Isabeau de Bavière, reine de France. La jeunesse, 1370-1405
CHAPITRE III
L'INITIATION POLITIQUE
LA REINE ARBITRE ENTRE LES PRINCES
Suivant les chroniqueurs, la querelle des ducs de Bourgogne et d'Orléans remonterait seulement à la fin de l'année 1398, et aurait eu pour cause initiale le désaccord des deux Princes au sujet de la politique extérieure; mais dès 1392, il y avait mésintelligence entre Philippe de Bourgogne et Louis d'Orléans.
Philippe, dont l'esprit de suite était la qualité maîtresse, faisait peu de cas de son neveu léger et brouillon; il le jugeait seulement capable d'organiser à la cour des divertissements et d'en être le boute-en-train; aussi avait-il tenu la main à ce qu'il restât écarté des affaires; mais, tout en le traitant de haut, il le redoutait un peu, car il avait deviné que, sous ses apparences frivoles, l'élégant jeune homme cachait d'ambitieuses prétentions. Louis, de son côté, n'aimait pas son oncle; il le taxait d'égoïsme despotique et se considérait comme frustré par lui. En attendant qu'il pût prendre, dans la politique, la place qui lui revenait en sa qualité de frère du Roi, il s'amusait beaucoup, et entre temps, ébauchait de vastes projets, rêvant de chimériques conquêtes; tantôt passionné pour l'idée d'une nouvelle croisade, tantôt décidé à conduire une grande expédition en Italie. Mais, quand il brûlait si fort de donner carrière à ses goûts de chevalier, ce n'était pas tant la gloire de la couronne de France qu'il se proposait que l'accroissement de sa Maison. Disons, dès maintenant, que dans ce duel Orléans-Bourguignon dont le bien du Royaume sera le prétexte et le souverain pouvoir l'enjeu, chacun des champions n'aura en vue que son intérêt personnel; Philippe et son fils Jean ne penseront qu'à sauvegarder et augmenter la prospérité de leur Maison, et Louis n'aura d'autre but que d'agrandir la sienne au détriment de sa puissante rivale[711].
[711] L'Histoire, après avoir été bourguignonne, s'est faite orléanaise. Le livre de M. Jarry est un habile plaidoyer en faveur de l'intelligence politique et du désintéressement de Louis d'Orléans. Voy. la préface à l'édition du Songe véritable par M. Moranvillé, qui n'accepte pas le jugement de M. Jarry. (Mém. de la soc. de l'Hist. de Paris..., t. XVII, p. 228).
En 1398, l'inimitié de l'oncle et du neveu était flagrante; et, dans les Conseils où ils se trouvaient en présence, leur discussion se fût facilement envenimée, si de puissantes interventions ne les eussent apaisés.
En dehors même des conférences, des avis leur furent donnés, témoin ceux de Jean Jouvenel qui, respectueusement, les exhorta à la bonne entente; ainsi les deux rivaux, sans rien abandonner de leurs prétentions, étaient amenés à dissimuler[712]. Pendant plus de trois ans, ils parurent à peu près réconciliés, car ils ne se départirent plus, dans leurs entrevues obligées ou dans leurs rencontres à la cour, des formes de la plus stricte courtoisie.
[712] Juvenal des Ursins, Histoire de Charles VI, p. 135.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 222.
Isabeau fut sans doute pour beaucoup dans cette retenue des deux princes: N'était-elle pas avec Philippe dans d'excellents termes, et Louis d'Orléans ne semblait-il pas être avec sa belle-sœur sur le pied de l'intimité?
Dans les premiers jours d'octobre 1401, l'apparent accord des ducs fut violemment rompu, et bien qu'ils fussent à ce moment éloignés l'un de l'autre, Philippe étant à Senlis et Louis à Paris, les menaces qu'ils échangèrent n'en furent pas moins véhémentes[713]. Il y eut scandale, car le Roi de Navarre[714], écrivant le 7 octobre au Roi de Castille[715], faisait allusion à une «certaine dispute et querelle» entre les ducs d'Orléans et de Bourgogne[716].
[713] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 260.
[714] Charles III, dit le Noble, né en 1361, fils de Charles le Mauvais (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. I, p. 287).
[715] Henri III, le Maladif, roi de Castille (1390-1406), petit-fils de Henri de Transtamare entretenait des relations d'amitié et d'alliance avec la cour de France.—Cf. Daumet, Étude sur l'alliance de la France et de la Castille au XIVe et au XVe siècle, (dans la Coll. Bibl. Ec. Hautes Etudes, Paris, 1898, in-8º).
[716] Arch. Nat. K carton B 125.
Louis d'Orléans paraissait avoir profité d'une assez longue absence de son oncle pour régler, à sa propre convenance, certains points de la question du schisme, et obtenir quelques avantages matériels qui renforçaient sa naissante autorité; et Philippe, vivement blessé dans son amour-propre, se préparait à châtier l'outrecuidance de son neveu.
Isabeau ne put s'interposer en personne, l'approche de sa délivrance la retenant inactive à l'hôtel Saint-Pol; les ducs de Berry et de Bourbon essayèrent seuls de concilier les deux rivaux. Ils n'y réussirent qu'imparfaitement; car, si Philippe voulut bien leur promettre de ne pas marcher sur Paris, il écrivit néanmoins au Parlement, à la date du 26 octobre, une lettre, sorte de sentence comminatoire, qui ne laissait aucun doute sur son courroux: «et pour Dieu advisez et metez peine que la chevance du Roi et du domaine ne soient ainsy gouvernez que ils sont de présent, car, en vérité, c'est grand pitié et douleur de oyr ce que j'en ay oy dire[717]». Il n'admettait pas que son neveu pût partager avec lui le pouvoir et déclarait funeste l'ingérence du jeune duc dans la direction des affaires.
[717] Choix de pièces inédites relatives au règne de Charles VI, publ. par Douët d'Arcq (Soc. Hist. de France, Paris, 1853. 2 vol. in-8º), t. I, p. 213.—Le Parlement répondit: «Si vous plaise savoir, très redoubté seigneur,.. que nous sommes toujours prests de délibérer, conseiller, faire et labourer de tous nos povoirs au plus loiaument et plus diligemment que faire nous pourrons, comme faire le devons, au plaisir de Dieu, à l'onneur et proufit de mon dessusdit seigneur le Roy et de son royaume et à la grâce de vous très redoubté seigneur. Ibid., p. 214-215.
Six semaines plus tard, la Reine voyait Paris divisé en deux camps ennemis: à l'hôtel d'Artois[718], Philippe de Bourgogne se tenait avec ses deux fils Jean et Antoine[719]; la foule de leurs gens d'armes était cantonnée, tant bien que mal, dans les rues avoisinantes; c'étaient des archers et des arbalétriers de Flandre, sept mille hommes en tout, amenés par le duc lui-même ou par l'évêque de Liège, Jean de Bavière[720]. En même temps, autour de son hôtel, près de la porte Saint-Antoine[721], Louis d'Orléans avait groupé ses troupes composées de Bretons et de Normands[722].
[718] «L'hôtel d'Artois et celui de Bourgogne occupaient, en 1400, le pâté de maisons compris entre la rue Mauconseil, la rue Pavée et la rue du Petit-Lion.» H. Legrand, Paris en 1380, p. 61.
[719] Antoine de Bourgogne, deuxième fils du duc Philippe et de Marguerite de Flandre, né en août 1384, d'abord connu sous le nom de Antoine Monsieur, fut ensuite créé comte de Réthel. Cf. le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. I, p. 248.—E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 633.
[720] Jean de Bavière, fils d'Albert de Bavière, comte de Hainaut, était devenu évêque de Liège en 1390, à l'âge de dix-sept ans. Prélat batailleur, il s'était rendu fameux par ses mœurs brutales et sa cruauté. Art de vérifier les dates, t. III, p. 151.
[721] C'était sans doute «le logis des Tournelles», situé sur l'emplacement actuel de la place des Vosges. H. Legrand, Paris en 1380 p. 59, note 1.
[722] Religieux de Saint-Denis..., t. III. p. 15-17.—Enguerrand de Monstrelet, Chronique, 1400-1444 (éd. Douët d'Arcq, Soc. Hist. de France, Paris, 1857-1862, 6 vol. in-8º) t. I, p. 35 et 36.
Les Parisiens, dans une grande épouvante, n'osaient prendre parti; ils ne savaient en effet, lesquels étaient les plus redoutables, de ces soldats de Flandre, Allemands, Liégeois, Brabançons, ou de ces Gallois du duc d'Orléans qui pillaient les environs de la ville. Cependant, le Roi malade, sa femme et leurs jeunes enfants résidaient à l'hôtel Saint-Pol qui, par sa situation entre les deux camps, semblait être l'enjeu de l'imminente bataille. Alors Isabeau, consciente du péril, s'occupa de le conjurer. D'accord avec les ducs de Berry et de Bourbon, elle reprit les négociations entamées naguère à Senlis[723]. Elle s'entremit spontanément; les seigneurs de la cour lui avaient, il est vrai, rappelé la parole de l'Évangile: «Tout royaume divisé contre lui-même sera désolé»; mais, nous y insistons, ce ne fut pas fléchie par ces instances, ce fut de son propre mouvement et de propos délibéré qu'elle entreprit son œuvre de conciliation.
[723] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III. p. 13.—Monstrelet, Chronique, t. I, p. 35 et 36.
Une attitude impartiale n'étant pas familière à Isabeau, le rôle de médiatrice équitable, tenu par elle, pendant la période aiguë de ce conflit, ne laisse pas de surprendre, il est vrai que la victoire du duc de Bourgogne ou celle du duc d'Orléans eût été, quoique sous des rapports différents, également profitable à la Reine. Si Philippe l'emportait, la politique extérieure, chère à Isabeau, triomphait du même coup et les intérêts de la Bavière étaient sauvegardés pour longtemps; si, au contraire Louis avait le dessus, l'influence d'Isabeau pouvait devenir prépondérante dans les affaires intérieures, de plus, ses désirs de luxe toujours croissants ne seraient sûrement pas contrariés, elle poursuivrait aisément l'édification de sa fortune. Est-ce parce qu'elle n'a su se déterminer en faveur de tels ou tels avantages que pouvait lui procurer le succès de l'un ou l'autre parti? Est-ce qu'elle sentait confusément que la couronne de France était menacée? Quel que soit le motif qui la guida, elle maintint la balance égale entre les deux ducs, et, résultat inattendu, sa tactique se trouva servir surtout ses propres intérêts. Chacun des deux rivaux, se croyant favorisé, lui sut gré de son intervention et s'accoutuma à son arbitrage; bientôt les ducs de Bourgogne et d'Orléans comptèrent avec elle et la laissèrent prendre une large part dans le gouvernement qu'ils se disputaient. Par un habile système de bascule, la Reine sut maintenir les deux antagonistes dans un calme relatif et rendre impossible la victoire complète et définitive de l'un ou de l'autre.
A la date du 7 décembre, on trouve, au registre du Conseil, l'ordre suivant, écrit par le greffier Nicolas de Baye: «Ce jour m'a enjoint la court, par manière d'advertissement, que je ne baille à aucun de Messieurs [du Parlement] aucun procès à visiter qui touche aucun de Messeigneurs les ducs de Berry, de Bourgogne, oncles du Roy, et d'Orléans frère du Roy, notre dit seigneur, ou Bourbon, oncle du dit seigneur, sans en parler à la court avant et pour cause[724]». Ces instructions n'avaient pas été données par les deux princes ennemis, elles émanaient donc de la Reine et des deux autres ducs et avaient pour but d'empêcher le Parlement de s'immiscer dans la querelle. En même temps, Isabeau, assistée de ses oncles, multipliait les démarches pour arriver à une entente durable[725]. Pendant plus de deux semaines leurs efforts parurent échouer. Quand Philippe et Louis se rencontraient, leur inimitié s'exaspérait à un tel point qu'ils oubliaient les devoirs de la courtoisie et les usages de la politesse.[726] Néanmoins, pour hâter la réconciliation, la Reine et les ducs de Berry et de Bourbon leur ménageaient des entrevues où ils pouvaient discuter leurs griefs, et aussi se laisser émouvoir par leurs communs souvenirs d'affection que les personnes présentes avaient soin d'évoquer. Pour les réunir, ils les conviaient à des soupers d'amis; mais les ducs s'y rendaient toujours avec une suite nombreuse d'hommes d'armes. Au fond, cependant, ni l'un ni l'autre ne désiraient alors courir les chances d'une bataille; seulement ils étaient tous les deux prisonniers de leur orgueil et aussi de leurs armées[727]. Isabeau le comprit, et patiemment elle renouvela ses diverses tentatives. Sa persévérance finit par triompher des obstacles que ses deux oncles n'auraient pas réussi à surmonter, le duc de Bourbon, faute de l'énergie nécessaire, et le duc de Berry, faute d'absolue impartialité.
[724] Journal de Nicolas de Baye, 1400-1417, publ. par A. Tuetoy, (Soc. Hist. de France, Paris, 1885-1888, 2 vol. in-8º), t. I, p. 18.
[725] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 17.
[726] Ibid., p. 13.
[727] Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 13.
Le 6 janvier, la Reine, «après avoir tant, sur ce, procédé», obtint que, «moiennant la grâce de Dieu et l'exhortacion et admonestement d'aucunes bonnes personnes qui à ce ont labouré, les diz seigneurs se soient soumis à l'arbitrage de la Reine et des Princes, et juré sur les Evangiles d'exécuter les conditions qu'on leur poserait[728]». Il ne s'agissait plus que d'établir les clauses d'un pacte; Isabeau, sans perdre de temps, «parla et fit parler» à chacun des deux adversaires, puis, elle eut «une grant meure déliberacion avec les Princes» sur le texte de l'accord projeté[729].
[728] Arch. Nat. J 359, pièce 23.
[729] Pièces inédites du règne de Charles VI, t. I, p. 220-226: Traité de Paris entre les ducs d'Orléans et de Bourgogne.
Le 14 janvier, elle tint un grand Conseil[730]; autour d'elle se trouvaient réunis Louis d'Anjou, Roi de Sicile et de Jérusalem, les ducs de Berry et de Bourbon, le connétable Louis de Sancerre[731], le chancelier Arnaud de Corbie[732], le patriarche d'Alexandrie, Simond de Cramaud[733], le comte de Tancarville, l'amiral Renaud de Trie[734], plusieurs prélats et quelques hauts barons du Royaume, alors présents à Paris. Lecture fut donnée aux ducs de Bourgogne et d'Orléans des résolutions prises en Conseil par la Reine et les Princes arbitres: Les deux seigneurs devaient «estre doresnavant bons, entiers, vrays et loyaulx amis ensemble», comme l'exigeait leur parenté, «afin que puissent plus libéralement et diligemment vaquer et entendre à conseiller monseigneur le Roy au bien de sa personne et de son royaume». Au cas où l'un des deux seigneurs entendrait de mauvais rapports sur le compte de l'autre par l'entremise de ses conseillers, il devrait en avertir le Roi, la Reine ou les ducs qui s'enquerraient de la vérité et apaiseraient le différend. Mais, si celui-ci ne pouvait être calmé, ni l'un ni l'autre des adversaires ne devaient commencer «aucuns mouvement de fait» sans en avertir l'autre, et sans laisser s'écouler deux mois entre la rupture et le commencement des hostilités, afin de donner au Roi, à la Reine et aux seigneurs du sang le temps d'intervenir; et s'ils voulaient absolument se battre, que, du moins, ils ne le fissent point «ès villes ne ès terres du Roy».
[730] Ibid.
[731] Le maréchal Louis de Sancerre avait été promu connétable le 26 juillet 1397, en remplacement de Philippe d'Artois, comte d'Eu, fait prisonnier par les Turcs à la bataille de Nicopolis 1396, et mort à Micalizo, en Asie Mineure (le Père Anselme, Histoire Généalogique, t. VI, p. 204.)
[732] Arnaud de Corbie, l'un des hommes les plus considérables de son temps, «sage et moult vaillant», dit Froissart, était président du Parlement de Paris depuis 1373. Nommé chancelier en 1388, il avait été destitué en 1398, et rétabli en 1400. Cf. le Père Anselme, Histoire Généalogique, t. VI, p. 346-347.—H. Moranvillé, le Songe Véritable, Notes (Mém. Soc. Hist. de Paris, t. XVII, p. 325).
[733] Simon de Cramaud, évêque de Poitiers en 1385, patriarche d'Alexandrie en 1392, administrateur de l'Eglise de Carcassonne, membre de la Chambre des Comptes, s'occupa très activement de l'affaire du schisme. Cf. Gallia Christiana, t. II, col. 1195.
[734] Renaud de Trie, seigneur de Serifontaine, chambellan du Roi, capitaine de Saint-Malo et de Rouen, maître des arbalétriers en 1395, était devenu amiral de France en 1397, après la mort de Jean de Vienne (le Père Anselme, Histoire Généalogique..., t. VII, p. 813-814).
La Reine et les Princes s'engageaient à n'accorder aucun soutien à celui qui violerait la convention, à se prononcer au contraire contre lui, et à inviter le Roi à requérir l'exécution des conditions arrêtées, par toutes voies possibles. Enfin, suivant la traditionnelle formule employée dans les actes de paix entre princes, ni le duc de Bourgogne, ni le duc d'Orléans n'étaient responsables de leur brouille; on en imputait la faute aux gens qui leur avaient fait de mauvais rapports disant «aucunes paroles touchant l'estat et honneur desdiz seigneurs». Ces fauteurs de méchants propos devaient être poursuivis, à moins qu'ils n'appartinssent à l'hôtel des deux Princes dont les serviteurs bénéficiaient d'une amnistie; et encore les coupables ne seraient condamnés ni à mort, ni à la mutilation des membres.
Quand cette lecture fut terminée, Isabeau ordonna aux ducs de Bourgogne et d'Orléans de s'approcher; puis elle leur demanda s'ils avaient la convention pour agréable, ils l'affirmèrent et «en baillèrent foy de leur corps ès mains de la Royne», ensuite, ils se donnèrent l'accolade. Le lendemain, dimanche 15 janvier 1402, ils dînaient ensemble à l'hôtel de Nesles[735], et, ce même jour, des lettres scellées du sceau de la Reine et des Princes étaient expédiées pour publier l'heureuse réconciliation.
[735] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III. p. 17-19.—Monstrelet, Chronique, t. 1. p. 35-36.—E. Petit, Itinéraire des ducs de Bourgogne..., p. 321.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 263.
Ainsi l'oncle et le neveu, en vertu de l'arbitrage de la Reine, se trouvaient renvoyés dos à dos, pour ainsi parler, aucun d'eux ne retirait du procès le moindre avantage; mais la solution du litige était tout bénéfice pour la couronne de France dont les discordes des Princes ne pouvaient que ternir l'éclat.
L'heureux succès des négociations qu'elle avait entreprises et conduites jusqu'au bout valut, peu de temps après, à Isabeau, les pleins pouvoirs de Charles VI pour connaître et juger «des débaz et discors qui pevent survenir entre nos seigneurs les ducs et ceux de sanc royal». (Lettres du 16 mars 1402.)[736]
[736] Douët d'Arcq, Pièces inédites....., t. I, p. 239.
En effet, dans un récent Conseil, à propos des épineuses affaires du schisme, une grande altercation s'était élevée entre les ducs de Bourgogne et de Berry d'une part, et Louis d'Orléans de l'autre; l'animosité des contradicteurs était telle qu'on pouvait craindre que le conflit armé de janvier ne se renouvelât[737]. Pour prévenir ce danger, le Roi, par lettres du 16 mars[738], accorda à la Reine «plain povoir et auctorité», de s'entremettre, d'apaiser les parties et de faire à chacun justice, suivant son droit; «et voult, disait Charles VI, que désores soient faictes lectres de sa puissance [de la Reine] et mande à touz ses subgiez, de quelque auctorité qu'ilz soient, que en ce lui obéissent.» Cette procuration était donnée pour le cas où «le Roi serait absent»; il fallait entendre pour toutes les fois qu'il serait empêché de gouverner; or ses accès de folie devenaient fréquents, et le laissaient de plus en plus faible; Isabeau allait donc se trouver la maîtresse pour un long temps, et la maîtresse absolue, puisque le choix de ses conseillers lui était abandonné. L'effet immédiat de son autorité fut l'accord rétabli entre les trois ducs qui, du moins, semblèrent faire la paix, puisque dès le 18, la Reine avait dépêché un chevaucheur, pour «adviser les chemins qui conduisent à Saint-Fiacre», où elle se proposait d'aller en pèlerinage[739].
[737] Voy. Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 21-25.
[738] Douët d'Arcq, Pièces inédites..., t. I, p. 227-239.
[739] Arch. Nat. KK 45, fº 127.—Saint-Fiacre (cant. de Crécy en Brie, arr. de Meaux, départ. de Seine-et-Marne) était une abbaye célèbre dans toute la chrétienté. Gallia Christiana, t. VIII, col. 1699.
Au commencement d'avril, le duc de Bourgogne était rentré dans ses Etats pour le mariage de son fils Antoine[740]; il n'y était pas depuis deux semaines qu'il apprenait la nomination de Louis d'Orléans à la charge de «souverain gouverneur des Aides pour la guerre en Langue d'oïl[741]». Cette fois, Isabeau n'avait pas tenu la balance égale entre l'oncle et le neveu[742]. Peu de jours après l'entrée en charge de Louis, la levée d'une aide pour la guerre contre l'Angleterre était ordonnée.
[740] Religieux de Saint-Denis..., t. III, p. 25.—Antoine de Bourgogne était fiancé, depuis février 1393, à Jeanne de Luxembourg, fille de Walleran de Luxembourg, comte de Saint-Pol (le Père Anselme, Histoire Généalogique, t. I, p. 248).
[741] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 264-267.
[742] Le consentement d'Isabeau à cette élévation de son beau-frère avait peut-être pour but de le dédommager des difficultés qu'elle lui créait dans les affaires extérieures, ou bien comme il s'agissait des aides, c'est-à-dire des finances, elle tenait à ce qu'elles fussent remises aux mains du prince qui en comprenait l'administration exactement comme elle!
A cette nouvelle, Philippe éclata[743].
[743] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 264-267.
Quand la Reine apprit que le duc de Bourgogne blâmait cet impôt en termes amers, insistant sur ce que le Royaume était épuisé par la récente épidémie, les exactions et les folles largesses «faictes à de certains serviteurs[744]», elle redouta sa colère et invita le duc d'Orléans à suspendre l'exécution de son ordonnance. Bientôt il fut crié dans les carrefours qu'afin d'engager le peuple à prier avec plus de ferveur pour la santé du Roi qui se rétablissait, à la demande de la Reine de France, de sa fille, la Reine d'Angleterre et du duc d'Orléans, «il n'y aurait point de nouveaux impôts[745]». On remarquera que le duc de Bourgogne n'était pas nommé parmi ces bienfaiteurs du peuple. Le 24 juin, par un jeu de la politique d'équilibre reprise par Isabeau, le gouvernement des aides était partagé entre les deux compétiteurs[746]; mais, peu de jours après, ceux-ci allaient se trouver placés sous le contrôle et dans la dépendance d'Isabeau.
[744] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 29.
[745] Ibid., p. 35.
[746] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 267.
En effet, dans des lettres datées du 1er juillet, Charles VI rappelait l'impossibilité où «son absence le mettait souvent de gouverner»; puis, laissant entendre que les ducs de Bourgogne et d'Orléans étaient encore sur le point d'entrer en conflit, il déclarait qu'il fallait cependant que les finances fussent régulièrement administrées; en conséquence il confirmait à la Reine le mandat qu'il lui avait donné précédemment d'apaiser les querelles; et, de plus, pour toutes les fois et tout le temps qu'il serait absent et empêché, il la chargeait de pourvoir, tant audit gouvernement des Finances, «qu'aux autres besognes du Royaume» qui exigeraient des mesures spéciales. Toute puissance lui était donnée à cet effet; elle devait s'entourer des conseils de ses oncles les ducs de Berry et de Bourbon, de ceux aussi d'autres seigneurs du sang et de toutes les personnes qu'il lui plairait; elle pourrait les réunir aussi souvent qu'elle le jugerait utile pour s'éclairer sur les diverses questions d'affaires[747].
[747] Arch. Nat. J 402, pièce 16.
Isabeau investie de tels pouvoirs n'eut pas de peine à rétablir la bonne entente entre les ducs de Bourgogne et d'Orléans qui avaient, maintenant, intérêt à se conformer à ses avis; d'ailleurs tous les deux étaient alors trop préoccupés des événements du dehors pour continuer leur lutte autour du pouvoir; c'était bien plutôt sur le terrain diplomatique qu'ils méditaient de se combattre.
L'administration des Finances était, à ce moment, organisée comme suit[748]: à la tête, la Reine, assistée d'un Conseil réuni par elle chaque fois que bon lui semblait; au-dessous venaient les receveurs généraux, conseillers sur le fait des aides: Guillaume de Dormans, archevêque de Sens, Thibaut de Mezeray, Jean Piquet, Jean Taperel, Gontier Col. La présidence de la Commission appartenait à Charles d'Albret.
[748] La liste des Receveurs généraux est donnée dans des lettres de Charles VI en faveur du duc de Berry (octobre 1402). Arch. Nat. K 55, pièce 18.
Isabeau semble n'avoir usé de son autorité dans les questions de finances que pour faire aboutir certaines combinaisons profitables aux siens et à elle-même. Insouciante des vrais intérêts du Royaume, incapable de prendre l'initiative des réformes urgentes, non seulement elle ne fit rien pour enrayer les dépenses excessives, mais elle dilapida le revenu des impôts. Ainsi, le Conseil ayant décidé, sur l'avis du duc de Bourgogne, de frapper d'une amende «tous ceux qui avaient conclu des contrats usuraires et frauduleux», les grosses sommes d'argent touchées par les collecteurs semblèrent avoir été versées «dans un sac percé», suivant l'expression d'un chroniqueur[749]: c'est qu'Isabeau venait de marier son frère en lui donnant une dot magnifique, et qu'au même temps, elle avait à pourvoir à l'entretien d'un nouvel hôte dans sa Maison, le jeune duc de Bretagne.
[749] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III, p. 39.
On se rappelle les engagements de mariage pris à Tours, en 1392, et leur éclatante rupture lors de l'expédition entreprise par Charles VI contre la Bretagne. Peu de temps après l'accident survenu au Roi dans la plaine du Mans, Philippe de Bourgogne s'était empressé de signer la paix et les bonnes relations de la petite cour de Rennes avec Paris s'étaient renouées: le duc Jean V avait même envoyé comme présent un des tableaux qui ornaient la chambre de la Reine[750]. Puis on s'était de nouveau occupé des anciens projets de mariage, et dès 1395, on était d'accord, de part et d'autre, sur la date des fiançailles; mais les futurs époux étaient alliés au troisième degré et le pape Benoît XIII faisait attendre sa dispense. Enfin, le 1er août 1396, le Roi, la Reine et le duc Jean V fiancèrent Jeanne de France, âgée de six ans, avec Jean de Montfort, héritier de la Bretagne; la dot de Jeanne devait être payée dès que les promis seraient nubiles[751]. En attendant, la fiancée continuerait d'être élevée et soignée dans la Maison de la Reine, tandis que son futur demeurerait en Bretagne. Mais dans le bref du pape une grave omission avait été commise: l'âge des princes n'y était pas mentionné, l'acte était nul; il fallut solliciter une seconde dispense. Dès qu'elle fut obtenue, de nouvelles fiançailles furent célébrées en bien plus grande solennité que les premières, sur l'ordre exprès de Charles VI[752] (30 juillet 1397).
[750] Arch. Nat. KK 41 fº 107-114.
[751] Religieux de Saint-Denis..., t. II, p. 443.
[752] Religieux de Saint-Denis, t. II. p. 551.
Le duc Jean V mourut le 1er novembre 1399[753]. Sa veuve n'était pas l'amie de la Maison de France, elle souhaitait même que le mariage projeté n'eût pas lieu. N'était-ce pas pour rappeler à la duchesse les engagements pris par le duc défunt qu'Isabeau lui écrivit en 1400[754]? Et le message adressé par la Reine «au châtel Josselin[755]» n'avait-il pas pour but d'entretenir le zèle d'Olivier de Clisson qui, en Bretagne, représentait le parti de l'alliance française?[756]
[753] Arch. Nat. PP 117 nº 147, fº 29.—Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 232.
[754] Arch. Nat. KK 45, fº 78 vº.
[755] Josselin, ch.-l. de cant., arr. de Ploërmel, dép. du Morbihan.
[756] Arch. Nat. KK 45, fº 78 vº.
Cependant le duc de Bourgogne restait attentif à tous ces incidents, et, quand il apprit, en 1401, que la duchesse avait promis sa main au nouveau Roi d'Angleterre, Henri IV de Lancastre, il envahit la Bretagne, mit des troupes dans toutes les villes, et pendant qu'il permettait à la duchesse de passer la Manche avec deux de ses filles, il ramenait à Paris, auprès d'Isabeau, le duc de Bretagne et ses deux frères Arthur et Gilles[757]. Désormais dans les Comptes de l'Argenterie de la Reine, comme dans ceux de son Hôtel, figureront les dépenses de Jean et des dames chargées de son éducation[758].
[757] Religieux de Saint-Denis, Chronique de Charles VI, t. III. p. 41.
[758] Arch. Nat. KK 43 à 46 pass.
En janvier 1403, la direction des Finances fut reprise par les ducs de Bourgogne et d'Orléans avec le concours du duc de Berry[759]. En effet, Isabeau était retenue loin des affaires par sa onzième grossesse. Le 22 février 1403, vers les deux heures du matin, elle accoucha, à l'hôtel Saint-Pol, d'un fils qui, en souvenir du dauphin mort prématurément, fut nommé Charles[760]. Au baptême, il eut pour marraine Mademoiselle de Luxembourg; les deux parrains furent Charles de Luyrieux[761], seigneur de la Savoie, et Charles d'Albret, le nouveau connétable[762].
[759] Jarry, Vie politique de Louis d'Orléans, p. 279.
[760] Cet enfant devint le roi Charles VII; voy. G. de Beaucourt, Histoire de Charles VII (Paris, 1881-1891, 6 vol. in-8º) t. I, p. 3-5.
[761] Ibid.
[762] Charles d'Albret venait d'être pourvu de la charge de connétable, par lettres royales du 7 février 1402 (le Père Anselme, Histoire généalogique..., t. VI, p. 207 et 210).