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Jeanne d'Arc et l'Allemagne

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II
L’Angélique.

Au dire des bestiaires de la science héraldique, la Licorne est un cheval-chèvre de couleur blanche et sans taches. Cette bête intrépide porte au front, en guise de corne, une merveilleuse et redoutable épée. Douée de jambes rapides, elle défie les poursuites du veneur et ses atteintes meurtrières. Mais si, dans la clairière des bois, quelque jeune fille se rencontre sur son passage, soudain la Licorne s’arrête. Elle obéit à la voix de la vierge, incline humblement sur son giron sa blanche tête et se laisse prendre aisément par les faibles mains de cette enfant.

La Licorne étant le support des armoiries de la vieille Angleterre, quelques-uns adaptèrent cette légende à la miraculeuse histoire de Jeanne d’Arc. Je n’y contredis pas ; mais la blancheur immaculée de cet animal de songe — qui existe réellement, assure-t-on, dans les montagnes inexplorées de la Birmanie — me gêne un peu. Une robe si pure attribuée à l’Angleterre me déconcerte et je ne vois pas non plus cette nation superbe se laissant dompter par l’innocence.

Les Anglais, au quinzième siècle, étaient ce que sont encore aujourd’hui les Allemands de Guillaume II, des brutes pillardes et féroces, inaccessibles à toute générosité, à toute bonté, à toute justice, invulnérables dans leur orgueil de pachydermes, aussi incapables d’un mouvement de chevalerie que d’un discernement rudimentaire de la Beauté ou de la Grandeur, malebêtes exécrables qu’il fallait détruire ou expulser par quelque moyen que ce fût. Toutefois cette légende exprime singulièrement le décor surnaturel et la force de rayonnement que le Moyen Age attribuait à la virginité.

« A l’époque de Jeanne d’Arc », dit un historien, « et dans plusieurs provinces de la France proprement dite, régnait une coutume fort notable. Lorsque les condamnés à mort marchaient au supplice, il arrivait parfois que quelque jeune fille, voyant passer le cortège, se sentît émue d’une compassion dévouée. Dans ce cas, elle réclamait publiquement l’un des misérables pour en faire son époux. Cet appel était suspensif ; il entraînait immédiatement le sursis de l’exécution. Bientôt des lettres du prince, sous forme d’acte de rémission, abolissaient le crime et la peine prononcée. On peut citer une série authentique de faits avérés et nombreux de ce genre. Il était de notoriété publique enfin, que le Diable ne pouvait avoir d’action sur la femme ou la jeune fille qu’après l’avoir dépouillée de sa virginité. » Et ce privilège merveilleux pouvait être communiqué par elle, sous forme de rémission plénière, à n’importe quel malandrin qu’il lui plaisait de choisir.

L’élu de la Pucelle fut le roi de France, non pour l’épouser, mais afin qu’il devînt au moins un homme et ne faillît pas à sa destinée de victorieux par procuration, sorte de miracle dont les chroniqueurs de chair et de boue n’ont pas manqué d’attribuer la réalisation à Agnès Sorel, quinze ans après l’holocauste de l’héroïne.

Les compagnons et contemporains de Jeanne l’avaient surnommée L’Angélique, et Dunois, le fier Bâtard d’Orléans, ne craignit pas de déclarer qu’il voyait en elle quelque chose de divin. Ce quelque chose domptait, assouplissait incroyablement ces routiers endurcis de la guerre de Cent ans. Le plus rude et le plus violent parmi tous ces hommes, La Hire lui-même fut subjugué. Elle obtint de lui ce que toute une armée anglaise et la menace même de la mort n’aurait pu faire, à savoir qu’il renonçât à ses jurements ou imprécations. On connaît la prière de ce furieux au moment de combattre : « Dieu, je te prie que tu fasses aujourd’hui pour La Hire autant que tu voudrais que La Hire fît pour toi, s’il estoit Dieu et que tu fusses La Hire. » Et « il cuidoit », ajoute le chroniqueur, « très bien prier et dire ».

Il est probable qu’il avait raison, Dieu ne demandant pas plus aux machines de guerre. Enfant terrible des batailles, ne pouvant se passer de sacrer à tous moments, ce qui, paraît-il, est indispensable pour vaincre, Jeanne sut le contraindre avec douceur à ne jurer en sa présence que par son bâton !

Pour ce qui est de l’ordre ou du droit, du devoir ou de l’obéissance, de telles notions n’entrèrent jamais dans l’esprit de ce guerrier. Plût à Dieu cependant que les autres lui eussent ressemblé ! La Hire, presque seul, accepta de bonne foi et sans basse envie, la Pucelle, se distinguant ainsi de certains capitaines plus « froids et attrempés Seigneurs », dont la hideuse jalousie poursuivit la sainte fille jusque dans la mort.

Jeanne d’Arc est incompréhensible sans le Surnaturel. Elle n’était pas seulement une vierge très pure. Sa pureté était communicative, agressive, éclairante comme une flamme vive. Les plus impénitents soudoyers devenaient chastes en la regardant. Elle pouvait dormir tranquillement au milieu d’eux, telle que l’éblouissante « colombe aux ailes argentées » dont il est parlé dans le psaume. Les témoignages à cet égard sont formels et surprenants.

Lorsque les persécuteurs de sainte Lucie, exaspérés de son vœu de virginité qui faisait de son corps, disait-elle, le temple du Saint-Esprit, la voulurent traîner par force en un lieu de prostitution, le Saint-Esprit, raconte la Légende dorée, la rendit si pesante que mille hommes et cinquante paires de bœufs ne la purent mouvoir.

Pour contraindre Jeanne, les forces de l’univers n’auraient pas suffi. L’Angleterre s’y épuisa, s’y écrasa, s’y déshonora, et c’est à peine, aujourd’hui, si la longueur de cinq siècles et le surpassant prodige de l’iniquité allemande peuvent atténuer le souvenir du crime épouvantable de la place du Vieux-Marché. Ce qui faisait, alors, Jeanne si pesante pour les Anglais, c’était, en sa personne, le poids de la conscience de toute une nation élue de Dieu pour les plus hautes manifestations de Sa Gloire, le poids d’un royaume qui paraissait plus grand que la terre et qu’éclairait le soleil du Paradis !

La figure historique de la Pucelle ressemble à un vitrail d’Annonciation infiniment doux et pur, que le temps et les barbares auraient respecté. C’est l’azur de France et la couleur de feu de son supplice tamisés suavement autour de cette figure de martyre. Par l’effet d’une confusion sublime, elle paraît être à la fois l’ange annonciateur et la vierge très obéissante recevant humblement le glaive redoutable qui doit remplacer à l’avenir sa jolie quenouille de filandière. Elle ne comprend pas d’abord ce qui lui est demandé. Elle ne sait pas l’histoire de la France, elle ne sait pas la guerre ni les politiques affreuses. Elle ne sait rien, sinon que Dieu souffre dans son peuple et qu’il y a une grande pitié au Royaume qu’il s’est choisi autrefois, dès le temps de sa Passion douloureuse, dans la nuit pascale, quand le Coq se mit à chanter. Alors elle se lève tranquillement, résolument, comme une bonne fille de Dieu et, guidée par ses Voix, devient aussitôt stratège invincible, conductrice des plus hauts princes et leur conseillère sans erreur. Quand elle a délivré la France, il ne lui manque plus que d’être délivrée elle-même de sa mission et, parce qu’elle est du Saint-Esprit, cette autre délivrance plus glorieuse ne peut s’accomplir que par le feu, après les préliminaires horreurs du procès le plus infâme qui ait épouvanté les hommes depuis le procès ineffable de Notre-Seigneur Jésus-Christ !

Le train du monde va toujours. Cheminement séculaire, immémorial, des forts et des opprimés, des iniques et des innocents qu’ils écrasent, vers la fosse commune de l’Éternité. L’Histoire n’est qu’un cri de douleur dans tous les siècles. C’est comme s’il n’y avait pas eu de Rédemption. On serait tenté de le croire si, de loin en loin, n’apparaissaient pas des créatures merveilleuses qui semblent dire que la Toute-Puissance est captive pour un temps indéterminé, que la Suprême Justice est provisoirement enchaînée et que les hommes de bonne volonté doivent faire crédit à leur Dieu. Créatures de consolation et d’espérance, préfiguratrices, par leurs actions, d’une magnificence inimaginable que les Écritures ont annoncée.

A l’heure où j’écris ces lignes, le sol de la France est affreusement contaminé par des barbares hérétiques assez semblables aux Vandales ariens de Genséric, auprès de qui les brutes classiques d’Attila ou d’Alaric avaient ressemblé à des moutons. Extermination systématique des populations et des villes, avec accompagnement des pires cruautés.

Le vieil historien Lebeau, racontant l’invasion par ces démons des provinces romaines de l’Afrique, s’exprime ainsi : « Leur fureur aveugle détruisit d’abord ce qu’ils prétendaient posséder ensuite et ils commencèrent l’établissement de leur empire en faisant un vaste désert. La plus riante contrée de l’univers et la plus fertile, peuplée de villes florissantes, enrichie d’une ancienne opulence, fut désolée par le fer, par le feu et par la famine. Nul ne trouvait grâce. » Ceux-là, aussi, se disaient les amis de Dieu, déclarant qu’une force intérieure les poussait.

A la distance de quinze cents ans, quelle vision précise de la guerre allemande ! Les Anglais du quinzième siècle, non hérétiques encore, étaient beaucoup moins abominables que nos Prussiens de Luther. Mais ils voulaient le royaume de Jésus-Christ qui envoya contre eux une enfant, une jeune fille tout angélique pour qu’ils comprissent que cela était vraiment impossible. Les hérétiques actuellement déchaînés seront expulsés à leur tour, et d’une façon effroyable, non par une vierge visible et faible selon la nature, mais par une autre Vierge invisible et Toute-Puissante dont Jeanne d’Arc, sans doute, préfigura l’intervention miraculeuse.

Il est vrai que la France est, aujourd’hui, presque sans Dieu, et qu’il lui faut subir, en punition de ses infidélités, les affres de l’heure présente, sans préjudice des tribulations d’agonie qui pourront survenir après cette guerre, si on ne s’amende pas — ce qui est, hélas ! peu probable.

Jésus-Christ, cependant, ne peut pas être vaincu ni frustré. Il viendra donc Lui-même, s’il n’a plus personne à envoyer à sa place, et ce sera l’Avènement espéré par tous les brûlants de l’Amour, l’Avènement glorieux et irrévélable !

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