses oncles de faire la guerre,—aux frais du royaume pour leurs intérêts personnels,—sans aucune retenue, il s'abandonnait à sa passion immodérée pour les combats et toutes les choses de la chevalerie, oubliant les principes de sagesse et de prudence qui avaient inspiré les actes de Charles V.

[262] Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs. t. II, p. 25.

Un autre défaut le rendait incapable de bien administrer l'héritage paternel: sa générosité allait jusqu'à la prodigalité; il dépensait sans raison et sans prévoyance; il donnait à tous les solliciteurs, ne comptant jamais, et puisant à pleines mains dans ses coffres au grand désespoir de sa Chambre des Comptes.

La galanterie, enfin, complétait la figure de ce parfait Valois. Très tôt, il avait montré pour ce vice un penchant précoce. La faute en était peut-être à ce chevalier qui, malgré les efforts de Charles V pour écarter «toute personne qui, au Dauphin, osât ramentevoir matière luxurieuse», l'avait instruit «à amour et à vagueté[263]». Epris de la beauté, la cherchant sans cesse sous de nouvelles formes, toujours en quête du coup de foudre, toujours prêt à s'enflammer, et non moins prompt à se dégoûter, Charles était passionné et inconstant[264]; il apportait dans le plaisir, comme dans la dépense et les combats, aux tournois[265] ou à la guerre, une ardeur excessive, effet d'une imagination déréglée et d'un tempérament peut-être moins sain au fond que ne l'annonçaient les apparences.

[263] Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs..., t. II, p. 25.

[264] «Les appétits charnels, auxquels il se livrait, dit-on, contrairement au devoir du mariage, ne lui permettaient pas de douter qu'il n'eût hérité de malédiction qui avait frappé le premier homme et sa race perverse. Toutefois, il ne fut jamais pour personne un objet de scandale, jamais il n'usa de violence, jamais il ne porta le déshonneur dans une famille...» Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 567.

[265] «Il se mêlait aussi trop souvent aux tournois et autres jeux militaires dont ses prédécesseurs s'abstenaient dès qu'ils avaient reçu l'onction sainte». Ibid.

Voilà quel était l'ensemble des qualités aimables et des défauts inquiétants de ce prince qui, après huit années de tutelle, venait de prendre en main la direction de son royaume. Le couple royal était maintenant délivré de toute surveillance; le duc de Bourgogne lui-même, dépouillé de ses droits de contrôle, ne pouvait plus que présenter des avis.

Isabeau, autant que le Roi, devait profiter de cette indépendance. Depuis quelque temps, elle était bien différente de la petite princesse bavaroise dont l'ingénuité et la simplicité avaient naguère étonné Madame de Hainaut. Les leçons hâtives de celle-ci, les enseignements de la duchesse d'Orléans avaient été complétés par l'étude et la pratique des mœurs de la Cour. A dix-huit ans, Isabeau était parfaitement reine; de plus, cette jeune femme, deux fois mère, déjà éprouvée par le deuil, et chez qui s'éveillait le sens de la politique, apparaissait mûrie par ses trois années de mariage.

Une petite taille,—un front élevé, de grands yeux dans un visage large, aux traits accentués; le nez fort, aux narines très ouvertes; la bouche grande, aux lèvres sinueuses et expressives; le menton rond et potelé, la chevelure très brune, tel est alors le physique de la Reine, d'après les textes les plus véridiques[266] et les quelques portraits ou miniatures de l'époque qui sont parvenus jusqu'à nous[267].

[266] Voy. Le Songe Véritable..., (éd. H. Moranvillé, Mém. Soc. Histoire de Paris, t. XIII, p. 296).—Le Pastoralet, dans les Chroniques relatives à l'Histoire de la Belgique sous la domination des ducs de Bourgogne, (texte français, éd. Kervyn de Lettenhove, Bruxelles, 1878, in-4º, p. 578.)

[267] On lit dans les Antiquités nationales de Louis Millin, (Paris, 1790-1799, 5 vol. in-4º, t. I, p. 34) qu'avant la Révolution, «les monuments reproduisant l'image d'Isabeau de Bavière étaient assez communs».—Il n'en reste plus aujourd'hui qu'un petit nombre et de médiocre valeur. Les plus intéressants sont: la représentation de la statue tombale de la Reine à Saint-Denis, Bibl. Nat., Estampes Oa 13, fº 9 et Pe 1a, fº 44,—la copie d'un portrait d'Isabeau en costume de cour, tiré du cabinet de Gaignières, Bibl. Nat., Estampes Oa 13, fº 6;—une miniature du Musée Britannique, (ms. Harleyem 441) où la Reine est représentée au milieu de ses dames recevant l'hommage d'un livre de Christine de Pisan;—enfin deux miniatures placées en tête d'un manuscrit de Froissart exécuté au xve siècle: Entrée de la Reine à Paris, et Joûtes en son honneur, Bibl. Nat. f. fr. 2648, fº 1.—Millin dans ses Antiquités Nationales (t. I, nº 1, pl. 3 et 4, p. 30-34,) a reproduit cinq statues qui, en 1789, surmontaient le portail de la Bastille donnant sur la rue Saint-Antoine, et il suppose que ces figures étaient celles de Charles VI, d'Isabeau de Bavière et de deux de leurs fils en prière devant saint Antoine de Padoue.—M. Bournon dans son Histoire de la Bastille, (Coll. des Doc. sur l'Hist. Gén. de Paris, 1893, in-4º, p. 12) n'accepte pas cette hypothèse; d'après lui les statues représenteraient Charles V, Jeanne de Bourbon et leurs deux fils, Charles et Louis. L'examen du costume et de la coiffure de la Reine nous rallie à l'opinion de M. Bournon.

Donc Isabeau n'avait ni un beau corps, ni des traits réguliers; mais elle rachetait «sa bassesse[268]» par ses heureuses proportions; son visage avait «grand joliveté[269],» c'est-à-dire de la vivacité et de l'agrément; son teint brun, «sa laide peau[270]», paraissaient étranges; sa personne dégageait un charme piquant:

«..... et jolie et avenans
que plaisamment recompensoit
la deffaulte de sa beaulté[271].

[268] Le Pastoralet, vers 158..., p. 578.

[269] Ibid.

[270] Le Songe Véritable, vers 2838..., p. 296.

[271] Le Pastoralet..., p. 578.—Il y a loin de cette jeune femme à la fois étrange et attrayante, à la Reine, perfection de beauté, que décrivent certains historiens, d'après la tradition, disent-ils. Mais en vérité, celle-ci ne pourrait s'appuyer que sur les éloges non moins partiaux qu'emphatiques prodigués par les chroniqueurs bavarois à leur jeune princesse. Froissart, qui si volontiers trace le portrait des belles dames et qui avait assisté aux fêtes d'Amiens, est muet sur les charmes d'Isabeau.

A cette époque, le caractère de la Reine ne s'est encore révélé par aucune œuvre de volonté. Isabeau contenait sans doute ses sentiments intimes ou les dissimulait, car, très surveillée par les Princes, elle ne pouvait satisfaire ses penchants ni ses caprices; n'était-elle pas du reste absorbée, tout entière, par sa seconde éducation et les nouveautés du milieu où elle se trouvait transplantée? Excessivement pieuse, puisque, dans cette Cour où les exercices religieux étaient en très grand honneur, elle semble se distinguer par ses pratiques assidues et singulières; elle était dévotieuse à la mode de Bavière, et même, l'ostentation de ses œuvres pies et l'affectation de son zèle pour certains autels privilégiés font penser aux superstitieuses coutumes de la pompeuse Italie.

Isabeau aimait beaucoup Charles VI: la vive affection qu'elle lui portait était faite d'admiration pour le mari si séduisant, et de gratitude pour le Prince qui l'avait élevée au trône de France.

Un autre sentiment très marqué chez la Reine était sa fidélité au souvenir des siens, son attachement à tout ce qui lui rappelait la Bavière. Aux heures mêmes où elle semblait le plus orgueilleuse du luxe et des honneurs qui l'entouraient, Isabeau n'était point prisonnière de sa haute situation; elle avait réservé dans son cœur comme un jardin secret qu'elle cultivait avec un soin pieux, et où sa pensée se retirait souvent. C'est là, pour le moment, le trait vraiment original du personnage de la jeune Reine: elle s'était assimilé tous les dehors, toutes les apparences qui convenaient à son rôle sur la scène française; mais au fond, elle restait allemande. Ainsi s'explique le silence de nos chroniqueurs sur son caractère: leur observation ne pouvait pas facilement démêler les goûts et les sentiments de cette étrangère.

Au surplus, Isabeau connaissait maintenant les raisons politiques qui avaient fait rechercher sa main pour le Roi de France; et, au cours d'événements prochains, elle se révèlera consciente de son influence diplomatique. En attendant, on la verra, de 1389 à 1392, continuer sa vie de voyages et de fêtes, mais avec une liberté d'allures plus grande que précédemment, et moins d'indifférence pour les affaires politiques.


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