Jeanne d'Arc et l'Allemagne
V
L’Épopée.
Ce livre ne veut pas et ne peut pas être l’histoire de Jeanne d’Arc, histoire cachée ou dénaturée honteusement durant quatre siècles, à peu près connue seulement depuis une soixantaine d’années par de sérieuses recherches dont Jules Quicherat fut l’initiateur. Les personnes curieuses de s’en instruire complètement peuvent consulter la bibliographie placée à la fin du présent volume. Il me suffira d’indiquer rapidement quelques-unes des grandes lignes.
« Aux quatorzième et quinzième siècles », dit Siméon Luce, « la châtellenie de Vaucouleurs, enclavée entre la seigneurie de Commercy au nord, le Barrois à l’ouest et au sud, la Lorraine à l’est dont elle était séparée par le cours de la Meuse, comprenait un certain nombre de villages échelonnés sur la rive gauche de ce fleuve, le long de l’antique voie romaine de Langres à Verdun qui serpentait au pied d’une petite chaîne de coteaux ou mamelons alors couverts de forêts sur la crête, déjà plantés de vignobles sur les pentes, et contournait les verdoyantes prairies de la vallée meusienne. Le village de Domremy, patrie de Jeanne d’Arc, formait l’extrémité méridionale de cette châtellenie enfoncée comme un coin entre la Lorraine et le Barrois. Au commencement du quatorzième siècle, elle avait appartenu à une branche cadette de l’illustre famille champenoise des Joinville. Mais, en 1335, intervint un arrangement avec Philippe VI, en vertu duquel cette châtellenie fut cédée au roi de France… Trente ans après, en 1369, Charles V rendit une ordonnance portant que le château et les villages échus aux Valois feraient désormais partie intégrante du domaine royal et seraient rattachés inséparablement, irrévocablement et directement à la couronne de France. »
Jeanne d’Arc, née en 1412, était donc Française et d’extraction vraiment française.
La foi catholique était vive et forte en ce pays et la petite Jeannette, ainsi qu’on l’appelait, commença son étonnante vie par l’assiduité dans la prière des humbles et des tout petits. La maison de ses parents était contiguë au cimetière, circonstance peu connue qui expliquerait peut-être la profondeur singulière de sa piété et cette teinte de mélancolie, spéciale aux grands prédestinés, dont sa joyeuse humeur d’innocente parut souvent altérée. Cette âme souveraine dut avoir ses racines les plus puissantes parmi les morts.
On lit, dans une déposition de Dunois au procès de réhabilitation, que Jeanne eut, un jour, une vision où elle aperçut saint Louis et « saint » Charlemagne qui priaient Dieu pour le salut du roi Charles VII et pour la délivrance d’Orléans. Elle ne disait pas tout et, sans doute, elle ne pouvait pas tout dire, mais on peut supposer que le cœur de cette vierge insigne était comme une cathédrale où les plus humbles aussi bien que les plus grands défunts venaient chanter les premières vêpres du bienheureux jour de la Délivrance.
Lorsque la guerre qui était alors partout apporta dans la vallée de la haute Meuse le meurtre et l’incendie et que Jeanne vit de ses yeux la fuite éperdue de ses pauvres concitoyens se réfugiant avec leurs bestiaux dans une citadelle du voisinage, elle sentit la grande misère du royaume, une surhumaine clarté se fit en elle et autour d’elle, et elle entendit les Voix du ciel. L’archange saint Michel, protecteur attitré de la France et des Valois en particulier, puis les grandes saintes Auxiliatrices, Marguerite et Catherine, lui apparurent, disant qu’il lui fallait quitter ses parents et son village et s’en aller de la part du roi du ciel vers le roi de France qui lui donnerait des hommes de guerre pour qu’elle délivrât Orléans. — Va ! fille Dieu, va ! Le gentil dauphin est le vrai sang de France !
A cette époque antérieure au sacre, Charles était encore assez communément désigné par le titre de Dauphin. Il y avait même çà et là, et jusque dans le cœur de ce prince, un doute angoissant sur la légitimité de sa naissance.
Étonnée d’abord et naturellement effrayée d’une telle mission, la pauvre petite bergère comprend qu’elle doit obéir. Rebutée deux ou trois fois par Baudricourt, le rude capitaine de Vaucouleurs, elle finit, après des semaines d’humiliations et de rongement, par obtenir une escorte. « Je suis venue ici », avait-elle dit à Jean de Metz qui fut un de ses compagnons de voyage, « parce que c’est ici Chambre du Roy, parce que Vaucouleurs est ville royale, pour que Robert de Baudricourt me veuille conduire ou faire conduire au roi, mais il n’a cure de moi ni de mes paroles. Et pourtant il faut que je sois devers le roi, quand je devrais user mes jambes jusqu’aux genoux, car nul au monde, ni roi, ni duc, ni fille de roi d’Écosse, ne peut recouvrer le royaume de France et il n’y a de secours à attendre que de moi. Certes, j’aimerais bien mieux filer avec ma pauvre mère, parce que ce n’est pas mon état ; mais il faut que j’aille et que je le fasse, parce que Dieu veut que je le fasse. »
Elle part avec six compagnons respectueux et dévoués qui croyaient en elle. Mais quel voyage ! Environ 150 lieues, y compris les détours, sur un territoire en guerre, coupé de cours d’eau, hérissé de garnisons et la moitié en pays ennemi. Seule, la Pucelle se montre inaccessible à tout sentiment de crainte et quand on lui parle des dangers qu’elle va courir, elle répond avec assurance qu’elle a son chemin ouvert et que si l’ennemi se rencontre et veut l’arrêter, Dieu son Seigneur saura bien lui frayer sa voie jusqu’au Dauphin qu’elle doit faire sacrer. « C’est pour cela que je suis née », disait-elle en toute occasion. On arrive en effet, à Chinon sans accident, le onzième jour. Les tribulations magnifiques allaient commencer.
Il fallait d’abord obtenir audience et ce n’était pas facile. Charles VII, pendant toute sa vie, eut pour trait dominant de son caractère, écrit sur sa figure et dans ses yeux, la défiance. Quoique jeune encore, cette affection de l’âme était déjà, chez lui, très prononcée. Après enquête méticuleuse et délibération de trois jours, il consentit à la recevoir, mais non seul à seule. Tout le monde sait la première épreuve : le roi se dissimulant parmi des seigneurs vêtus avec faste, et Jeanne, qui ne l’avait jamais vu, allant droit à lui sans hésiter.
« Gentil daulphin », dit-elle, « j’ay nom Jehanne la Pucelle et vous mande le roy des cieux, par moi, que vous serez sacré et couronné dans la ville de Reims. » Et bientôt elle confirme l’autorité surprenante de cette parole en donnant confidentiellement au roi, de la part de Dieu, la réponse la plus précise à une prière que nul ne pouvait connaître.
En une heure d’angoisse extrême, ayant appris que les Anglais allaient assiéger Orléans, enjeu final de la couronne de France, et songeant à la honte proverbiale de sa mère Isabeau, il avait demandé dans le secret de son oratoire que s’il était bien le légitime héritier du trône, le Dieu de saint Charlemagne et de saint Louis le lui manifestât clairement. Rien de plus concluant que la miraculeuse pénétration de la messagère. « Je te dis », prononça Jeanne avec une simplicité grandiose, « je te dis, de la part de Messire, que tu es vray héritier de France et fils du roy. »
Charles ne pouvait plus hésiter. Mais cela ne suffisait pas. Il fallait que personne ne pût douter de la mission de Jeanne. Il fallait qu’elle fût examinée et interrogée, à Poitiers, par les évêques et docteurs les plus renommés. Nouveau et crucifiant délai pour la sainte fille dont le cœur saignait en pensant à la détresse de la ville assiégée. « Le temps me pèse comme à une femme qui va être mère ! », gémissait-elle. Enfin, après trois semaines, les examinateurs s’étant déclarés satisfaits, on s’occupe de l’équiper, de lui constituer une maison militaire, de lui assigner un état et un commandement, puis d’envoyer par elle aux Orléanais des vivres et des munitions. Les préparatifs de l’expédition durèrent encore près d’un mois. Le Chef de guerre allait paraître.
Ici, la raison humaine défaille. On est tellement en présence de l’inexplicable que même le mot de miracle ne contente pas l’esprit. La guérison instantanée d’un paralytique, la résurrection d’un mort, le cheminement d’un saint sur la face des eaux peuvent se concevoir, en tant que miracles. C’est la Toute-Puissance qui intervient pour remettre à leur place des choses qui n’y étaient plus. Mais la soudaine transformation d’une espèce en une autre espèce, d’un lys en un chêne, par exemple, l’infusion subite, foudroyante, du plus haut génie militaire dans l’esprit et le cœur d’une petite paysanne innocente et complètement étrangère à toute connaissance humaine, cela ne se conçoit pas. Tel était pourtant le cas de Jeanne d’Arc en avril 1429.
C’est bientôt fait de parler de ses Voix, d’affirmer que tous ses actes et même les moindres lui étaient dictés à mesure, sans qu’elle eût autre chose à faire que d’obéir. Jeanne d’Arc n’était pas cet instrument. Assurément ses Voix, envoyées, données de Dieu, lui avaient prescrit l’expulsion des envahisseurs et le sacre du roi de France. Sans aucun doute, elles soutinrent continuellement sa volonté et la confortèrent jusqu’à la dernière heure. Il est même permis de croire qu’au moment suprême les Auxiliatrices pitoyables qui l’avaient suivie avec tant d’amour depuis son enfance, lui épargnèrent l’atrocité des flammes et l’emportèrent tout endormie dans une fraîche vallée du Paradis. En ce sens, on peut dire qu’elle fut exceptionnellement privilégiée. Mais elle avait, en commun avec toutes les créatures humaines, la liberté intangible des enfants de Dieu, le pouvoir d’accomplir d’elle-même des actes surérogatoires, bien qu’enveloppés dans la Prescience éternelle. Incontestablement, elle voulut toujours ce que Dieu voulait, mais elle le voulut à sa manière qui n’était celle de personne au monde. On nomme cela le génie, parce que c’est incompréhensible et que le mot ne précise rien. On est donc forcé de supposer en Jeanne d’Arc, parallèlement à la Sainteté, une éclosion spontanée de cette faculté indéfinissable. Et voilà ce qui est tout à fait incompréhensible.
Lorsque se révéla le génie militaire de Bonaparte, on fut étonné sans doute, mais on ne se sentit pas absolument devant un prodige. Il en avait déjà montré quelque chose et ceux qui lui confièrent la pauvre armée d’Italie le tenaient au moins pour un officier remarquable. Rien de pareil en Jeanne d’Arc. Imaginez, par analogie, le Moïse de Michel-Ange ou la Missa solemnis de Beethoven conçus et exécutés, du jour au lendemain, par un homme non seulement dénué de toute culture artistique, mais ignorant même que l’art existe et que les moyens ou les ressources n’en peuvent être devinés. C’est cependant ce qui arriva pour Jeanne d’Arc, non pas une fois et par l’effet d’une de ces rencontres qui seraient déjà tout à fait invraisemblables, mais partout et toujours, infailliblement, et c’est à confondre la pensée.
Hier encore, elle filait innocemment auprès de sa mère et ne savait rien d’autre. Aujourd’hui elle déclare avec tranquillité qu’elle va délivrer Orléans pour commencer, Orléans qu’assiège, depuis sept mois, une formidable armée, que les capitaines les plus renommés désespèrent de conserver au roi, et qui va se rendre. Et elle le fait comme elle l’a dit. Orléans est délivré par elle en quatre jours. Aussitôt après, c’est la fulgurante campagne de la Loire, la merveilleuse bataille de Patay plus incroyable que la victoire des Pyramides, toutes les murailles tombant alors devant elle et, quelques jours plus tard, dans la Basilique de Reims, le sacre de Charles VII qui annulait pour toujours l’exécrable traité de Troyes.
Les Voix de Jeanne d’Arc lui avaient annoncé tout cela. Elle le savait et le disait avec certitude. Cependant aucun miracle visible n’intervint pour assurer l’accomplissement de ses prophéties. Nul glaive flamboyant, nul labarum, nulle armée céleste n’apparut pour terrifier ou paralyser l’ennemi. Les soldats anglais de goujate espèce purent croire à des maléfices, mais leurs chefs qui savaient la guerre, ayant combattu à Azincourt et ailleurs, depuis trente ans, comprirent très bien, sans l’avouer, qu’ils se trouvaient en présence d’une habileté militaire incomparable dans la stratégie et dans la tactique, sciences difficiles qui ne se peuvent acquérir qu’à grand labeur. Cette ignorante jeune fille pratiquait contre eux l’une et l’autre, avec une parfaite maîtrise, aussi naturellement qu’on respire l’air des champs ou de la montagne, et ils en conçurent une irritation profonde qui devait, un prochain jour, coûter fort cher à la victorieuse.
Un jour aussi, et plus tôt encore, son indigne roi devait l’abandonner sans défense aux traîtres abominables qu’il favorisait, et quand Jeanne fut prise déloyalement, au milieu même d’une de ses plus savantes batailles, les tourmenteurs de la France qui tenaient enfin la vierge sublime dans leurs mains impies, purent bien se venger d’elle aussi bassement et cruellement qu’il leur fut donné de le faire, mais ils ne prévalurent pas, en leurs consciences, contre la supériorité indicible dont cette admirable enfant avait accablé leur orgueil.