Isabeau de Bavière, reine de France. La jeunesse, 1370-1405
CHAPITRE VI
LA REINE ET LE DUC D'ORLÉANS
Le protagoniste mort, la Reine et le duc d'Orléans occupèrent le premier plan de la scène politique.
En 1404, le duc d'Orléans avait trente-deux ans; mûri par l'âge, il n'était plus, certainement, le prince frivole de la vingtième année, les plaisirs seuls ne l'occupaient plus tout entier; l'ambition lui était venue et, avec elle, l'esprit de suite; d'ailleurs, au cours de sa lutte contre son oncle Philippe, il avait éprouvé de graves ennuis, partant, sa fatuité s'était émoussée, et si, dans les récentes intrigues diplomatiques que nous lui avons vu inspirer ou diriger, quelques-uns de ses actes ont pu paraître téméraires, on ne saurait, sans injustice, les qualifier d'inconsidérés[937].
[937] Voy. pour le portrait du duc Louis d'Orléans: Christine de Pisan, «Livre des faits et bonnes mœurs du sage roy Charles V», (Coll. Michaud et Poujoulat, t. II, p. 28-31).—Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 74 et 739.—Le Pastoralet, vers. 189 à 209, (Chroniques Belges, textes français, p. 579 et 580).—Bibl. Nat., Estampes, Collection Gaignières, Statue tombale de Louis d'Orléans à Saint-Denis, Oa 13 fº 11.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, Introduction I-XVI.
A la cour, son renom de prince charmant n'avait rien perdu de son lustre: dames et seigneurs, amusés par son gracieux entrain, applaudissaient à toutes ses fantaisies. Les qualités les plus séduisantes ornaient sa personne; sa physionomie douce et intelligente respirait la franchise et la bonté; son visage, d'une agréable rondeur, était éclairé par deux grands yeux que voilait par moment une ombre de mélancolie; la taille bien prise, le port noble, même sous les plus riches costumes il avait une remarquable aisance. Comme son frère, à qui il ressemblait beaucoup, il était vaillant à la chevauchée et au tournoi; mais il avait mieux profité que celui-ci de la belle instruction donnée par Charles V à ses enfants; il était très lettré, grand liseur et il contait avec charme, en un style singulièrement imagé; les chroniqueurs vantent «sa belle parleure ornée naturellement de rhétorique». Par ses manières affables[938] et ses paroles dorées, il savait plaire à tous, surtout aux dames car envers elles il était passé maître en galanterie. Cependant sa vie privée était méprisable: quoique marié à une femme belle et fidèle, quoique père de famille, il continuait à jouer avec passion et à rechercher les bonnes fortunes; aussi était-il moins populaire qu'on ne l'a dit; souvent même, la clameur publique flétrissait, en termes violents, l'inconduite de ce prince joueur et coureur de filles[939]. En effet, les vilains qui adoraient leur pauvre Roi déploraient qu'il n'eût pas auprès de lui, pour l'assister ou le suppléer, un frère plus sérieux et moins prodigue.
[938] Christine de Pisan..., t. II, p. 29.
[939] Arch. Nat. JJ 153, pièce 430.
Malgré tous ses défauts et ses graves vices, le duc d'Orléans est considéré par la plupart des historiens avec sympathie; toutefois, son aristocratique désinvolture et le tour si français de son esprit auraient sans doute failli à lui gagner l'indulgence de la postérité s'il n'avait péri, dans la force de l'âge, victime d'un odieux assassinat.
La collection Gaignières contient la copie d'un portrait d'Isabeau la représentant aux environs de la trentaine[940]: le chef tourné de trois quarts, la main gauche retenant le manteau et la droite libre, à la hauteur de la poitrine, la Reine, vêtue de la houppelande fleurdelisée, coiffée du hennin couronné, s'avance en quelque cortège, deux suivantes portent la queue de sa robe. Cette peinture était sans doute une œuvre de commande, car l'artiste s'est surtout attaché à rendre la majestueuse attitude de la souveraine sous un costume d'apparat; le dessin de la tête est du style convenu, les traits sont réguliers mais sans expression; pourtant on remarque l'empâtement des contours du visage, surtout sous le menton. De ce détail, nous pourrions inférer qu'en 1404, après onze grossesses, Isabeau avait plus que de l'embonpoint; cette supposition serait assez vraisemblable puisque, dans quelques années, la Reine deviendra lourde au point de ne plus pouvoir prendre de l'exercice; mais plutôt que de risquer de douteuses hypothèses, nous préférons avouer que nous manquons de documents sur le physique d'Isabeau à cette époque.
[940] Bibl. Nat., Estampes, Collection Gaignières, Oa 13, fol. 6.
Pour le moral, nous sommes mieux renseignés; déjà nous avons constaté que le principal trait de son caractère était un égoïsme avide servi par une étonnante aptitude à l'intrigue. Considérons maintenant la Reine dans son rôle d'épouse et de mère.
Pendant les premiers temps de la maladie du Roi, Isabeau avait amèrement pleuré et beaucoup prié; forte de sa profonde affection pour son mari, elle s'était résignée, de longues années durant, à se voir repoussée par lui quand il était en démence, et à reprendre la vie conjugale dès qu'il avait recouvré la raison; l'espoir que Charles pouvait guérir était resté plus ferme en elle que chez toute autre personne de l'entourage du Roi; mais, des méchantes paroles à l'adresse de sa femme, le pauvre fou avait passé aux voies de fait; il la frappait parfois si durement que les Princes appréhendaient quelque malheur[941]. Alors Isabeau trembla à la seule vue de ce maniaque qui, dans ses crises, lui jurait une haine mortelle, et le dégoût la prit de ses propos insensés et de ses gestes ridicules. De mois en mois, elle s'habitua à considérer la déchéance de son mari comme irrémédiable, et un temps vint où, à ses yeux, «le Roi» n'exista plus. Désormais, chaque fois que Charles reviendra à la santé relative, elle saura dissimuler la répulsion qu'il lui inspire; elle en obtiendra toujours les donations convoitées et la signature des actes dont elle attend quelque profit, mais entre les deux époux il n'y aura plus de rapports intimes.
[941] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. VI, p. 487.
Il est impossible de déterminer le mois, même l'année où le ménage royal se trouva ainsi irrévocablement désuni. Les chroniques ne contiennent aucun détail qui puisse nous éclairer sur ce point obscur; seuls des Mémoires, œuvre de quelque confident d'Isabeau, eussent pu révéler le moment précis de cette rupture; or, aucun journal secret n'a été tenu à la cour de Charles VI, ou du moins aucun écrit de ce genre n'est parvenu jusqu'à nous; nous ignorons les mystères de l'alcôve royale, mais vraisemblablement, c'est pendant l'année 1404 qu'Isabeau se détacha entièrement du Roi.
A cette époque, le duc Louis d'Orléans était, plus que jamais, l'hôte des résidences de la Reine; bien qu'ils n'eussent pas d'affinité intellectuelle, le goût du faste, l'organisation des fêtes et certains intérêts politiques les rapprochaient continuellement. On a avancé que cette intimité d'Isabeau avec son beau-frère était devenue, à un moment donné, liaison coupable, «incestueuse», suivant le droit canonique du moyen âge. Brantôme a écrit: «Louis d'Orléans ne fit pas difficulté d'aimer sa belle-sœur, Isabeau de Bavière[942]», comme s'il mentionnait un fait connu de tous, et depuis le XVIe siècle, cette assertion a été répétée si souvent que, dans l'esprit d'un très grand nombre de nos contemporains, le nom du duc d'Orléans est inséparable de celui d'Isabeau. Par contre, quelques historiens se sont refusés à reproduire cette grave accusation n'ayant trouvé aucun témoignage incontestable sur lequel l'appuyer.
[942] Œuvres complètes de Pierre de Bourdeilles, seigneur de Brantôme (éd. L. Lalanne, Soc. Hist. de France, Paris, 1874-1882, 11 vol. in-8º) t. II, p. 357, 358.
Pour notre part, nous avons recherché de quels éléments avait pu se former la légende des «criminelles amours de Louis d'Orléans et d'Isabeau», et nous allons exposer les résultats de notre enquête; disons tout de suite que celle-ci nous a fourni seulement quelques graves présomptions contre la Reine, mais de preuves, aucune; aussi que le lecteur ne s'attende ni à un réquisitoire, ni à un plaidoyer, pas plus qu'à une solution quelconque du problème, nous voulons simplement développer à ses yeux le canevas sur lequel ont brodé conteurs et romanciers.
Très certainement, lorsqu'Isabeau s'éloigna de Charles, l'âge n'avait pas encore tari en elle le besoin des doux épanchements; de plus, elle n'avait rien perdu de son goût pour les plaisirs. A trente-cinq ans, elle éprouvait encore une orgueilleuse jouissance à présider les cérémonies et les fêtes. Or, à ses côtés, vivait le prince le plus fastueusement élégant de toute la cour, celui qui fièrement portait, comme une auréole, sa réputation d'homme à bonnes fortunes: «Se j'ay aimé et on m'a aimé, ce a faict amours; je l'en mercie, je m'en répute bien eureux!» Il était, il est vrai, l'époux de la noble Valentine, mais l'on sait quels sentiments Isabeau nourrissait pour la duchesse d'Orléans; longtemps, elle avait jalousé en elle l'amie du Roi, et l'on n'a pas oublié sous quel prétexte calomnieux elle la tenait exilée de la cour depuis 1396. Au fond, la petite fille de Bernabo haïssait la fille de Galéas. De ce côté donc, aucun obstacle n'était offert au penchant de la Reine vers le duc.
D'ailleurs, elle ne pouvait craindre que ses fantaisies causassent du scandale à la cour, car les seigneurs et les dames étaient presque tous frivoles ou débauchés et ne s'étonnaient pas des pires choses. La triple folie du plaisir, du luxe et de l'amour semblait emporter, comme dans un tourbillon, la société des Grands en cette aurore du XVe siècle.
[943] Le Pastoralet, vers 87-94 (Chr. Belges, textes français, p. 576).
Le joli bois que chante l'auteur du Pastoralet est Paris, la résidence de la cour. Les ballades d'Eustache Deschamps, de Christine de Pisan célèbrent l'amour et les amants; jamais les prédicateurs n'ont trouvé plus ample matière à fulminer que dans les mœurs de cette époque. Que l'on paraissait loin déjà de la cour si décente et si réglée de Charles V! Peu à peu toutes les sages personnes des précédentes générations: la duchesse douairière d'Orléans, la Reine Blanche, la duchesse de Bar, étaient mortes, et la duchesse de Bourgogne va bientôt suivre son mari dans la tombe[944]; avec elle, disparaîtra le dernier type de noble et respectable dame qui eût pu encore imposer à Isabeau.
[944] La duchesse Marguerite de Bourgogne mourut en 1405.
Et nous voyons celle-ci s'afficher avec son beau-frère: en juillet 1405, par exemple, tandis que le Roi et les Enfants de France sont demeurés à Paris, la Reine passe plusieurs jours, pour son plaisir, au château de Saint-Germain, en compagnie du duc Louis. Le 12 juillet, ils font ensemble une promenade dans la forêt, elle en char, lui à cheval. Tout à coup un gros orage éclate avec de fortes rafales de vent et de pluie; le duc monte dans la voiture d'Isabeau; les chevaux, effrayés par le tonnerre, se cabrent, puis s'emportent et dévalent à toute bride dans la direction de la Seine; les deux voyageurs se voient perdus; mais le sang-froid d'un cocher, qui coupe les traits, les sauve d'une mort qui paraissait certaine[945]. Le lendemain, étant toujours au château de Saint-Germain, ils apprennent avec terreur que l'orage de la veille s'est aussi abattu sur Paris et que la foudre est tombée sur l'hôtel Saint-Pol où elle a causé de grands ravages: dans une chambre voisine de celle où se trouvait le Dauphin, elle a tué un de ses compagnons de jeux et blessé grièvement plusieurs personnes. La Reine et le duc tirent les plus mauvais présages de cette catastrophe; et autour d'eux, on commente ces mauvais présages; ils peuvent entendre dire «qu'ils vont bientôt voir fondre sur eux les derniers malheurs en punition de leurs méfaits[946]». Louis d'Orléans pense alors à payer ses dettes, mais Isabeau ne se préoccupe nullement de garder plus dignement son rang.
[945] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 281.
[946] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. IIII, p. 283-285.
Peu de temps après, au début de la lutte entre les partisans du duc d'Orléans et ceux de Jean de Bourgogne, non seulement la Reine se prononce pour la politique de son beau-frère, mais elle se sauve avec lui, loin du Roi, jusqu'à Melun, où deux mois entiers, le même toit les abrite[947]. En cette circonstance, elle rompait avec l'une des traditions les plus fidèlement observées par les Reines de France, ses devancières.
[947] Cf. Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. III p. 291-317.—Monstrelet, Chronique..., t. I, p. 108-125.—Arch. Nat. Comptes de l'Hôtel de la Reine, KK 46.—etc., etc.
Vers la même époque, elle néglige ses enfants, ne s'occupe plus de la personne du Roi qui, dès lors, végète dans un pitoyable état de misère physique et morale. Au milieu de l'année 1405, quelques gens de l'entourage de Charles VI blâment tout haut Isabeau de ne pas veiller à l'éducation de ses enfants. Quand ces propos parviennent aux oreilles du Roi, il veut s'assurer de leur fondement et ayant fait venir le duc de Guyenne, il lui demande depuis combien de temps il est privé des caresses de sa mère; l'enfant répond qu'elle ne l'a pas embrassé depuis trois mois, il est élevé et soigné par sa dame d'honneur seule. Ce rapport attrista Charles VI qui récompensa la gouvernante et la pria de continuer ses soins au Dauphin[948].
[948] Religieux de Saint-Denis.... t. III, p. 289, 291.
Cependant les dépenses de l'Hôtel du Roi, restent les mêmes comme le prouvent les Comptes. On achète toujours les choses nécessaires au Prince et à ses officiers; donc s'il est vrai «que le souverain du plus riche royaume du monde manque de tout ce qui est indispensable à la majesté royale», c'est qu'Isabeau et le duc d'Orléans n'exercent aucune surveillance sur l'Argenterie du Roi et qu'ils y tolèrent le désordre; non seulement Charles VI n'est plus entouré des soins ni du confort que réclament son mal et son rang, mais on le laisse s'adonner à ses manies bizarres et dangereuses. Pendant cinq mois (juillet-novembre 1405), il reste sans faire sa toilette, il refuse même de changer de linge; il ne mange, ni ne se couche plus à des heures régulières. Son corps est couvert de pustules et rongé par la vermine; son visage est hâve et d'un aspect repoussant; sa barbe, inculte; un ulcère, produit par une blessure qu'il s'est faite dans un geste de folie, répand autour de sa personne une odeur fétide[949].
[949] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, p. 349.
Quand les médecins sont parvenus à le retirer de cette abjection, Isabeau refuse, plus que jamais de reprendre la vie commune[950]; elle éprouve maintenant, pour l'état de déchéance où son mari est tombé, un dégoût insurmontable: c'est alors que «la petite reine» la remplaça dans la couche royale. A la fin de 1405, en effet, une maîtresse fut donnée à Charles VI, la charmante et énigmatique Odette de Champdivers qui fit au pauvre fou l'aumône de ses grâces et de sa douce pitié. Elle remplit sa triste tâche avec la plus parfaite abnégation; en 1406 ou 1407, elle donna au Roi une fille, baptisée sous le nom de Marguerite.
[950] Ibid., t. VI, p. 487.
Est-ce Isabeau qui a choisi pour la suppléer auprès de son mari cette touchante victime, issue d'une noble famille de Bourgogne, et sans doute, parente de ce Guy de Champdivers que nous avons vu occuper un haut emploi dans l'Hôtel de la Reine[951]? Si elle n'a pas désigné elle-même la nouvelle compagne de Charles VI, Isabeau a du moins consenti à la chose; le chroniqueur l'affirme et il constate que cet agrément paraissait fort étrange[952].
[951] Sur «la petite reine», Voy: L. Lavirotte, Odette de Champ divers.., (Dijon, 1854, in-8º).—Vallet de Viriville, Odette de Champ divers était-elle fille d'un marchand de chevaux? (Bibl. Ec. Chartes, année 1859, p. 171-181).
[952] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. VI, p. 487.
Dans cette scabreuse relation, il nous faut maintenant mettre en scène ceux qu'Isabeau nomme «nos bien amez les religieux Célestins fondez de Notre-Dame, à Paris[953]». Le 15 avril 1405, ils sont gratifiés par la Reine de lettres les assurant qu'ils n'ont à craindre aucun préjudice des constructions qu'elle a fait exécuter peu auparavant. En face des jardins de l'Hôtel Saint-Pol, Isabeau s'est approprié «le champ au Plastre, sis en la rue du petit Muce» et ancienne propriété du couvent Saint-Eloi de Paris. Elle a d'abord fait clore de murs ce terrain du côté de la rue, et puis «labourer et cultiver en jardin». Ensuite elle a fait «ouvrir certains huis et entrées, fermant à serrures et à clés ou autrement», entre le jardin du Champ au Plastre et le clos des vignes des Célestins, et elle a ordonné de percer plusieurs autres portes donnant sur le monastère, les jardins et vignobles de ces religieux. Ainsi qu'elle-même nous le révèle dans sa lettre, son but n'était pas seulement de pouvoir pénétrer dans le monastère et l'église pour y faire ses dévotions, seule ou accompagnée de ses enfants, mais aussi de passer souvent ces portes «pour aller s'ébattre» et se promener dans les grands jardins du couvent et d'y envoyer ses enfants.
[953] Arch. Nat. K 180, pièce 16.
Or, une lettre du duc d'Orléans, un peu postérieure à celle de la Reine, nous apprend que, lui aussi, aime à s'ébattre dans ces mêmes jardins; mais qu'il ne voudrait pas que la faveur accordée par les religieux pût en quelque manière leur porter préjudice. D'ailleurs, ajoutait-il, «entrer et yssir pouvait se faire sans les appeler ou leur sceu[954]».
[954] Arch. Nat. K 180, pièce 16.
On a supposé qu'Isabeau et Louis s'étaient ménagé dans ce jardin, pour leurs rendez-vous, quelque discret bocage. On lit dans le Pastoralet:
[955] Le Pastoralet, vers 959-961, (Chr. Belges, textes français, p. 602).
et le satirique poète accuse le duc de n'affecter une si grande dévotion aux Célestins qu'afin de dissimuler ses coupables pensées et ses trahisons envers Charles VI.
D'autres ouvrages contemporains, plus sérieux que ce poème, contiennent des allusions à l'étroite intimité de la Reine avec son beau-frère. Le Religieux de Saint-Denis parle «d'un bruit public[956]» qui attribuait à la rivalité du duc de Bourgogne et du duc d'Orléans des causes secrètes. En outre, des propos scandaleux étaient tenus, à la cour même, sur la conduite de la Reine, non par de petites gens en mal de commérages, mais par de très nobles damoiselles dont quelques-unes avaient toute la confiance d'Isabeau. Celle-ci, en effet, dans le courant du mois d'août 1405, remarqua que les gens de son entourage jasaient à son sujet; immédiatement, elle résolut d'infliger aux calomniateurs un châtiment exemplaire: la dame de Minchière, gardienne du sceau de la Reine, fut frappée la première; Isabeau la chassa ignominieusement; avec elle, plusieurs autres damoiselles furent congédiées; puis la vicomtesse de Breteuil et l'écuyer Robert de Varennes furent jetés en prison (15 août 1405), ils y restèrent longtemps; les démarches tentées par leurs familles auprès de la Reine furent non avenues, et celle-ci ne voulut même pas consentir à ce qu'on procédât envers les deux prévenus suivant les formes régulières de la justice. Craignait-elle donc que la vicomtesse et l'écuyer ne fussent absous ou reconnus coupables seulement de médisance? En tout cas sa colère apparut implacable[957].
[956] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 13.
[957] Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 331.
Quelques-mois auparavant, elle avait déjà entendu blâmer sa conduite, mais sans pouvoir sévir. Au mois de mai précédent, un Augustin, Jacques Legrand, prêchant à la cour le sermon de l'Ascension, s'était autorisé et de sa robe de moine et des violences de langage tolérées chez les Frères prêcheurs, pour répéter en face d'Isabeau ce que tout le monde chuchotait. Quand il s'était écrié: «la déesse Vénus règne seule à votre cour, ô Reine,» l'allusion était ambiguë; mais quand il avait dit: «l'ivresse et la débauche lui servent de cortège et font de la nuit le jour, corrompant les mœurs et énervant les cœurs»; il avait nettement visé les fêtes de la cour; lorsqu'enfin il avait conclu: «partout on parle de ces désordres, et de beaucoup d'autres..., si vous voulez m'en croire, ô Reine, parcourez la ville sous le déguisement d'une pauvre femme, vous entendrez ce que chacun dit[958]», l'apostrophe était bien directe.
[958] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 269.
Cette fois, les dames et les familiers d'Isabeau avaient tous pris parti pour leur souveraine, sans doute parce qu'ils s'étaient sentis enveloppés dans la même réprobation; et, comme ils marquaient au prédicateur leur étonnement, celui-ci déclara que lui-même en avait éprouvé un beaucoup plus grand à la vue de leurs mauvaises actions et il ajouta: «non seulement de celles que j'ai flétries, mais d'autres que je ferai connaître à la Reine quand il lui plaira[959]».
[959] Ibid.
Jacques Legrand avait fait preuve d'un réel courage en invectivant contre la cour et ses mœurs dissolues, car certainement il connaissait l'histoire de saint Jean Chrysostôme et de l'impératrice Eudoxie et savait que «les femmes et surtout les nobles dames s'irritent des paroles qui leur déplaisent[960]».
[960] Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 269.
L'âme vindicative d'Isabeau dut cruellement souffrir de ne pouvoir corriger l'audacieux prédicateur. Bien plus, on dit que Charles VI, au rapport qu'on lui fit de la mercuriale du moine augustin, «en témoigna beaucoup de satisfaction[961]»; il était alors en possession de son bon sens; quel grief avait-il donc contre Isabeau pour se réjouir des insultes qu'on lui avait prodiguées? quelques-uns des mauvais bruits qui circulaient sur le compte de sa femme, étaient-ils parvenus à ses oreilles; ou, de ses propres yeux, avait-il surpris quelques indices?
[961] Ibid., p. 271.
Le chroniqueur Guillaume Cousinot, familier du duc d'Orléans, traite de calomnies tous les méchants propos qui se colportaient alors à la cour et dans la ville; pourtant il ne croit pas devoir les passer sous silence; il dit que le duc de Bourgogne, pour mettre «les cueurs du peuple» contre la Reine et Louis d'Orléans, fit «semer par cayemans et par tavernes faulces mençonges de la royne et du duc d'Orléans son frère[962]».
[962] G. Cousinot, Gestes des Nobles, p. 109.
Quant au Religieux de Saint-Denis, dont la plume chaste et circonspecte n'aurait su formuler une accusation sans preuves évidentes, il n'affirme rien de positif, mais son récit autorise les soupçons, car il nous représente Isabeau et le duc toujours ensemble, comme deux complices: «Ils mettaient toute leur vanité dans les richesses, toutes leurs jouissances dans les délices du corps....., ils oubliaient tellement les règles et les devoirs de la royauté qu'ils étaient devenus un objet de scandale pour la France et la fable des nations étrangères[963].»
[963] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 267.
Il est vrai qu'en ces années 1404-1406, le pamphlétaire parisien qui flagellait avec le plus de violence la cupidité d'Isabeau, le luxe effrené de son entourage, ne parle pas des mœurs privées de la Reine; aucun de ses traits ne vise précisément sa conduite; pourtant, en lisant très attentivement les cinglantes satires contenues dans le «Songe véritable», on s'aperçoit que l'auteur n'exprime pas toujours sa pensée jusqu'au bout; il s'arrête, comme s'il jugeait trop grave ce qu'il lui reste à dire. Ainsi ses personnages allégoriques profèrent parfois de terribles menaces contre Isabeau à propos d'actions, voire même de fautes qui, vraiment, ne méritent pas toutes ces foudres: A un endroit, Fortune répond aux supplications de Souffrance:
[964] Le Songe Véritable, vers 1741-1743 (éd. Moranvillé, Mém. Soc. Hist. de Paris, t. XVII, p. 276).
Autre part, c'est Raison qui lance contre Isabeau une sorte d'arrêt:
[965] Le Songe Véritable, vers 2838-2855.
Si Isabeau lut ou connut ces vers, elle dut trembler: n'évoquaient-ils pas le souvenir de la fin tragique de Marguerite de Bourgogne et l'affreuse vision du Château Gaillard?[966]
[966] Marguerite de Bourgogne, femme du roi Louis X le Hutin, ayant été convaincue d'adultère, fut enfermée au Château Gaillard où elle périt étranglée par ordre de son mari.
Ce que le «Songe véritable» permet seulement de supposer, un autre pamphlet le Pastoralet le publie en neuf mille vers. Ce dernier poème est le très long et parfois très agréable récit de la «joyeuseté qu'on faisait à Paris en temps de paix», de la «hantise» qu'avait le duc d'Orléans avec la Reine, et des effroyables conséquences de leurs amours.
La Bergère «Belligère», c'est la Reine Isabeau
[967] Le Pastoralet, vers 8886. (Chr. Belges, textes français, p. 845).
«Tristifer» est le duc d'Orléans, personnage sinistre. L'amour est né en eux, insensiblement, à la faveur des joyeux plaisirs de la cour. Un jour, il se trouve que le Roi Charles VI, «le berger Florentin amie fausse a», car Belligère
Alors que de son côté Tristifer
Longtemps il n'y eut entre eux qu'échange de doux regards,
Enfin, un beau soir, tandis que les pastours
ont quitté la fontaine et ramènent leurs troupeaux, Isabeau, que l'amour tourmente est venue
où ne tarde pas à la rejoindre
[968] Le Pastoralet, vers 1035-1038 et 1069-1073..... p. 605-606.
Certes, tout cela n'est que malicieuse et facile fiction; c'est en vers plaisants la satire du parti d'Orléans au profit des Bourguignons; pourtant, au moment où le poème est écrit, vers 1420, ceux-ci ont tout intérêt à ménager Isabeau dont ils sont les obligés. De plus, si les amours de la Reine et de son beau-frère n'avaient pas été la fable publique, comment un vrai poète eût-il consacré près de dix mille vers à cette «histoire». Au surplus, l'auteur anonyme du Pastoralet déclare n'employer comme matière que des faits connus de tous,
[969] Probablement l'auteur d'un pamphlet qui n'est pas parvenu jusqu'à nous.
[970] Le Pastoralet, vers 8832-8840... p. 843-844.
A partir de 1420, les Anglais exploitèrent, pendant de longues années, le souvenir des bruits qui avaient circulé sur l'adultère de la Reine; «Cil qui se dit dauphin», disaient-ils, en parlant de Charles né en 1403, et, par ces mots, ils entendaient que le jeune prince «n'estoit pas légitime, et par ce moyen inhabile à succéder à la couronne de France[971]». Certes, ce témoignage paraît suspect au premier chef, puisqu'il émane d'ennemis intéressés; il mérite pourtant qu'on s'y arrête, car il évoque le souvenir des doutes angoissants de Charles VII se demandant «s'il était vrai fils du Roi de France».
[971] Jean Chartier, Histoire de Charles VII roi de France (éd. Vallet de Viriville. Paris, 1858. 3 vol. in-18º) t. I, p. 209-210.
«Sire, n'avez-vous pas bien en mémoire que le jour de la Toussaint dernière, vous estant en votre oratoire tout seul, la première requeste que vous feiste à Dieu fut que vous priastes que se vous n'estiez vray héritier du royaume de France vous oster le courage de le poursuivre?[972]» C'est en ces termes que l'abréviateur du Procès de Jeanne d'Arc rapporte l'entretien de la Pucelle avec le Roi, en mai 1429; et il dit tenir son renseignement «de grans personnages qui l'ont veu en chronique bien autentique».
[972] J. Quicherat, Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d'Arc (Paris 1841-1849 5 vol. in-8º) t. IV, p. 258.
Une version analogue est celle de P. de Sala qui a reçu les confidences d'un chambellan du Roi[973].
[973] «Monseigneur de Boissy, dit-il, me conta entre aultres choses le secret qui avait esté entre le roy et la Pucele, et bien le povoit scavoir, car il avoit esté en sa jeunesse tres aymé de ce roy, tant qu'il ne voulut oncques souffrir coucher nul gentilhomme en son lit fors que lui». J. Quicherat, Procès de réhabilitation..., t. IV, p. 280
Les anxiétés de Charles VII se trouvent aussi consignées dans le «Miroir des femmes vertueuses», où le jeune Roi nous est représenté «sillogisant la nuit en sa pensée, ses graves affaires,» et, tandis que ses gens dormaient, se levant doucement «et à nuds genoux» suppliant Notre-Dame que, «s'il estoit vray fils du Roy de France et héritier de sa couronne», elle l'aidât à recouvrer son royaume[974]. L'existence d'un secret entre la Pucelle et Charles VII est affirmée par plusieurs historiens du temps, par les témoins du procès à décharge, et si, presque tous, par prudence sans doute, prétendent ignorer ce que se dirent Charles et Jeanne, ou révèlent simplement que celle-ci rappela au Roi un vœu qu'il avait fait en son privé[975], Frère Jean Pasquel, de l'ordre de Saint-Augustin, confesseur de Jeanne, dépose que sa pénitente s'écria: «Et moi je te dis de la part de Messire que tu es vray héritier de France et fils du Roy[976]!» Cette parole rassura Charles et le releva de son accablement.
[974] J. Quicherat, Procès de réhabilitation, t. IV p. 280.
[975] Simon Charles, qui était maître des requêtes à la chambre des Comptes en 1429, et qui assistait à l'entrevue de Chinon, déclara au procès de réhabilitation «que Jeanne avait parlé longtemps avec le roi, et que celui-ci après l'avoir entendue, paraissait joyeux». J. Quicherat.., t. III p. 116.—Jean d'Aulon, chevalier célèbre par ses exploits, que Charles VII avait chargé de veiller sur Jeanne, dit: «parla la dicte Pucelle au roy notre sire secrètement, et lui dist aucunes choses secrètes lesquelles il ne sect». J. Quicherat.., t. III p. 209.—On lit aussi dans le Journal du siège d'Orléans «et depuis mesne déclara au roy en secret, présent son confesseur et peu de ses secrets conseillers, ung bien (c'est-à-dire un vœu) qu'il avoit fait dont il fut fort esbahi, car nul ne le povoit sçavoir, sinon Dieu et luy». Procès de réhabilitation, t. IV p. 128.
[976] J. Quicherat, Procès de réhabilitation.., t. III, p. 103.
Les seules insinuations des Anglais n'auraient pas suffi à troubler à ce point le cœur du jeune prince s'il n'avait entendu, dans son entourage même, d'anciens serviteurs de son père s'entretenir des scandales passés. Or, d'après nos références, ces scandales seraient postérieurs à la naissance de Charles (février 1403)[977]. En effet, la Reine ne paraît avoir définitivement rompu avec son mari que beaucoup plus tard. De plus, et sans nous arrêter à la gênante clairvoyance de Philippe de Bourgogne, un gros obstacle pourtant dans la circonstance, Isabeau aurait aimé longtemps sans découvrir son amour, et Louis d'Orléans, réputé si volage, se serait trouvé enchainé précisément à cette époque; il avait alors pour maîtresse «Maret la tonse mignote»[978], cette Maret, «qui le miex dansoit», et qui n'était autre que Mariette d'Enghien, dame de Cany, dont il eut, entre 1402 et 1404, un fils, Dunois, le célèbre bâtard d'Orléans[979].
[977] G. de Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. I, p. 1-5.
[978] Le Pastoralet, vers 389, (Chr. Belge, textes fr., p. 585).
[979] Jarry., Vie politique de Louis d'Orléans, Introduction, p. XVI.
Donc, si l'on en croit certains témoignages de contemporains, la Reine aurait aimé le duc d'Orléans; mais en admettant que l'accusation soit vraie, il nous semble qu'Isabeau s'est abandonnée à moitié entraînée par la passion, à moitié déterminée par des raisons politiques.
On se rappelle que la Reine et le duc d'Orléans, tous les deux parfaitement d'accord sur la plupart des questions de politique intérieure, étaient au contraire profondément divisés sur les affaires du dehors: il n'est pas invraisemblable qu'Isabeau, dégagée de tous scrupules conjugaux, et Louis, à qui aucune conquête ne paraissait impossible, aient pensé, chacun de son côté et en même temps, à se rendre maître de son antagoniste par la séduction.
Disons enfin que la mort du duc de Bourgogne jeta la Reine dans les bras du duc d'Orléans. Cette assertion est vraie, au moins au point de vue politique, car effrayée par l'attitude menaçante de Jean-Sans-Peur[980], héritier de Philippe-le-Hardi, et se sentant trop faible pour rallier autour d'elle les fidèles du Roi et se faire centre d'un parti, Isabeau demanda, en quelque sorte aide et protection à Louis d'Orléans.
[980] Jean de Bourgogne avait reçu le surnom de Sans-Peur, pour sa belle conduite à la bataille de Nicopolis en 1396.
Le nouveau duc de Bourgogne avait toujours été antipathique à la Reine, à cause de sa laideur et de ses façons hypocrites. Son masque était dur: sourcils épais, regard fuyant, bouche méchante, énorme menton noyé dans la graisse[981]. Son langage était mielleux, ses gestes lourds ou brutaux. En sa présence, Isabeau éprouvait une peur instinctive; car elle devinait son vilain cœur, et le jugeait capable de tout. Bientôt pourtant, elle traitera avec cet homme, et alors elle semblera ne pas s'être livrée tout entière au duc d'Orléans, mais seulement s'appuyer sur son bras; on la verra même, dans ces conjonctures, prendre des sûretés contre celui-ci, pour lui rendre ensuite toute sa confiance. Ces revirements de l'ondoyante Isabeau, supportés d'ailleurs avec indifférence par Louis, font douter que des liens très étroits aient uni ces deux personnages: tout bien examiné, ils font beaucoup plus l'effet de partenaires que d'amants.
[981] Voy. un portrait de Jean-sans-Peur duc de Bourgogne, au musée Condé à Chantilly.
Nous avons prolongé, dans cette étude, la jeunesse d'Isabeau de Bavière jusqu'à la trente-cinquième année parce qu'alors seulement le caractère politique de cette Reine nous apparaît entièrement formé. Après vingt ans de règne, pendant lesquels elle a reçu les enseignements de Philippe de Bourgogne, elle ne peut plus ignorer aucune des traditions du Royaume de France. Mais elle est restée allemande au fond du cœur et bientôt on la verra, inconsciente de la noble tâche qui lui était échue, présider en quelque sorte aux malheurs qui déchireront le royaume, et qui, durant de longues années, le couvriront de misères et de ruines jusqu'à ce qu'une fille héroïque, venue des Marches de Lorraine, sauve la couronne que cette étrangère avait failli perdre.