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Isabeau de Bavière, reine de France. La jeunesse, 1370-1405

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CHAPITRE IV

ROLE DIPLOMATIQUE D'ISABEAU SA POLITIQUE DE FAMILLE

Dès 1392, alors qu'elle n'avait reçu aucune part d'autorité pour la conduite des affaires extérieures, Isabeau s'intéressait aux événements du dehors; elle les comprenait mieux que ceux dont la France était le théâtre, sur ce qui se passait en Allemagne et en Italie, elle avait des idées, des vues personnelles, ses tendances dans les questions étrangères s'affirmaient, et bientôt elle apparut femme de parti pris; toutes ses aptitudes à l'intrigue, toute l'activité dont elle était capable, toute son influence, encore occulte alors, furent mises au service de la Maison de Bavière dont elle rêvait de restaurer la grandeur. Cette œuvre était compliquée et pleine d'obstacles pour une Reine de France, moins cependant pour Isabeau que pour toute autre, car elle n'avait pas été pénétrée par l'esprit de son nouveau pays; elle était restée allemande, et n'éprouvait aucun scrupule à desservir les intérêts du Royaume. Par contre, ceux de la Bavière étaient l'objet de sa constante sollicitude, le moindre incident diplomatique qui touchait les Wittelsbach la trouvait attentive. On la voyait sans cesse s'employer pour les siens, elle se montrait à leur égard d'une générosité sans bornes, et toujours avec l'or et les offices de la France. Enrichir son père, son frère, les venger de Galéas, leur mortel ennemi, aider en Allemagne la Maison de Bavière à ruiner les Luxembourg et à leur succéder: tels sont les desseins poursuivis par la Reine de France avec une opiniâtreté extraordinaire de 1392 à 1402.

Isabeau pratiquait donc «une politique de famille» dont la responsabilité lui incombe tout entière. Si l'on objecte que Philippe de Bourgogne était, lui aussi, partisan de la politique allemande, nous rappellerons, suivant le témoignage de Christine de Pisan, que c'était uniquement pour amener les Allemands à l'alliance française qu'il avait négocié le mariage d'Isabeau, prétendant exécuter ainsi les projets de Charles V, et l'on peut affirmer qu'il supporta impatiemment le résultat imprévu de son œuvre: l'exploitation du Royaume par les Bavarois; car, loin d'être le complice des exigences d'Isabeau, il travailla et réussit à faire échouer quelques-unes de ses plus audacieuses combinaisons.

Selon certains auteurs, les ambitieux desseins de la Reine lui auraient été suggérés par son frère qui, à cette époque, résidait fréquemment en France. Les deux enfants d'Etienne le Jeune, en effet, étaient unis par les liens d'une affection très étroite; ils devaient donc être en parfaite communion de sentiments sur toutes les questions d'intérêts débattues alors; mais, tout en tenant compte de l'empire que le frère exerçait sur la sœur, il ne faut pas juger celle-ci incapable d'initiative et de persévérance; nous savons, au contraire que, Louis absent, elle n'était à court ni de ressources, ni d'expédients pour la conduite de ses affaires.

C'était une figure étrange que ce duc Louis, dit le Barbu[763]; sa physionomie et son caractère offraient le curieux mélange des qualités de deux races très dissemblables[764]. Ses heureuses proportions, son aisance naturelle rappelaient celles de son père; mais de haute stature, il avait mieux que de la prestance; son visage aux traits expressifs était encadré d'une barbe superbe; suivant les circonstances, il apparaissait grave et digne, ou gracieux et plaisant. Isabeau, un jour, prétendit le faire nommer connétable; évidemment, au seul point de vue plastique, ce mâle descendant des Teutons eût fait meilleure figure dans ces hautes fonctions que le claudicant Charles d'Albret qui lui fut préféré.

[763] Pour le portrait de Louis de Bavière, voy.: Ladislas Sunthem, Familia ducum Bavariæ, dans Oefele, Rerum boicarum scriptores.., t. II, p. 568, 569.—Vit, prieur d'Ebersberg, Chronica Bavorum.., dans Oefele.., t. I, p. 726

[764] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. III, p. 68, 69.

Au moral, il était d'une souplesse tout italienne; de tempérament batailleur, il usait à l'occasion de la ruse comme d'une arme préférée. Ainsi qu'autrefois son oncle Frédéric y avait réussi, il s'était concilié les bonnes grâces des Princes français par l'affabilité de ses manières; d'humeur caustique, il raillait même à propos des choses saintes, bien qu'il affectât les dehors d'une profonde dévotion. Assez lettré, il paraissait aimer le beau et s'étudiait à deviser agréablement; mais sous ces apparences séduisantes, il cachait un monstrueux égoïsme; à la fois avide et prodigue, sa grande préoccupation était d'acquérir par tous les moyens, pour dépenser ensuite sans compter; au fond, cet homme n'avait aucun scrupule; du reste sa devise: so laus so[765]! ne donne-t-elle pas la mesure du mépris qu'il professait pour ses semblables. Historiquement, le duc Louis peut passer aussi bien pour le dernier des chevaliers brigands de la vieille Allemagne que pour l'un des premiers barons pillards de l'Italie renaissante; malheureusement c'est aux dépens du trésor de France qu'il éprouva sa vocation, c'est à la cour de Charles VI qu'il se fit la main.

[765] On peut traduire «laisse donc».

Certes Isabeau fut d'une générosité excessive pour son frère: elle le combla d'honneurs et d'argent; mais elle ne lui abandonna pas sa part de pouvoir, et quand les chroniqueurs bavarois montrent Louis de Bavière gouvernant, de concert avec sa sœur, le Royaume de France pendant la folie du Roi, ou bien ils veulent en faire accroire, ou bien ils prennent leurs désirs pour des réalités. Au reste, ces auteurs allemands sont mal renseignés sur les qualités politiques d'Isabeau; on peut expliquer qu'ils ignorent son rôle en France, mais il est étonnant qu'ils méconnaissent son action personnelle dans les événements diplomatiques.

Charles VI, affranchi de la tutelle de ses oncles, avait inauguré son gouvernement sous les heureux auspices de la trêve conclue avec les Plantagenets. Le comte de Saint-Pol, revenant d'Angleterre porteur du traité provisoire, signé par Richard II, arriva le mercredi 25 août 1389, au milieu des fêtes que Paris offrait à sa jeune souveraine pour sa joyeuse entrée: «si fu le comte de Saint-Pol, le très bien venu du roy et de tous les seigneurs et étoit à cette fête et delez la reine de France sa femme qui fut moult réjouie de sa venue[766]», et aux Noëls qui saluaient Isabeau, se mêlaient d'enthousiastes acclamations qui approuvaient les trêves. La Reine était heureuse que les hostilités avec Richard II fussent suspendues car les Wittelsbach entretenaient de cordiales relations avec l'Angleterre; de plus Charles VI, libre maintenant, pourrait porter son attention sur les incidents d'Italie et servir la rancune de Florence contre Galéas. Pour des motifs analogues, les efforts tentés des deux côtés du détroit pour transformer les trêves en une paix définitive furent suivies par Isabeau avec intérêt; elle tint la main à ce que les négociations ne fussent pas arrêtées par la folie du Roi. En juillet 1395, elle apprit que Richard envoyait en France des ambassadeurs pour demander la signature de la paix et la main de la petite Isabelle[767] que nous avons vue déjà promise au fils de Pierre d'Alençon.

[766] Froissart, Chroniques.., liv. IV, ch. I, t. XII, p. 29.

[767] Froissart.., liv. IV, ch. XLIII, t. XIII, p. 253-254.—Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 333.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 164.

Pendant que les Princes se préparaient à accueillir avec de grands honneurs les envoyés du Roi d'Angleterre, Isabeau commandait ce qui était nécessaire pour que les Enfants de France parussent avec avantage aux prochaines réceptions. On trouve dans les Comptes de l'Argenterie de la Reine plusieurs mentions du genre de celles-ci: «Faict et forgé Im IIIIc douzaines de boutons dorez desquels, on a boutonné les robes de nos dames à la venue des Anglais[768]».

[768] Comptes de l'Argenterie de la Reine. Arch. Nat. KK 41, fº 80 rº.

Tandis que les ambassadeurs de Richard II, personnages du plus haut rang:—Edouard de Norwich, comte de Rutland, amiral d'Angleterre, le comte de Nottingham, maréchal d'Angleterre et Guillaume Scrop, chambellan du Roi et Sire de Man[769],—faisaient leur entrée à Paris, entourés de douze cents gentilshommes français (fin juillet)[770]; tandis qu'ils vivaient joyeusement aux frais du Roi, reçus par les Princes auxquels ils exposaient l'objet de leur mission, «pour ces jours, nous dit Froissart, la Reine de France et ses enfants étoient en l'hôtel de Saint-Pol sur Seine[771]». Les chevaliers anglais désiraient beaucoup voir cette Reine dont ils avaient entendu parler lors des fêtes de 1389; ils avaient grande hâte aussi de connaître «par espécial la petite princesse pour laquelle ils prioient et requeroient et étoient venus[772]». Ils firent donc leur demande aux Princes et une audience de la Reine leur fut accordée à l'hôtel Saint-Pol. Isabeau les reçut entourée de ses enfants, dans tout l'éclat de sa jeunesse et de son luxe.

[769] Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 333.

[770] Ibid.

[771] Froissart, Chroniques.., t. XIII, p. 256.

[772] Froissart, Chroniques..., t. XIII, p. 256.

Pendant cette réception diplomatique, la princesse Isabelle, très pénétrée de l'importance de son rôle eut l'attitude d'une petite reine; elle reçut les ambassadeurs avec une gracieuse dignité et quand le comte-maréchal, s'étant mis à genoux devant elle, lui eut, au nom de son Maître, demandé si elle voulait bien devenir dame et Reine d'Angleterre, elle répondit: «Sire, s'il plaît à Dieu et à Monseigneur mon père que je sois Reine d'Angleterre, je le verrai volontiers, car on m'a bien dit que je serai une grant dame[773]»; puis elle tendit la main à l'ambassadeur, comme pour l'aider à se relever, et le conduisit à la Reine qui les accueillit avec un sourire de satisfaction.

[773] Ibid, p. 257.

Les chevaliers anglais, séduits par la mine gentiment grave de cette enfant de huit ans, l'avaient jugée tout de suite «moult introduite et doctrinée pour son âge», et quand ils entendirent sa réplique au comte-maréchal, ils furent saisis d'admiration. Si, comme l'affirme le chroniqueur, le petit discours de la princesse était de «li tout avisée, sans conseil d'autrui», il promettait évidemment «dame de haut honneur et de grant bien», mais ne serait-il pas juste de rapporter le mérite précoce de l'enfant à la bonne éducation que lui faisait donner sa mère?

Bien que les ducs ne témoignassent pas d'empressement à conclure le mariage[774], quoique le jeune âge de la princesse et les engagements déjà pris envers la famille d'Alençon pussent être de sérieux obstacles, le contrat fut néanmoins rédigé. Après le consentement de la Reine, venait l'éloge des vertus de la jeune fille; le roi Richard déclarait avoir reçu de personnes dignes de foi l'assurance que sa fiancée se faisait remarquer non seulement par l'éclat de sa naissance, mais aussi par la pureté de ses mœurs[775]! Une clause surtout offre un intérêt particulier: la future reine d'Angleterre, moyennant les trois cent mille livres tournois qu'elle recevait en dot, renonçait à tous ses droits sur le Royaume de France[776]; elle ne pourrait prétendre à quoi que ce fût de la succession paternelle; «réserve faicte en faveur de la ditte dame que si, dans la suite, le duché de Bavière ou autres terres sises hors du Royaume de France venoient à lui échoir du côté de très noble princesse sa mère, par succession des parents de la ditte dame sa mère, elle pourra hériter nonobstant la renonciation dessus ditte[777].» Or, lorsqu'en 1392, les trois ducs Jean, Frédéric et Etienne s'étaient partagé la Bavière, ils avaient arrêté que «les filles seraient exclues de leur succession». Isabeau entendait donc ne pas se soumettre, pour sa part, à leur volonté puisque, dans la clause ci-dessus, elle envisageait l'hypothèse d'un héritage pouvant lui échoir en Bavière.

[774] Plusieurs conseillers de Charles VI désapprouvaient le projet de mariage anglais. «A quoi sera-ce bon que le roi d'Angleterre aura à femme la fille du roi de France; et eux et leurs royaumes, les trêves passées qui n'ont à durer que deux ans, se guerroieront, et seront eux et leurs gens en haine?» Froissart.., t. XIII, p. 259.

[775] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 333.

[776] Arch. Nat. PP 117, fº 1133-1140.

[777] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 347.

Nous ignorons ce que la mère pensait du mariage anglais ménagé à sa fille par la politique, mais nous pouvons croire que la Reine voyait cet événement d'un œil favorable, car il avait l'entier agrément du duc de Bourgogne[778].

[778] Philippe de Bourgogne désirait la paix dans l'intérêt de ses états de Flandre «car les cœurs de moult de Flamands sont plus Anglais que Français». Froissart..., t. XIII, p. 256.

En février 1396, le maréchal d'Angleterre et le comte de Rutland revinrent à Paris pour la cérémonie des fiançailles[779]. Le dimanche où l'on chante «Lætare[780]», la Reine assista, dans la Sainte-Chapelle, au mariage d'Isabelle, célébré par le patriarche d'Alexandrie[781]. Quand lecture eut été donnée des articles du contrat relatif à la dot et au douaire, l'un des ambassadeurs passa l'anneau nuptial au doigt de la petite fille. Ensuite le cortège se forma pour entrer en la salle du Palais où un festin se trouvait préparé. Derrière la Reine de France marchaient la Reine Blanche, la Reine des Deux-Siciles, les ducs de Berry, de Bourgogne, d'Orléans, de Bourbon et le patriarche; puis venaient les ambassadeurs et après eux la foule des dames et des chevaliers[782]. Cette suite était si nombreuse qu'une fois tout le monde entré et le moment venu de «seoir en table», les convives, pour prendre place, se bousculèrent et quelques-uns même en vinrent aux coups[783]; mais ce ne fut là qu'une ombre très légère au tableau de cette joyeuse journée, où le mariage de la fille de Charles VI apparaissait à tous comme le plus sûr gage de la paix avec l'Angleterre.

[779] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 413-415.

[780] Le dimanche de Lætare est le 3e dimanche avant Pâques.

[781] Religieux de Saint-Denis, ibid.

[782] Religieux de Saint-Denis, t. II, p. 413-415.

[783] Les détails de cet incident sont donnés dans une lettre de rémission en faveur de Guillaume de Fontenay, écuyer. Arch. Nat. JJ 149, nº 169.

Pendant quelques mois encore la petite mariée demeura dans la Maison de sa mère. De nombreuses mentions des Comptes nous renseignent sur les achats faits pour la «Royne d'Angleterre[784]», afin de l'entourer de tout le luxe qui convenait à sa grandeur. Un chevalier anglais était attaché à sa personne pour lui apprendre la langue et les usages d'outre-mer[785]. Bientôt le roi Richard se rendit à Calais afin de discuter, avec le duc de Bourgogne, délégué par Charles VI, quand et à quelles conditions sa fiancée lui serait remise[786]. La Reine prit certainement part aux dispositions qui furent alors arrêtées par Charles VI et les Princes en vue du départ de la petite Isabelle, car nous voyons qu'elle était en séjour dans le pays de l'Oise en juin et en juillet[787], pendant que le Roi et le Conseil, résidant tantôt à Senlis, et tantôt à Compiègne, réglaient la levée de l'aide qui devait fournir les trois cent mille livres tournois attribuées en dot à la reine d'Angleterre, et s'occupaient de composer le cortège qui conduirait celle-ci jusqu'à Calais[788].

[784] Arch. Nat. KK 41, fº 106 vº, 107, 114.

[785] Arch. Nat. RK 46, fº 106-114.

[786] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 413-415.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 179.

[787] On trouve dans les Comptes de l'Argenterie de la Reine «à Thevenin Courtin,... pour III voyages hâtifs de Compiègne à Paris, de nuit comme de jour, pour avancer et apporter robes et autres choses,... dont il eut un cheval affolé...». Arch. Nat. KK 41, fº 121 vº.—C'est à l'aller ou au retour du voyage de Compiègne que la Reine fit à Meaux sa «première entrée». Les bourgeois lui offrirent une vaisselle. Ibid., fº 106 vº.

[788] Voy. Douët d'Arcq, Choix de pièces inédites relatives au règne de Charles VI, t. I, p. 130-134.

Les mois d'automne furent employés aux préparatifs des toilettes, à la fabrication des bijoux, des chariots peints et tendus d'étoffes précieuses que Charles VI donnait à la «Royne d'Angleterre[789]». Tous ces achats furent surveillés par la duchesse de Bourgogne. Le 10 octobre[790], Isabeau se sépara de sa fille qui, après avoir entendu la Messe à Notre-Dame, quitta Paris dans un équipage dont le luxe dépassait «tout ce qu'il était possible[791]». Ce fut à la duchesse de Bourgogne[792], entourée de plusieurs dames d'honneur de la Reine que fut confiée, jusqu'à Calais, la conduite de la royale fiancée[793]. Quelques jours plus tard Charles VI lui-même se rendit auprès de Richard II pour lui faire remise de la princesse et conférer de la paix. Il est certain que la Reine ne l'accompagna pas.

[789] Cf. Comptes de l'Argenterie de Charles VI.

[790] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 413-415.

[791] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 179.

[792] Cette mission confiée à la duchesse de Bourgogne se trouve vérifier ce que dit Froissart, lors de la folie du Roi, «avisé fut et conseillé... que Madame de Bourgogne se tiendrait toute coi lez la reine et seroit la seconde après elle». Froissart..., t. XIII, p. 102.

[793] Douët d'Arcq, Choix de pièces inédites, t. I, p. 130-134.

L'éloignement ne rompit point les relations de la jeune Isabelle avec sa famille. Ainsi, au début de 1399, Charles VI, la Reine et les princesses, suivant «les usages de courtoisie établis dans les cours, voulurent donner des marques d'affection au Roi d'Angleterre et à la princesse française, son épouse bien-aimée», et leur adressèrent de beaux présents pour leurs étrennes[794]; peut-être était-ce cette riche vaisselle dont la plus belle pièce était un cratère d'or émaillé de perles, qui est inscrite au Registre du Trésor, à la date du 31 mars 1399, comme don fait par la Reine à la princesse Isabelle[795].

[794] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 669.

[795] Moranvillé, Extraits des journaux du Trésor, (dans la Bibl. Ec. Chartes, année 1888, p. 409.)

La mère et la fille sont en correspondance; Pierre Salmon, sorte de diplomate officieux, placé sans doute par le duc de Bourgogne à la cour d'Angleterre, leur sert d'intermédiaire. Nous voyons dans ses lettres qu'il fut chargé, à son premier voyage en France, de porter à la cour des nouvelles de Richard II et d'Isabelle: «Et fu (Charles VI) très joieux de savoir le bon estat du roy d'Angleterre, et de Madame la royne sa fille..... et aussi fut la royne après qu'elle ot veu ses lettres[796]». Lorsqu'il retourna en Angleterre, Pierre Salmon emporta, avec les messages de Charles VI et du duc de Bourgogne, les missives de la Reine dont Richard se déclara «bien content[797]».

[796] Les lamentacions et les Epistres de Pierre Salmon, (éd. Crapelet, Paris, 1833, in-8º), p. 49.

[797] Ibid., p. 50-51.

Cependant, dès les premiers mois de l'année 1399, les nouvelles qu'Isabeau recevait d'Angleterre étaient moins bonnes; certes Richard chérissait sa petite fiancée, «pour notre dame, dit le chroniqueur, je ne vy oncques si grand seigneur faire si grant feste, ne monstrer si grant amour a une dame comme fist le roy Richard à la royne[798]»; mais il avait dû partir pour l'Irlande et la jeune fille, brisée par la scène des adieux, était «demourée malade de douleur XV jours ou plus du départ de son seigneur[799]»; puis elle s'était retirée à Windsor, agitée de tristes pressentiments. Bientôt la reine de France avait sujet de s'alarmer: presque toute la Maison qu'elle-même avait composée à sa fille rentrait en France, chassée par les ministres anglais. Ces seigneurs et ces dames racontaient que la jeune Isabelle était maintenant reléguée à Windsor, n'ayant auprès d'elle que son confesseur, une seule demoiselle française et quelques serviteurs anglais; défense lui était faite de recevoir aucun de ses compatriotes[800]. La vérité était que Richard II avait lui-même ordonné le renvoi, car les Anglais, de tout temps hostiles aux étrangers que les princesses venues du continent amenaient à leur suite, reprochaient particulièrement aux personnes de la compagnie d'Isabelle leurs prétentions d'importer à Londres les habitudes fastueuses de la cour de France: Madame de Courcy[801], instituée par Isabeau grande maîtresse d'honneur d'Angleterre, n'avait-elle pas dix-huit chevaux en son écurie, trois couturiers, huit brodeurs, deux tailleurs en son hôtel[802]?

[798] Chronique de la traïson et mort de Richard deux, roy d'Engleterre, (éd. B. Williams, Londres, 1846, in-16), p. 28.

[799] Le chroniqueur de la traïson et mort de Richard deux a fait un gracieux et touchant récit des adieux du roi Richard à sa fiancée. «Il print la Royne entre ses bras très gracieusement et la baisa plus de XL foez, en disant piteusement: Adieu, Madame, jusque au revoir, je me recommande a vous; ce dit le Roy à la Royne en la présence de toutes les gens, et la Royne commença adonc a plourer disant au Roy: Hélas! Monseigneur, me laissiez vous icy? Adonc le Roy ot les yeuls plains de larmes sur le point de plourer et dist: Nennil, Madame, maiz je iray devant vous; Madame, y vendrez après. Adonc le Roy et la Royne prindrent vin et espices ensemble... et après, le Roy se baissa et print et leva de terre la Royne et la tint bien longtemps entre ses bras et la baisa bien X fois, disant tous diz: Adieu, Madame, jusques au revoir; et puis la mist a terre et la baisa encore III fois... C'estoit grant pitié de leur departir, car oncques puis ne virent l'un l'autre.»

[800] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. II, p. 705.

[801] Marie d'Estouteville, fille de Robert V sire d'Estouteville, mariée à Geoffroy, baron de Courcy, seigneur de Montfort et de Bourg-Achard (le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. VIII, p. 90).

[802] Chronique de la traïson et mort de Richard deux, p. 25-26.

Tandis que la reine de France, très irritée de l'affront fait à sa fille, méditait «à quel point les nobles dames de France doivent craindre d'épouser les Anglais, car ces perfides étrangers ont toujours eu les Français en défiance[803]», des événements tragiques se passaient en Angleterre.

[803] Religieux de Saint-Denis..., t. II. p. 705.

Isabeau voyageait en Normandie lorsque lui parvint (octobre 1399) la nouvelle de la Révolution de Londres: le duc de Lancastre s'était fait proclamer roi sous le nom de Henri IV, Richard et la jeune reine étaient ses prisonniers. Pendant qu'à Rouen les Princes délibéraient en de grands Conseils sur cette grave complication, et visitaient les villes de l'embouchure de la Seine pour se préparer à toute éventualité, la Reine, qui continuait son voyage, se tenait au courant: le 15 octobre, elle dépêche «Jean le Charron pour porter lettres à Messeigneurs de Berry, de Bourgogne, d'Orléans à Harefleur ou illec environ[804]»; le 19, elle écrit à Charles VI à Caudebec[805], et le 20, Denisot le Breton est envoyé par elle à Monseigneur d'Orléans, au vidame du Laonnais à Rouen[806], et aux ducs de Berry et de Bourgogne à Caudebec[807].

[804] Arch. Nat. KK 45, fº 48 vº et 49 rº.

[805] Ibid.

[806] Arch. Nat. KK 45, fº 48 vº et 49 rº.

[807] Ibid.

La jeune reine Isabelle avait écrit à ses parents pour implorer leur secours[808], et le chroniqueur de la «Trahison et mort de Richard II» rapporte que ce Roi, dans sa prison, s'écriait en gémissant: «Ha! très chière dame et mère la Royne de France, je me recommande à vous; hélas! j'avais propos de vous aller veoir bien bref et vous mener Ysabel vostre fille, ma chière dame et compagne, qui grant désir a de vous veoir[809]!» Supplications et lamentations ne furent pas entendues. Charles VI était trop malade pour qu'on osât même lui montrer les lettres annonçant le malheur de sa fille[810]; les Princes avaient tous plus ou moins pris des engagements envers Henri de Lancastre lors de son récent séjour en France[811], et la Reine Isabeau manquait encore de l'initiative ou de l'influence nécessaire pour provoquer une expédition en Angleterre.

[808] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 721.

[809] Chronique de la traïson et mort de Richard deux, p. 55.

[810] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 721.

[811] Henri de Lancastre, banni par Richard II, avait passé à la cour de France le temps de son exil, et c'est de Normandie qu'il était parti secrètement, pour renverser le roi Richard. Cf. Religieux de Saint-Denis..., t. II p. 701.

Peu de temps après Richard mourait dans sa prison dans des circonstances mystérieuses[812]. Cependant la trêve avec l'Angleterre ne fut pas rompue, mais la cour entama des pourparlers avec le nouveau Roi pour obtenir que la veuve de Richard II fût rendue à ses parents. La Reine, elle-même, insista pour que la jeune princesse revînt en France le plus tôt possible «franche et desliée de tous lyens et empeschement de mariage et obligacions quelconques, avec tous ses joyaux et meubles[813]».

[812] Il fut assassiné par ordre de Henri IV de Lancastre (mars 1400).

[813] Douët d'Arcq, Choix de pièces inédites du règne de Charles VI, t. I, p. 182-185.

Le 6 septembre 1400, Jean de Hangest, sire de Heuqueville et Pierre Blanchet partirent pour Londres munis des instructions de Charles VI et d'Isabeau; ils devaient requérir accès auprès de la princesse et, après lui avoir transmis les affectueuses expressions de l'amour de ses parents, lui mander «sur toute l'obéissance en quoy elle leur est tenue comme à père et à mère, que elle ne die ni ne face aucune chose par quoy elle soit obligée par parole ne par fait, par mariage ou autrement;..... et, que se elle faisoit chose par quoy son retour fust aucunement empesché, elle ne pourroit plus grandement courroucer le Roy et la Royne[814]». Charles et Isabeau craignaient que l'enfant ne se laissât suborner au point d'accepter la main d'un prince anglais[815]. La Reine surtout s'opposait à cette union car déjà, elle méditait pour Isabelle un projet de mariage en Allemagne.

[814] Ibid., p. 193-197.

[815] Henri IV de Lancastre désirait marier Isabelle avec son fils Henri, prince de Galles.

Henri de Lancastre se décida enfin à faire droit à la demande du Roi de France. En août 1401, la jeune Isabelle quittait l'Angleterre, sous une imposante escorte, emportant les plus précieux de ses joyaux[816]. Charles VI chargea le duc de Bourgogne de se rendre à Calais, et la Reine envoya Mademoiselle de Luxembourg et un grand nombre d'autres dames et damoiselles, au-devant de sa fille. La jeune princesse fut accueillie à Paris «liement et bienveignée»; elle retrouva sa place dans la Maison de sa mère et reprit son ancien «état»; mais elle fut entourée de plus nobles dames qu'autrefois[817]. La petite reine fut, paraît-il, très peinée de son changement de fortune: «fu commune renommée, dit le chroniqueur, que elle n'eult oncques parfaite joie depuis son retour.»

[816] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 5.—Henri IV avait refusé de rendre la dot d'Isabelle.

[817] Religieux de Saint-Denis.., t. III, p. 5-7.

Cependant Isabeau oublia très vite les griefs du Royaume contre «l'usurpateur Henri IV». Comme par le passé, et pour les mêmes motifs, elle voulait la paix dans l'intérêt des Wittelsbach. En effet, la Maison de Bavière-Hollande redoutait tout désaccord entre la France et l'Angleterre, ses États étant le passage entre les deux pays; de plus, le duc Aubert et le comte d'Ostrevant, que pensionnait Charles VI, étaient secrètement alliés aux Anglais. D'autre part, le Wittelsbach Robert, depuis son élévation à l'Empire, recherchait à la fois l'alliance de l'Angleterre et celle de la France; une rupture entre ces puissances dérangerait ses combinaisons politiques; et, la Reine, en bonne parente et fidèle alliée, travaillait de tout son pouvoir à maintenir la paix entre Charles VI et Henri IV.


En 1392, Isabeau, encouragée et soutenue par la présence de son frère, machina de nouvelles intrigues pour tirer vengeance de Jean Galéas; mais un parti favorable au duc de Milan se formait à la cour de France. Le duc d'Orléans, qui, depuis longtemps, avait jeté son dévolu sur l'Italie où il rêvait de se tailler une principauté, ambitionnait maintenant de mettre fin au schisme en plaçant le pape d'Avignon sur le siège de Rome; en même temps, il voulait que la France secondât par les armes les prétentions des princes d'Anjou sur le royaume de Naples. Dans le but d'assurer l'exécution d'une partie quelconque de ses plans, il préconisait l'alliance milanaise qui, disait-il, placerait l'Italie entière sous la tutelle de la France[818]. Il avait certainement le don de persuader, car bientôt, s'établit un courant d'opinion favorable à ses projets; et, pendant trois ans, ses théories prévalurent dans les Conseils du Roi, bien qu'elles fussent sévèrement blâmées par le duc de Bourgogne. Isabeau, dont les desseins étaient entravés par ce courant, ne laissait rien paraître de son mécontentement, mais, en secret, elle entretenait avec Florence des négociations, d'abord par messagers, puis, en 1395, elle eut, à Paris même, de fréquentes entrevues avec Buonaccorso Pitti, l'ambassadeur florentin. Le résultat de leurs conciliabules fut un projet de traité contre Jean Galéas que Buonaccorso Pitti se chargeait de soumettre au Conseil des Dix, promettant que, s'il était approuvé, une nouvelle ambassade florentine viendrait le ratifier à Paris[819].

[818] Sur la politique extérieure du duc d'Orléans et particulièrement ses projets sur l'Italie. Cf. Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, ch. II, IV, VII, IX, X, XII, XV.—A. Leroux, Relations politiques de la France avec l'Allemagne, p. 37-54.

[819] Les clauses du projet d'alliance avaient été arrêtées dans une conférence secrète entre la Reine, le duc Louis de Bavière et l'ambassadeur de Florence.

C'est à ce moment que des bruits étranges commencèrent à circuler dans les tavernes sur la duchesse d'Orléans; médisances vagues d'abord, puis accusations précises: Valentine ensorcelait le Roi, elle empoisonnait les Enfants de France[820]. Le scandale fut tel que la duchesse dut quitter la cour[821]. Comme ce départ se trouvait servir les intérêts et le ressentiment d'Isabeau, et que, malgré son grand art de dissimulation, celle-ci n'avait pas réussi à cacher tout à fait son antipathie contre Valentine, on peut prétendre qu'elle était l'inspiratrice des infâmes calomnies qui faisaient s'enfuir sa rivale. Quoi qu'il en soit, les deux belles-sœurs sauvegardèrent les apparences, leur séparation eut lieu sans fracas et, par la suite, elles continueront à échanger des missives aux anniversaires, et des cadeaux de fêtes[822].

[820] Cf. Froissart, Chronique.., t. XIII, p. 435-438.—Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, p. t. II.

[821] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 167-169.

[822] Cf. Comptes de l'Hôtel et de l'Argenterie d'Isabeau.—Catalogue des Archives du baron Joursanvault, t. I.: Orfévrerie, Joyaux, p. 125-128.

Vers la fin de l'année 1396, Isabeau put croire qu'elle tenait sa vengeance: le 29 septembre, en effet, Charles VI signait un traité avec Florence, et en décembre Buonaccorso Pitti était autorisé à lever en France une troupe de mercenaires[823]. Mais comme alors les principaux des seigneurs français combattaient en Hongrie contre les Turcs, le commandement de l'expédition de Lombardie fut donné à Bernard d'Armagnac. Les préparatifs étaient presque achevés, malgré les efforts du duc d'Orléans pour les entraver, lorsque, la nuit de Noël, Messire Jacques de Helly entra «tout housé et éperonné» dans la chambre du Roi; il apportait la nouvelle du désastre de Nicopolis[824]: l'amiral Jean de Vienne, Guillaume de la Trémoille, Philippe de Bar et des centaines de chevaliers étaient restés sur le champ de bataille; le comte Jean de Nevers, fils aîné du duc de Bourgogne, le connétable Philippe de Dreux, le sire de Coucy étaient tombés aux mains du sultan Bajazet[825]. La douleur fut immense dans le royaume de France; les princesses et presque toutes «les haultes dames» de la Maison de la Reine pleuraient un parent ou un ami mort ou captif[826]. Alors le Conseil royal, ayant fort à faire pour réunir les sommes nécessaires à la rançon des prisonniers, oublia le «voyage de Lombardie»; et à la faveur du désarroi, Jean Galéas signa avec Florence une trêve de dix ans par l'entremise des Vénitiens, de sorte que l'armée du comte d'Armagnac ne franchit même pas les Alpes[827]. Les espérances que la Reine avaient fondées sur l'appui de Florence se trouvaient donc ruinées; pourtant elle ne se découragea pas, elle comptait maintenant que les événements d'Allemagne suivis par elle avec attention depuis trois ans, lui procureraient prochainement l'occasion tant désirée.

[823] Le Roi chargea deux gentilshommes de sa chambre de conclure une ligue pour cinq ans. A. Desjardins, Négociations de la France avec la Toscane, t. I p. 32.

[824] Froissart, Chroniques.., liv. IV, ch. LIII, t. XIII, p. 419.

La bataille de Nicopolis fut perdue par les Chrétiens que commandait le roi de Hongrie, Sigismond, le 26 septembre 1396.

[825] Froissart.., liv. IV, ch. LII, p. 391-404.—Bajazet I, surnommé «le foudre de guerre», sultan des Turcs Ottomans, de 1389 à 1403.

[826] Ibid., ch. LIII, p. 418-419.

[827] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 169.—P. Durrieu, Les Gascons en Italie, p. 103.


Après la mort de Frédéric de Bavière (1393), Etienne et Jean ne parvinrent pas à s'entendre pour se partager équitablement le duché ou le gouverner ensemble[828]; ils se résolurent à vider leur différend par les armes et chacun d'eux se chercha des alliés. Etienne se rapprocha alors de l'empereur Wenceslas qui lui accorda le bailliage des villes souabes[829], mais ne lui donna pas de subsides. Or, le duc manquait de l'argent nécessaire pour faire figure à la cour impériale et pour payer les troupes qu'il voulait opposer à celles qu'avait réunies son frère. Tout naturellement, il aurait pensé à sa fille pour sortir de cet état de gêne, et il serait lui-même venu en France pour assurer le succès de sa requête. Les historiens allemands font allusion à ce voyage[830]; mais nos chroniqueurs n'en parlent pas, et les Comptes de cette année ne contiennent aucune mention qui puisse nous renseigner sur la libéralité d'Isabeau à l'égard de son père; il est donc douteux que celui-ci soit venu jusqu'à Paris; mais il est certain que, rentré à Ingolstadt, en octobre, il se trouva assez riche pour se rendre, en compagnie de son fils Louis, à Prague, auprès de Wenceslas et pour entamer les hostilités contre le duc Jean: sans doute, Isabeau avait donné satisfaction à la demande de son père, bien que l'emploi qui dût être fait de ses largesses ne fût pas de son goût, car elle déplorait la querelle des deux ducs et désapprouvait l'alliance d'Etienne avec l'Empereur.

[828] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 190.—Th. Linder, Geschichte Deutsches Reichs unter Kaiser Wenzel (1875-1880, 2 vol. in-8º), p. 129.

[829] Riezler..., t. III, p. 171.

[830] Riezler..., t. III, p. 174.—Le 9 juillet, Etienne était à Francfort, où il demeurait quelques jours et annonçait à tous son départ pour la France; le 15 octobre, il était de retour à Ingolstadt, d'où il se rendait à Augsbourg, puis à Prague. Th. Linder, Geschichte Deutsches Reichs, t. II. p. 129.

Cet état de choses se prolongea pendant deux ans, au bout desquels les affaires prirent un autre cours; en 1395, Etienne III se réconcilia avec Jean, rompit avec Wenceslas et devint l'agent le plus actif du comte palatin Robert II de Bavière, du duc d'Heidelberg, son fils, et du parti des princes allemands qui complotaient de détrôner l'Empereur et de le remplacer par un Wittelsbach. Etienne III était chargé de gagner la France à cette politique, et l'on comptait que Louis de Bavière saurait facilement y intéresser sa sœur.

Certes, la révolution projetée avait d'avance cause gagnée auprès d'Isabeau; elle se rappelait avoir entendu, dans son enfance, son grand-père, le vieux duc Etienne, maudire la famille de Luxembourg qui avait humilié les Wittelsbach et fait déchoir le Saint-Empire de la grandeur où l'avait élevé l'Empereur Louis V; elle méprisait Wenceslas pour son ivrognerie et ses débauches, surtout elle ne lui pardonnait pas d'avoir accordé à Jean Galéas le titre de duc de Milan[831]. Seulement la Reine de France ne pouvait confesser ses sentiments de haine, elle devait même ne rien laisser deviner de ses intentions, car il y avait à la cour un parti très favorable à l'Empereur. Charles VI, par tradition de famille, conservait son amitié à son cousin Wenceslas et, à deux reprises, en 1390 et 1395, il avait voulu renouveler avec lui l'alliance de 1380[832]. D'ailleurs la question du schisme qui, dans ce temps, était la principale affaire de la chrétienté, avait une grande influence sur les rapports de la France avec le Saint-Empire. Il était de l'intérêt de Charles VI de ne froisser en rien Wenceslas qu'il espérait voir se ranger à son avis dans ce grave différend.

[831] C'est en 1395 que Wenceslas reconnut Jean Galéas comme duc de Milan. Cf. A. Leroux..., Relations politiques de la France avec l'Allemagne, (1378-1461), p. 63.

[832] A. Leroux, Relations politiques..., p. 39.—Dans ces circonstances, Isabeau sut fort bien dissimuler ses sentiments. On lit dans les Comptes de la Reine: «Pour IIII chapeaux de veluiau noir cramoisi, doublé de satin noir, baillé aux ambassadeurs d'Allemagne... pour porter devers le roi des Romains (8 septembre 1395), 4 livres parisis, 16 sous la pièce.» Arch. Nat. KK 41, fº 36 rº.

D'année en année, l'affaire du schisme se compliquait davantage: non seulement l'Europe était partagée en partisans du pape de Rome et en partisans du pape d'Avignon, mais cette querelle religieuse faisait naître dans les pays chrétiens des dissentiments sur la politique extérieure. Jusqu'en 1390, le pape d'Avignon, Clément VII, et le pape de Rome, Urbain VI, avaient conservé leurs obédiences respectives; le Roi de France et ses alliés demeurant fidèles à Clément, le reste de l'Europe chrétienne continuant d'obéir à Urbain. A la mort de ce dernier (1390), Charles VI avait essayé de faire l'union de l'Eglise en faveur du pape d'Avignon; l'élection d'un nouveau pape romain, Boniface IX, ayant ruiné cet espoir, des négociations avaient été entamées entre la France et l'Empire pour arriver à une entente par l'effacement volontaire d'une obédience devant l'autre. Elles avaient échoué, non du fait de Wenceslas, sectateur peu zélé du pape de Rome, mais par la volonté des princes allemands et particulièrement des Wittelsbach, très fidèles à Boniface IX. En 1394, Clément VII étant mort, la cour de France avait offert de se rallier à Boniface IX, mais elle n'avait pu empêcher les cardinaux d'Avignon d'élire Benoît XIII. Alors l'Université de Paris avait décidé qu'il fallait obtenir la démission des deux papes, puis procéder à une nouvelle élection; et la France, pour témoigner sa bonne foi, s'était solennellement soustraite à l'obédience de Benoît XIII (juillet 1398), qu'elle faisait garder à vue dans Avignon, par le maréchal Boucicaut[833].

[833] Voy. N. Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, t. II et III.—A. Leroux..., Relations politiques de la France avec l'Allemagne (1378-1461), p. 1-26.

Philippe de Bourgogne, qui avait fait prévaloir l'avis de l'Université de Paris, comptait que l'Empire suivrait l'exemple donné par la France et se détacherait de Boniface IX; il semble donc que, logiquement, il eût dû soutenir Wenceslas, pourtant il restait l'allié des Wittelsbach, dans l'intérêt de ses États de Flandre, et il ne paraissait pas défavorable à l'élévation d'un prince bavarois au trône impérial.

Tout autres étaient les sentiments du duc d'Orléans: ardent partisan du pape français, il n'avait adhéré qu'à contre cœur à la soustraction d'obédience. En Allemagne, il était l'ami des Luxembourg et prêt à se porter leur défenseur, car il jugeait que les intérêts de la couronne de France seraient compromis le jour où Wenceslas serait remplacé par un Wittelsbach qu'il pressentait hostile à toute intervention française dans la politique de l'Allemagne et de l'Italie.

L'opinion d'Isabeau sur le schisme à cette époque ne nous est pas connue; il est certain toutefois qu'elle se faisait rendre compte des principaux incidents de la querelle et qu'elle s'en préoccupait, du moins dans la mesure où cette affaire pouvait influer sur les rapports de la France avec l'Empire et servir les desseins ambitieux des Wittelsbach. Lors qu'en 1398, Wenceslas vint à Reims pour traiter avec Charles VI de l'union de l'Eglise[834], la Reine fit un voyage au pays de l'Oise pour se tenir à portée du lieu des conférences,[835] et ses nombreux messages au Roi et aux Princes prouvent qu'elle prenait intérêt aux négociations[836]. En effet, le rapprochement de Charles et de Wenceslas l'inquiétait, elle craignait qu'une alliance avec la France ne raffermît le pouvoir ébranlé de l'Empereur; mais Louis de Bavière, qui assistait à l'entrevue de Reims[837], fit remarquer à sa sœur que Wenceslas, étant venu en France contre le gré des Electeurs, se les était définitivement aliénés[838]. Ceux-ci supportèrent encore deux ans leur Empereur, chaque jour plus négligent des affaires allemandes, mais, dès le début de l'année 1400, ils ne cachèrent plus leur intention de lui substituer le comte Palatin de Bavière, le Wittelsbach Robert III. Au mois de juin, ils envoyèrent une ambassade à Charles VI pour le prier de se faire représenter à la diète impériale où seraient discutés les intérêts de l'Eglise[839]. Isabeau et le duc de Bourgogne, pas plus que le duc d'Orléans, n'étaient dupes du prétexte, ils savaient que la diète n'était convoquée que pour déposer Wenceslas.

[834] A. Leroux, Relations politiques de la France avec l'Allemagne (1378-1461) p. 24.

[835] L'Entrevue des deux souverains eut lieu les 23-24 mars. Isabeau était à Creil le 19 mars, le 23, elle était à Amiens, le 27, à Clermont, et soupait et gîtait à Saint-Just, le 28, elle couchait à Luzarches. Le 31, elle était de retour à Paris, au Palais. Arch. Nat. KK 45, fº 5.

[836] Arch. Nat. KK 45, fº 3, 4, 5.

[837] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI t. II, p. 567.

[838] A. Leroux, Relations politiques de la France avec l'Allemagne (1378-1461), p. 22.

[839] Moranvillé, Relations de Charles VI avec l'Allemagne en 1400, (Bibl. Ec. Chartes, t. XLVII, p. 489-499.)

Louis d'Orléans, pour sauver son allié, pensa à gagner du temps, et parvint à décider Charles VI à demander l'ajournement de l'assemblée. Ce fut Etienne III que le Roi de France chargea d'obtenir la remise[840]; celui-ci sut présenter et soutenir la requête de façon à ce qu'elle fut repoussée. Pendant ce temps-là, Philippe de Bourgogne contreminait l'ouvrage de son neveu; comme il soupçonnait les deux délégués français d'être gagnés aux idées du duc d'Orléans, il retenait l'un d'eux à sa cour, et quand celui-ci arriva à Paris pour joindre son collègue, la Reine sut empêcher que l'ambassade ne partît[841]. Le 20 août 1400, la diète d'Oberlahnstein déposait Wenceslas, et le 21 celle de Rense élisait Robert III[842].

[840] Lettres du roi de France à son beau-père, datées du 10 juillet 1400: Charles VI y affirmait son désir de contribuer à l'union de l'Église et au bon gouvernement de l'Empire, et comme il voulait envoyer à la prochaine diète impériale un de ses oncles ou son frère, il suppliait le duc Étienne d'user de tout son crédit auprès des électeurs pour faire retarder la réunion. Moranvillé, Relations de Charles VI avec l'Allemagne, Pièces justificatives, p. 309.

[841] Les deux ambassadeurs désignés étaient Renier Pot et Hugues le Renvoisier.—Le 30 juillet, Charles VI écrivait au duc de Bourgogne d'envoyer, au plus vite, à Paris, Renier Pot. Cf. Moranvillé..., p. 489 et 499.

[842] A. Leroux, Relations politiques de la France avec l'Allemagne, p. 41.

Dès les premiers jours de son règne, le nouvel Empereur, pour se préparer une alliance avec la France, envoya le duc de Bavière-Ingolstadt en ambassade auprès de Charles VI. Etienne III accepta avec empressement cette mission, car il désirait beaucoup revoir sa fille. Il arriva à Paris le 3 septembre 1400; il était chargé de faire agréer le choix des Electeurs, et d'empêcher que le Conseil royal, poussé par le duc d'Orléans, ne prît fait et cause pour Wenceslas[843].

[843] Monstrelet, Chronique.... t. I, p. 36.—Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II p. 762.—A. Leroux, Relations de la France avec l'Allemagne..., p. 41-42.

Isabeau accueillit son père «à grant joie[844]»; elle put l'entretenir en toute liberté; ils n'avaient pas à redouter les oreilles indiscrètes car ils causaient en allemand[845]. Le duc passa six semaines à Paris, bien reçu par les Princes[846]; il vécut aux frais de l'Hôtel du Roi et on lui fit faire grand chère à en juger seulement par la somme dépensée pour les vins de sa table[847].

[844] Monstrelet, Chronique..., t. I p. 37.

[845] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II p. 764.

[846] Le lundi 11 octobre, à Conflans près Charenton, le duc Philippe de Bourgogne «donna noblement à disner à Monsieur le duc de Bavière père de la royne, à messire Pierre de Navarre, au connestable et à plusieurs autres». E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 303.—Monstrelet, Chronique..., t. I p. 367.—Bibl. Nat., Coll. Clairambault vol. 23, 1657, nº 100.

[847] La dépense fut de 1640 livres (environ 16400 francs de l'époque), d'après la quittance donnée par Guillaume Bude, maître des garnisons des vins du Roi et de la Reine, 14 novembre 1400. Bibl. Nat., Coll. Clairambault, vol. 23, nº 1657, p. 101.

Lorsque les Princes français[848] eurent entendu les ambassadeurs de Wenceslas parvenus à Paris en même temps que le duc de Bavière[849], ils invitèrent celui-ci à se rendre au Conseil pour y exposer l'objet de sa mission. Etienne, par un truchement, déclara que, d'accord avec les Electeurs, il désirait sincèrement l'union de l'Église; que, par deux fois il avait fait le voyage de Rome pour travailler à la solution du schisme; venant ensuite au but particulier de son ambassade, il demanda que le Roi et les seigneurs eussent pour agréable l'élection de Robert, il ajouta enfin qu'un dernier article de ses instructions ne devait être révélé qu'à Charles VI et aux Princes, sur quoi l'assemblée se sépara.

[848] Charles VI était alors dans une crise.

[849] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 764.—Arch. Nat. J 1043, pièces 6 et 7.

La proposition secrète était sans aucun doute la demande d'une alliance entre la France et l'Empire, scellée par le mariage d'une fille du Roi avec Louis fils aîné de Robert.

Pendant que les Princes discutaient sur les réponses à donner aux deux ambassadeurs, Etienne passait agréablement son temps à la cour, admirant les richesses des palais royaux; et il comprenait combien le duc Frédéric, son frère, avait eu raison de dire qu'Isabeau était «devenue une des plus grandes dames du monde[850]». La Reine, très heureuse de posséder son père, lui consacrait tout son temps et s'occupait avec lui de toutes les questions de famille. On sait même qu'elle poussa la sollicitude jusqu'à lui proposer un second mariage[851]; elle pensa à lui faire épouser Isabelle de Lorraine, veuve du Sire de Coucy; peut-être ce choix lui fut-il inspiré par l'espoir que la riche baronnie de Coucy[852], «une des clés du royaume», reviendrait un jour à la Maison de Bavière[853]. Des pourparlers furent certainement engagés et les choses allèrent si loin que le chroniqueur de Saint-Denis parle de ce mariage comme ayant été conclu[854]. Il n'en fut rien cependant; le duc Etienne quitta Paris, au mois d'octobre[855], et regagna l'Allemagne sans contrat de mariage, ni traité d'alliance[856]. Mais Isabeau avait chargé son père de prévenir l'Empereur que s'il voulait attaquer le Milanais, il pouvait compter sur l'appui de la Reine de France; elle promettait de décider le duc de Bourgogne, le duc de Berry, et le comte d'Armagnac à préparer une expédition contre Jean Galéas.

[850] Froissart, Chroniques..., liv. II, ch. CCXXIX, t. IX, p. 110.

[851] En 1390, Etienne III avait voulu épouser Marguerite, veuve de Charles de Duras, qui avait été roi de Naples de 1382 à 1386. Les négociations avaient échoué. Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 152.

[852] Coucy-le-Château, ch.-l. de cant., arr. de Laon, dép. de l'Aisne.

[853] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. II, p. 765.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 240.

[854] Religieux de Saint-Denis, ibid.

[855] Etienne III était resté quarante deux jours à Paris, la durée de son séjour est indiquée dans une lettre de Charles VI aux gens des Comptes, datée du 15 octobre, ordonnant de payer certaine dépense pour le duc de Bavière. Bibl. Nat., Coll. Clairambault, vol. 23. nº 1657, p. 100.

[856] Le 15 novembre de cette année la baronie de Coucy fut achetée par le duc d'Orléans, pour 40 000 livres tournois. Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 240-241.

Etienne, de retour dans ses États, fut hanté par le souvenir de la magnificence de la cour de Paris; remarié peu de temps après avec Elisabeth de Clèves[857], il essaya d'importer, à Ingolstadt, l'étiquette et les modes françaises; il s'entoura d'une garde semblable à celle de la reine Isabeau, donna de belles fêtes et s'abandonna si complètement à ses goûts dépensiers qu'il fut bientôt couvert de dettes[858].

[857] Le mariage eut lieu en 1401.—Elisabeth, fille d'Adolphe de Clèves, était veuve de Reinold de Falkenburg. Riezler, Geschichte Baierns, t. III, Zweite Beilage II.

[858] Vit, prieur d'Ebersberg, Chronica Bavorum ab origine gentis..., dans Œfele, Rerum boicarum scriptores..., t. I, p. 725.

Pendant l'année 1401, Isabeau correspondit avec l'Empereur; elle désirait que celui-ci renouvelât les propositions de mariage qu'il avait fait faire par le duc Etienne; mais Robert, mécontent des résistances qu'il rencontrait dans le Conseil de Charles VI, demanda au Roi d'Angleterre la main de Blanche de Lancastre. En même temps, toujours désireux d'obtenir l'alliance de la France, il entretenait le zèle d'Isabeau; le 6 mai dans des lettres affectueuses, il la prévenait que son homme de confiance, Maître Albert, curé de Saint-Sebald de Nuremberg, se rendait à Paris[859]. Officiellement, ce député devait traiter de la solution du schisme avec les conseillers de Charles VI, mais, il était surtout chargé d'une mission confidentielle auprès de la Reine à qui il soumettrait un ensemble de projets touchant la France, l'Allemagne et l'Italie[860].

[859] Dom Martène et Dom Durand, Veterum scriptorum et monumentorum historicorum amplissima collectio, (Paris 1733, 9 vol. in-fº) t. IV p. 37.

[860] Le titre des Instructions remises à Me Albert était: «Negociatio cum regina Galliæ.» Dom Martène, Amplissima Collectio, t. IV, p. 45.

En effet Maître Albert, dans les entrevues que lui ménagea Isabeau, exprima d'abord l'étonnement qu'avait causé à l'Empereur le projet du mariage du dauphin Louis de Guyenne avec une fille du duc d'Orléans; car la Reine ne pouvait ignorer l'hostilité de son beau-frère contre la Maison de Bavière; elle devait donc s'opposer à ce dessein en invoquant comme prétexte de la rupture, les liens de parenté; et, si elle était résolue à marier son fils avec une princesse française, elle avait intérêt à choisir la petite-fille du duc de Bourgogne «car, par cette union, la famille de Bavière se trouverait fortifiée».

Isabeau ayant alors demandé quelques explications au sujet des pourparlers que l'Empereur avait engagés en vue de marier son fils aîné avec Blanche d'Angleterre, l'habile ambassadeur répondit que rien de cette affaire n'était encore conclu; l'Empereur, ajouta-t-il, eût de beaucoup préféré, pour Louis, une fille du sang de Charles VI; mais il s'était heurté à la mauvaise volonté de certains conseillers du Roi; d'ailleurs, il était sans rancune, quelle que fût l'issue des négociations en cours, il resterait le fidèle allié de la France.

La question italienne fut ensuite abordée par Maître Albert: il informa Isabeau que l'Empereur, avant d'aller combattre Jean Galéas, voulait connaître l'importance des secours qui lui seraient fournis par Charles VI; or, une diète impériale était convoquée à Metz pour le 24 juin suivant; Robert désirait que ses envoyés s'y rencontrassent avec un évêque et sept ou huit docteurs français députés par le Conseil royal, et qui se croiraient seulement chargés de discuter sur l'union de l'Eglise. Pendant les débats, l'Empereur, si toutefois Isabeau y consentait, choisirait le moment opportun pour soumettre à la diète son projet d'expédition en Italie. Enfin la Lombardie ne pouvait être envahie par les troupes allemandes sans l'assentiment et l'aide d'Amédée VIII, comte de Savoie, qui tenait les routes des Alpes; ce prince se trouvant précisément à Paris auprès de son aïeul, Jean de Berry[861], la Reine devait tout mettre en œuvre pour le décider à livrer passage à travers ses États à l'armée impériale, et à lui fournir des subsistances; et si Amédée tardait à donner une réponse favorable, il fallait le prier d'envoyer du moins des ambassadeurs à la diète de Metz[862]. En somme pour le soin de ses intérêts et l'exécution de ses divers plans, l'Empereur s'en remettait à la Reine seule.

[861] Amédée VIII comte de Savoie, né en 1383, fils d'Amédée VII et de Bonne de Berry, succéda à son père en 1391. En 1401, il était encore sous l'influence de sa mère.

[862] Dom Martène, Amplissima Collectio, t. IV, p. 38 et 39.

Celle-ci, très heureuse de se savoir si hautement considérée, ne laissa pourtant rien paraître de sa joie, et même, pour prévenir les soupçons que pouvait éveiller, dans l'esprit de son beau-frère, la présence à Paris d'un représentant de Robert, elle accueillit, dans ce même mois de mai, avec les plus grands honneurs, un prince allemand, ennemi des Wittelsbach, Guillaume de Gueldre, allié de Wenceslas et de Louis d'Orléans[863]. Dans son hôtel de la Porte Barbette, elle offrit aux deux ducs[864] un somptueux souper où elle les entoura d'attentions particulières; on en jugera par un seul détail: avant l'heure du repas, les invités se baignèrent aux étuves de la Reine dont les murs avaient été tendus pour la circonstance de fine toile de Reims piquée de roses et de fleurs de toute espèce[865], puis ils furent conduits dans la chambre dite des eaux de rose où ils se parfumèrent avec les essences d'Orient[866] que la Reine de France chaque année se faisait apporter de Damas.

[863] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 251. Le duc de Gueldre après avoir résidé quelque temps à Coucy chez le duc d'Orléans, arriva à Paris le 16 mai et il y resta jusqu'au 3 juin.

[864] Cette fête eut lieu le 16 mai. Arch. Nat. KK 42, fº 58 vº et 59 rº.

[865] Arch. Nat. KK 42, fº 44 vº.

[866] Ibid., fº 58 rº et 59 vº.

Quelques mois plus tard, l'artificieuse Isabeau employait encore même la tactique: au moment où elle négociait en secret avec une nouvelle ambassade impériale dont nous allons parler, elle laissait écrire dans une lettre de Charles VI (août 1401) destinée à Jean Galéas, que «la Reine s'emploierait volontiers et de bonne foi que se fît le mariage d'une fille de France avec le fils aîné du duc de Milan[867]».

[867] Douët d'Arcq, Choix de pièces inédites du règne de Charles VI, t. I, p. 205.

Les conférences de la diète de Metz étaient restées sans résultat sur la question du schisme, mais elles avaient fourni à Robert de précieuses indications pour ses intérêts personnels et encouragé ses espérances. Aussi, dès le 5 août, députait-il en France Jean de Kirshorn, Jean de Dalberg, Mathias de Crochawe et Maître Heilmann, doyen de Neuhauss[868]. Ces quatre conseillers impériaux étaient accrédités auprès du Roi et des Princes, le duc d'Orléans excepté, mais c'était avec la Reine qu'ils avaient mission de négocier[869]. Au mois de septembre[870], Isabeau reçut d'eux, au nom de leur Maître, la proposition de marier Isabelle de France, veuve de Richard II d'Angleterre, avec Jean de Bavière, comte Palatin, second fils de l'Empereur. Une alliance de famille n'était-elle pas une excellente préparation à une entente politique? Si la Reine, d'ailleurs, avait d'autres vues pour sa fille aînée, Jean de Bavière accepterait la main de la princesse Michelle. Ils déclaraient que leur Maître s'engagerait à ne pas s'allier à l'Angleterre, si le contrat stipulait le chiffre de la dot, et surtout si Charles VI promettait de soutenir l'Empereur contre Jean Galéas[871].

[868] Neuhauss, près Worms.

[869] J. Janssen, Frankfurts Reichs Correspondenz, t. I, p. 613.

[870] Les ambassadeurs de Robert ne reçurent leurs instructions qu'à la fin de septembre. A. Leroux, Relations politiques de la France avec l'Allemagne (1378-1461), p. 48 et note 3.

[871] Dom Martène..., Amplissima Collectio, t. IV. p. 67 et 68.—Pour tout ce qui concernait la dot et le douaire les députés devaient se reporter aux pourparlers engagés précédemment pour le mariage du prince Louis.

Ces projets dont Isabeau et Robert désiraient si vivement le succès n'aboutirent pas; car bientôt le bruit se répandit en France que l'Empereur, descendu en Italie, à l'automne, pour aller à Rome ceindre la couronne impériale, ne pouvait atteindre le but de son voyage. Il était arrêté, disait-on, par les mercenaires de Jean Galéas, le froid décimait ses troupes, il avait perdu ses trésors et engagé ses joyaux. Ces nouvelles étaient en grande partie inventées par les partisans du duc d'Orléans; l'Empereur avait été battu, il est vrai, mais sa situation n'était pas aussi désespérée qu'on le racontait; toutefois ces exagérations portèrent, car le Conseil de France refusa alors de s'allier avec un prince qui, vaincu en Italie, était menacé en Allemagne d'un retour offensif de Wenceslas[872].

[872] A. Leroux, Relations de la France avec l'Allemagne, p. 64 et 65.

En tous cas, Isabeau n'abandonna pas la cause de son parent. Dès qu'elle le sut de retour à Heidelberg, elle lui écrivit pour le mettre au courant des intrigues du duc de Milan, pour lui exprimer la crainte qu'il n'eût lui-même fourni des armes à ses ennemis en quittant trop tôt la Lombardie[873].

[873] Dom Martène, Amplissima Collectio, t. IV, p. 96.

Robert s'empressa de remercier sa chère Tante de ses renseignements et de ses avis, et pour justifier son départ de l'Italie, il ajoutait: «Nous vous signifions que le temps que nous restions en Lombardie, il nous est venu de telles nouvelles des mouvements de Wenceslas qu'il nous a paru bon de regagner la Germanie pour nous y opposer». Il suppliait la Reine de ne pas croire aux mauvais rapports qui pourraient lui être faits sur son compte et d'attendre, pour juger sa conduite, en connaissance de cause, la très prochaine arrivée en France de Louis de Bavière[874].

[874] Don Martène, Amplissima Collectio, t. IV, p. 96.

Mais, le mois suivant, de nouvelles lettres de Robert ne contenaient encore que des encouragements à tenir bon contre les manœuvres de Jean Galéas et n'annonçaient pas la venue de l'ambassadeur si impatiemment attendu[875]. Cependant Isabeau déplorait les atermoiements de l'Empereur qui laissaient le champ libre aux amis de Wenceslas. Toutefois elle espérait toujours une entente, même sur l'affaire du schisme, puisque Robert, à demi brouillé avec Boniface IX depuis la campagne de Lombardie, paraissait disposé à accepter la voie de cession[876]. Aussi multipliait-elle les messages à Heidelberg, et, en août, elle y députait le mari d'une de ses confidentes, Etienne de Semihier[877], chargé de propositions conçues en termes singulièrement précis: Charles VI et Robert se mettraient d'accord pour faire l'union de l'Eglise; le Roi de France exigerait de Jean Galéas un traité favorable à l'Empereur; si Galéas résistait, une armée française et impériale le renverserait, puis irait à Rome imposer à Boniface la voie de cession. Tous les détails de l'alliance avec l'Empire seraient réglés par le duc Louis de Bavière dont la présence à Paris était instamment réclamée[878].

[875] Dans ces lettres, datées du 6 juillet, Robert confirmait les lettres du 16 juin et annonçait ses succès en Bohême. Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 271.

[876] Boniface IX avait refusé de couronner le nouvel Empereur, pour ne pas s'exposer à une guerre avec Jean Galéas. Jarry..., p. 269.

[877] Plusieurs mentions des Comptes de l'Hôtel et de l'Argenterie de la Reine concernent Anne de Robequin, dame de Semihier.

[878] Dom Martène, Amplissima Collectio, t. IV, p. 104, 106, 107.

Si l'Empereur avait accepté les offres de la Reine, il est probable que celle-ci aurait eu sur Philippe de Bourgogne et sur le Conseil royal l'influence nécessaire pour faire conclure le traité projeté et préparer l'expédition contre Jean Galéas. Mais Robert était lent dans sa politique, de plus il manquait de franchise, n'étant pas encore résolu à rompre avec le pape de Rome et avec l'Angleterre. Cependant les lettres d'Isabeau étaient si pressantes qu'il ne put tarder plus longtemps à envoyer à Paris, avec les conseillers impériaux, Jean de Dalberg et Job Verner, Louis de Bavière[879] dont il avait pu apprécier, depuis deux ans, le dévouement et les talents diplomatiques.

[879] Les lettres de créance de ces ambassadeurs étaient datées du 23 août. J. Janssen, Frankfurts Reichs Correspondenz, t. I, p. 711.

Cette mission venait à point pour le duc. Il accepta d'autant plus volontiers de retourner en France qu'il venait de se créer en Bavière les plus grandes difficultés. Il s'était emparé de Munich au détriment de ses cousins Guillaume et Ernest[880]. Cet acte inique avait été désapprouvé par son père, et tous les princes bavarois se préparaient à en tirer vengeance; aussi, après avoir rançonné Munich, ne pensait-il qu'à quitter l'Allemagne.

[880] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 192.—Le Blanc, Histoire de Bavière, t. III, p. 726.—Guillaume et Ernest de Bavière étaient fils du duc Jean de Bavière et de Catherine de Görz.

La mission dont Louis se chargeait était triple: Négocier le mariage de Jean de Bavière avec Michelle de France; conclure un traité d'alliance avec Charles VI; mettre fin au schisme. Si le Roi de France consentait à donner la main de sa fille au prince Jean, celui-ci recevrait de l'Empereur le Palatinat du Rhin, et un douaire de dix mille florins serait constitué à la fiancée. Quant à l'alliance entre la France et l'Empire, elle serait offensive et défensive contre les ennemis réciproques des deux pays, à l'exception de l'Angleterre, car si la guerre venait à éclater entre Charles VI et Henri IV de Lancastre, Robert promettait seulement sa médiation; et si sa tentative d'arbitrage échouait, il s'engageait à garder la plus stricte neutralité.

Un article de ce traité était consacré à Jean Galéas; Robert lui refusait même le titre de duc de Milan et sa situation en Italie devait être réglée par des commissaires français et impériaux.

Enfin l'Empereur, en principe, acceptait tous les moyens qui pouvaient faire rétablir l'union de l'Eglise; il préconisait pourtant la convocation d'un concile; mais il adhérerait volontiers à la voie de cession, si, en retour, on lui offrait de sérieux dédommagements pour le sacrifice qu'il s'imposerait en se détachant de l'obédience du pape de Rome[881].

[881] Dom Martène, Amplissima Collectio, t. IV, p. 104-107.—J. Janssen, Frankfurts Reichs Correspondenz.., t. I, p. 711-712.

Louis de Bavière était certainement le meilleur négociateur que l'on pût députer auprès de la Reine. Il eut avec elle de nombreuses conférences où il lui répéta que l'Empereur, plus que jamais, plaçait en elle tout son espoir, où il invoquait son aide et son conseil pour l'union de la chrétienté, la consolation de la Sainte Eglise, et surtout l'accroissement de la Maison de Bavière[882].

[882]... «Ac prosertim domus bavaricæ incrementum». Sous le titre «Instructio negociandi cum Gallia», l'Empereur avait réuni toutes les questions que Louis de Bavière pourrait être appelé à traiter avec les Princes et le Conseil de France, Louis ne les aborderait qu'après en avoir référé à sa sœur, Isabeau devant diriger toutes les négociations. Sous le titre de «Negociatio cum regina Galliæ» étaient rangés les articles qui seraient discutés dans des conférences secrètes entre la Reine et son frère.

L'ambassade impériale se trouvait à Paris depuis quelques jours seulement, quand y parvint la nouvelle de la mort de Jean Galéas (3 septembre 1412)[883]. Celui qu'Isabeau avait poursuivi depuis quinze ans de sa vengeance, s'était éteint duc incontesté de Milan et paisible possesseur de la Lombardie. Dans les derniers temps de sa vie, il aimait à vanter l'habileté de sa conduite politique et la bonne administration qu'il avait assurée à ses Etats[884].

[883] N. Valois. Le Grand Schisme d'Occident, t. III, p. 291.

[884] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 133.

Son adversaire disparu, la Reine prisait moins les avantages d'une alliance avec Robert; d'autre part, le Conseil royal était mécontent des formules ambiguës sous lesquelles l'Empereur dissimulait ses véritables sentiments sur la question du schisme. Les négociations furent traînées en longueur. En 1403 Robert attendait encore le retour de son ambassade et, au duc de Lorraine qui lui faisait des propositions de mariage pour le prince Jean, il répondait qu'il ne pouvait s'engager avec lui, avant de connaître le résultat des pourparlers entamés à ce sujet avec Charles VI, mais que le projet français lui paraissait «plutôt reculé qu'avancé[885]». Bientôt, en effet, Jean de Dalberg et Job Verner revinrent à Heidelberg[886]: ils apportaient un refus. Le duc de Bourgogne avait d'autres projets pour Michelle de France.

[885] Dom Martène, Amplissima Collectio, t. IV, p. 119.

[886] Dom Martène, Amplissima Collectio, t. IV, p. 119.

Isabeau se trouvait donc débarrassée de son ennemi; mais elle n'était pas vengée; elle n'avait pas partie gagnée. Ses frais d'artificieuse invention, ses efforts de volonté restaient sans résultat; au reste de tous ceux que nous venons de voir s'agiter et tracasser, la plupart ne retirèrent aucun profit de leurs intrigues; seul Louis de Bavière fut largement payé de ses peines: le 2 octobre 1402, il épousa à l'hôtel Saint-Pol, Anne de Bourbon, veuve de Jean de Berry Comte de Montpensier[887]; en accroissement de leur mariage, les époux reçurent en dot 120.000 francs d'or[888]; la dépense de la duchesse de Bavière fut assignée sur la Maison de la Reine[889], et Louis fut gratifié d'une pension du Roi.

[887] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 47.—Charles VI qui depuis la veille était revenu à la santé assista aux fêtes du mariage.—Anne de Bourbon, fille de Jean de Bourbon comte de la Marche et de Catherine de Vendôme avait épousé en premières noces le fils du duc Jean de Berry (le Père Anselme, t. I, p. 319).

[888] Lettres d'Isabeau touchant le paiement de la dot, Paris 19 mars 1405. Archives Royales de Munich.—120.000 francs d'or égalaient 120.000 livres tournois. En 1402 la valeur de la livre tournois était encore de 10 francs environ; Louis de Bavière et Anne de Bourbon reçurent donc à peu près 1.200.000 francs (valeur intrinsèque).

[889] Bibl. Nat., nouv. acq. fr., 5085, article Isabeau de Bavière, nº 190.

Six mois plus tard, en janvier 1403, Isabeau proposa que son frère fût promu premier Officier de France; si l'on en croit Jacques de Carare, sire de Padoue, les Princes et les seigneurs français s'inclinèrent devant le désir de la Reine[890]; seul, le duc d'Orléans refusa son consentement; grâce à cette résistance, la charge de connétable ne fut pas donnée au prince bavarois, mais à Charles d'Albret.

[890] A Leroux, Nouvelles recherches critiques sur les relations politiques de la France avec l'Allemagne (1378-1461), p. 66 et note 3.


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