Jeanne d'Arc et l'Allemagne
XIII
L’Holocauste.
Et Charles VII, le roi de France, le Lieutenant de Jésus-Christ, que faisait-il ? Absolument rien. Il avait son séjour à Poitiers ou à Chinon, demeurant à peu près aussi étranger au gouvernement que l’avait été son père en la dernière période de sa vie et de sa démence. La Trémouille et Regnauld de Chartres n’étaient-ils pas là pour gouverner à sa place ? Charles continuait de ne pas voir, d’ignorer les affaires et de ne point régner. Probablement il ne savait rien ou peu de chose touchant la cause qui se débattait à Rouen contre son honneur et à son évident préjudice, ni touchant la moribonde qui lui avait conservé son royaume et qu’il croyait ne lui être plus bonne à rien.
Il aurait pu, cependant, sans risques ni fatigue, exercer au moins un recours direct soit au Pape, soit au concile de Bâle, en ce moment même convoqué. C’eût été un secours immense pour Jeanne à qui on cachait soigneusement qu’elle pouvait en appeler à cette grande assemblée jugeant en dernier ressort. L’enquête de Poitiers, que Jeanne invoqua si vainement, avait reçu la sanction de l’Inquisiteur général de Toulouse, la sanction du clergé de Poitiers et enfin la sanction de Regnauld de Chartres lui-même, supérieurement qualifié pour intenter auprès du tribunal de Rouen une action efficace. Aucune instance de ce genre ne fut introduite. Jeanne devait périr sans qu’un seul clerc ou avocat de son parti se présentât pour la défendre.
Aucune démarche non plus n’avait été tentée par le roi pour obtenir Jeanne à rançon. Le sordide Luxembourg se serait prêté si volontiers, pourtant, à une surenchère, mais comment y faire consentir La Trémouille qui tenait les cordons de la bourse royale et qui ne les desserrait que pour lui seul ?
Enfin et surtout il y avait la voie des armes. La Hire était maître de Louviers près de Rouen, les Français occupaient Beauvais et Compiègne. De ces divers points les garnisons pouvaient se porter rapidement sur la Normandie supérieure. Ce voisinage inquiétait beaucoup les Anglais, « gens superstitieux » d’après un commun proverbe, qui n’osaient se remettre en campagne, la Pucelle vivant encore. « Les archives de La Rochelle, de Tours, d’Orléans, de Compiègne », dit l’historien de Charles VII, Vallet de Viriville, « témoignent assez combien le peuple des villes et des campagnes était demeuré fidèle, dans ses sympathies, à celle que trahissaient les grands et la fortune. Charles VII n’eût-il pas eu d’armée à sa solde, ces villes dévouées la lui eussent fournie. Un ordre du roi eût suffi pour la mettre en mouvement. Les milices urbaines, que dis-je ? les populations entières que Jeanne avait remplies d’enthousiasme, auraient marché à sa délivrance, hommes, femmes et enfants, comme les croisés à la délivrance du Saint Sépulcre. »
Mais c’était trop demander à un roi fainéant. Il préludait d’ailleurs, dès cette époque très probablement, par diverses farces, à son rôle fameux d’amant d’Agnès Sorel qui devait lui mériter le surnom peu héroïque de Charles le Bien servi. Ce prince, à qui Dieu avait fait la grâce inouïe de lui envoyer Jeanne d’Arc, ne paraît pas même avoir senti le remords de sa monstrueuse ingratitude.
Le 10 novembre 1449, Charles VII faisait son entrée triomphale dans la capitale normande reconquise. Il y séjourna plus d’une semaine, au milieu de toute sa cour où se trouvait Agnès Sorel, partageant l’exaltation et l’ivresse de la foule. Pendant ce temps, que fit-il pour Jeanne d’Arc ? Rien. Pas un souvenir pour celle à qui les Anglais eux-mêmes attribuaient leur ruine, pour celle dont le martyre avait fait pleurer les pierres, ayant expié, sur ce lieu même, le crime de l’avoir sauvé ! Comment expliquer qu’en un tel moment, sous cette pression patriotique de tout un peuple affranchi, Charles VII n’ait pas, à Rouen même, anéanti sur l’heure la sentence odieuse ? Tout le lui commandait : la mémoire de la victime, l’étendue du service, sa rentrée dans cette ville où elle était morte pour lui, l’outrage fait par sa mort au pays entier, et cette hypocrisie sans égale qui avait sacrifié la sainte à une haine antifrançaise ! Il fallait un acte prompt et éclatant… Il ne trouva pas mieux que de s’en aller silencieusement, en caressant sa Dame de Beauté qui mourut, d’ailleurs, quatre mois plus tard, de façon assez mystérieuse.
Il fallut l’opiniâtreté généreuse du cardinal d’Estouteville, qui sentit la nécessité d’exonérer l’Église d’un forfait dont on avait voulu se décharger sur elle, et l’énergique volonté de Calixte III pour obtenir enfin la révision du procès et la sentence de réhabilitation proclamée en 1456, vingt-cinq ans après la sentence abominable.
Ce qu’il y a de plus infâme dans ce poème de toute infamie, c’est la prétendue abjuration de Jeanne d’Arc. On sait qu’il y eut, en réalité, deux procès : la cause de lapse et la cause de relapse. La première qui avait duré trois mois était entendue et Jeanne condamnée. Il n’y avait plus qu’à la brûler comme sorcière. Mais cela n’était pas la victoire complète. Il fallait que Jeanne se rétractât, qu’il fût dit par elle que ses Voix l’avaient trompée, qu’elle s’accusât elle-même, ou qu’on pût croire qu’elle s’accusait d’imposture, ce qui aurait eu pour effet de disqualifier ses victoires, d’infirmer le sacre et de déshonorer le roi de France.
L’héroïne, en son état normal, aurait préféré la mort. On profita d’une heure d’extrême épuisement très calculé pour lui faire signer par force une cédule d’abjuration à laquelle elle ne comprit rien, sinon peut-être qu’on cesserait ensuite de la tourmenter. A l’enquête de 1456, plusieurs témoins ont déposé qu’à ce moment même où on lui tenait la main pour écrire, elle riait comme une insensée !… « Considérant », dit la sentence de réhabilitation, « que l’abjuration a été extorquée par fraude et violence, en présence du bourreau et sous menace du feu, sans que l’accusée en ait compris la portée et les termes, etc… »
La grâce qu’on paraissait vouloir lui faire à ce prix c’était déjà la prison infamante et perpétuelle, « le pain de douleur et l’eau d’angoisse », comme on disait. Or les Anglais voulaient le bûcher. Il fallait le bûcher pour contenter ces bêtes féroces, crudelis et horrenda crematio. Cauchon le savait, mais il était sûr de pouvoir les satisfaire, ayant prévu diaboliquement que Jeanne rendue à elle-même invaliderait avec énergie la rétractation de pacotille arrachée à son agonie. A un grand personnage, Warwick ou Bedfort, lui reprochant avec rage d’avoir déçu la vengeance anglaise, il répondit : « N’ayez cure, nous la rattraperons bientôt » : Mox rehabebimus eam.
Dans ce procès fameux et misérable dont certains aspects nous paraissent aujourd’hui singulièrement puérils, l’un des chefs d’accusation était les vêtements d’homme de Jeanne d’Arc nécessités par sa présence continuelle au milieu des soldats et son refus de les quitter dans une prison où elle était exposée sans défense à la brutalité de ses gardiens. On voulut absolument que ce fût un crime contre la morale, un attentat sacrilège à la loi divine, aux saintes Écritures, aux canons de l’Église. La reprise des vêtements féminins était une conséquence de l’abjuration. Elle y consentit, croyant qu’on allait la conduire dans une prison ecclésiastique, où elle eût été peut-être aussi exposée. On la ramena aux goujats militaires qu’elle venait de quitter et, la nuit suivante, un seigneur anglais, un lord qu’on ne nomme pas, affidé probable de son Cauchon de juge, essaya de la violer. Elle remit alors les vêtements d’homme qu’on avait laissés perfidement à sa portée. De ce fait elle était relapse, d’autant plus qu’elle s’empressa de désavouer formellement l’abjuration. Allégresse de Cauchon qui déclara aussitôt à Warwick et aux personnes de son entourage : « Farewell ! Farewell ! Faictes bonne chière. Cette fois, elle est bien prise. » Le procès de relapse fut bâclé instantanément. Oui, cette fois c’était le bûcher sans rémission.
J’ai parlé des larmes… Comment ne pas penser aux larmes de Jeanne d’Arc ? et comment y penser autant qu’il faudrait ? Car elle pleura dans une excessive amertume, non pas seulement à cause de l’affreux supplice qui l’attendait, mais surtout, on peut le croire, en voyant, de sa sainte vue, toute l’iniquité humaine dont elle était, accidentellement, une des victimes, — ses dernières larmes ayant dû être aussi mystérieuses que sa destinée.
Quel délice pour les ennemis de la France de faire pleurer ainsi une pauvre fille qui les avait tant épouvantés ! L’éblouissante victorieuse n’était plus que cela pour ces brutes atroces, une pauvre fille qui ne méritait aucune pitié. Lorsque frère Martin Ladvenu, envoyé par Cauchon, lui eut annoncé la dure et méchante mort qu’elle subirait dans quelques heures : « Hélas ! » cria-t-elle, « me traite-t-on ainsi horriblement et cruellement qu’il faille que mon corps net et entier, qui ne fut jamais corrompu, soit aujourd’hui consumé et réduit en cendres ! Ha ! Ha ! J’aimerais mieux être décapitée sept fois que d’être ainsi brûlée. Hélas ! si j’eusse été en la prison ecclésiastique à laquelle je m’étais soumise et que j’eusse été gardée par les gens d’Église, non par mes ennemis et adversaires, il ne me fust pas si misérablement meschu comme il est ! Oh ! j’en appelle devant Dieu, le grand Juge, des grands torts et ingravances qu’on me fait ! »
La fin est insoutenable. « Elle sortit en costume de femme et je la conduisis alors au lieu du supplice », a raconté l’huissier Massieu. « En route, elle faisait de si pieuses lamentations que mon compagnon frère Martin et moi ne pouvions retenir nos larmes. Elle recommandait son âme à Dieu et aux saints si dévotement que tous ceux qui l’entendaient pleuraient. » Toutefois, avant de mourir, il lui fallut endurer encore un dernier et outrageant sermon de Maître Nicolas Midi, un de ses juges les plus frénétiques. « Pour préserver les autres membres », lui dit cet assassin, « force nous est de couper le membre pourri. Jeanne, l’Église voulant éviter l’infection, te retranche de son corps. Elle ne peut plus te défendre. Vade in pace ! » L’Église, naturellement, c’était la clique de ces pharisiens damnés.
Il est à remarquer que le même Nicolas Midi, devenu lépreux, peu de temps après ce sermon, fut désigné, six ans plus tard, pour haranguer Charles VII, à son entrée dans Paris. La prostitution de ces théologiens et de leurs auditeurs, couronnés ou non, est à faire chavirer la raison.
A la fin du sermon, Jeanne pria tous les prêtres qui étaient là en grand nombre, de lui dire chacun une messe. Quelle messe auraient-ils pu dire, sinon la messe des vierges martyres, et comment leur fut-il possible de s’en acquitter, avec leurs mains pleines de sang innocent pour tenir le calice, avec leurs doigts rouges de ce sang pour porter à leurs bouches de réprouvés le Corps du Christ ?
Le cœur manque pour aller plus loin. Comment lire, sans trembler et sans pleurer, cette page horrible du Bourgeois de Paris : « Et tantost elle fut de tous jugée à mourir et fut liée à une estache qui estoit sur l’eschaffaut qui estoit fait de plastre, et le feu sus lui : et là fut bientost esteinte et sa robe toute arse, et puis fut le feu tiré arrière ; et fut veue de tout le peuple toute nue, et tous les secrets qui peuvent estre ou doibvent en femme, pour oster les doubtes du peuple. Et quand ils l’eurent assez à leur gré veue toute morte liée à l’estache, le bourrel remit le feu grand sur sa povre charogne qui tantost fut toute comburée et os et chair mis en cendres. Assez avoit là et ailleurs qui disoient qu’elle estoit martyre et pour son droit seigneur ; autres disoient que non. Ainsi disoit le peuple ; mais quelle mauvaiseté ou bonté qu’elle eust faite, elle fut arse cestuy jour. »
Le chef de guerre incomparable, le vainqueur d’armées, le preneur de villes, sainte Jeanne d’Arc finissant ainsi ! Et la justice ou la compassion du monde mettant plus de quatre siècles à venir !