Jeanne d'Arc et l'Allemagne
Méditation préliminaire.
5 novembre. — Après trois mois, Je peux enfin reprendre ce livre brutalement interrompu par la guerre allemande, guerre injuste et cruelle, s’il en fut jamais, guerre de races, comme au quinzième siècle, mais avec une exorbitance apocalyptique.
Au temps de Jeanne d’Arc, les plus fortes armées, anglaises ou françaises, ne dépassaient guère vingt mille combattants et le sort d’un empire se décidait en quelques heures. Aujourd’hui, des millions de soldats sont affrontés sur des étendues immenses, les batailles durent des semaines et les fleuves, comblés de cadavres, débordent. La population de vingt grandes villes, déjà, n’égalerait pas le total des morts depuis trois mois. La guerre des Mercenaires, il y a plus de deux mille ans, fut appelée inexpiable. Quel nom faudra-t-il donner à celle-ci ? Il ne s’agit même plus de conquêtes, c’est l’extermination qui est commandée, la totale et irréparable extermination des hommes et des choses.
Dès le premier jour, il fallut que la France n’existât plus ou que l’Empire allemand fût anéanti. Nul accommodement possible. Les haines ont trop dépassé toute mesure et l’Europe, craignant de voir tarir toutes ses sources, intervient avec fureur. La monstrueuse expansion germanique est combattue à la fois par la France, la Russie, l’Angleterre. Douze ou quinze millions d’images du Dieu vivant se détruisant dans le crépuscule de toute civilisation, du ponant à l’extrême orient ! Vision de Patmos ! Un ange même pourrait-il dire la fin de ces choses ?
La Lorraine de Jeanne d’Arc était, depuis 1870, sous les pieds des brutes, profanation intolérable à Dieu et aux hommes. Où est-elle maintenant, la sainte fille ? Qu’est-elle devenue après 483 ans ? Elle mourait alors cruellement pour avoir délivré la France des Anglais. Entendrait-elle aujourd’hui des Voix pour débarrasser des Allemands notre République sans Dieu ? Et quelles Voix ? La Vierge des vierges, Elle-même, n’a pu obtenir qu’on l’écoutât ! Elle pleurait, pourtant, la Douloureuse, et son peuple à Elle, c’était tous les peuples signifiés par la seule France. Jeanne d’Arc avait peut-être entrevu cela dans le demi-jour prophétique, sans aucune autre aperception immédiate que le pauvre royaume de son temps et la « grande pitié qui était en ce royaume ». C’était tout pour elle et il n’a pas fallu davantage, au quinzième siècle, pour que s’accomplît le plus étonnant miracle de l’Histoire.
Il est indispensable de se rappeler que ce vieux siècle était chrétien, non plus, il est vrai, des Catacombes ni des Arènes, mais de la misère noire et de la tristesse infinie. De l’enthousiasme religieux qui avait fait les Croisades, il lui restait encore cependant assez de foi pour considérer les Plaies du Christ et, par là, il était capable de porter le vin de l’Espérance qui fait germer les vierges fécondes.
Maintenant que reste-t-il, sinon comme parle Isaïe, « deux ou trois olives à l’extrémité d’un rameau, tout au plus quatre ou cinq à la plus haute cime de l’arbre, quand il a été fortement secoué » ? Avec cela, l’alliance avec la protestante Angleterre qui fit brûler Jeanne d’Arc avant d’assassiner Napoléon et l’alliance avec la schismatique Russie que la visionnaire de Dulmen voyait, il y a cent ans, comme une contrée immense enveloppée de ténèbres impénétrables !
L’orgueilleuse et féroce Allemagne est visiblement condamnée, mais les convulsions de ce monstre et les cataractes de sang !… Comment espérer une arche sur un tel déluge ? Et où sont les élus de Dieu pour y être préservés ? Sans doute la France a des promesses, étant l’unique d’entre les nations à qui tout puisse être pardonné ; mais elle a des comptes à rendre aussi hauts que les colonnes du firmament, et c’est effrayant de penser à ce qu’il lui faudra souffrir ! Les carnages et les agonies de l’heure présente sont-ils autre chose qu’une école d’entraînement pour les martyrs futurs, c’est-à-dire pour les chrétiens capables encore de sentir la prédestination de leur baptême ? Aucune autre explication d’un si prodigieux déchaînement n’est acceptable.
La destruction de la cathédrale et de la ville de Reims bombardées par la surdité criminelle de son archevêque, membre du Sacré Collège, contempteur et persécuteur de la Mère de Dieu qui avait pleuré contre lui sur la montagne de la Salette ; cette abominable immolation de la capitale de Jeanne d’Arc, le 68e jour anniversaire de la célèbre Apparition, à la même heure où s’était accompli le Miracle et dans les mêmes circonstances liturgiques, ne serait-elle pas le signe d’une Colère que rien n’est plus capable d’endiguer ?
Il y avait là une modeste et fragile statue de l’Héroïne, autour de laquelle l’ouragan des obus a tout détruit, sans pouvoir l’atteindre — jusqu’à cet instant — comme si la Pucelle de France avait encore quelque chose à faire ! Demain, peut-être, apprendrons-nous qu’elle a été pulvérisée à son tour par la désobéissance implacable de ce pontife. Religio depopulata.