Jeanne d'Arc et l'Allemagne
Introduction.
I
Jeanne d’Arc est née dans la nuit de l’Épiphanie, le 6 janvier 1412. On dit que, cette nuit-là, les coqs du pays chantèrent avec une persistance inaccoutumée et que les habitants eurent la sensation inexplicable d’une grande joie. D’autres merveilles ont été racontées, mais ce chant des coqs, ce cantus gallorum paraît avoir un sens prophétique d’une précision singulière.
Le coq de l’Évangile est, en même temps, l’annonciateur de la Rédemption et du Reniement. Il est difficile de ne pas être saisi de cette similitude mystérieuse, quand on pense à la vocation infiniment unique de la Pucelle.
Cette jeune fille de dix-neuf ans sauve la France, la nation élue, le peuple de Jésus-Christ. Elle sauve la France à elle toute seule, on peut le dire. Aussitôt après, elle est reniée, condamnée, suppliciée horriblement par les chefs spirituels et tremblant de peur de cette nation délivrée.
Aujourd’hui, près de cinq siècles s’étant écoulés, on découvre enfin qu’elle était une sainte et qu’il est expédient de la mettre sur les autels. Mais le décret de canonisation est retardé faute de miracles dans le cours de cette vie ou après cette vie la plus grandiosement miraculeuse qu’on ait jamais vue. Messieurs les Docteurs continuent et le supplice continue aussi, en une manière.
Moi, simple laïque, je demande où est son cœur. Après l’affreuse combustion de la place du Vieux-Marché, la stupéfaction du bourreau fut extrême en constatant que le cœur et les entrailles de la martyre n’avaient pas été consumés. Il fallait cependant que le corps entier fût réduit en cendres pour être jeté dans la Seine, en accomplissement de l’ordre formel des chefs anglais qui ne voulaient pas que ses reliques pussent être recueillies. Vainement le misérable exécuteur essaya de détruire ces restes indiciblement précieux par le moyen de l’huile, du soufre et des charbons incandescents. Il fallut y renoncer et les précipiter dans le fleuve, du haut du pont de Mathilde, pêle-mêle avec les cendres et les ossements calcinés, sous les yeux attentifs des préposés du Cardinal d’Angleterre.
Ce cœur « encore plein de sang » et qui n’avait peut-être pas cessé de palpiter, qu’est-il devenu ? Ce cœur, le plus noble et le plus généreux qui fût au monde, où est-il ? Le feu n’avait pu le détruire. Que pouvait contre lui l’eau de la Seine et même la durée des siècles ? Jeanne qui a toujours dix-neuf ans à la droite de Jésus-Christ, depuis cinq siècles qu’elle brûle dans le Paradis, nous dira peut-être où il se trouve, quand il lui sera permis de parler. Mais alors, quel reliquaire pour le contenir et quelle basilique pour l’abriter !
L’étonnement donné par Jeanne d’Arc à tous ses contemporains ne sera rien en comparaison de l’étonnement du monde chrétien qui l’a si longtemps ignorée, quand le Surnaturel intégral de cette prodigieuse destinée lui sera enfin révélé !
II
Sans doute je n’ai pas été honoré d’une telle mission, mais un catholique français qui met la France au-dessus de tout et qui donnerait sa vie pour elle très volontiers, a certainement le droit, sinon le devoir, de regarder cette mère en face et de lui parler amoureusement.
Après Israël qui fut, par privilège insigne, nommé le Peuple de Dieu, il n’y en a pas un sur la terre qu’il ait autant aimé que la France. L’expliquera qui pourra. Dire qu’elle est la plus belle ou la plus généreuse des nations — ce qui, d’ailleurs, est incontestable — ne sert de rien puisque cette chevance divine doit être précisément l’apanage de la Préférée. Les prédilections de Dieu ne peuvent se justifier que par son bon plaisir qui est parfaitement et adorablement inscrutable.
« La France », ai-je dit ailleurs, « est tellement le premier des peuples que tous les autres, quels qu’ils soient, doivent s’estimer honorablement partagés quand ils sont admis à manger le pain de ses chiens. » Il en est ainsi, voilà tout, et telle fut, au quinzième siècle, l’unique raison d’être et d’apparaître de la Pucelle.
Jésus-Christ, unique monarque légitime et suzerain de tous les monarques de boue et de cendre, ne pouvait avoir d’autre royaume terrestre que celui de France. On ne l’imagine pas roi d’Espagne ou d’Angleterre et le dernier étage de la démence ou du ridicule serait, par exemple, de le supposer régnant sur la Prusse ou la Bulgarie. Le monde est comme une vaste demeure où ne se trouverait qu’une seule chambre royale et une seule couche voluptueuse pour le Roi de France crucifié, les autres prétendus rois étant désignés pour coucher par terre dans la poussière des antichambres ou l’ordure des écuries. Il est vrai que, depuis longtemps, il paraît y avoir renoncé, la puanteur des derniers Valois, des Bourbons surtout, l’ayant dégoûté ; mais la Maison n’a pas cessé de lui appartenir et ce n’est pas le feu qui lui manquera pour la purifier un jour. Le bûcher de Rouen n’est pas éteint et quelques étincelles suffiraient pour tout incendier. Au besoin, la crépitante sottise de nos catholiques le rallumerait, et nous avons tout près d’ici un chapeau rouge qui s’y emploierait volontiers.
A Rouen, il y eut, pour le monstrueux procès, un évêque infâme parmi les infâmes et une foule de théologiens et de docteurs triés avec soin parmi les lâches et les ambitieux, en vue d’obtenir, par quelque moyen que ce fût, la condamnation de l’héroïne. La haineuse Angleterre avait besoin ou croyait avoir besoin de cette condamnation d’une prétendue sorcière pour invalider le sacre de Charles VII. Elle avait surtout le désir féroce de se venger d’avoir été vaincue par une enfant et, aussitôt après l’inique sentence, elle se satisfit à la manière des démons, en infligeant à sa victime la forme la plus horrible de l’épouvantable supplice du feu.
Le bûcher ordinaire des malheureux ou des malheureuses était peu élevé au-dessus du sol. On se contentait de placer les fagots et les bois autour du pieu auquel on avait attaché le patient. Souvent même, sinon presque toujours, il y avait la miséricorde affreuse du retentum, qui autorisait le bourreau à étrangler le condamné avant les premières atteintes des flammes.
Les Anglais voulurent pour Jeanne cette innovation atroce d’un massif de maçonnerie et de plâtre en haut duquel fut dressé le poteau où le bourreau eut beaucoup de peine à l’attacher, sans qu’il lui fût permis de la tuer, difficulté qui prolongea les préliminaires souffrances de la martyre.
Frère Martin Ladvenu a fourni au procès de Réhabilitation les détails les plus précis sur ce mode inusité de combustion et sur la cruauté des Anglais, — celle qui avait vu « la grande pitié qui était au royaume de France », n’en devant trouver aucune pour elle-même. Il affirma avoir ouï dire au bourreau, le jour même du supplice, que la Pucelle avait dû souffrir beaucoup plus que ne souffraient d’ordinaire les autres condamnés, et cela « par la manière cruelle de la lier et afficher ; car les Anglais firent faire un haut eschesfault de plastre et il ne la pouvoit bonnement ne facilement expédier ne acteindre à elle, de quoy il estoit fort marry et avoit grant compassion de la forme et cruelle manière par laquelle on la faisoit mourir ».
III
Le supplice de Jeanne d’Arc continue, ai-je dit. Il continue par la sottise et la dégoûtante sentimentalité de ses admirateurs catholiques, absolument incapables de comprendre la mission réelle de cette fille de Dieu. Sans doute ils blâment le bûcher, mais l’horreur qu’ils en pourraient éprouver est mitigée fort heureusement par l’imagerie bondieusarde qui les console. Il en est du bûcher de la Pucelle comme de la Croix de velours où Jésus sans doute a dû peu souffrir. Tout se passe dans l’extrême douceur et rien n’est plus facile pour les dévotes confortables que de suivre en autos leur Rédempteur couronné d’épines. On m’a montré une petite Jeanne d’Arc en simili-bronze agenouillée dans son armure sur un prie-Dieu capitonné emprunté à Sainte-Clotilde ou à Saint-Thomas d’Aquin. L’art prétendu chrétien exige ces profanations et ces idioties. L’extrémité de la Souffrance est devenue inconcevable autant que la plénitude de la Foi, et le clergé mondain n’approuve pas l’excessive configuration des Martyrs.
Que pourrait comprendre à Jeanne d’Arc cette populace de la piété, mille fois inférieure à ces gens du pauvre peuple qui sanglotaient en voyant mourir la Sainte de France ? Ceux-là comprenaient au moins qu’une chose inouïe s’accomplissait, que quelqu’un venu de Dieu expirait pour eux dans d’épouvantables tourments et qu’il n’y avait pas moyen de s’en consoler.
Ah ! sans doute, en ces lointains jours, on ne savait pas exactement ce que signifiait le mot de patrie qui, d’ailleurs, existait à peine. Le régime féodal, déchu de sa primitive grandeur, avait tellement émietté la terre et chaque pied d’arbre, pour ainsi dire, était si continuellement revendiqué par des compétiteurs étrangers, qu’il fallait quelque chose comme une révélation pour que la France prît conscience d’elle-même. Jeanne d’Arc précisément avait apporté de son Barrois et de sa Lorraine cette révélation qui allait changer la face du monde. Sans pouvoir comprendre, les humbles gens, toujours broyés sous les pieds des hommes de guerre, le sentaient confusément. Puis, Jeanne était une vierge merveilleuse et Jésus, vrai Roi de France, saignait devant elle en sa Croix.
Elle avait vu la misère excessive de Charles VII, le fils d’Isabeau, qui devait si odieusement l’abandonner, et c’est à cause de lui, sans doute, qu’elle avait parlé de « la grande pitié qui était au royaume de France ».
Tout le monde sait qu’à aucune époque la France ne fut aussi près de périr. Neuf années avant l’apparition de la Pucelle, le traité de Troyes avait été ou paru être le coup sans rémission. L’odieuse Allemande Isabeau, abusant de la démence de son époux, avait déshérité et renié le dauphin Charles, son fils, au profit du pirate anglais Henri V, devenu ainsi roi de France et d’Angleterre.
Cette honte extrême, il est vrai, n’avait pas été acceptée. Autour de l’inerte héritier de Philippe-Auguste et de saint Louis, il y avait encore quelques combattants redoutables tels que Saintrailles et surtout La Hire, l’Ajax des batailles désespérées ; mais depuis le désastre de Verneuil, on pouvait bien croire qu’il n’y avait plus de bénédiction. Charles VII sans armée, sans argent et sans courage, doutant même, en fils de prostituée, de son extraction royale, pensait déjà à se retirer en Espagne ou en Écosse pour y vivre en prince dépossédé…
Les choses de ce monde étant ordonnées infailliblement, il est impossible et déraisonnable de conjecturer en histoire. Imaginer ce qui aurait pu advenir sans la Pucelle est aussi parfaitement vain que de supposer une bataille de Waterloo qui n’aurait pas été perdue. Il n’y a pas, dans toute l’histoire, une prédestination aussi évidente, aussi manifeste que celle de Jeanne d’Arc et, par là, se trouve indiscutablement corroborée la miraculeuse vocation de la France.
Il s’agissait alors du royaume, du royaume seulement, et c’était à peu près une instauration. Les prédécesseurs plus ou moins grands de Charles VII, sans excepter saint Louis, avaient été rois de France, mais non pas de « toute France », comme l’entendait Jeanne, et il fut donné à cet avorton de commencer. A partir de lui, l’arbre magnifique ne cessa de grandir jusqu à ce que fût réalisée l’unité parfaite de la Nation incomparable. Ce résultat obtenu, la royauté dynastique et fictive qui en avait été le moyen, devait naturellement finir tel qu’un vieux rouvre épuisé de sève, éventré par le tonnerre, mutilé par les ouragans, rongé par les bêtes et ne donnant plus que des rejetons sans vigueur.
IV
La France intégrale, homogène, la France géographique, telle qu’on la voit depuis trois cents ans, était nécessaire à Dieu, parce que, sans elle, il n’eût pas été et ne serait pas complètement Dieu. Quels que soient ses infidélités ou ses crimes, quelque affreuse que doive être l’expiation, il ne permettra pas qu’elle succombe, ayant besoin d’elle pour sa propre Gloire, et les luthériens fétides qui la mutilèrent, il y a près d’un demi-siècle, seront flagellés avec une rigueur inimaginable.
Le plus sale peuple de la terre a osé porter la main sur la patrie même de Jeanne d’Arc, sur la Lorraine, et c’est une des preuves les plus accablantes de la patience divine qu’il n’ait pas encore été châtié pour cet attentat. La belle vierge de Domremy avait, sans doute, le pressentiment de ces choses et de beaucoup d’autres, car une Mission aussi extraordinaire que la sienne ne paraît pas séparable de la divination prophétique.
On lit dans l’étonnante vie du Curé d’Ars qu’à l’époque de sa petite enfance, le saint mendiant Benoît Labre reçut l’hospitalité dans la maison de son père et qu’il laissa en partant une bénédiction merveilleuse. On peut croire que quelque chose de semblable dut se passer à Chinon entre Jeanne d’Arc et Louis XI qui n’est certainement pas devenu un saint, mais qui devait être, par décret divin, le bâtisseur de la France monarchique.
Il avait alors six ans et Jeanne d’Arc dut regarder cet enfant avec une attention très particulière. Elle dut le fixer de ces mêmes yeux qui avaient contemplé saint Michel et les saintes Auxiliatrices. Un pan de la nappe du bleu de France qui enveloppait divinement la prédestinée tomba sans doute sur cette petite créature innocente encore et sommeillant dans les rideaux de la foudre…
Ce que fut exactement le successeur de Charles VII, il n’est pas facile de le dire, même aujourd’hui. C’est d’autant moins facile qu’on ne comprend plus du tout ce qu’était, il y a cinq siècles, la monarchie de droit divin et la force mystérieuse de ce préjugé sublime. Les ennemis de Louis XI, les domestiques des grands abattus par lui, ont voulu passionnément qu’il fût un parricide, un fratricide, un tyran perfide et cruel, un hypocrite, un bourreau. Les historiens modernes l’ont voulu aussi et la légende est puissamment accréditée.
Mais il fut donné à ce grand homme de parachever l’œuvre de Jeanne qui n’était pas seulement de mettre les Anglais « hors de toute France », mais de réaliser vraiment le Royaume de Jésus-Christ, la Lieutenance, ainsi qu’elle disait, une France une et compacte, des Pyrénées aux Flandres et de l’Océan aux Alpes et au Rhin.
La divine histoire de ce royaume est comme un Bréviaire dont les Matines ont trois nocturnes : les Mérovingiens, temps des ruches épiscopales et de la christianisation du monde barbare ; les Carolingiens, temps des cellules rigoureuses de la Féodalité pour la formation de cette chevalerie de fer qui fit les Croisades ; les Capétiens devant aboutir, après quatre cents ans de péché, d’héroïsme intermittent et de douleurs infinies, au Miserere formidable de Louis XI que Jeanne d’Arc désigne pour chanter à sa manière les Laudes de la Monarchie, en amalgamant pour toujours les races et les provinces empilées sous son terrible pressoir. Enfin, quatre nouveaux siècles s’étant écoulés encore, c’est l’immense Cantique des Enfants de France dans la fournaise de Napoléon. On en est aujourd’hui aux petites Heures, en attendant les Vêpres qui seront ce que Dieu voudra… le Grand Soir peut-être.
Au résumé : De Clovis à Charlemagne, le chaos barbare au seuil de l’étable où naissait l’Église du Fils de Dieu, et rien ; de Charlemagne à Hugues Capet, la charpente féodale au chant lugubre des litanies de la même Église invoquant le Christ et tous ses saints contre la fureur des païens normands déchaînés, et rien de plus ; de Hugues Capet à Louis XI, les famines enragées, la conquête de l’Angleterre, les Croisades, l’Interdit de Philippe-Auguste, la prière de saint Louis, l’énorme grandeur du Treizième Siècle, la peste noire, la guerre de Cent ans et la Pucelle pour en finir ; de Louis XI à Napoléon, l’ignominie des derniers Valois, la puanteur inexprimable des Bourbons, et la Guillotine. Mais la place de Jeanne d’Arc est inouïe.
V
Sans elle, tout est impossible, avant comme après, puisque tout porte sur elle. C’est la clef de voûte.
« Une femme a perdu le royaume, une fille le sauvera », disait-elle, avant de quitter son village. La femme, évidemment, c’était Isabeau, la chienne du traité de Troyes, et la fille, c’était elle-même. Mais infiniment au delà des mots et de leur application immédiate, il y a leur sens intérieur et prophétique. « Ce qu’Ève a perdu, Marie le sauve. » L’époque était encore au mysticisme et c’est quelque chose de semblable que les contemporains durent entendre. Les paroles de la petite visionnaire de Domremy dépassaient assurément sa propre pensée. La « femme », sans doute, pouvait être supposée vulgairement la France des deux ou trois siècles horribles qui avaient précédé, et la France à venir pouvait aussi être annoncée et préfigurée par la Vierge de Domremy. Ah ! il y avait bien autre chose !
Au sens mystique le plus profond, la vraie femme, l’unique femme est nécessairement la Vierge, et la Virginité parfaite est le tabernacle du Saint-Esprit. Le royaume abominablement profané du Fils de Dieu ne pouvait, au quinzième siècle, être sauvé que par une vierge. Pour parler exactement, pour tout dire, il était nécessaire qu’une vierge l’enfantât, car ce royaume n’existait encore que dans la Pensée divine.
La Vocation de la Pucelle apparaît alors comme le prodige des siècles, le plus haut miracle depuis l’Incarnation. Cela, en raison de la prééminence infinie du nouveau peuple de la promission chrétienne.
La première femme venue est déjà tout un mystère, puisqu’on ne trouve pas mieux que le Paradis terrestre pour la symboliser. Elle centralise tellement toutes les convoitises et concupiscences humaines ! Mais la Vierge est l’objet de la concupiscence divine et l’Esprit-Saint qui est l’Amour même n’y résiste pas. Elle peut donc engendrer par Lui et c’est toute l’histoire de la mystérieuse Jeanne d’Arc donnant à Dieu un royaume qui n’existait pas visiblement avant elle et qui, sans elle, n’aurait pas pu naître.
Dès le commencement tout est promis à la Femme et c’est par la Femme que tout doit être accompli. Entre elle et le Saint-Esprit il y a une telle affinité qu’on peut humainement les confondre et qu’il est difficile de ne pas imaginer, avec certains Mystiques, le Troisième Règne, c’est-à-dire le triomphe du Paraclet, procuré par Celle dont il est dit qu’elle « rira au Dernier Jour ».
Il est dangereux et à peine licite à des chrétiens de s’arrêter à une telle pensée qui appartient au domaine que Dieu s’est réservé et dont il ne confie la clef à personne. Cependant, lorsqu’on est à genoux et tout en larmes, lorsqu’on est pantelant de désir et que le cœur brûlant ne sait plus où aller, comment ne pas voir ou ne pas entendre l’Immaculée qui pleure là-bas, sur cette montagne du Dauphiné, et qui parle à son peuple comme le Père céleste seul pourrait parler ? Comment ne pas sentir, en un tel moment, l’énormité du Mystère et la présomption sublime de quelque péripétie surnaturelle au delà de l’entendement humain, où la Femme par excellence, le Vase insigne, se manifesterait enfin dans une gloire inimaginable, pour tout accomplir ?
VI
Jeanne d’Arc est la préfiguration très sensible de cette victorieuse des hommes et des démons, et il n’y en a pas d’aussi précise dans aucune histoire. Ses contemporains le devinèrent confusément. Bien souvent il lui fallut toute sa candeur de bergère du Paradis et toute la force de son invincible foi pour résister à l’enthousiasme inouï des simples âmes qui voyaient en elle une émanation de la Divinité.
Pleine de l’Esprit-Saint, comme sa vie et surtout sa mort l’ont démontré, absolument seule au milieu des foules, elle était apparentée au Feu, symbole visible et redoutable de l’Amour, en la même sorte que, plus tard, Napoléon fut affilié au Tonnerre, et c’est une fête pour la pensée d’oublier, un instant, les siècles intermédiaires, en rapprochant l’une de l’autre ces deux destinées incomparables : Jeanne créant le royaume très particulier de Jésus-Christ, et Napoléon dilatant prodigieusement ce royaume pour y instaurer l’image grandiose du futur Empire de l’Esprit-Saint !
Mais qui peut avoir une telle vision ? L’Histoire ainsi regardée ressemble à un gouffre, immense comme tous les espaces, où des tourbillons de ténèbres alternent continuellement avec les tourbillons de la Lumière pour l’éblouissement du spectateur épouvanté.
Quelque impavide qu’on puisse être, on envie, en de tels moments, la simplicité des tout petits à qui Jésus déclare que ces choses, si profondément cachées aux sages et aux prudents, seront révélées un jour par son Père qui est dans les cieux.
26 juillet 1914.