Jeanne d'Arc et l'Allemagne
IX
Les Amis.
Altior fuit universo populo ab humero et sursum. « Il parut plus haut que tout le peuple de toute la tête. » C’est de Saül qu’il est ainsi parlé dans la Bible, au premier livre des Rois. Ce malheureux élu de la tribu de Benjamin était désigné pour la perdition. Une tête qui dépasse les autres est infailliblement condamnée d’avance. Les êtres supérieurs n’ont guère d’amis. C’est une loi de la nature. Comment Jeanne d’Arc aurait-elle pu y échapper, elle qui dépassait tellement ses contemporains, qu’à la distance de plusieurs siècles, il est impossible de ne pas la voir ? Elle eut donc peu d’amis et pour peu de temps, presque tous lui ayant été infidèles.
Il serait monstrueux de donner le nom d’ami au prince chétif dont elle avait fait un roi et qui la sacrifia aussitôt après. On a essayé de disculper d’ingratitude cet avorton fleurdelysé. On a parlé de prétendues larmes qu’il aurait versées en apprenant l’odieux supplice de l’héroïne qu’il n’avait rien fait pour sauver. Mais qui eût été assez audacieux pour parler de son amitié ?
« Ce roi », dit Jules Quicherat, « n’était-il pas tenu, même à l’impossible, envers celle qui avait fait pour lui l’incroyable ? Qu’on prenne la question de plus loin, qu’on se demande de quels sentiments Charles VII fut animé à l’égard de la Pucelle ; j’étonnerai bien des personnes en disant que cela ne peut pas se voir distinctement par les cinq volumes de textes que j’ai publiés. Tandis que toutes les pièces nous montrent Jeanne ne respirant que pour son roi, l’aimant avec cette ardeur dont on n’aime que les choses de la religion, il ressort d’un témoignage unique que Charles VII la voyant pleurer un jour, lui fit beaucoup de compliments et l’invita à se reposer, ne pouvant souffrir la peine qu’elle se donnait pour lui. Mais, comme cette scène eut lieu à la veille du voyage de Reims, dans un moment où Jeanne usait de toute sa vertu pour le lui faire entreprendre et où, au contraire, il cherchait mille prétextes pour s’y dérober, il s’ensuit qu’il ne pouvait pas causer de plus grand chagrin à la Pucelle que de lui parler comme il faisait. A part cet accès d’une commisération équivoque, nous n’avons, pour lire dans le cœur du roi, que les inductions auxquelles donne lieu sa conduite… Son cœur ! il le dérobait aux impressions, comme sa personne aux regards, ayant toujours manqué du don si précieux de la magnanimité. Jamais, tant que vécut la Pucelle, il ne fut complètement subjugué par elle. Il garda toujours une oreille couverte pour recueillir les mauvais bruits, les paroles défavorables. Il écouta, se tut, laissa faire. »
Tout ce qu’on peut, c’est de ne pas mettre Charles VII au nombre des pires ennemis de Jeanne d’Arc, et c’est déjà un très grand effort.
Parmi ceux qu’on peut appeler ses amis, il faut d’abord citer le plus illustre, Dunois, le grand Bâtard d’Orléans. La première entrevue de Jeanne d’Arc et de ce guerrier déjà si célèbre fut assez rude, et il dut s’apercevoir qu’il ne faut pas de nombreux jours à certaines femmes pour prendre de l’autorité. Elle venait d’arriver à Orléans et commençait seulement sa paradoxale existence de chef militaire.
— Êtes-vous, dit-elle, le Bâtard d’Orléans ? — Oui, Jeanne, répondit-il. — Qui vous a conseillé de nous faire venir par la Sologne ? Pourquoi n’avons-nous pas été par la Beauce, tout au milieu de la grande puissance des Anglais ? Les vivres fussent entrés sans les faire passer par le fleuve. — Excusez-moi, reprit Dunois, mais cela a été décidé par le conseil de tous les capitaines, vu la puissance des Anglais par la Beauce. — Le conseil de Messire, répartit-elle vivement, est meilleur que le vôtre et celui des hommes ; il est plus sûr et plus sage. Vous avez pensé me décevoir, vous vous êtes déçu vous-même.
Peu de temps après, elle le menace de lui faire « ôter la tête ». Mais rien n’altère les dispositions chevaleresques de Dunois et Jeanne sait bien qu’elle peut compter sur son dévouement. « Aussitôt j’eus en elle bon espoir », disait-il, vingt-six ans plus tard, apportant son témoignage à l’enquête pour la Réhabilitation de la suppliciée. Qu’on juge de la puissance de cet être extraordinaire pour avoir pu, du premier coup, subjuguer un cœur aussi ferme et aussi vaillant ! Ce grand homme de guerre a eu le mérite rare de s’effacer devant cette enfant et de reporter sur elle seule le salut d’Orléans et de la France. Il qualifia son fait de divin : Credit ipsam Johannam fuisse missam a Deo et actus ejus in bello fuisse potius divino adspiramine quam spiritu humano.
Il eut aussi la vertu de dire ceci : « Avant elle, huit cents ou mille de mes soldats ne tenaient pas contre deux cents Anglais : après son arrivée, au contraire, quatre ou cinq cents des miens eussent eu raison de quasi toute la puissance anglaise. » Il avait vu ses patriotiques transports, son enthousiasme inspiré, et au bout de vingt-six ans, tout refroidi par l’âge, tout chargé de la gloire de cent combats, reprenant ses souvenirs de jeunesse, il parlait d’elle dans ce magnifique langage, bien digne de celui qui, au dire de Jean Chartier, fut « un des plus beaux parleurs qu’il y eût eu oncques en la langue de France ».
« Devant moi, elle disait, un jour, au roi : « Quand je suis affligée de ce qu’on n’écoute pas mieux ce que je dis de la part de Dieu, je me retire à part et je prie Dieu, je me plains à lui… et, ma prière achevée, j’entends une voix qui me crie : « Fille Dé, va ! va ! je serai à ton ayde, va ! » Et quand j’entends cette voix, je suis bien heureuse et je voudrais toujours l’entendre. » Et Dunois ajoute : « Ce qu’il y avait de plus extraordinaire, c’est qu’en répétant ces paroles de ses Voix, elle tenait les yeux levés au ciel, dans un merveilleux transport. »
Malheureusement Dunois n’était que le serviteur du roi de France et il ne lui fut pas permis de suivre Jeanne jusqu’au bout. Plus malheureusement encore, le vrai roi était la Trémouille dont le nom seul est une tache de sang et de boue sur les plus belles pages de l’histoire. Par la volonté perverse de ce scélérat et par l’effet de son ascendant sur Charles VII, les premiers compagnons de guerre de la Sainte, ceux d’Orléans et ceux de la Loire, d’Alençon, Richemont, Ambroise de Loré, Jean de Bueil, Raoul de Gaucourt, le maréchal de Boussac, le maréchal de Rais qui devint un monstre, le sire de Graville, grand maître des arbalétriers et le sire de Culan, amiral de France, furent, comme Dunois, systématiquement écartés d’elle, quelques-uns l’abandonnant à contre-cœur et les autres de leur plein gré, tels que ce frère Pasquerel, son chapelain, qui avait été le témoin des prodiges de la victorieuse et qui s’éloigna ignoblement de la captive, à l’instant même où elle aurait eu le plus grand besoin de son ministère. A l’exception de La Hire et de Poton de Saintrailles qui tentèrent vainement de la délivrer, la dispersion fut complète.
A la fin, et pour son admirable campagne de l’Oise, qui devait lui coûter si cher, Jeanne, privée du concours de tous les puissants, oubliée par le roi qui lui devait de n’être pas un vagabond et qui permettait qu’elle fût décriée par les canailles de son entourage, mais voulant, quand même, avec une poignée de fidèles, continuer son œuvre, Jeanne d’Arc, plus grande peut-être à son déclin qu’en ses jours de gloire, était devenue comme un chef de partisans que la première trahison devait accabler.
Le meilleur ami de la Pucelle et le plus sûr fut le bourreau qui lui ouvrit la porte du ciel !