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Isabeau de Bavière, reine de France. La jeunesse, 1370-1405

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CHAPITRE III

LE MARIAGE

Pour permettre d'apprécier toute l'importance diplomatique du mariage de Charles VI avec Elisabeth de Bavière, il nous faut, avant d'exposer les préliminaires immédiats de cet événement, établir qu'ils étaient le prolongement d'un plan politique aux origines déjà lointaines.

L'une des préoccupations du roi de France Charles V, pendant sa longue lutte contre les Anglais, avait été de s'assurer l'alliance de l'Allemagne. Des liens de parenté très étroits l'unissant à la famille de Luxembourg[57], c'était à l'empereur Charles IV, son oncle maternel, qu'il s'était d'abord adressé; en 1372[58], il avait conclu, avec celui-ci, un traité d'alliance qui, depuis, avait été solennellement ratifié dans la célèbre entrevue de Paris (janvier 1378)[59]. L'Empereur mort, Wenceslas, son fils et successeur, reçut de Charles V les plus grandes marques de sympathie; il les accueillit avec tiédeur; néanmoins l'alliance de 1372 fut renouvelée entre eux (1380)[60].

[57] Sa mère était Bonne de Luxembourg, fille du Roi Jean de Bohême, tué à la bataille de Crécy 1346.

[58] A. Leroux, Recherches critiques sur les relations politiques de la France avec l'Allemagne 1292-1378, p. 277.

[59] Ibid, p. 282.

[60] A. Leroux, Nouvelles recherches critiques sur les relations politiques de la France avec l'Allemagne 1378-1461, p. 38.

Presqu'en en même temps, la Maison des Wittelsbach, par son rang dans l'Empire, et par ses possessions dans les Pays-Bas, avait attiré l'attention de Charles V. A deux reprises, des traités rappelèrent, en les confirmant, les anciens rapports de la France et de la Bavière et préparèrent des mariages qui devaient resserrer ces liens. La première fois, ce fut avec la branche de la Maison Bavaroise dont le territoire servait en quelque sorte de passage entre la France et l'Angleterre: les comtés de Hainaut, Hollande, Zélande et Frise étaient gouvernés par le duc Albert de Bavière, fils de l'empereur Louis V[61]. Or, le duc de Bourgogne, Philippe, marié[62] à l'héritière du comté de Flandre, de Brabant et de Limbourg[63], avait intérêt à ce qu'une entente cordiale existât entre la Hollande et la France; très aisément, il fit entrer son frère Charles V dans ses vues, et le 3 mars 1373, à Saint-Quentin, fut signé le contrat des fiançailles de Guillaume, fils aîné d'Albert de Bavière, avec la fille du roi de France, Marie, encore tout enfant[64]. De plus, le 28 février 1374, le duc Albert, «pour plusieurs bonnes et justes causes touchant le bien, honneur et profit de lui et de ses sujets», conclut avec Charles V «bonnes fermes et seures confederacions et alloyances perpétuelles», en vertu desquelles le duc et son fils aîné s'engageaient à ne jamais être les ennemis du royaume, à ne jamais contracter mariage avec des adversaires de la France[65].

[61] Albert de Bavière gouvernait depuis 1357, avec le titre de Ruward, ou de Bail (Protecteur ou Régent) à la place de son frère aîné Guillaume I, frappé de folie. Art de vérifier les dates, t. III, p. 212.

[62] Depuis 1369.

[63] Marguerite, fille unique de Louis II de Mâle, comte de Flandre.

[64] Albert de Bavière et Marguerite, sa femme, s'engageaient à ce que Guillaume fût seul héritier des pays de Hainaut, Hollande, Zélande et Frise, et reçût dès le jour de son mariage la moitié de la comté de Hainaut, avec le titre de comte d'Ostrevant. Le douaire de Marie était fixé à 12 000 livres de rente pour le cas où Guillaume survivrait à son père, à 8 000 livres s'il mourait avant lui. Charles V donnait à sa fille 100 000 livres de dot, dont la moitié devait être employée en achat de terres françaises entre la rivière de l'Oise et le Hainaut. Arch. Nat. J. 412, pièce 1.

[65] Arch. Nat. J. 412, pièce 3.—Le 8 juin 1375, le duc Albert réglait le douaire de Marie et agréait les dispositions du contrat de mariage. J. 412, pièce 2.—Le même mois, il ratifiait la clause du traité portant donation à son fils, Guillaume, des comtés de Hainaut, Hollande, etc. J. 412, pièce 4,—et il renonçait pour lui et pour son fils à toute réclamation sur le royaume de France et le Dauphiné. J. 412, pièce 5.—Le 17 septembre, il donnait des lettres portant qu'il était venu à Paris avec Guillaume jurer l'exécution des traités des 3 mars 1373 et 28 février 1374. J. 412, pièce 6.

L'union de Guillaume et de Marie ne fut pas consommée: la jeune princesse mourut en 1377[66]. Les contrats de Saint-Quentin se trouvèrent annulés, mais le traité de 1374 demeura intact.

[66] Le Père Anselme, Histoire généalogique et chronologique de la maison Royale de France (Paris, 1726, in-fº) t. I, p. 110.

La seconde démarche de Charles V auprès des Wittelsbach s'adressa à la branche de cette Maison qui depuis quatre-vingts ans régnait sur le Palatinat du Rhin[67]. Longtemps inférieurs à leurs cousins les ducs de Bavière en puissance et en dignités, les comtes Palatins du Rhin avaient prospéré, grâce à la richesse de leur pays, et, pendant la période de déclin politique que traversa la Bavière après la mort de Louis V, leur importance s'accrut de tout ce que perdait la branche ducale; en 1356, ils se virent attribuer, à eux seuls, la voix électorale qu'ils avaient jusqu'alors partagée avec les Bavarois (Bulle de l'empereur Charles IV[68]).

[67] Louis I, duc de Bavière, avait reçu, en 1231, le Palatinat du Rhin, en fief. Louis II le Sévère, duc de Bavière et comte palatin du Rhin, légua, en 1294, le Palatinat à son fils aîné, Rodolphe I, qui fut la tige de la dynastie des comtes Palatins, et la Bavière à son second fils Louis.

[68] La Bulle d'Or,—qui régla définitivement la composition du Collège électoral du Saint Empire.

Le 20 février 1379, la fille du roi de France, Catherine, âgée de deux ans, fut fiancée à l'infant Rupert de Bavière, petit-neveu et futur héritier de l'électeur palatin Rupert le Vieil[69]. Charles V méditait de gagner celui-ci à sa politique dans les affaires du Schisme. Depuis un an, en effet, la chrétienté était divisée par le schisme d'Occident. Urbain VI[70] à Rome, Clément VII[71] à Avignon, se prétendaient l'un et l'autre régulièrement élus par le Conclave: l'Empereur, les princes allemands, et en particulier les Wittelsbach, tenaient pour le pape italien; le roi de France, pour le pape français; si donc, Charles V parvenait à détacher de la cause d'Urbain VI l'influent Rupert le Vieil, il pouvait espérer que cet exemple serait suivi par les autres électeurs germaniques et que l'unité d'obédience se trouverait rétablie au profit de Clément VII[72]. Mais, pas plus que Wenceslas, Rupert ne consentit à seconder Charles V dans ses desseins[73].

[69] Le contrat fut conclu entre Rupert le Vieil, Rupert le Jeune, son neveu, Frédéric Burgrave de Nurenberg, d'une part—Aimery, évêque de Paris, et Charles de Bouillé, gouverneur du Dauphiné, procureurs du roi de France, d'autre part. Le mariage devait être célébré dans sept ans. Catherine serait dotée «selon l'état et convenance d'une fille de France». Rupert le Jeune, père de l'infant, donnerait sa ratification dans le courant du mois. L'acte fut dressé à Francfort-sur-le-Main dans la maison des Frères de Saint-Jean de Jérusalem, à six heures du soir. Arch. Nat. J. 408, pièce 38.

[70] Élu le 8 avril 1378.

[71] Élu le 20 septembre 1378.

[72] Cf. N. Valois, La France et le grand schisme d'Occident, t. I: (le schisme sous Charles V.)

[73] A. Leroux, Nouvelles recherches critiques..., p. 5 et note 3.

Malgré ces mécomptes, le roi de France persista à orienter sa politique extérieure du même côté, et, sur son lit de mort (1380), il ordonna que «Charles, son fils, fût assigné et marié, si on pouvait avoir lieu pour lui en Allemagne, pour quoi des Allemands plus grandes alliances se fissent aux Français[74]».

[74] Jean Froissart, Chroniques, dans la Collection des chroniques nationales françaises (éd. Buchon, Paris, 1824, in-8º) t. IX, p. 92 et 93.—Pour l'intelligence des citations, nous avons préféré cette édition qui, en respectant le tour de la phrase, rajeunit les expressions et l'orthographe, aux récentes éditions critiques qui reproduisent le texte et l'orthographe en dialecte picard. Cf. Kervyn de Lettenhove, Œuvres de Froissart (Bruxelles, 1877, 25 vol. in-8º).—S. Luce et G. Raynaud, Chroniques de Froissart dans la Collection de la Société de l'histoire de France, (Paris, 1869..., t. I...XI... in-8º). Voici, comme exemple, le même passage dans l'édition Raynaud «que Charles, ses fils, fust assegnés et mariés, se on en pooit veoir lieu pour lui, en Alemaigne, pour quoi des Alemans plus grans aliances se fesissent as François...» t. XI, p. 323.

Philippe de Bourgogne[75] avait été, du vivant de Charles V, le véritable inspirateur de la politique étrangère. «Prince de grant scavoir, grant travail et grant volente», il avait certainement à cœur «l'augmentacion, bien et acroissement de la couronne de France[76]», mais, avant tout, il se préoccupait des intérêts de son duché, et plus encore, peut-être, de son héritage de Flandre, «le plus riche, noble et grant qui fust en crestiente[77]». Le jeune âge de Charles VI, le départ du duc d'Anjou[78] pour la conquête du royaume des Deux-Siciles, la retraite du duc de Berry dans le gouvernement du Languedoc, laissaient à Philippe toute liberté pour continuer l'œuvre diplomatique de Charles V, l'alliance de Wenceslas; mais, découragé par la brusque et nette déclaration de celui-ci en faveur d'Urbain VI[79], (12 octobre 1383) il se tourna vers les Wittelsbach. Dans Heidelberg, ses ambassadeurs ratifièrent avec ceux de l'électeur palatin Rupert, le contrat de mariage qui avait été signé en 1379; on stipula cette fois que l'union de Catherine devrait être célébrée dès que la jeune princesse serait nubile[80]. C'était affirmer l'un des plus chers désirs de Charles V; par contre, la volonté suprême du feu roi ne paraissait pas près d'être exécutée: récemment le bruit avait couru de pourparlers engagés avec l'Angleterre, en vue de marier le roi Richard II avec une princesse bavaroise[81]; puis, ces négociations ayant échoué, les ministres anglais s'étaient adressés à l'empereur Wenceslas qui bientôt leur avait promis, pour leur prince, la main de sa jeune sœur, Anna[82].

[75] Philippe, quatrième fils du roi Jean II, né en 1342, surnommé le Hardi pour son courage à la bataille de Poitiers 1356, avait reçu de son père, en 1363, le duché de Bourgogne, en fief apanagé.

[76] Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V dans la Collection des Mémoires pour servir à l'Histoire de France (éd. Michaud et Poujoulat, Paris, 1896, in-8º) t. II, p. 19.

[77] Ibid.

[78] Les oncles tuteurs de Charles VI étaient les ducs: Louis d'Anjou, Jean de Berry, Philippe de Bourgogne, frères de Charles V et Louis de Bourbon, frère de la Reine.

[79] A. Leroux, Nouvelles Recherches.... p. 7-11.

[80] Acte de Rupert le Vieil et de Rupert le Jeune nommant Frédéric, comte de Leiningen et Maître Conrad de Geilenhusen, prévôt de l'église de Worms, ambassadeurs en France, pour conclure avec Charles VI et Philippe de Bourgogne, le mariage de Catherine et de l'Infant Rupert. En cas de «dédit et manquement» de leur part, les princes palatins s'engageaient à abandonner plusieurs terres à Catherine. Arch. Nat. J. 408, pièce 39.—Le 10 juillet, à Paris, les articles du contrat étaient signés par les ambassadeurs des princes Rupert et les évêques de Laon et de Bayeux, Arnaud de Corbie, premier président du Parlement de Paris, Philippe de Molins, chantre de Notre-Dame de Paris, plénipotentiaires du roi de France. Arch. Nat. J. 409, pièce 1.

[81] G.-K. Lochner, Geschichtliche Studien..., II: Isabellas von Bayern Verheirathung mit König Karl VI von Frankreich (Nürnberg, 1836, in-8º) p. 58 et note 1.

[82] En 1380, quelques mois avant la mort de Charles V, Wenceslas, s'était montré favorable à un projet de mariage entre la princesse Anna et Charles, dauphin de France. N. Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, t. I p. 300 et 301.

Dès lors, la pensée dominante de Philippe de Bourgogne fut de conclure en Allemagne une alliance solide et capable de contrebalancer celle des Luxembourg et des Plantagenets. Aussi, lorsque l'existence de la petite-fille d'Etienne le Vieux fut révélée aux tuteurs de Charles VI, par Frédéric de Bavière, dans les circonstances qui vont être rapportées, Philippe comprit qu'il tenait enfin l'occasion si longtemps cherchée.


Une grande expédition, dans le nord de la France, avait été projetée par le duc de Bourgogne pour l'été de 1383; elle devait être dirigée à la fois contre les Anglais qui avaient repris les hostilités, et contre les villes flamandes qui s'étaient déclarées leurs alliées[83]. Pour réunir un nombre de troupes imposant, Charles VI convoqua, dans Arras, tous ses grands barons et les plus renommés des chevaliers étrangers, amis de la France. Frédéric de Bavière répondit à l'appel un des premiers, «tant il «se désirait à armer pour les Français, et «venir en France; car il aimoit tout honneur «et on lui avoit dit, si s'en tenoit pour tout «informé, que toute honneur et chevalerie «etoient et sont en France[84]».

[83] Froissart, Chroniques.., (éd. Buchon), liv. II, chap. CCIX, t. VIII, p. 430.

[84] Ibid., p. 431.

Au mois d'août, il arrivait par le Hainaut[85] à Saint-Omer, à la tête de ses chevaliers bavarois. Il fut reçu par les grands barons de France qui le remercièrent d'être venu de si lointaines marches pour servir le royaume[86].» Charles VI, lui-même, lui fit grand'chère, et dès lors, et pour tout le temps du voyage, voulut que le duc bavarois eût sa tente dans le voisinage de la sienne[87].

[85] Frédéric demeura quelque temps au Quesnoy, capitale du comté de Hainaut «pour se reposer et rafraîchir» auprès de son oncle le duc Albert, de sa tante la duchesse Marguerite et de leurs enfants. Froissart,... t. VIII, p. 436.

[86] Froissart.., liv. II, chap. CCX, t. VIII, p. 439.

[87] Ibid. Cf., Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 127.

Après s'être emparée de Bergues[88], l'armée du Roi vint mettre le siège devant Bourbourg[89] où s'étaient retirés les Anglais. Pendant les loisirs que leur laissait l'attente de l'assaut[90] ou de la capitulation, la plupart des chefs vivaient en joie et en liesse; rivalisant de luxe, ils se recevaient les uns les autres magnifiquement[91]. Frédéric, déjà fameux par sa bravoure, se faisait encore remarquer par la politesse de ses mœurs et la sagacité de ses propos. Les oncles du Roi le recherchaient, et, un jour que lui parlant des anciennes relations de la France et de la Bavière, ils rappelaient qu'autrefois ceux de sa Maison étaient toujours du Conseil du Roi, ils lui demandèrent s'il n'avait pas une fille à marier. Frédéric répondit que non, mais que son frère aîné Etienne en avait une belle.—«Et de quel âge?—Entre treize et quatorze ans[92].»—Les oncles tombèrent d'accord que c'était précisément là ce qu'ils désiraient pour leur neveu qui voyait volontiers toutes les belles femmes et les aimait. Il fut donc convenu que des propositions seraient transmises à Etienne III, par Frédéric lui-même, au nom des ducs français, et que la jeune fille serait amenée en pèlerinage à Saint-Jean d'Amiens, où elle se rencontrerait avec le Roi qui ne serait prévenu qu'au dernier moment. Alors la beauté d'Elisabeth, le cœur inflammable du prince concluraient, sans doute, ce que la politique venait de préparer[93].

[88] Le 7 septembre.—Bergues, ch.-l.-de cant., arr. de Dunkerque, dép. du Nord.

[89] Bourbourg, ch.-l. de canton, arr. de Dunkerque, dép. du Nord.

[90] Cf. E. Petit, Itinéraires de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur dans la Coll. des Doc. Ined. sur l'Histoire de France (Paris, 1888, in-4º). Itinéraire de Charles VI: p. 160.

Samedi 12 septembre aux champs devant Bourbourg
Dimanche 13 — aux tentes — —
Lundi 14 — — — —
Mardi 15 — à l'ost — —
Mercredi 16 au samedi 19 aux champs —

E. Petit, Séjour de Charles VI, 1380-1400. (Paris, 1880, plaqu. in-8º).

[91] Froissart.., liv. II, ch. CCXI, t. VIII, p. 450.

[92] Froissart.., liv. II, chap. CCXXVI, t. IX, p. 94 et 95.

[93] M. Jarry, dans sa Vie politique de Louis d'Orléans, (Paris, 1886, in-8º), p. 21, a fait remonter à l'année 1381 le premier projet de mariage; mais l'ambassade de Guillaume Mauvinet et d'Ancel de Salins, auprès du duc de Brabant et du duc Albert de Bavière-Hollande, qu'il signale comme chargée à cette date d'engager des pourparlers, n'eut lieu que le 23 septembre 1383. Bibl. Nat., pièces orig., Mauvinet, nº 8.—Le 30 mai 1383, Colart de Tanques, premier écuyer de Charles VI, avait été envoyé auprès de ces princes, mais les relations suivies de la France avec les Maisons de Brabant et de Bavière-Hollande et les projets de l'expédition contre les Anglais suffisent à expliquer cette mission. Arch. Nat. K. 53A, pièce 21.

Quand Bourbourg eut capitulé et qu'on eut arrêté les préliminaires d'une trêve, qui, disait-on, serait le prélude d'une paix générale, Charles VI licencia son armée et adressa ses remercîments aux chevaliers étrangers[94]. Frédéric de Bavière se retira emportant un bon souvenir de l'aimable accueil des princes et de l'affabilité du Roi. Jusqu'au moment même de son départ, il avait été l'objet d'attentions particulières; à l'instigation du duc de Bourgogne, on venait de lui offrir une pension de quatre mille livres s'il consentait à devenir le vassal du roi de France[95]. En regagnant la Bavière, il passa par le Hainaut et le Brabant afin d'instruire son oncle Albert ainsi que le duc et la duchesse de Brabant de la mission dont il était chargé[96].

[94] Froissart.., liv. II, chap. CCXV, t. VIII, p. 471.

[95] Riezler, Geschichte Baierns, t. III, p. 128.—Une pension de quatre mille livres était servie depuis plusieurs années à Albert de Bavière. Pensionner ses voisins était un des moyens politiques de Charles V, qu'adopta aussi Charles VI. A. Leroux, Nouvelles recherches critiques... p. 111 et 112.

[96] Froissart... liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 96.—C'est alors que Guillaume Mauvinet et Ancel de Salins, chevaliers et conseillers du roi, furent envoyés en Brabant et en Hainaut; par lettres royales données à Amiens le 23 septembre «à la relacion de Messeigneurs les ducs de Berry et de Bourgogne», il était alloué à chacun des ambassadeurs «six-vins frans d'or... pour eulx aidier et deffrayer de missions et despens qu'ils feront oudit voyage». Bibl. Nat., pièces orig., Mauvinet, nº 8.

Quand Etienne III eut entendu de la bouche de Frédéric les propositions de la cour de France «il pensa moult longuement[97]»; puis il remercia son frère, convenant avec lui qu'il serait très glorieux que sa fille devînt reine de France, mais n'était-ce pas l'usage dans ce pays éloigné que la fiancée du Roi «fût regardée et avisée toute nue par dames à savoir si elle était propice et formée à porter enfant[98]?» Il se révoltait à la seule pensée que cette humiliante formalité serait infligée à sa fille et son orgueil s'irritait à l'idée qu'une princesse du sang de Bavière pourrait être déclarée stérile. Enfin, était-ce sûr qu'Elisabeth plairait au roi? Étienne n'admettait pas que son enfant lui fût enlevée pour lui être peut-être ramenée, et il conclut: «J'ai assez plus cher que je la marie à mon aise delez moi[99]». Frédéric fit connaître le refus d'Étienne au duc de Bourgogne et en avisa aussitôt le duc Albert et Madame de Brabant.

[97] Froissart.., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 95.

[98] Ibid., p. 93.

[99] Près de moi. Froissart.., liv, II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 95.

Les oncles du Roi cherchèrent alors parmi les jeunes princesses de l'Europe celle qui pouvait le mieux convenir à Charles VI. On pensa à la fille du duc Jean de Lorraine, à une princesse d'Autriche, à une fille de Lancastre[100]. Le Conseil royal était divisé: les uns tenaient pour le mariage autrichien, les autres trouvaient plus avantageuse l'alliance lorraine[101]; le duc de Bourgogne conservait quelque espoir de réussir en Bavière.

[100] Chronica Caroli Sexti, Chronique latine du Religieux de Saint-Denys... 1380-1422 dans la Coll. des Doc. In. sur l'Hist. de France, (éd. et trad. Bellaguet, Paris, 1839-1852, 6 vol. in-4º) t. I, p. 357-359.—Froissart.., ch. CCXXVI, t. IX, p. 96.—Juvenal des Ursins, Histoire de Charles VI (éd. Godefroi, Paris, 1653, in-fº) p. 57.

[101] Ils espéraient amener le duc de Lorraine à l'obédience du pape Clément VII.

Le moine chroniqueur de Saint-Denis raconte que pour arriver à une solution, il fut décidé d'envoyer aux ducs de Lorraine, de Bavière et d'Autriche un peintre habile qui ferait le portrait de leurs filles et que les images seraient soumises au choix du roi. Le projet aurait été exécuté et Charles VI se serait prononcé pour Elisabeth de Bavière. Cette anecdote a fait fortune. On a même cru, au XVIIe siècle, avoir retrouvé le portrait d'Elisabeth dans l'œuvre non signée d'un peintre flamand, représentant une jeune fille au visage un peu allongé, les yeux bleus et bien fendus sous un front bombé, le nez tombant droit, la bouche petite et agréable[102]. Mais, la facture de cette toile ne permet pas le doute sur sa date: un tel fini d'exécution n'a été atteint que très avant dans le XVe siècle[103].

[102] Vallet de Viriville, Isabeau de Bavière, reine de France (Paris, 1859, 40 p. in-8º), p. 1.

[103] Ce portrait, longtemps exposé dans une des galeries du Musée du Louvre, est actuellement placé dans le cabinet d'un des conservateurs qui a bien voulu nous donner son opinion sur la date de la peinture.

Quel que soit le charme de l'ingénieuse historiette rapportée ou inventée par le chroniqueur de Saint-Denis, il faut renoncer à y ajouter foi[104]; la vérité est qu'aucune des trois alliances proposées ne plaisait au duc de Bourgogne dont la voix était prépondérante dans les affaires diplomatiques. Non moins déçu que les autres princes par le sec refus d'Etienne III, Philippe avait accepté qu'on se mît en quête d'une autre union pour Charles VI; mais au fond, il n'avait pas abandonné ses vues sur la Bavière, et quand il eut reconnu que la France ne pouvait tirer aucun profit, pour ses guerres, de la Lorraine, de l'Autriche, ni de la maison de Lancastre, il fut d'avis de laisser «la chose demeurer[105]», se réservant de renouveler plus tard, en préparant les voies avec plus de soin, les démarches auprès des Wittelsbach[106]. Or, dans la conduite de cette affaire qu'il avait pourtant faite sienne, il fut devancé par l'initiative d'une femme experte en ce genre de négociations.

[104] Pour tout ce qui concerne le mariage de Charles VI, le moine chroniqueur de Saint-Denis est peu ou mal renseigné. Son récit d'ailleurs est en contradiction avec celui de Froissart, témoin oculaire des cérémonies du mariage.

[105] Froissart..., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 96.

[106] Philippe de Bourgogne... «Nul temps à peine avoit repos, puis à conseil, puis à chemin querant voyes tous jours d'actraire aliances... traictant et conseillant divers mariages pour actraire les Alemans affin de bien». Christine de Pisan, Le livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V (éd. Michaud et Poujoulat), t. II, p. 19.

Le 12 avril 1385, à Cambrai, en présence de Charles VI, de toute la chevalerie de Bourgogne, de Brabant et de Hainaut furent célébrées de doubles noces: le duc Albert mariait son fils aîné, Guillaume d'Ostrevant à la fille du duc de Bourgogne, Marguerite; et une de ses filles, Marguerite de Hainaut, à Jean, comte de Nevers, fils aîné du duc de Bourgogne[107]. Cette union des Maisons de Bourgogne et de Bavière-Hollande, était l'œuvre de Jeanne, duchesse de Brabant[108], qui avait mis au service de la Maison de Bourgogne ses rares talents de diplomate. C'était elle qui menait et surveillait les intrigues, les ambassades et les messages; elle assistait aux conférences, prenait part aux débats; sa logique triomphait des objections intéressées et l'entente se faisait sur ses avis habilement présentés. Encouragée par son double succès, elle projeta de reprendre en sous-œuvre, la mission confiée au seul Frédéric de Bavière. Les offres faites par la cour de France à Etienne III l'avaient vivement occupée, et son désappointement était grand qu'elles eussent été déclinées.

[107] Froissart..., liv. II, ch. CCXXII, t. IX, p. 51 et 52, 54-56. Sur la magnificence des fêtes de Cambrai. Cf. E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne.., preuves, p. 518.—Jean, comte de Nevers était né à Dijon en 1871.

[108] Jeanne de Brabant était souveraine de ce duché depuis la mort de son père Jean III (1355); mariée au duc Wenceslas de Luxembourg (frère de l'Empereur d'Allemagne Charles IV), mort le 7 décembre 1383, elle n'avait pas d'enfant et destinait son héritage à sa nièce Marguerite de Mâle, duchesse de Bourgogne. Art de vérifier les dates, t. III, p. 107.

Pendant les cinq jours que durèrent les fêtes des deux mariages, la duchesse de Brabant, dans le palais de l'évêque où Charles VI logeait, à l'hôtel du duc de Bourgogne et dans sa propre demeure, eut maintes occasions d'entretenir les Princes français. Elle en profita pour leur rappeler qu'il existait toujours en Bavière une jeune princesse à marier; elle vanta l'alliance avec les Wittelsbach, déclarant que le duc Etienne «pouvait rompre trop de propos des hauts seigneurs de l'Empire, qu'il était aussi grand et plus grand que l'empereur[109]».

[109] Froissart..., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 93 et 96.—Etienne III était en grande réputation dans les Pays-Bas. «Le plus grand duc de Bavière que on nomme Estène». Istore et croniques de Flandres, t. II, p. 365.

Philippe de Bourgogne, acquis d'avance à cette opinion, la défendit avec toute son autorité[110], et le Conseil du Roi s'y rangea, décidant qu'une nouvelle tentative serait faite auprès du duc Etienne pour obtenir la main de sa fille[111]; on convint toutefois de ne pas ébruiter ce dessein, personne ne pouvant répondre du consentement du père d'Elisabeth.

[110] «Philippe, cherchant à prouver que son bien-aimé neveu pouvait s'unir sans déroger à la fille du duc Etienne de Bavière, exaltait par un pompeux éloge la noblesse des princes bavarois». Religieux de Saint-Denis, Chronique.., (trad. Bellaguet), t. I, p. 357-9. Devenu possesseur de la Flandre par la mort du comte Louis de Mâle (9 janvier 1384), le duc de Bourgogne était d'autant plus désireux de resserrer son alliance avec la famille de Bavière.

[111] Cependant quelques conseillers continuaient à reprocher aux Wittelsbach leur attitude dans les affaires du schisme.

La duchesse de Brabant, rentrée dans ses États, écrivit à Frédéric de Bavière en termes pressants, pour l'engager à renouveler à son frère, avec toute l'insistance convenable, la demande des oncles de Charles VI; elle affirmait son entière confiance dans l'heureuse issue de la démarche qu'elle conseillait, elle annonçait même, au nom des Princes, que la présentation d'Elisabeth à Charles VI aurait lieu, en juillet, au pèlerinage de Saint-Jean d'Amiens[112].

[112] Pèlerinage célèbre en France et dans les pays voisins, on y honorait le chef de saint Jean-Baptiste.

Frédéric fit donc l'assaut des hésitations de son frère; de nouveau, il lui développa les avantages de l'alliance offerte; il lui redit les beautés du riche pays de France, insistant toujours sur ce point que lui-même conduirait sa nièce et la présenterait aux Princes. Etienne céda, moitié par ambition, moitié par lassitude; mais à l'heure des adieux, lorsqu'il eut embrassé sa fille longuement et tendrement, il prit Frédéric à part et lui fit remarquer qu'il emmenait Elisabeth «sans nul seur état»; que, refusée par le roi de France, la jeune fille serait à jamais déshonorée. «Avisez au partir, dit-il enfin, car si vous me la ramenez, vous n'aurez pire ennemi de moi[113]

[113] Froissart..., liv. II, chap. CCXXXI, t. IX, p. 97 et 98.

Il est très probable qu'Elisabeth, en quittant son père, ne connaissait ni les vrais motifs, ni le but exact de son voyage; son oncle Frédéric paraissait l'emmener à quelque lointain pèlerinage[114]; du reste, elle n'avait pour compagnes de route que sa bonne nourrice et Catherine de Fastavarin, sa meilleure amie, sa sœur d'élection[115].

[114] La piété bien connue de Frédéric de Bavière rendait ce prétexte très vraisemblable. Cf Jean Ebran de Vildenberg, Chronicon Bavariæ, dans Œfele, Rerum boicarum scriptores..., t. I, p. 312.

[115] Ce sont les deux seules personnes, venues d'Allemagne, que l'on voit auprès de la Reine, dans les premiers temps de son mariage.—Le Religieux de Saint-Denis raconte tout autrement la venue d'Elisabeth de Bavière en France. Son récit, très vague d'ailleurs, ne mérite aucune créance. «On envoya donc des chevaliers demander au père de la jeune princesse la main de sa fille que le roi de France voulait associer à sa haute fortune, et dont il espérait avoir ce que les hommes ont de plus cher au monde, des enfants... le duc devait savoir, ajoutaient les ambassadeurs, qu'elle ne manquerait pas de richesses et qu'elle partagerait un trône glorieux, il ne devait pas regretter d'unir son sang et sa race à ceux d'un si grand roi. Telles furent les considérations qu'ils exposèrent dans un long discours. Le duc accueillit leurs paroles avec de grands témoignages de joie et de reconnaissance, ne se croyant pas digne d'un tel honneur. Il confia sans plus tarder sa fille chérie à leur fidélité. Les envoyés offrirent à la princesse des cadeaux de fiançailles, la firent revêtir, comme il convenait à une reine, d'une robe magnifique tout en soie brodée d'or et la conduisirent à Amiens dans un char couvert avec un brillant cortège d'hommes et de femmes.» Chronique de Charles VI, t. I, p. 359.

Vers la Pentecôte, les pèlerins arrivèrent à Bruxelles; ils furent reçus par la duchesse de Brabant qui fit grande liesse à tout l'équipage, trois jours durant; au moment du départ, elle promit à Elisabeth qu'elle la reverrait bientôt, à Amiens, devant l'autel de Saint-Jean Baptiste[116].

[116] Froissart..., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 97.

Les voyageurs gagnèrent ensuite Le Quesnoy[117] où les attendaient le duc Albert et sa femme Marguerite. Frédéric leur ayant raconté les hésitations de son frère, et «le parti où lui-même s'était mis pour l'avancement d'Elisabeth», la duchesse assura que celle-ci serait reine de France, «car Dieu y ouvrera!». En attendant, elle traita la jeune fille «liement et doucement», et ne négligea rien pour la rendre digne du haut rang qui lui était réservé. En moins de quatre semaines, Madame de Hainaut transforma la petite princesse bavaroise; elle lui fit quitter «l'habit et l'arroy où elle était venue», et les remplaça par d'élégants costumes et de riches parures; chaque jour, Elisabeth reçut des leçons de maintien; on lui apprit à se présenter, à saluer à la mode de France; on façonna toute sa personne à la séduction. Les progrès furent rapides, favorisés qu'ils étaient par une coquetterie instinctive.

[117] Le Quesnoy, ch. I. de cant., arr. d'Avesnes, dép. du Nord.

Cependant l'époque fixée pour l'entrevue du Roi et d'Elisabeth approchait. Les Princes français et les principaux du Conseil royal avaient tenu la chose secrète. Ils ne s'en étaient ouverts qu'à Charles VI, et ils avaient publié que celui-ci se rendait à Amiens pour diriger la nouvelle expédition projetée dans le Nord contre les Anglais et dont tous les préparatifs étaient terminés le 9 juillet.

Le 10, le Roi quitta Paris avec le duc de Bourgogne[118]; comme au début de toute campagne, ils s'arrêtèrent à Saint-Denis pour y faire leurs dévotions. Le soir même, ils soupaient et gîtaient à Asnières; puis, en deux jours, par Creil, Clermont et Montdidier, ils arrivèrent à Boves[119] où ils déjeunèrent; le jeudi 13, ils entraient dans Amiens où déjà les attendait la duchesse de Brabant. Charles VI choisissait pour demeure le palais de l'évêque. A peine installé, il y recevait la visite du Sire de Coucy[120], «venu en grand hâte d'Avignon apporter des nouvelles du pape[121]». Le projet de mariage du Roi avec la fille d'un prince allemand dont les sentiments de fidélité à la cause d'Urbain VI étaient bien connus[122], pouvait inquiéter Clément VII, aussi le duc de Berry, qui gouvernait le Languedoc, avait-il eu soin d'envoyer le sire de Coucy «de ce parler en Avignon».

[118] E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne.... p. 180.

[119] Boves, canton de Sains, arr. d'Amiens, dép. de la Somme.

[120] Enguerrand VII, sire de Coucy, comte de Soissons, gouverneur de Picardie, grand bouteillier de France, (le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. VIII, p. 542).

[121] Froissart..., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 99.

[122] Etienne III, pendant son voyage en Italie (1380), s'était engagé pour quatre mois au service du pape Urbain VI; et il en avait reçu 16 000 florins d'or. N. Valois, La France et le grand schisme d'Occident..., t. I, p. 302.

Dès les premiers jours du même mois, Elisabeth avait quitté Le Quesnoy, accompagnée de Frédéric, du duc Albert, de la duchesse Marguerite et de leur fils Guillaume; de nombreux chevaliers formaient l'escorte[123]. Le lundi 3, le cortège traversait Braine[124], et le 5, Mons[125]; puis par Cambrai, il parvint à Amiens.

[123] Froissart..., t. IX, p. 98.

[124] Cartulaire des Comptes de Hainaut, éd. L. Devilliers, Coll. des Chroniques Belges, (Bruxelles, 1881-1892, 5 vol. in-4º) t. V, p. 679.—Braine-le-Comte, prov. de Hainaut (Belgique).

[125] Ibid.—Le séjour à Mons se prolongea jusqu'au 9 juillet (Cartulaire..., t. II, p. 385).

A quelque distance de la ville, dans la journée du jeudi 13, Elisabeth et Madame de Hainaut s'entendirent souhaiter la bienvenue par deux des plus importants conseillers du Roi, Bureau de la Rivière et Guy de La Trémoille. Ces deux seigneurs conduisirent la duchesse et sa nièce jusqu'à l'hôtel qui leur avait été préparé[126]. La soirée fut employée par les Princes à se visiter et à s'entendre sur le programme du lendemain, tandis que chez Madame de Hainaut on s'occupait des derniers détails de la toilette d'Elisabeth et, qu'au palais épiscopal, le Roi, qui depuis plusieurs nuits n'avait pu dormir, menait une veille agitée, s'entretenant avec le sire de la Rivière à qui il demandait à chaque instant: «Et quand la verrai-je?» Ce mot fut rapporté aux duchesses qui en eurent «bon ris[127]».

[126] Froissart..., t. IX, p. 99.—Bureau, sire de la Rivière, premier chambellan et ami de Charles V, qui était mort entre ses bras, remplissait le rôle de gouverneur du jeune roi Charles VI. Voy. Siméon Luce, La France pendant la guerre de Cent ans (2e série), p. 148-156.—Guy V, sire de la Tremoille, de Sully, comte de Guines, conseiller et chambellan du Roi, grand chambellan héréditaire de Bourgogne, était le principal favori du duc Philippe de Bourgogne; il avait été surnommé le Vaillant pour ses exploits en Flandre, (le Père Anselme, Histoire généalogique et chronologique de la maison de France..., t. IV, p. 163).

[127] Froissart, Chroniques.., liv. II, ch. CCXXVI, t. IX, p. 99.

Enfin l'heure tant désirée arriva; Elisabeth, parée somptueusement, fut conduite au palais par Mesdames de Brabant, de Bourgogne et de Hainaut. Charles VI attendait, entouré de son oncle, le duc de Bourgogne, de son cousin Guillaume, des sires de la Rivière et de Coucy, du connétable Olivier de Clisson[128] et des quelques seigneurs qui étaient dans la confidence.

[128] Olivier IV, sire de Clisson, né en Bretagne vers 1332, entré au service de Charles V en 1370, était devenu le frère d'armes de Du Guesclin et son meilleur lieutenant dans la guerre contre les Anglais. Nommé connétable en 1381, il avait commandé l'avant-garde de l'armée française à la bataille de Rosbecque 1382.

En entrant, Elisabeth se prosterna; le Roi fit quelques pas et prenant la jeune fille par la main, il l'aida à se relever; après quoi, il la regarda de «grand manière». Debout, les yeux baissés, Elisabeth restait «toute coie, ne mouvant œil, ni bouche», sous le regard de Charles VI qui la détaillait longuement. Des propos qu'échangèrent autour d'elle les seigneurs et les dames, la princesse ne comprit rien, car «elle ne savoit point de francois[129]», mais elle sentit très bien que le Roi la contemplait avec admiration et amour.

[129] Froissart..., t. IX, p. 100.

L'entrevue terminée, Elisabeth, en compagnie des trois duchesses, regagna l'hôtel de Hainaut. A peine y était-elle rentrée, que le duc de Bourgogne arriva à cheval, suivi de plusieurs hauts barons. Il annonça que le Roi s'était rendu, sans rien dire, en son retrait, accompagné du seul sire de la Rivière, et qu'à la question de celui-ci: sera-t-elle Reine de France?—«Par ma foi, oïl,—avait répondu Charles VI,—nous ne voulons autre, et dites à mon oncle de Bourgogne, pour Dieu, que on s'en délivre».

Des cris de Noël! Noël! remplirent alors l'hôtel de Hainaut, saluant la haute fortune d'Elisabeth de Bavière. Le soir même, l'heureuse jeune fille fut avertie que le mariage serait célébré à Arras; tel était le désir du duc de Bourgogne qui prévoyait qu'un grand concours de peuple affluerait dans sa capitale d'Artois à la nouvelle des noces royales. Mais le lendemain, au moment où Elisabeth se trouvait dans la chambre de Madame de Hainaut, se préparant au départ fixé pour l'après dîner, elle vit arriver le duc Philippe avec quelques seigneurs du Conseil. Il venait rapporter que le Roi, le matin, en revenant de la Messe, avait été fort étonné de voir faire des préparatifs de voyage et qu'il avait demandé où l'on prétendait aller. Le projet de célébrer les noces à Arras lui ayant été révélé, il avait répliqué: «Beaux oncles, nous voulons ci épouser en cette belle église d'Amiens, nous n'avons que faire plus destrier». Donc, puisque le Roi avouait «ne pouvoir ennuit dormir de penser à sa fiancée», le mariage se ferait à Amiens, et sans retard, dès le lundi 17. Supposant que l'impatience d'Elisabeth était égale à celle du Prince, Philippe avait conclu en riant «nous guérirons ces deux malades»[130].

[130] Froissart.., liv. II. ch. CCXXVII, t. IX, p. 102.

La journée du samedi et celle du dimanche furent consacrées aux apprêts des noces, et au règlement du cérémonial. Quand on en vint au contrat[131], Charles VI, soit spontanément, soit à l'instigation de Philippe de Bourgogne, déclara ne demander au duc Etienne aucune dot: les belles qualités de la princesse lui en tiendraient lieu; il refusa même la somme d'argent apportée par Frédéric comme cadeau de noces[132]. Le dimanche, Elisabeth reçut de son fiancé une couronne dont la valeur égalait la fortune d'une province[133].

[131] L'existence d'un contrat est certifiée par le chroniqueur belge Jean Brandon «Eodem anno, XVIe die julii, Rex Francorum Ambianis desponsavit Ysabel filiam Stephani ducis Bavarie et altera die matrimonium cum ea fecit, copula consequente carnali.» Chronique des Dunes, dans la Collection des Chroniques Belges, (textes latins, éd. Kervyn de Lettenhove, Bruxelles, 1870, in-4º, p. 9).

[132] Excerpta Boica ex Chronico Burchardi Zengii Memmigani, dans Œfele, Rerum Boicarum scriptores..., t. I, p. 259.—Johannes Adlzreiter, Annalium Boicæ gentis..., 2e partie, liv. VI, col. 114.

[133] Froissart..., liv. II, chap. CCXXIX t. IX, p. 107.

Le lundi 17, dans la matinée, les duchesses de Brabant et de Bourgogne accompagnées de nombreuses dames et damoiselles vinrent quérir la mariée et sa tante, la duchesse Marguerite; les dames prirent place dans de beaux chars couverts, autour desquels paradaient à cheval le duc Albert, le duc Frédéric, Guillaume de Hainaut et plusieurs barons ou chevaliers, tous en brillant arroi. Les voitures déposèrent le cortège devant la cathédrale. Presque en même temps le Roi arriva, assisté du duc de Bourgogne et suivi de toute la haute baronnie de France. Elisabeth, la couronne au chef, fut conduite à l'autel par les seigneurs et les dames. Jean III Roland, depuis de longues années évêque d'Amiens[134], donna la bénédiction nuptiale[135]. Après la grand'messe et les cérémonies d'étiquette qui suivirent, un festin richement appareillé fut offert au palais épiscopal. La Reine dîna avec les dames, et le Roi, avec les seigneurs; des comtes et des barons firent le service. Le reste de la journée se passa en réjouissances. Le soir venu, les dames, dont c'était l'office, couchèrent la mariée, et puis «se coucha le Roi qui la désirait à trouver dans son lit».—«S'ils furent cette nuit ensemble en grand déduit, ce pouvez-vous bien croire», dit le chroniqueur[136].

[134] Jean Roland était évêque d'Amiens depuis le 14 janvier 1376, Gallia Christiana (Paris, 1715-1860, in-fº), t. X, col. 1196.

[135] Ibid.

[136] Froissart... liv. II, ch. CCXXIX, t. IX, p. 108.

L'auteur de la «Geste des Nobles» constate que les noces d'Elisabeth furent célébrées «à peu de solennité[137]». En effet, les choses furent menées en si grande hâte qu'on n'eut le temps de préparer aucun divertissement public. A ces noces royales, les bourgeois et le populaire d'Amiens ne furent pas régalés de ces brillantes joutes, de ces magnifiques spectacles qui avaient rendu fameuses les noces, seulement princières de Cambrai[138]. Pourtant des largesses, des aumônes, des actes de clémence durent signaler dans la contrée le mariage de Charles VI. On trouve même qu'à Tournay, deux prisonniers, «doubtant d'être exécutez et mis a leur dernier jour», purent bénir «le joyeux advenement de la Reine en la ville d'Amiens», car il leur valut la grâce du Roi[139].

[137] Guill. Cousinot, Geste des Nobles, (éd. Vallet de Viriville, Paris, 1859, in-8º) p. 107.

[138] Froissart ne rapporte aucun grand divertissement.—Le Religieux de Saint-Denis ne parle des fêtes du mariage que par ouï dire et ne donne aucun détail précis.—De même, on lit dans les Istore et Chroniques de Flandres, t. II, p. 365 et note I: «Il ne fu point li feste grande».—Seul Juvénal des Ursins, historien du XVe siècle, dit «et y eust joustes et grandes festes faites». Histoire de Charles VI. p. 65.—Les principaux chroniqueurs belges ont simplement noté le mariage d'Elisabeth, sans nous dire de quelles cérémonies et réjouissances il fut l'occasion.

[139] Lettres de rémission en faveur de Pierre de la Marquette dit Haue et Hennequin, son fils, coupables de sévices sur Jaquot Bachier, dans une taverne des environs de Tournay. Arch. Nat. JJ. 127, fº 472.

Dans les divers récits de cette journée, ce qui nous a le plus frappé, c'est l'impression d'immense étonnement que causait à tous l'élévation d'une princesse jusqu'alors ignorée; la cour et les duchesses avaient vraiment tenu très secret leur dessein puisque son accomplissement surprenait tout le monde.

Vingt-cinq ans plus tard, le poète Eustache Deschamps, vieilli et désabusé, évoquant le souvenir de tant

«De granz orgueils et de grans vanitez
«De traïsons et de crudelitez»,

qu'il avait vus durant sa vie, rappellera les radieuses noces d'Amiens[140] comme une des plus saisissantes antithèses au mélancolique refrain de sa Ballade:

«C'est tout néant des choses de ce monde».

[140] Œuvres complètes d'Eustache Deschamps, éd. de Queux de Saint-Hilaire et G. Raynaud, dans la Coll. des Anciens textes français, (Paris, 1878-1901, 10 vol. in-8º), t. VI, p. 40 et 41.


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