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Isabeau de Bavière, reine de France. La jeunesse, 1370-1405

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CHAPITRE III

LES FÊTES DE SAINT-DENIS ET DE PARIS

LE SACRE DE LA REINE

La Reine Isabeau sera désormais le centre de toutes les cérémonies de la cour et de toutes les fêtes royales.

Voici quels étaient, vers cette époque, ses principaux serviteurs, les dames et les damoiselles qui formaient son entourage et composaient son cortège habituel ou d'apparat:

Un homme d'âge, vieilli dans l'administration financière du royaume, Philippe de Savoisy, l'ancien trésorier de Charles V, est grand maître de l'Hôtel de la Reine et souverain gouverneur de ses dépenses[272].

[272] Arch. Nat., Comptes de l'Argenterie de Charles VI, KK 19, fº 136 vº.—Philippe de Savoisy, chevalier, seigneur de Seignelay, attaché dès 1358 au service du dauphin Charles, duc de Normandie et régent du royaume, était devenu l'un des chambellans de Charles V et son principal conseiller en matière de finances. Il avait été nommé souverain maître de l'Hôtel de la Reine par ordonnance royale du 25 février 1388, et il exerça cette charge jusqu'à sa mort 25 juillet 1398. (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. VIII, p. 550-551.)

Jean le Perdrier, clerc de la Chambre des Comptes, a reçu, dès l'arrivée d'Isabeau à Vincennes, le titre et les fonctions de Maître de sa Chambre aux Deniers[273]; il partage cette charge avec Jean de Chastenay appelé contrôleur de ladite Chambre. Tous les deux, bien vus du Roi pour leur zèle, sont gratifiés de dons afin «d'être plus honnestement» au service de la Reine.

[273] Le Père Anselme a emprunté ses renseignements sur la naissance du dauphin Charles en septembre 1386, «au deuxième compte de Jean le Perdrier». (Histoire généalogique de la Maison de France, t. I, p. 113.)

Un Maître de la Chambre des Comptes, Guy de Champdivers, conseiller du Roi, remplit, auprès d'Isabeau, l'office de premier secrétaire.

Jean Salaut, dont la signature figure au bas de toutes les lettres et quittances de la Reine, est son secrétaire particulier[274].

[274] Arch. Nat. K 53 A, nº 79.

Le nom d'un seul des six maîtres d'hôtel nous a été conservé[275], Guillaume Cassinel[276], mais nous avons retrouvé les noms des principaux valets de chambre:

[275] Achat de drap d'écarlate pour les robes des VI maistres d'ostel de la Royne..., 640 livres parisis. Comptes de l'Argenterie de Charles VI (1er février—1er août 1389). Arch. Nat. KK 20, fº 12 vº.

[276] Guillaume II Cassinel, sire de Romainville, sergent d'armes du roi Charles V, avait pris part comme chevalier à la campagne de l'Écluse, 1386 (le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. II, p. 40-41).

Pierre l'Estourneau, valet-tailleur de robes, depuis décembre 1386[277]; sa tâche est à la fois lourde et délicate; il y déploie une grande activité et sa ponctualité est remarquable[278].

[277] Pierre l'Estourneau avait remplacé, comme valet-tailleur de robes, Guillaume de Monteron. Arch. Nat. KK 18, fº 16 vº.

[278] Cf. Comptes de l'Argenterie du Roi. Arch. Nat. KK 18, 19, 20. passim.

Simon de Lengres est spécialement commis à la confection des pelleteries et fourrures[279].

[279] Arch. Nat. KK 18, fº 33 rº.

Huguelin Arrode travaille aux broderies[280].

[280] Ibid., fº 33 rº et 70 vº.

Audriet le Maire a la garde des chambres et des tapisseries[281].

[281] Arch. Nat. KK 20, fº 33.

Enfin Jean Dedrèze est le valet-épicier[282], Gillebert Guérard, le premier sommelier de corps[283], et Jean Paillard, un «varlet de la Reine» dont l'office particulier nous est inconnu[284].

[282] Arch. Nat. KK 18, fº 12 vº.

[283] Ibid., fº 109 vº.

[284] Il faut ajouter à cette liste: Jean Saudubois, valet de garde-robe, KK 18, fº 33 rº et Robinette Brisemiche, couturière de la Reine, ibid, fº 18 vº.

Le personnel féminin au service d'Isabeau est nombreux.

C'est d'abord la Comtesse d'Eu[285] qui, sans doute, est sa grande dame d'honneur puisqu'elle signe, de son nom «par la reine», un acte du mois de février 1389[286], et que le 27 mai de la même année, le Roi la nomme en tête des «dames, damoiselles et autres femmes estans en la compagnie de tres chiere et tres amee compaigne la royne[287]». Quel que soit son titre, ses fonctions sont les mieux rémunérées: sur le montant des gages attribués aux dames pour ladite année[288], la Comtesse d'Eu reçoit, pour sa seule part, la somme de 1000 francs[289].

[285] Isabelle de Melun, veuve de Jean d'Artois comte d'Eu, mort en 1387 (le Père Anselme Histoire généalogique de la Maison de France, t. I, p. 388).

[286] Arch. Nat. K 53 A, nº 79.

[287] Lettres de Charles VI, datées de Saint-Ouen «aux généraux conseillers sur le fait des aides à Paris». Bibl. Nat., f. fr. 25 706, pièce 204.

[288] La somme totale était de trois mille cinq cents francs ou livres tournois. Les lettres du Roi indiquent le nom des dames et le montant des gages de chacune d'elles.

[289] Soit, en calculant la livre tournois à 10 fr. 30, 10 300 francs, valeur intrinsèque.

Au-dessous d'elle viennent:

Mademoiselle de Dreux, sa fille[290], que le Roi et la Reine appellent «nostre tres chiere cousine» comme sa mère, mais qui ne reçoit que 500 francs.

[290] Jeanne d'Artois,—mariée, le 12 juillet 1365, à Simon de Thouars comte de Dreux qui fut tué dans un tournoi le jour de ses noces. Elle demeura veuve, portant le nom de Mademoiselle de Dreux, dame de Saint-Valery (le Père Anselme Histoire généalogique de la Maison de France, t. I, p. 389).

Quatre «chambellannes[291]»: Marie de Savoisy[292], dame de Seignelay[293], femme du grand maître de l'Hôtel, qui touche 400 francs; Catherine l'Allemande, veuve de Michel de Campremy, remariée au sire de Hainceville; Madame de Norroy et Madame de Malicorne[294] qui se partagent une somme de 600 francs.

[291] Arch. Nat. KK 20, fº 116 rº.

[292] Marie de Duisy, fille de Philippe de Duisy, maître d'hôtel du Dauphin Charles (Charles V). Cf. le Père Anselme..., t. VIII, p. 551.

[293] Seignelay, ch.-l. de cant., arr. d'Auxerre, dép. de l'Yonne.

[294] Isabeau le Bouteillier de Senlis, fille d'Adam le Bouteillier de Senlis, seigneur de Noisy, avait épousé Gaucher de Châtillon, seigneur de Malicorne (le Père Anselme..., t. VI, p. 264.)

Puis cinq «damoiselles servant la royne», moyennant 140 francs chacune[295]: Marguerite de Gremonville, Catherine de Villiers, Mabillette, Jeannette de la Tour et Margot de Trie[296].

[295] Bibl. Nat. f. fr. 25.706, pièce 204.—Charles VI donnait aussi 140 francs «à Sébille de Croisilles qui a servi très longuement en estat de damoiselle nostre très chière dame et mère que Dieu absoille» (la reine Jeanne de Bourbon).

[296] Arch. Nat. KK 20, fº 117 rº.

Enfin Femmette, la femme de chambre, Jeanne, l'ouvrière de l'atour, et une lavandière, payées chacune 40 francs l'année.

Mademoiselle Jeanne de Luxembourg[297] et Mademoiselle Marie d'Harcourt, jeunes femmes de très ancienne noblesse, du sang même des Valois, sont souvent auprès de la Reine en ces années, mais elles ne font pas partie de sa Maison.

[297] Jeanne de Luxembourg était fille de Guy VI de Luxembourg, châtelain de Lille et de Mahaut de Châtillon, comtesse de Saint-Pol. (Mas Latrie, Trésor de Chronologie, col. 1676).—Marie d'Harcourt, fille de Guillaume d'Harcourt et de Blanche de Bray, était veuve de Louis de Brosse, seigneur de Boussac (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. V, p. 131).

Six prêtres desservent la chapelle d'Isabeau: Jean Gourdet, Jean Mairesse, Pierre de la Vielleville, Gallehaut, Ytier et Pierre Langue[298]. Pierre de la Vielleville a certainement le pas sur les autres, puisque, par une quittance du 3 juillet 1391, «ce prêtre chappelain» est chargé d'encaisser le service de la chapelle[299].

[298] Arch. Nat. KK 19, fº 129 vº.—Il y avait aussi dans la chapelle de la Reine deux clercs et deux sommeliers, ibid, fº 135 rº.

[299] Bibl. Nat. f. fr. 20592, p. 33 et 34.

Les Officiers et les Dames de l'Hôtel de la Reine assistent aux fêtes données à la Cour; pour y paraître dignement, ils reçoivent des manteaux et des robes de gala; et, quand les réjouissances sont terminées, le Roi récompense par des présents, ceux de ses serviteurs dont il a remarqué la bonne tenue.

Isabeau, du reste, fait en faveur de ses gens, de fréquents appels à la générosité du Prince. Ainsi, son physicien, Guillaume de la Chambre, reçoit, le 31 décembre 1388, «pour ses peines en art de médecine» et pour l'accroissement de son mariage 500 francs d'or[300]. Sa femme de chambre, Femmette, partage avec son mari, Guyot de Fresnoy, «varlet de son hôtel», un don royal de 300 francs d'or pour «consideracion des bons et agréables services qu'ils ont faiz longuement à notre dicte compaigne, font encores continuelement chacun jour et attendons que ferons au temps avenir[301]» (2 juin 1391). Et quand est arrivé le jour des étrennes, la Reine fait à ses dames et damoiselles de riches cadeaux.

[300] Bibl. Nat. nouv. acq. fr. 3623, nº 104.

[301] Bibl. Nat. f. fr. 25 706, p. 292.

Sa libéralité envers les serviteurs qui la satisfont se double d'une certaine indulgence quand ils commettent quelque faute: Perrin le Tassetier, qui avait été au service de la Reine-mère, et qui, de la Maison du Roi, était passé dans celle de la Reine, fut convaincu d'avoir joué en usant de faux dés et pour ce fait, emprisonné au Châtelet. Isabeau fit délivrer le coupable «en consideracion de ses bons et anciens services[302]».

[302] Lettres de rémission du 11 janvier 1389. Arch. Nat. JJ. 135, nº 25.

Un autre de ses gens, très humble celui-ci, Jean Perceval, dit le Picart «povre homme poullailer», avait été chargé d'acheter huit douzaines de poulardes et autres volailles pour la Maison d'Isabeau, alors en résidence à Melun; et, sous prétexte qu'on lui en demandait un prix trop élevé, ne les avait pas payées. Les maîtres poulaillers de l'Hôtel de la Reine ayant refusé de recevoir cette marchandise qu'ils savaient être volée, Jean s'en alla vendre les volailles à Paris, pour son propre compte. Il fut pris, mis en prison. Isabeau, apprenant l'histoire, ne jugea pas que le cas fût pendable et même elle fit rendre la liberté au pauvre hère par une lettre de rémission[303].

[303] Arch. Nat. JJ. 140, nº 193.

Mais elle se montrait très sévère pour les délits graves. Elle n'admettait pas que ses gens violassent les propriétés d'autrui, et par prévoyance, elle veillait à ce que les officiers de son hôtel n'exerçassent pas le droit de prise sur les localités voisines de ses résidences, particulièrement sur les abbayes et les terres en dépendant. Le premier des actes de la Reine qui nous ont été conservés[304], est précisément son interdiction formelle de commettre le moindre larcin dans l'Abbaye de Longchamp[305] (8 février 1389).

[304] Arch. Nat. K 53 A, nº 79.

[305] La vigilance apportée par la Reine à sauvegarder les biens de cette abbaye ne lui était pas inspirée par le seul désir de faire justice à tous et de bien gouverner son Hôtel, mais aussi «par la grant affection et dévotion especiale» qu'elle avait «aux religieuses de Longchamp et à leur église».—Monastère de Franciscaines, fondé en 1290 sur les bords de la Seine, à peu de distance de Paris, par Isabelle de France, sœur de Louis IX, Longchamp avait été depuis lors honoré des bienfaits des rois et placé sous la protection particulière des reines, et sa fondatrice était devenue une grande sainte, à laquelle les femmes de la Maison de France avaient voué un véritable culte. Isabeau suivait donc une tradition en se plaçant sous le patronage de cette sainte Isabelle «miroir d'innocence, exemple de piété, rose de patience, lis de charité»—dont la biographie, écrite à la demande des princes français célébrait «la simplicité, la modestie, l'amour de l'étude et la sagesse». Voy. Acta Sanctorum... (éd. par les R.R.P.P. Bollandistes, Paris et Bruxelles, 1863-1894, 64 vol. in-fº), t. VI, du mois d'août, p. 786-806.


De 1389 à 1392, les déplacements d'Isabeau sont fréquents; mais il est à remarquer qu'ils ont tous pour but des pays peu éloignés de Paris, et que, dans une zone restreinte, les mêmes villes, les mêmes sanctuaires sont visités par la Reine, à tour de rôle pour ainsi dire, aux mêmes époques de l'année. C'est presque toujours au pays de l'Oise ou aux environs de Chartres qu'elle se transporte et se fixe pour un temps.

«Un roi en sa jeunesse doit visiter et connaître ses gens[306]» disaient, en 1389, les deux principaux ministres de Charles V, Bureau de la Rivière et Jean le Mercier[307]. Ils ne parlaient pas de la Reine. Ces hommes politiques estimaient, sans doute, que les devoirs de la maternité et ceux de la représentation à la cour, suffisaient à l'occuper. Théorie imprévoyante, dont l'application à Isabeau devait produire de fâcheux effets! Celle-ci ne sera pas présentée aux provinces, elle ignorera «les gens de France»; et, plus tard, devenue régente, elle ne comprendra pas le sens de certaines manifestations populaires.

[306] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. IV, t. XII, p. 38.

[307] Jean le Mercier, seigneur de Noviant, chevalier, capitaine et gouverneur de la ville et du château de Creil,—notaire et secrétaire du roi Jean II, en 1360,—sergent d'armes, puis huissier d'armes et trésorier des guerres de Charles V en 1369,—conseiller général sur le fait des aides en 1373—maître d'hôtel de Charles VI avait été choisi par le Roi en novembre 1388 comme l'un des membres du nouveau conseil de gouvernement. Sa compétence s'étendait surtout à l'administration financière. Cf. H. Moranvillé, Étude sur la vie de Jean le Mercier (Paris, 1888, in-4º).


Au commencement de l'année 1389, Isabeau résida quelque temps au château de Vincennes[308]. De là, elle se rendit au nord de Paris; Mantes, Creil la retinrent pendant les dernières semaines de février et tout le mois de mars[309]. Le Roi voyageait de son côté, en Normandie; le 13 mars, il envoyait un marsouin à sa femme[310] et le 25, il lui dépêchait un message pour l'avertir qu'il était à Rouen[311].

[308] C'est de l'hôtel du Séjour, sis à Conflans-lès-le-pont de Charenton, que, le 8 février, la Reine datait l'acte de sauvegarde en faveur des Dames de Longchamp. Arch. Nat., K 53 A, pièce 79.

[309] Arch. Nat. KK. 30, fº 48 rº.

[310] Arch. Nat. KK 30, fº 48 rº.

[311] Ibid.

Au retour de cette tournée, politique sans doute, Charles VI résolut de se donner quelque relâche; il comprenait tout autrement que son père l'exercice de l'autorité suprême, et il ne se jugeait pas encore d'âge à s'absorber dans les affaires. La France, du reste, remise aux mains des anciens ministres de Charles V, était prospère; la paix se négociait avec l'Angleterre. Le Roi estima donc que le moment était venu de dédommager Isabeau de la vie un peu monotone qu'elle menait depuis leur mariage; les médiocres solennités d'Amiens étaient restées jusqu'alors sans compensation; il fallait que la jeune femme goûtât enfin aux plaisirs chers à son mari, qu'elle assistât à de brillantes joutes, à de magnifiques tournois, et connût le faste éblouissant de réjouissances vraiment royales. Justement, l'occasion de beaux divertissements s'offrait toute prochaine: la chevalerie devait être conférée, le mois suivant, aux deux fils du feu duc d'Anjou[312], Charles et Louis, avant qu'ils ne partissent à la conquête du Royaume des Deux-Siciles[313].

[312] Louis I duc d'Anjou et de Touraine, comte du Maine et de Provence, deuxième fils de Jean le Bon, né en 1849, le plus âgé des oncles de Charles VI avait exercé une influence prépondérante sur la politique intérieure du royaume de 1380 à 1382. Brouillon et avide, il avait pillé les trésors de Charles V et désorganisé les finances pour amasser les sommes nécessaires à la conquête du royaume des Deux-Siciles dont la reine Jeanne I l'avait fait héritier. Descendu en Italie, 1382, il y était mort en 1384, après avoir échoué contre son compétiteur Charles de Duras. Cf. le Père Anselme, Histoire généalogique de la Maison de France, t. I, p. 301.

[313] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 586.

Charles VI décida que cette cérémonie aurait un éclat extraordinaire; et des messagers furent envoyés dans les pays d'Allemagne et d'Angleterre pour inviter, de vive voix, les nobles dames et les seigneurs à ces fêtes solennelles[314].

[314] Ibid., p. 587.

Quelques détails sur la richesse des costumes et des parures qui furent commandés alors pour la Reine et sa suite[315] permettront de juger combien la nouvelle cour laissait loin derrière elle le luxe, pourtant si fameux, de la Reine Blanche, veuve de Philippe VI encore vivante[316], ou de Jeanne de Bourbon, femme de Charles V.

[315] Cf. «Le premier compte de Arnoul Bouchier, argentier du Roy..., pour demi an commencent le premier jour de février l'an MCCCIIIIxx et VIII (1389, nouveau style) et fenissant le darnier jour de juillet l'an mil CCCLIIIxx et neuf apres ensuivant, dont les parties ont esté paiées achetées et delivrées tant aux gens et officiers dudit seigneur comme aux gens et officiers de Madame la Royne et de Monseigneur le duc de Thouraine. Arch. Nat. KK. 20, fº 4 rº.

[316] Blanche de Navarre, fille de Philippe III d'Évreux et de Jeanne de France, (fille de Louis X, le Hutin) reine de Navarre, mariée le 29 janvier 1350 à Philippe VI de Valois, veuve la même année (le Père Anselme..., t. I, p. 105).

Vingt-quatre cottes hardies à chevaucher pour les dames; vingt-deux pour les damoiselles furent taillées dans les plus belles pièces de drap vert brun de Bruxelles et doublées en taffetas vert clair de Malines, ou en drap clairet de Rouen. Sur la manche gauche des dames, on appliqua des broderies de genêts d'or à la devise du Roi[317], faites de fil d'or et d'argent de Chypre, qui se répétaient sur les chaperons, de même drap et de même couleur. Les damoiselles eurent aussi leur manches gauches et leurs chapeaux ouvrés de broderies, mais moins nombreuses et faites seulement de fil d'argent[318]. Cent vingt aunes de «lacs de soie, les uns de soie vert plein, les autres de soie vert broché d'or», furent distribuées aux dames pour conduire les chevaliers au champ des joutes[319]. La robe de la Reine était de velours vermeil, en graine, doublée de taffetas de la même nuance[320]; de couleur vermeil étaient encore les costumes du Roi et du duc de Touraine[321].

[317] Charles VI eut plusieurs devises: le cerf-volant qui avait été une des devises de son père,—la cosse de genêt qu'il avait prise de Louis IX, mais à laquelle il alliait les branches d'un grand arbre ou May, c'est-à-dire un feuillage d'arbre comme il est au mois de mai, etc. Les Mots, c'est-à-dire les paroles sentencieuses que Charles VI choisissait comme âmes de ses devises étaient en ces années: Espérance ou Jamais. Voy. Jal, Dictionnaire critique de Biographie et d'Histoire, (Paris, 1867), p. 364 et 893.

[318] Arch. Nat. KK 20, fº 87 rº et 93 vº.

[319] Arch. Nat. KK. 20, fº 92 vº.

[320] Ibid., fº 87-93.

[321] Ibid. «Deux habits a vestir a dansser pour le roi et le duc de Touraine en satin vermeil et semés de branches de genestres de vert cousues de rouge.» Arch. Nat. KK. 20, fº 91 vº.

Pendant la durée des fêtes, l'Abbaye de Saint-Denis fut la résidence du Roi, de la Reine et du duc de Touraine; y logeaient aussi les officiers de la cour, les dames qui formaient la suite d'Isabeau et celles qui étaient venues de lointains pays pour lui faire cortège. Tous ces hauts personnages se trouvaient installés, le samedi premier mai, au coucher du soleil[322]. Bientôt arriva, en grand appareil, la duchesse douairière d'Anjou[323], accompagnée de ses deux fils[324].

[322] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 589.

[323] Marie de Châtillon, fille du célèbre comte Charles de Blois et de Jeanne de Bretagne, veuve en 1384 de Louis I d'Anjou, prit la tutelle de ses enfants et gouverna si sagement les revenus du comté de Provence qu'elle en tira des subsides pour continuer en Italie la guerre commencée par son mari (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I, p. 229).

[324] Louis II, duc d'Anjou, né en 1377, prenait le titre de roi de Naples, de Sicile, de Jérusalem et d'Aragon.—Charles, son frère, était comte de Roucy, seigneur de Guise, comte d'Etampes et de Gien. Ibid.

Le soir même, une splendide réception fut donnée dans la vaste salle, construite tout exprès, au milieu de la cour de l'Abbaye[325]. Là, pour la première fois, Isabeau put contempler dans tout son éclat l'assemblée des Grands du Royaume, et aux hommages qui lui furent offerts par tous, elle put mesurer sa puissance.

[325] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 587 et 593.

Le lendemain au matin, la Reine, suivie de la duchesse d'Anjou et de ses dames, se rendit à la basilique où le Roi l'attendait devant l'autel des Martyrs; elle assista à la messe et à la collation de la chevalerie. Le soir elle parut au bal et au souper[326].

[326] Religieux de Saint-Denis..., t. I, p. 593.

Le lundi, vers la neuvième heure, elle gagna, non loin de l'Abbaye, la galerie de bois réservée aux dames, sur la droite du champ, clos par des rubans, où devaient se mesurer les chevaliers[327]. Bientôt, ceux-ci s'avancèrent: leurs armures étincelaient, les emblèmes du Roi ornaient leurs écus de couleur verte; les écuyers suivaient portant les casques et les lances[328]. Des dames, en nombre égal, conduisirent les chevaliers avec des rubans de soie qu'elles avaient retirés de leur sein[329]. Elles étaient vêtues de costumes vert foncé, tout couverts d'or et de pierreries et montées sur des palefrois richement caparaçonnés[330]. Quand les champions furent entrés en lice, leurs dames se retirèrent dans la galerie pour se mêler au groupe qui entourait la Reine et la duchesse d'Anjou.

[327] Religieux de Saint-Denis..., t. I, p. 595 et Juvénal des Ursins, Histoire de Charles VI (éd. D. Godefroy, Paris, 1653), p. 73.

[328] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 595.—Arch. Nat. KK 20, fº 87-92.—Le 1er compte d'Arnoul Boucher, argentier du Roi, donne la liste des seigneurs, chevaliers et écuyers qui assistèrent aux fêtes du 1er mai: les princes d'Anjou, les ducs de Berry, Bourgogne, Bourbon, les comtes de Navarre, de Nevers, de Savoie, etc. Arch. Nat. KK 20 fº 165 et suiv.

[329] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 595.

[330] Ibid., p. 595-597 et Arch. Nat. KK 20, fº 87-92.

La liste des personnes composant cette assistance féminine nous a été conservée; la lecture en est intéressante: les plus grands noms de France viennent d'abord, puis ceux des femmes de noblesse récente dont les maris occupaient de grandes charges dans l'administration judiciaire ou financière du Royaume; ensuite les noms très nombreux de damoiselles et de filles de chevaliers et de ministres, enfin ceux de dix-sept des plus riches bourgeoises de Paris.

A la vue du chatoyant spectacle offert par ces dames, damoiselles et roturières, toutes richement parées, et sans doute harmonieusement groupées, le Religieux de Saint-Denis fut saisi d'enthousiasme; «On se serait cru, dit-il, transporté au milieu de cette assemblée de déesses, dont parlent les anciens poètes[331]». Aussi bien, c'était un aréopage, puisque le soir, au souper, les dames distribuèrent des prix aux chevaliers les plus valeureux. Mais alors, paraît-il, les déesses s'humanisèrent, et quelques-unes, à la faveur de la mascarade, accordèrent le prix d'amour. C'est du moins ce que l'austère religieux crut voir, lorsqu'il glissa un coup d'œil furtif dans la salle du festin transformée en salle de bal[332].

[331] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 595.

[332] Religieux de Saint-Denis..., t. I, p. 597-599.

Le mardi, les écuyers à leur tour, combattirent en présence d'Isabeau; ils furent conduits et récompensés par des damoiselles comme les chevaliers l'avaient été, la veille, par des dames.

Le même jour, dans la basilique, un service solennel fut célébré en l'honneur de la mémoire de Du Guesclin, mort depuis neuf ans, et, devant les princes et les seigneurs vêtus de leurs costumes de deuil, l'oraison funèbre du connétable fut prononcée; mais la Reine ne dut pas assister à cette imposante cérémonie militaire, car le chroniqueur ne fait aucune allusion à sa présence[333].

[333] Ibid.

Les réjouissances et divertissements durèrent encore tout le cinquième jour; quand ils prirent fin, le Roi remercia de leur concours les seigneurs étrangers et les chevaliers français venus de loin; il complimenta, en termes gracieux, les dames qui avaient formé autour de la Reine comme une couronne de jeunesse, de beauté et de richesses; puis il fit distribuer de nombreux cadeaux, presque tous magnifiques: c'étaient des joyaux d'or et d'argent, des drap d'or et de soie, des fourrures, des hanaps d'or, des anneaux enrichis de diamants, des images de Notre-Dame, etc; les bourgeoises de Paris reçurent, pour leur part, deux pièces d'écarlate vermeil de Bruxelles. Ensemble tous ces présents avaient coûté la grosse somme de neuf mille cinq cent soixante-quinze livres six sous tournois[334].

[334] Arch. Nat. KK 20, fº 9 rº

C'est le luxe déployé dans ces belles fêtes, que, bien des années plus tard, visera Eustache Deschamps, lorsqu'il dira:

«En qui en veult en querre
«A Saint-Denis un chafault et par terre
«Joutes tres grans ou l'or luit et habonde;
«Mais qui vouldroit jugier à droite esquerre
«C'est tout neant des choses de ce monde[335]

[335] Eustache Deschamps, Œuvres complètes, t. VI, p. 41.

Après les fêtes de Saint-Denis, Isabeau se retira à Saint-Ouen. Là, dès le milieu de mai, ce ne fut plus un secret pour les serviteurs qu'on pouvait de nouveau espérer la venue d'un Dauphin, car, Pierre l'Estourneau, valet-tailleur, avait reçu l'ordre d'acheter du «tiercelin et de l'azur,» pour l'élargissement de huit corsets; de plus, la Reine voulant témoigner sa reconnaissance à Notre-Dame, se disposait à partir en pèlerinage. Le 9 juin cependant, elle était encore à Saint-Ouen, où le Roi, qui chassait alors dans la forêt de Senlis, lui envoyait «porter lettres avec la tête d'un cerf[336]».

[336] Arch. Nat. KK 30, fº 49 rº.

Quelques jours après, la Reine se transportait à Saint-Sanctin[337] et à Chartres, ses sanctuaires préférés, pour y rendre ses actions de grâces. Elle passa tout le reste du mois au pays chartrain, où, à deux reprises, elle reçut des nouvelles du Roi, le 17 à Chartres[338], le 23 à Saint-Sanctin[339]. Charles VI lui-même arriva bientôt pour la rejoindre et faire ses dévotions à Notre-Dame de Chartres.

[337] Saint-Sanctin de Chuisnes, cant. de Courville, arr. de Chartres, dép. d'Eure-et-Loir, célèbre abbaye bénédictine, était un lieu de pèlerinage très fréquenté au XIVe siècle.

[338] Arch. Nat. KK 30, fº 49, rº.

[339] Ibid.

A la fin du mois de juillet, on retrouve le couple royal, installé au château de Melun, lieu de rendez-vous fixé par Charles VI à la fille de Jean Galéas, seigneur de Milan, Valentine Visconti, promise au duc Louis de Touraine. Le mariage de Valentine et de Louis fut célébré à Melun même, le 17 août, en présence du Roi et de la Reine[340].

[340] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 49.

Cependant à Paris, s'achevaient en grande hâte, les préparatifs de fête entrepris depuis plusieurs semaines, sur l'ordre du Roi, pour le sacre de la Reine, fixé au 23 août.

Isabeau, en effet, n'était pas sacrée, et depuis quatre ans qu'elle était reine, les Parisiens ne l'avaient pas encore reçue officiellement; car si, parfois, l'hôtel Saint-Pol avait été visité et même habité par elle, aucune députation de la ville n'était venue à sa rencontre, aucune fête populaire n'avait signalé son passage dans la capitale[341]. Charles VI voulut que les deux cérémonies, si tardivement célébrées, l'entrée à Paris et le sacre, formassent un ensemble de fêtes splendides, rehaussées d'un luxe inouï, capable d'émerveiller les gens du Royaume et de frapper d'admiration les étrangers.

[341] Depuis l'insurrection des Maillotins 1383, les Princes, qui s'étaient défiés des Parisiens, avaient aboli la charge de Prévôt des Marchands et confié toute l'administration de la ville au prévôt royal.—En janvier 1389, l'un des premiers actes des nouveaux conseillers du Roi fut de rendre à Paris une partie de ses institutions municipales. Cf. L. Battifol, Jean Jouvenel, prévôt des marchands, (Paris, 1894, in-8º).

De nombreux hérauts et messagers furent donc envoyés aux quatre coins de la France ainsi qu'en Angleterre, en Allemagne et aux Pays-Bas pour inviter les seigneurs et les chevaliers les plus fameux au sacre de la reine Isabeau[342].

[342] Religieux de Saint Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 609.—La nouvelle fit grand bruit en tous ces pays; Jean Froissart qui était alors en Hollande auprès du comte de Blois, s'empressa de revenir: «Je prins congé, dit-il, pour retourner en France, pour être à une très noble fête qui devoit être en la ville de Paris à la première entrée de la reine Isabel de France... Pour savoir le fond de toutes ces choses, je m'en retournai parmi Brabant et fis tant que je me trouvai à Paris huit jours avant que la fête se tint ni fit». Chroniques..., livre IV, ch. I (éd. Buchon, t. XII, p. 5-7.)

En même temps, par des lettres royales, données en faveur de la Reine, l'amnistie fut promise aux exilés et aux proscrits qui auraient regagné leurs provinces dans les quatre mois[343].

[343] Ibid.

Pendant que les seigneurs et les chevaliers étrangers ou provinciaux, qui répondaient à l'appel de Charles VI, se dirigeaient vers Paris, la cour et la ville poursuivaient fébrilement les apprêts des fêtes royales: draps de velours et de soie, pelleteries et joyaux passaient des boutiques des grands marchands, fournisseurs de la cour, entre les mains des tailleurs et des brodeurs de la Maison du Roi et de celle de la Reine[344]; et, pour trouver des étoffes plus rares, Jeannet d'Estouteville, écuyer de corps de Charles VI, était dépêché en Angleterre[345]. Les orfèvres parisiens et les marchands de Gênes ne parvenant pas, quelque somme qu'on leur offrît, à fournir tous les galons d'or et d'argent, les broderies, les joyaux et parures nécessaires, les trésors de bijoux et d'objets précieux, enfermés à Vincennes et à Melun, furent en quelque sorte réquisitionnés. La Chambre des Comptes délégua les plus probes de ses membres pour aider et surveiller les serviteurs royaux dans le transfert, à l'hôtel Saint-Pol, du grand coffre de Vincennes, et dans l'enlèvement de quelques-uns des plus riches bijoux de Melun[346]. En présence des magistrats désignés, les couronnes, les croix d'or, les colliers, les patenôtres ornées de perles furent littéralement dépecés «pour être employés en autres joyaux pour la venue de la Reine[347]»; l'or fut remis aux orfèvres pour la fonte, les perles aux tailleurs de robes pour les garnitures. Il semblait que tout le monde, à la cour, renouvelât sa garde-robe aux frais du Roi.

[344] Arch. Nat. KK 20, fº 6-16, 99-111.

[345] Ibid., fº 15 vº.

[346] Arch. Nat. KK 20, fº 14.

[347] Ibid., fº 14 et 15.

Du reste, Charles VI lui-même prescrivait les costumes qui devaient être portés pendant les fêtes prochaines; il indiquait la nature et la quantité des étoffes à employer; par exemple les draps et les pennes, la soie et la pelleterie nécessaires aux houppelandes des ministres, des principaux officiers de l'Hôtel, les petits draps pour les chevaucheurs de l'écurie, les draps de sac pour les houppelandes de certains chevaliers et officiers de moins haut rang[348]. Le 15 août, presque à la veille du grand jour, il écrit encore aux gens des Comptes: «Nous voulons et vous mandons que faites promptement bailler et délivrer à notre amé et féal argentier... soixante douze frans d'or pour acheter six satins lesquelz par lui seront distribuez à la venue de notre tres chiere et très aimée compagne la Royne[349]

[348] Arch. Nat. KK 20, fº 11.

[349] Bibl. Nat., f. fr. 20706, pièce 24.

Les robes de la comtesse d'Eu, de Mademoiselle d'Harcourt et de quelques autres dames étaient véritablement magnifiques[350]; leur richesse égalait presque celle des costumes du Roi et du duc de Touraine[351]. Mais la merveille des merveilles, c'était la toilette de la Reine: chacune de ses robes, taillée dans une étoffe du plus grand prix, était un chef-d'œuvre dû à l'art du costumier uni à ceux de l'orfèvre et du joaillier.

[350] «Pour les robes de Madame la comtesse d'Eu, de Mademoiselle d'Harcourt et autres dames de l'Hôtel et compagnie de la royne..., 1990 liv. 9 deniers parisis.» Arch. Nat., KK 20, fº 112. Autres mentions sur les étoffes de ces toilettes dans le même compte; Ibid.

[351] «Draps de soie, veloux, laine pour robes, pourpoins et autres habis pour le roi et le duc de Touraine..., 5847 liv. par.» Arch. Nat. KK 20, fº 10 rº.

Quand il s'agit de régler la composition et l'ordre du cortège d'Isabeau, on consulta la gardienne des plus nobles traditions, la reine Blanche, veuve de Philippe VI. Celle-ci quitta sa retraite de Neauphle[352], pour donner son avis sur le cérémonial qui devait être observé. A sa demande, les livres déposés à Saint-Denis, traitant du sacre des rois et des reines, furent compulsés; mais Charles VI, jugeant trop simples ces anciennes coutumes, ordonna de faire plus grand qu'on n'avait jamais fait[353]; il voulait pour le sacre de sa femme, une mise en scène jusqu'alors inusitée; grâce au concours des Parisiens, ses vœux furent comblés[354].

[352] Neauphle-le-Château, canton de Montfort-l'Amaury, arr. de Rambouillet, dép. de Seine-et-Oise.

[353] Religieux de Saint-Denis, t. I, p. 609.

[354] Pour les fêtes de l'entrée de la Reine à Paris les principales sources sont: Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. I, (éd. Buchon, t. XII, p. 7-31).—Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 611-617.—Juvénal des Ursins, Histoire de Charles VI (éd. Godefroy) p. 71-73.—Guill. Cousinot, Geste des Nobles, p. 107.—Arch. Nat. KK 20, fº 6-76 et 99-111; Registres du Parlement, X1a 1474, fº 326 rº.—E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 213 et 529-530.—H. Legrand, Paris en 1380, (plan de restitution, dans la Coll. Doc. Hist. Gén. de Paris, Paris, 1868, in-4º).

Le vendredi 20 août, la Reine, venant de Melun, arrivait à Saint-Denis; le 21, elle y était rejointe par les dames du sang royal: la Reine Blanche, la duchesse d'Orléans et la duchesse de Bar[355], représentant les anciennes générations; par la duchesse de Bourgogne et tout un groupe de toutes jeunes femmes: la duchesse de Touraine, la duchesse de Berry, presque une enfant, mariée depuis deux mois au vieux duc[356], et Marguerite de Hainaut, comtesse de Nevers, etc.

[355] Marie de France, deuxième fille de Jean II, mariée au duc Robert de Bar. Gallia Christiana, t. V, p. 512-513.

[356] Jeanne, comtesse d'Auvergne et de Boulogne, fille unique de Jean II, comte d'Auvergne et d'Eleonor de Comminges (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I, p. 108).

Le dimanche, dans la matinée, la reine Blanche et la duchesse d'Orléans quittent Saint-Denis, sous brillante escorte; ces dames ne feront pas partie du cortège: elles se rendent à Paris, pour rejoindre le Roi au Palais, et y préparer la réception d'Isabeau.

A midi, la Reine sort de l'Abbaye, en chappe de velours azur semée de fleurs de lys d'or[357]; elle monte dans sa litière couverte et bien ornée que traîne un superbe attelage, pendant que les dames, derrière elle, se placent dans des chars peints et dorés; à leurs côtés, à cheval, se tiennent: les ducs de Touraine, de Bourbon[358], de Berry, de Bourgogne, escortés à quelque distance, par les seigneurs français.

[357] Le manteau des femmes, en 1389, était une chape close, de beaucoup d'ampleur ressemblant au manteau des béguines. Voy. Quicherat, Histoire du costume, p. 258.—La chape que portait la Reine avait été achetée à Valentine de Milan pour 480 livres parisis. C'était sans doute un manteau d'un travail remarquable, fabriqué en Italie et que la duchesse de Touraine avait revêtu le jour de son mariage. Arch. Nat. KK 20, fº 10 vº.

[358] Louis II duc de Bourbon, comte de Clermont, de Forez etc., fils de Pierre I de Bourbon et d'Isabelle de Valois, sœur du roi Philippe VI, était né en 1337. Huit ans prisonnier en Angleterre après la bataille de Poitiers, il combattit ensuite contre les Anglais et les Navarrais sous le règne de Charles V son beau-frère. Devenu l'un des tuteurs de Charles VI, il se désintéressa de la politique intérieure, pour se consacrer à la conduite des expéditions militaires. En 1385, lors du mariage d'Isabeau, il faisait campagne en Poitou contre les Anglais.—Jean, comte de Clermont, son fils, était né en 1380 de son mariage avec Anne, dauphine d'Auvergne, comtesse de Forez. (Le Père Anselme..., t. I, p. 302-303.)

Le cortège se met en marche. Une première fois, auprès de la chapelle Saint-Quentin[359], un groupe de cavaliers barre la route: deux seigneurs s'en détachent et s'approchent d'Isabeau: c'est le duc de Lorraine[360] et Guillaume d'Ostrevant, comte de Hainaut qui demandent la permission de présenter les seigneurs étrangers. Un peu plus loin, deux masses, l'une verte, l'autre rose, qui, à distance, semblent deux taches sous l'éclatant soleil d'août, attirent les regards de la Reine; et, au même moment, ses oreilles sont charmées par les accords d'une musique harmonieuse: d'un côté de la route est une troupe de douze cents cavaliers, riches bourgeois de Paris, tous vêtus de «gonne vert avec baudequin vert et vermeil[361]»; Jean Jouvenel, garde de la prévôté des marchands[362], est à leur tête, il offre les souhaits de bienvenue à la souveraine. De l'autre côté de la route, se tiennent les officiers et les serviteurs de la Maison du Roi, tout habillés de rose, des musiciens sont avec eux; bourgeois et gens du Roi se joignent au cortège. A Saint-Lazare[363], on se forme pour l'entrée dans la ville, les voitures sont découvertes: les Princes mettent pied à terre et se placent dans l'ordre fixé par l'étiquette.

[359] La Chapelle Saint-Quentin était située dans la campagne au sortir de Saint-Denis, à main gauche du chemin qui conduit à Paris.

[360] Jean I, duc de Lorraine, 1346-1391.

[361] Les robes de ces bourgeois avaient la forme de gonnes, c'est-à-dire de robes de moines, étroites de manches et de corps; elles étaient en baudequin, étoffe unie tissée d'or et de soie, et elles étaient parties, c'est-à-dire d'une couleur à droite et d'une autre couleur à gauche. Quicherat, Histoire du Costume, p. 323.

[362] Les ministres de Charles VI n'avaient pas osé rétablir l'ancienne prévôté des marchands, ils avaient institué un nouvel office «la garde de la prévôté des marchands pour le roy» et ils en avaient investi Maître Jean Jouvenel, conseiller au Chatelet, homme sage et bon politique. «Quoiqu'il n'eût ni échevinage, ni parloir aux bourgeois, ni juridiction», le nouveau magistrat sut «faire figure de prévôt». Battifol, Jean Jouvenel, p. 82.

[363] La léproserie de Saint-Lazare ou Saint-Ladre était située rue du faubourg-Saint-Denis, dans la portion nommée alors chaussée Saint-Lazare, sur l'emplacement qu'occupe aujourd'hui en partie la prison de Saint-Lazare. H. Legrand, Paris en 1380, plan de restitution, p. 76, note 4.

La litière d'Isabeau s'engage la première dans Paris entourée de six seigneurs: les ducs de Bourbon et de Touraine en tête; les ducs de Bourgogne et de Berry au milieu, et derrière, Pierre de Navarre et le comte d'Ostrevant. Sur le côté, montant un palefroi «superbement aourné», chevauche la duchesse de Touraine[364].

[364] «C'étoit, dit Froissart, pour lui différer des autres... car nouvellement etoit venue en France et encore... n'avoit entré en la cité de Paris, quand elle y entra premièrement en la compagnie de la reine de France.» (Chroniques, liv. IV, ch. 1, t. XII, p. 8 et 23.)—Plusieurs articles des Comptes de l'Argenterie portent cette mention «... pour la venue de la Royne et de madame de Thouraine». Arch. Nat. KK 20, fº 14.

A la première porte Saint-Denis[365], on avait figuré le ciel par un plafond bleu où resplendissait le soleil et brillaient de nombreuses étoiles, et «était haut ce ciel et armorié très richement des armes de France et de Bavière»; des anges y passaient et repassaient en faisant entendre de suaves harmonies. Isabeau écoute ces chansons «moult mélodieuses et douces», et, en passant devant, admire l'image si bien faite de Notre-Dame tenant l'Enfant Jésus «lequel s'ébat par soi a un moulinet fait d'une grosse noix».

[365] La première porte Saint-Denis, appelée aussi Porte de Paris ou Porte Royale, appartenait à l'enceinte de Charles V et était placée au débouché de la rue d'Aboukir. C'était un gros bâtiment carré formant une cour à l'intérieur, terrassé, sans toiture et flanqué dans les angles de tourelles en encorbellement. Le Roux de Lincy, Paris et ses historiens, (dans la Coll. Doc. Hist. Gén. de Paris.) p. 228, note 4.

Mais en face d'elle, s'ouvre la longue et populeuse rue Saint-Denis[366]; la perspective de ses hautes maisons, toutes pavoisées, offre un coup d'œil réjouissant que «c'est merveille de voir». Une foule énorme, impatiente, houleuse y attend la Reine depuis des heures; les sergents d'armes et les officiers ont grand'peine à la maintenir; ils sont tous «embesognés à faire voie et rompre la presse et les gens»; l'affluence est telle qu'il semble que «tout le monde ait été là mandé». De toutes parts les Noëls retentissent; Isabeau s'avance au milieu d'une immense explosion d'enthousiasme; son attelage va maintenant «tout souef le pas», entre deux haies épaisses d'êtres humains. Toutes les fenêtres sont ornées, la plupart des maisons, tendues de drap de haute lice, d'étoffes de soie ou de tapis précieux. Les Parisiens avaient prodigué les plus riches tentures, comme «s'ils les eussent eues pour néant» ou que «on fût en Alexandrie ou à Damas», et cela, dans le seul espoir que les yeux de la Reine, en se posant sur ces tapisseries historiées, «en auraient plaisance[367]».

[366] La rue Saint-Denis s'étendait de la première porte Saint-Denis au Châtelet. Elle était la «Grand'Rue de Paris», la plus large, la plus commerçante, la mieux entretenue. H. Legrand, Paris en 1380, p. 64, note 3.

[367] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. I, t. XII, p. 13. «Les femmes et les jeunes filles étaient parées de riches colliers et de longues robes tissées d'or et de pourpre.»—Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 613.

ENTRÉE A PARIS D'ISABEAU DE BAVIÈRE
22 Août 1389.
(D'après une miniature des Chroniques de Froissart).

Et, en effet, toutes ces décorations causent à Isabeau un réel enchantement; elle s'arrête aux étonnantes curiosités, sortes de surprises, qui avaient été ménagées de distance en distance. C'est d'abord une fontaine, couverte de drap d'azur semé de fleurs de lis, qui verse à flots claret et piment, recueillis dans des hanaps d'or par une troupe de jeunes filles dont les riches parures et les chapels d'or étincellent au soleil et qui chantent de délicieuses mélodies.

Plus loin, une longue halte est nécessaire: c'est au spectacle d'une vraie bataille que la Reine est priée d'assister, et quel combat! Sur un échafaud, au bas du moutier de la Trinité[368], deux groupes de guerriers vont en venir aux mains: douze seigneurs chrétiens, dans le costume des croisés, écartelés à leurs armes, sous le commandement de Richard Cœur-de-Lion; en face une troupe de Sarrazins conduits par Saladin, tandis que le Roi de France domine la scène entouré de ses douze pairs, «tous armoyés de leurs armes», et donne le signal de l'engagement.

[368] L'Hôpital de la Trinité était situé rue Saint-Denis, en face de la rue Saint-Sauveur.

Parvenue à la seconde porte Saint-Denis[369], la Reine peut avoir l'illusion de pénétrer dans le Paradis car, en levant les yeux, elle aperçoit la sainte Trinité et une théorie d'anges: ceux-ci entonnent une hymne sacrée; au moment où elle contemple «Dieu le Père séant en sa majesté», le ciel s'ouvre, et, doucement deux chérubins lui posent sur le chef une couronne d'or et de pierreries; ils chantent:

«Dame enclose entre fleurs de lis,
Reine êtes-vous de Paris
De France et de tout le pays.
Nous en rallons en Paradis.»

[369] La deuxième porte Saint-Denis, de l'enceinte de Philippe-Auguste, s'élevait près de l'impasse des Peintres, au point d'intersection de la rue Turbigo et de la rue aux Ours. Voy. Legrand, Paris en 1380, p. 64, note 3 et Le Roux de Lincy, Paris et ses Historiens, p. 228 note 4.—Il y avait une troisième porte Saint-Denis, construite antérieurement à l'enceinte de Philippe Auguste, au coin de la rue des Lombards.

A mesure qu'il s'enfonce plus avant dans la ville, le cortège voit grossir la foule sur son passage; en même temps les occasions d'admirer se multiplient: à la chapelle Saint-Jacques[370], des orgues «sonnent moult doucement en une chambre faite de drap de haute lice».

[370] Saint-Jacques de l'Hôpital, au coin de la rue Mauconseil, était un asile pour les pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle. Legrand, Paris en 1380, p. 53, note 1.

Au Châtelet[371], une longue station est imposée à la Reine. Les bourgeois, les gens du peuple et les étrangers se sont massés pour voir l'allégorie représentée dans le beau châtel ouvré et charpenté de bois et de guérite, dont chaque créneau est gardé par un homme d'armes. Sur un lit de tapisserie d'azur à fleurs de lis d'or, Madame Sainte-Anne est couchée, image de la justice, et voici que d'un bois, où courent les lièvres, les connins et où volètent les oisillons, sort un grand cerf blanc, les cornes dorées, un collier d'or au cou; il se place auprès du lit de justice; il remue les yeux, la tête et tous les membres, et saisissant l'épée de justice, la fait tenir droite; puis un lion et un aigle se précipitent..., l'oiseau de proie va-t-il fondre sur la Justice? Non, car douze pucelles s'élancent hors du bois, et, de leurs épées nues, séparent de l'aigle, et Madame Sainte-Anne et le lion et le cerf.

[371] Le Grand Châtelet, forteresse et prison, siège de la prévôté royale de Paris, donnait sur le quai, en face du Pont au Change; il occupait toute la place du Châtelet.

Les spectateurs sont haletants, et voici qu'une bousculade épouvantable se produit; les derniers rangs ont voulu gagner du terrain, et au milieu d'eux, sur un fort cheval, un homme d'âge mûr et un autre plus jeune, monté en croupe, essayent de se frayer un passage! Les deux audacieux prétendent «se bouter sur le devant»; ils veulent contempler la Reine de tout près; mais les sergents accourus les repoussent et «leur frappent les épaules à coup de boulaies[372]».

[372] Juvenal des Ursins, Histoire de Charles VI, p. 72.—La boulaie était un gros bâton, une sorte de massue que portait chaque sergent et qui lui servait à maintenir «la presse des gens».

La représentation terminée et l'ordre rétabli, la litière d'Isabeau franchit le Pont-au-Change[373] tout tendu de taffetas bleu à fleurs de lis d'or, avec un ciel étoilé «de vert et de vermeil samit[374]».

[373] Le Pont au Change était aussi nommé Grand Pont ou Pont aux Changeurs. «Là demeurent les changeurs d'un costé et orfèvres d'autre costé..., et passoient tant de gens toute jour sur ce pont que on y encontroit adez ung blanc moine ou un blanc cheval.» Guillebert de Metz, Description de la ville de Paris (1407), publiée par Le Roux de Lincy, Paris et ses Historiens, p. 160.

[374] Le samit était une étoffe de soie sergée de grand prix.

Cependant le jour commençait à baisser; la tête du cortège s'engage dans la rue Neuve-Notre-Dame[375], ou d'autres jeux «grandement lui viennent à plaisance». La curiosité de la Reine est vivement piquée par le tour de force qu'exécute ce «maître engigneur» qui, ayant installé un échafaud sur le haut de la plus haute tour de Notre-Dame et l'ayant relié, par une corde qui passe au-dessus des toits, à la plus haute maison du pont Saint-Michel, sort de son échafaud, deux cierges allumés en ses mains à cause de l'heure avancée, et tout en chantant, commence à marcher sur la corde «en faisant gambades», et descend ainsi le long de la grande rue, cependant que les dames crient à la sorcellerie.

[375] Au sortir du Pont au Change, le cortège de la Reine pénétra dans la rue Saint-Barthélémy, puis dans la rue de la Barillerie qui en était le prolongement (le long de la façade orientale du Palais); enfin, tournant à gauche, il prit la rue de la Calendre et la rue Neuve-Notre-Dame, la voie triomphale que suivaient les Rois pour aller du Palais à Notre-Dame.

Devant la cathédrale, l'évêque de Paris, Pierre d'Orgemont[376] attend la Reine. Il est entouré du Chapitre et d'un nombreux clergé, revêtu des habits sacrés des grandes fêtes.

[376] Pierre d'Orgemont, chancelier du duc de Touraine et conseiller à la Chambre des Comptes, était évêque de Paris depuis 1384. Gallia Christiana, t. VII, col. 140.

Isabeau, aidée par les quatre ducs, met pied à terre, pendant que les autres dames descendent de leurs litières ou de leurs palefrois, et, précédée par l'évêque et le clergé, elle fait son entrée dans Notre-Dame, resplendissante de lumières; au moment où elle franchit le seuil, le prélat et les prêtres entonnent en «chantant haut et clair» la louange de Dieu et de la Vierge Marie. Elle traverse le chœur et vient s'agenouiller au pied du grand autel, prie quelques instants, puis elle offre à Notre-Dame, avec la couronne que lui ont donnée les anges, deux draps d'or racamas[377]. A ce moment, les deux ministres, Bureau de la Rivière et Jean le Mercier s'avancent, porteurs d'une magnifique couronne que l'évêque et les quatre ducs placent sur la tête d'Isabeau.

[377] Arch. Nat. KK 20, fº 101 vº.

En sortant de la cathédrale, le cortège trouve le parvis illuminé par cinq cents cierges, car la nuit est venue; la Reine remonte dans sa litière et pendant que retentissent les dernières acclamations, elle se dirige vers le Palais[378], où l'attendent le Roi, la reine Blanche et la duchesse d'Orléans. Un somptueux souper réunit les seigneurs, les chevaliers, les dames et les damoiselles; un grand bal leur fut ensuite offert.

[378] Le Palais, ou Palais Royal, ancienne demeure de Saint-Louis, devenu le siège du Parlement, s'étendait du Pont au Change au Pont Saint-Michel. Quoiqu'il y eut «salles et chambres pour loger le Roi et les douze pers», (Guillebert de Metz, Description de la Ville de Paris, dans Paris et ses Historiens, p. 159) les Valois n'y résidèrent que rarement, pour leur mariage, et leur entrée solennelle. (Du Breuil, Théâtre des Antiquitez de Paris, p. 228).

Le Roi, très heureux que tout se fût si bien passé, se montra plus gai et plus aimable que jamais. A un moment qu'Isabeau devisait avec des dames sur les événements du jour, il s'approcha du groupe, demanda à sa femme si elle se rappelait la bousculade du Châtelet, et lui révéla que les deux hommes montés sur un grand cheval, qui voulaient voir de tout près, n'étaient autres que lui-même et Philippe de Savoisy! Charles VI avait contraint le Grand-maître de l'Hôtel de la Reine à se déguiser, et à le conduire au plus épais de la foule. A ce récit les dames «commencèrent à farcer», et le Roi, tout fier de son escapade, rit le premier et de bon cœur des horions qu'il y avait gagnés.


Le dimanche avait été la journée des Parisiens, le lundi fut celle de la Cour.

Vers midi, les Princes et les plus nobles dames s'assemblent au Palais pour accompagner Isabeau à la Sainte-Chapelle. Charles VI s'y est déjà rendu avec une suite de seigneurs[379]. Il a revêtu l'habit royal: «la tunique, la dalmatique, la robe à socques», et le manteau chlamyde de couleur écarlate, rubannés de rubans d'or de Damas, fourrés d'hermine et brodés de pierreries[380]. Il porte le diadème, et les vieux courtisans et les anciens conseillers de Charles V se réjouissent de voir «pontifical en son costume et en son maintien», le jeune Roi dont ils ont trop souvent à blâmer le goût pour les costumes de fantaisie et les modes étrangères[381].

[379] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 613.

[380] Ibid. et Arch. Nat. KK 20, fº 101 rº.

[381] Religieux de Saint-Denis, ibid.

La Reine paraît dans la galerie qui conduit de plain-pied des appartements royaux à la chapelle haute. Sa toilette, suivant l'usage pour la messe du sacre, est tout en soie. Sous un manteau de satin vermeil fourré de cendal tiercelin[382], elle porte une robe du même tissu; comme elle doit être ointe à la tête et à la poitrine, ses cheveux sont répandus sur ses épaules[383], son manteau est «à lacs par devant[384]», et, sous sa robe, le large doublet et la chemise de fine toile de Reims, sont ouverts par devant et par derrière[385].

[382] Arch. Nat. KK 20, fº 101 vº.—Le cendal était une étoffe de soie très recherchée.

[383] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. I, p. 613.

[384] Arch. Nat. KK 20, fº 101 rº.

[385] Ibid., fº 101 vº.

Le cortège se met en marche: Isabeau est suivie du duc de Touraine, des ducs de Berry et de Bourgogne, tous trois habillés, «comme à duc appert», du manteau de velours vermeil, fourré d'hermine par dedans et par dehors, de la houppelande, de la cotte et du chaperon de même velours[386]; puis viennent les autres princes, les seigneurs et les dames. Sous le porche de la chapelle haute, commencent les cérémonies du sacre, telles qu'elles ont été réglées d'après l'ordre et le cérémonial remontant, dit-on, à Charles le Chauve et à Hincmar et que Charles V, en 1365, a fait corriger et mettre par écrit «de son commandement et sous ses yeux[387]». La Reine est introduite dans l'église par deux évêques qui se placent à ses côtés; l'archevêque de Rouen, Guillaume de Vienne, en habits pontificaux, assisté de Gui de Monceau, abbé mîtré de Saint-Denis[388], et entouré d'un clergé nombreux, la reçoit à l'entrée de la nef. Pendant le chant du Te Deum, entonné par l'archevêque, Isabeau se dirige vers le maître-autel; elle s'y agenouille et prie quelques instants[389], tandis que Guillaume de Vienne prononce cette oraison: «Seigneur, entends nos supplications, et que ce qui est à faire par notre humilité soit rempli par l'effet de ta vertu». La Reine se relève, soutenue par les deux évêques, puis le front incliné, écoute la prière du prélat demandant à Dieu de multiplier sur elle ses dons et bénédictions, «afin qu'avec Sara et Rebecca Lia et Rachel... elle jouisse de la fécondité de son sein... pour l'honneur du royaume, le bon gouvernement et la protection de la Sainte Église de Dieu». Ensuite Isabeau quitte l'autel, salue le Roi, et va prendre place dans le chœur, sous un dais très élevé garni de tapis et de drap d'or[390]; de là son regard peut embrasser toute l'assistance.

[386] Arch. Nat. KK 20, fº 100.

[387] Th. Godefroy, Le Cérémonial français (Paris, 1649, 2 vol. in-fº). t. I, p. 49-51.

[388] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 615.—Guillaume de Vienne, abbé de Saint-Sequane de Langres, puis évêque d'Autun en 1375, était devenu archevêque de Rouen en 1387. Gallia Christiana, t. IV, col. 417 et 700; et t. IX, col. 755.—Gui II de Monceau était abbé de Saint-Denis depuis 1363. Gallia Christiana, t. VII, col. 401.

[389] La Reine offrit à la Sainte-Chapelle deux pièces de drap d'or racamas. Arch. Nat. KK. 20, fº 101 vº.

[390] Religieux de Saint-Denis, Chronique..., t. I, p. 615.

Jamais, depuis le sacre de la reine Jeanne, femme de Charles IV le Bel, cérémonie aussi fastueuse n'a été célébrée dans la Sainte-Chapelle[391]: l'église est tendue de draperies d'or, décorée aux armes de France et de Bavière, celles-ci «formées de losanges d'argent et d'azur de vingt et une pièces en bandes[392]». Sur le maître-autel et sur d'autres autels dressés à cet effet, ont été déposés les insignes de la puissance royale: l'anneau, le sceptre, la main de justice et la couronne, qui sont d'un prix inestimable; la coiffe de velours vermeil, qui soutient la couronne, est ornée de quatre-vingt-treize diamants taillés, entremêlés de saphirs, de rubis et de perles[393].

[391] La reine Jeanne, seconde femme de Charles IV le Bel, avait été sacrée à la Sainte Chapelle en 1324, «à somptueux appareil». Th. Godefroy, Cérémonial..., t. I, p. 469.

[392] Le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I, p. 112.

[393] J. Quicherat, Histoire du Costume en France, p. 260.

Jamais, depuis Saint-Louis aussi brillante assemblée des plus nobles personnages ne s'est vue dans la chapelle du Palais. Les grands barons et les chevaliers illustres, les grands dignitaires, les hauts magistrats et les plus notables des bourgeois sont présents. Ils viennent saluer l'aurore d'un règne qu'ils souhaitent prospère et glorieux. L'aspect des costumes de gala, dont tous sont revêtus, est éblouissant: velours vermeil des surcots et des houppelandes, fourrures de cendal, velours cramoisi, bordure d'hermine des mantels à parer, satins chatoyants verts roses ou vermeil des robes, diamants étincelants de la couronne royale, pierres précieuses et perles des chaperons des ducs, troches d'or, fleurs de genêt à la devise du Roi, étonnent, charment ou récréent la vue.

Cependant Guillaume de Vienne prélude au sacre. La Reine, conduite par les deux évêques, s'avance de nouveau vers l'autel; elle s'incline en même temps que les assistants sous la bénédiction du prélat qui supplie Celui «qui, pour le salut d'Israël, fit passer Esther des chaînes de la captivité au lit et au trône d'Assuérus, de garder Isabelle pudique dans le lien du mariage et de lui faire accomplir, en tout et surtout, les célestes desseins[394]». La Reine s'agenouille, et l'archevêque l'oint au chef et à la poitrine, disant à chaque onction: «Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, cette onction te profite en honneur et confirmation éternelle, ainsi-soit-il». Puis, lui passant l'anneau au doigt: «Prends l'anneau, signe de la foi à la Sainte Trinité, par lequel tu puisses éviter toutes malices hérétiques, et, par la vertu qui t'est donnée, appeler les nations barbares à la connaissance de la vérité». Isabeau reçoit ensuite le sceptre et la main de Justice; enfin l'archevêque lui pose, seul, la couronne sur la tête en lui disant: «Prends la couronne de gloire et liesse afin que tu reluises splendide et couronnée de joie à toujours». Alors les ducs entourent la Reine et soutiennent la couronne tandis que le prélat récite une dernière oraison. Le sacre est terminé; Isabeau est ramenée par les ducs jusqu'à son trône; les seigneurs et les dames, chacun suivant son rang, se groupent autour d'elle. Le divin sacrifice commence. C'est Guillaume de Vienne qui le célèbre, suivant le rituel particulier au sacre des Rois. L'Épître est celle de Saint-Paul aux Ephésiens: «Mes frères... que les femmes soient soumises à leur mari». Dès que le prélat prononce les premières paroles de l'Evangile de Saint-Mathieu: «En ce temps-là les Pharisiens s'approchèrent de Jésus pour le tenter...», le Roi et la Reine déposent leurs couronnes qu'ils remettent aussitôt que commence le chant du Credo. Après l'Offertoire, Isabeau, conduite à l'autel par les ducs qui soutiennent sa couronne, offre le pain et le vin; à la Communion, elle est une dernière fois ramenée au pied du tabernacle où elle communie sous les deux espèces des mains de l'officiant. Après l'Ite missa est, l'archevêque enlève à la Reine la couronne du sacre et la remplace par une autre aussi riche, mais moins lourde; puis le prélat récite encore quelques oraisons, et bénit le Roi, la Reine et tous les fidèles.

[394] Cf. Th. Godefroy, Le Cérémonial français, t. I, p. 48-51.

Le service divin achevé, Isabeau fut reconduite au Palais où, dans la grande salle, allait avoir lieu le superbe festin offert par le Roi. Sur la table de marbre[395], couverte pour la circonstance d'une pièce de chêne épaisse de quatre pouces, était servi le dîner du Roi et de la Reine. Isabeau, ayant au chef une couronne d'or «moult riche», «après s'être lavée», prend place entre le roi de France et le roi d'Arménie. L'archevêque de Rouen, les évêques de Langres[396] et de Noyon[397], les duchesses de Berry, de Touraine, de Bourgogne, la comtesse de Nevers; Mademoiselle Bonne de Bar[398], Madame de Coucy[399], Mademoiselle Marie d'Harcourt; puis, plus bas, Madame de Sully, femme de Guy de la Trémoille, sont les seuls personnages qui mangent à la table royale; pendant qu'autour de deux autres tables sont réunies plus de cinq cents dames et damoiselles.

[395] «La grande table de marbre qui continuellement est au Palais, ni point ne se bouge.» (Froissart..., t. XII, p. 18).

[396] Bernard de la Tour, évêque duc de Langres en 1374, conseiller de Jean de Berry, envoyé en 1387, auprès du duc de Bretagne pour lui réclamer la mise en liberté de Clisson, était appelé aux réunions les plus importantes du Conseil de Charles VI. Gallia Christiana..., t. IV, col. 625.

[397] Philippe de Moulins, évêque d'Evreux en 1384, conseiller au parlement de Paris, était devenu, en 1388, évêque de Noyon et, en 1389, conseiller à la Cour des Aides. Gallia Christiana, t. IX, col. 1018.

[398] Bonne de Bar, fille de Robert duc de Bar et de Marie de France.

[399] Isabelle de Lorraine, fille du duc Jean I, mariée à Enguerrand VII de Coucy.

Le dîner se passe sous les yeux d'une nombreuse foule qu'on a laissée pénétrer dans la grande salle elle-même; seulement, la table du Roi est séparée des spectateurs par une forte barrière de chêne dont les entrées, réservées aux gens de service, sont gardées par «grant foison de sergents d'armes, huissiers et massiers». Les assistants admirent le choix des mets, le luxe de la table, et surtout le dressoir, adossé à un pilier, où brillent de somptueuses vaisselles d'or et d'argent.

Depuis le commencement du repas, des ménestrels «ouvraient de leurs métiers, de ce que chacun savoit faire», mais vers le milieu, «un spectacle d'entremets» est donné au centre de la salle: c'est une représentation de la guerre de Troie qui, tout de suite, captive l'attention générale.

Les curieux, dont le nombre augmente à chaque instant, se poussent les uns les autres en tous sens, afin de voir de plus près; ils parviennent à déborder la haie des gens d'armes; et, sous l'effort, une des tables où se trouvaient les dames est renversée; celles-ci se lèvent précipitamment en jetant des cris de frayeur; ce tumulte et la chaleur excessive de cette salle où se pressent tant de gens, indisposent et bouleversent plusieurs des convives du Roi; Isabeau, elle-même, est près de défaillir; mais une verrière est brisée; l'air la ranime et Madame de Coucy, qui s'était évanouie la première, reprend ses sens. La fin du dîner est brusquée pour permettre à la Reine et à ses dames de prendre du repos.

Bien qu'elle ait manqué le matin d'être «moult mesaisee», Isabeau quitte le Palais, vers les cinq heures, et, à travers les rues, «au plus long», se rend en litière découverte à l'hôtel Saint-Pol; elle est accompagnée des duchesses et de ses dames dans leurs litières ou sur leurs palefrois; le cortège est suivi de plus de mille cavaliers. Pendant ce temps, le Roi se fait «navier en un batel sur Seine du Palais à Saint-Pol».

Le soir, la Reine, imparfaitement remise de son émotion du dîner et des fatigues de sa longue promenade, ne parut ni au souper, ni au bal que le Roi donna aux seigneurs et aux dames. «Elle demeura en ses chambres et point ne se montra de cette nuit.»

Le mardi, vers la douzième heure, Isabeau attendait, dans sa «chambre appareillée», la visite des bourgeois de Paris, lorsqu'entrèrent un ours et une licorne portant une litière richement ouvrée, en même temps que parurent quarante des plus notables Parisiens en bel uniforme. Ils venaient offrir à la Reine, pour son joyeux avènement, les présents renfermés dans la litière: une nef, deux grands flacons, deux drageoirs, deux salières, six pots, six trempoirs, le tout en or; puis douze lampes, deux douzaines d'écuelles, six grands plats et deux bassins: ces pièces en argent. En échange, ils suppliaient leur souveraine d'avoir pour recommandés la Cité et les hommes de Paris.

Après le départ des bourgeois, arrivèrent les «povres prisonniers», théorie lamentable d'hommes et de femmes que le pardon accordé par la Reine «pour contemplacion de son joyeux advènement» avait tirés des cachots du Châtelet; ils venaient la «mercier de la grâce qu'elle leur avoit faite[400]», lui exprimer leur reconnaissance et leur repentir, formules débitées d'ailleurs par la plupart de ces gens sans un ferme propos[401] de changer de conduite.

[400] Registre criminel du Châtelet de Paris, 1389-1392, publié par Duplès-Agier (Paris, 1861-1864, 2 vol. in-8º). t. I, p. 176.—Charles VI, en l'honneur de l'Entrée de la Reine à Paris, avait aussi accordé des lettres de rémission. Arch. Nat. JJ 136, fº 64 et 65.

[401] Jehan de Soubz le Mur, dit Rousseau, natif d'Orléans, corroyeur, emprisonné au Châtelet pour avoir volé à Paris, sur le Petit-Pont, une bourse et une ceinture de soie, et libéré par la grâce de la Reine, recommença presque aussitôt la série de ses méfaits, puisque «le vendredi ensuivant après sa dite délivrance..., veant qu'il n'avoit point d'argent, ala en la place du Petit-Pont, où l'on vent le poisson d'eaue doulce, à un soir, et en ycellui lieu coupa une bourse de cuir a usage de femme» Registre criminel du Châtelet, t. I, p. 79.—De même Marguerite la Pinele, chambrière, demeurant à Meaux, détenue au Châtelet pour le vol d'une bourse, et délivrée par le pardon d'Isabeau, enleva peu après dans l'église Saint-Jean en Grève un riche anneau d'or et «icellui bouta et cacha en sa bouche». Registre criminel du Châtelet, t. I, p. 323-324.

Ce jour-là, Isabeau dîna en sa chambre; elle se ménageait pour les grands tournois de l'après-midi. Elle fut conduite, vers trois heures, au champ de Sainte-Catherine[402], en un char couvert, très richement décoré; les duchesses et les dames en grand arroy, composaient sa suite. De l'échafaud, préparé tout exprès pour elle et son entourage, elle assista à un spectacle magnifique, bien qu'une épaisse poussière cachât, par moments à la vue, certains détails.

[402] Le Champ, Culture ou Couture Sainte Catherine, était une dépendance du monastère Sainte Catherine de la congrégation du Val des Ecoliers. Il était situé sur l'emplacement actuel de la place Baudoyer. «Il y avait à la Couture Sainte-Catherine des lices pour champions.» (Guillebert de Metz. Description de Paris sous Charles VI). «C'était là que se faisaient les joutes et tournois quand le Roi était à Saint-Pol, quoiqu'il y eût dans l'hôtel une cour des joutes.» F. Bournon, L'Hôtel Royal de Saint-Pol (Mém. Soc. Hist. de Paris, t. VI, p. 77).

JOUTES EN L'HONNEUR D'ISABEAU DE BAVIÈRE
24 Août 1389.
(D'après une miniature des Chroniques de Froissart).

Trente chevaliers «dits du Soleil d'or» parce qu'ils portaient sur leurs targes[403] l'emblème du Roi[404], joutèrent et combattirent jusqu'à la nuit. Tous étaient du plus haut rang et de la plus grande bravoure. Les ducs, le connétable, l'amiral et plusieurs seigneurs, dont le duc d'Irlande[405], formaient l'élite de ces jouteurs, et le Roi, qui s'était mêlé à eux, l'emportait sur tous par sa vaillance[406].

[403] La targe était un bouclier de forme ovale, très bombé et muni d'une boucle au milieu.

[404] L'emblème de Charles VI était un soleil d'or.

[405] Robert de Veres, comte d'Oxford, favori du roi d'Angleterre Richard II, qui l'avait créé marquis de Dublin et duc d'Irlande, «pour ces jours, dit Froissart, se tenoit en France de lez le Roi, car il y avoit été mandé» (Chroniques..., liv. IV, ch. I).

[406] «Et jousta le Roy, lequel fit bien son devoir. Mais plusieurs gens de bien furent très mal contens de ce qu'on le fist jouster, car en telles choses peut avoir de dangers beaucoup et disoient que c'estoit très mal fait. Et l'excusation estoit qu'il l'avoit voulu faire.» Juvenal des Ursins, Histoire de Charles VI, p. 75.

Revenue à l'hôtel Saint-Pol, la Reine, avec les dames et les damoiselles, fut au souper qui avait été dressé dans la haute salle construite pour cette fête et décorée d'admirables tapisseries; là, elle eut la joie d'entendre les dames décerner à Charles l'un des prix des joutes de la journée. Comme les soirs précédents, après le festin, le signal des danses fut donné et le bal dura toute la nuit.

Le lendemain, Isabeau se rendit, dans le même apparat, au champ Sainte-Catherine, pour y présider les petits tournois des chevaliers. Du haut des hourds[407], qui pour elles avaient été ordonnés et appareillés, la Reine et ses dames purent admirer à leur aise les «apertises fortes et roides» des combattants, car, sur l'ordre du Roi, deux cents porteurs d'eau «avoient arrosé la place et grandement amoindri la poudrière[408]». Ces joutes furent comme celles des seigneurs, suivies du souper des récompenses.

[407] Hourd, construction de charpente, propre à servir d'échafaud de théâtre et d'estrade pour tournois.

[408] Froissart, Chroniques..., liv. IV, ch. I.

Le jeudi, chevaliers et écuyers mêlés luttèrent en présence d'Isabeau et nous remarquons qu'un prix fut attribué à un de ses écuyers dont le nom «Kouk» décèle une origine étrangère.

Les fêtes pour «la venue de la Royne» durèrent encore la journée du vendredi[409]. Enfin, le samedi, les seigneurs et les dames des provinces ou des pays étrangers vinrent prendre congé. Ils partirent comblés de dons magnifiques, car le Roi avait acheté pour des milliers de francs de bijoux d'or et d'argent qui furent «au département de la venue de la Royne» distribués aux invités[410].

[409] Charles VI, dit Froissart, «donna à dîner à toutes les dames et damoiselles». A la fin du repas «qui avoit été grand, bel et bien étoffé» entrèrent dans la salle plusieurs chevaliers «qui joutèrent par l'espace de deux heures devant le roi et les dames». (Chroniques..., liv. IV, ch. I). Froissart nomme les dames qui assistaient au festin: les duchesses de Bourgogne, de Berry, de Touraine, etc., Il ne parle pas de la Reine, qui, sans doute, se reposait de la fatigue des journées précédentes.

[410] Recette extraordinaire de Jean Chanteprime, receveur des aides pour la guerre «pour certains joyaulz d'or et d'argent pour donner à plusieurs chevaliers et dames au département de la venue de la Royne..., 2.110 liv. 15 sous 5 deniers parisis. Arch. Nat. KK 20, fº 8 vº—«pour certaines vaisselles... pour donner à certains chevaliers Allemans et autres... 482 liv. 12 s. par.» ibid, fº 9 rº «joyaulz donnés par le Roy... à la Royne Blanche et autres dames et chevaliers, etc... 1294 liv. 18 s. par.» ibid fº 9 vº.—«Joyaulz d'or et d'argent, draps d'or et de soie, pour chevaliers, dames, escuiers et damoiselles, etc... 2.572 liv. 7 s. par. Arch. Nat. KK, fº 12 rº.

En même temps que les magistrats du Parlement consignaient, dans leurs registres, que l'entrée de la Reine avait été célébrée avec une telle pompe que «pieca, comme disaient les anciens, ne fust veue ne fecte plus grant feste en ce royaume[411],» les chevaliers étrangers s'en retournant chez eux, «faisaient grand nouvelles en tous pays» de ces solennités et de l'accueil qu'ils avaient reçu, au point qu'en entendant quelques-uns de leurs récits, le roi d'Angleterre, Richard II, enrageait de jalousie et ne pensait plus qu'à célébrer dans Londres, une grande cérémonie qui fût aussi brillante que l'entrée de la reine Isabeau.

[411] Arch. Nat. Registres du Parlement, X1a 1474, fº 326.

Pendant ces joyeuses journées, Paris[412] reçut certainement un nombre considérable de visiteurs. En 1407, Guillebert de Metz avancera qu'ils étaient cent vingt mille (?) «venus de lointains pays et que la Reine paya[413].» Ce dernier détail, qu'on ne saurait prendre à la lettre, est sans doute une allusion aux cadeaux que les provinciaux et les étrangers reçurent de Charles VI et d'Isabeau et qui avaient coûté tant d'argent[414].

[412] A la fin du XIVe siècle, la population parisienne s'élevait à 300 000 âmes environ. L. Battifol, Jean Jouvenel, p. 82.

[413] Guillebert de Metz, Description de la Ville de Paris (dans Le Roux de Lincy, Paris et ses historiens, p. 135 et 136.)

[414] Un tel concours de peuple dans la capitale du Royaume était inouï; et pour retrouver un exemple d'une aussi grande affluence, il fallait se reporter au récit des Annalistes sur le Jubilé de Rome, en l'an 1300. Toute la semaine Paris chôma, les hôteliers refusaient les nouveaux arrivants; chaque jour, depuis l'heure du réveil jusqu'au couvre-feu, la rue Saint-Denis, la grand rue Saint-Antoine, les abords des hôtels des Princes étaient remplis d'une foule bigarrée, houleuse, qui s'émerveillait aux spectacles, tandis qu'à la faveur de la presse et du désordre, plus d'un malfaiteur exécutait son mauvais coup. Le registre criminel du Châtelet fournit à cet égard quelques renseignements intéressants: Etienne Blondel et son compère Jehannin Durant, s'étant fait faire «chascun une tonsure, afin d'eschever la hastive justice temporelle» se rendirent d'Orléans à Paris «un peu avant la venue de la royne» et «durant la fête de la dite royne» volèrent vingt écuelles d'étain qu'ils vendirent aux potiers; d'accord avec un autre vaurien, nommé Raoullet de Laon, Etienne Blondel déroba aussi en la rue Neuve Saint-Merri «une houppelande de pers sengle» (Registre criminel du Châtelet, publié par Duplès Agier, t. I, p. 95-96) Colin de la Salle, épinglier, homme de mauvaise vie et réputation, ayant rencontré le 24 août, son créancier Pierre Vymaches, qui était allé voir les joutes au Temple, en la grant rue Saint-Antoine, le féry en la teste, d'un baston qu'il tenoit en sa main, telement que environ III jours après, le blessé ala de vie à trespassement (Ibid. p. 176 et 180).

L'entrée dans Paris, le sacre, les fêtes qui suivirent donnent l'impression d'un superbe triomphe. Pendant six jours, en effet, la Reine se vit entourée d'honneurs extraordinaires; les hommages des Grands, les respectueux compliments des bourgeois, les acclamations du peuple lui furent prodigués; toutes ses espérances d'élévation, de fortune et de gloire se trouvèrent réalisées. Mais, pour nous, qui croyons avoir pénétré quelques-uns des sentiments intimes d'Isabeau de Bavière, il est certain qu'un nuage obscurcit, à ses yeux, ces splendeurs: aucun des Wittelsbach n'assistait à la consécration de sa puissance.

Les chroniques ne contiennent ni un jugement, ni une réflexion sur l'attitude de la Reine pendant ces réceptions et ces réjouissances. Aucun mot dit par Isabeau, ou prononcé en son nom, ne nous est rapporté; ce qui étonne surtout, c'est que la Reine ne répondit pas et ne fit rien répondre aux notables bourgeois qui s'étaient présentés à elle, porteurs de dons magnifiques, sollicitant, en retour, sa protection pour la bonne ville de Paris. Les annalistes, en pareille circonstance, ne manquent jamais de citer les grands mercis et les belles promesses avec lesquels les Rois et les Reines ont accueilli de telles députations; on ne peut admettre qu'ils aient oublié ou omis de relater ce qu'aurait dit Isabeau; leur silence nous induit à penser que la jeune Reine ne trahit aucune émotion et parut recevoir honneurs, hommages et suppliques comme choses qui lui étaient dues, sans se croire obligée à aucune expression de reconnaissance.


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