Jeanne d'Arc et l'Allemagne
X
Les Ennemis.
« Oncques n’ai baillé ma foi à quiconque. » Telle fut la réponse de Jeanne d’Arc à l’évêque assassin Pierre Cauchon insuffisamment rassuré par les chaînes et la cage de fer qu’il avait eu l’infamie d’infliger à sa victime, et voulant qu’elle s’engageât formellement à ne tenter aucune évasion. Déjà à Compiègne, le 23 mai 1430, jour de sa capture par l’effet d’une trahison diabolique, elle avait donné cette réponse fière aux manants bourguignons qui portaient la main sur elle. — Rendez-vous à moi et me baillez la foi, criait chacun d’eux. — J’ai baillé ma foi à autre que vous, dit-elle, et je lui en tiendray mon serment.
Ce fait est peut-être unique en cette fin du Moyen Age. Jeanne refusant de « donner sa foi », préférant la mort. A cette époque, un tel acte n’avait rien de déshonorant. Ce fut le cas de maint illustre capitaine, avant, pendant et après ce terrible quinzième siècle. Parmi les rois de France qui « donnèrent leur foi », on peut citer Jean, dit le Bon, à Poitiers, et François Ier à Pavie. C’était un souvenir du duel d’autrefois où le plus fort faisait « don de la vie » au vaincu, celui-ci lui « donnant sa foi » en échange. Marché honorable pour les deux.
Mais Jeanne d’Arc ne l’entendait pas ainsi. Sa Foi n’était pas celle des autres, ni d’aucun autre. Elle était infiniment plus haut que tout ce qui aurait pu être offert en échange et n’avait pas de merci terrestre pour équivalent. La foi de Jeanne d’Arc était autant que tout le ciel de France et assez pour contenter l’honneur de dix mille chevaliers.
Comment cela pouvait-il être compris d’un monde où les plus nobles étaient à vendre comme du bétail, où la parole d’honneur était devenue une denrée alimentaire profitable seulement aux traîtres et aux gens sans foi ? C’est un miracle, et le plus grand, que la Pucelle ait été possible, un seul jour, dans cette société vieillie, parmi ces porteurs de noms fameux, restes avilis d’une féodalité caduque, d’une noblesse usée, ambitieux d’argent, de jouissances ou de vengeances personnelles, valetaille désignée pour le monarque futur qui ramasserait toute la nation dans sa seule main.
Le plus notable et le pire ennemi de Jeanne d’Arc fut Georges de La Tremouille. « C’était un aussi mauvais homme », dit Quicherat, « que Louis de La Trémouille, son petit-fils, fut un héros accompli. Avide, cabaleur, despote, faux, il eut l’art de se faire un nom et une fortune en louvoyant entre tous les partis. Odieux au duc de Bourgogne qui était le bienfaiteur de sa maison, il se fit le valet du cadet de Bretagne pour gagner par lui l’intimité de Charles VII et le supplanter ensuite. D’ailleurs, il conserva toujours des relations suspectes avec son frère et ses autres parents, tous fonctionnaires dans le palais ou dans les armées de Philippe le Bon. Lorsque les Anglais envahirent l’Orléanais, en 1428, on vit en France de fort mauvais œil qu’ils épargnassent Sully, seigneurie de Georges de la Trémouille. Pourvu de plusieurs grands offices dont il paraît avoir dédaigné les titres, ce détestable personnage concentra dans ses mains la direction de toutes les affaires. Il eut deux raisons de plaire au roi : l’une pour ne pas souffrir que les princes du sang approchassent du gouvernement ; l’autre pour vouloir que la puissance anglaise fût combattue par l’intervention étrangère. Au fond il n’avait que le désir de perpétuer un état de choses où il trouvait son profit. Indépendamment de son autorité en cour, le Poitou était comme une propriété à lui, par le moyen des partisans qu’il y entretenait à sa solde. »
Assassin de sa femme préalablement dépouillée, et, par principe, assassin de tous ceux qui s’opposaient à lui, pillard et concussionnaire monstrueux, possesseur par là de richesses immenses, il jouissait de l’intangibilité d’un usurier officiel, et le misérable roi nullement aveugle, mais toujours aussi besogneux d’argent que de caractère, s’abaissa jusqu’à octroyer à ce féal chenapan des lettres de rémission pour les plus effroyables crimes, qualifiés protocolairement de « peccadilles », avant même qu’ils eussent été perpétrés.
On comprend que la venue de l’Angélique dut contrarier excessivement ce serviteur du démon. Sans se déclarer manifestement hostile, sans compromettre son ascendant sur le roi, il ne lui était pas possible de s’opposer du premier coup à une mission qui paraissait toute divine et qui était aux yeux des moins favorables, la suprême ressource, vaille que vaille, de la monarchie aux abois. Il se contraignit même, dans les premiers jours, jusqu’à feindre une admiration modérée pour l’héroïne. Mais il l’entrava tant qu’il put, directement par ses conseils ou de façon souterraine par les intrigues de ses créatures et, aussitôt après le sacre, il se démasqua, prétendant qu’elle avait rempli toute sa mission et qu’il était au moins téméraire d’espérer une suite heureuse de ses merveilleux succès.
La conduite de Charles VII, après son sacre, a toujours été une sorte d’énigme historique, explicable seulement de cette manière. Au lieu de marcher de suite sur Paris démoralisé, ainsi que le demandait Jeanne ; lorsqu’il semble que, pour achever de conquérir son royaume, il eût suffi au roi de le vouloir, on le voit, sans cause connue, sans motif avoué, temporiser, tâtonner, user comme d’une inertie calculée, laissant passer la fortune qu’il eût dû saisir et méconnaissant les faveurs du ciel jusqu’à douter de celle qui les lui apporte ! Que ne dut pas souffrir Jeanne d’Arc en voyant le parti des politiques et des sceptiques personnifié en La Trémouille l’emporter sur elle ! Désormais Charles VII ira demander le succès aux menées clandestines, à l’intrigue basse, au lieu de réclamer ses droits à la face du ciel et les armes à la main, appuyé sur l’envoyée de Dieu !…
Quand on suit Jeanne d’Arc, quand on la voit échouer devant Paris, par le fait de la Trémouille ; — devant la Charité et devant Soissons, par le fait de La Trémouille ; — devant Compiègne, par le fait de La Trémouille, sans que jamais intervienne l’autorité du roi de France et la hache de son bourreau ;… alors jaillissent les larmes d’une compassion et d’une épouvante surnaturelles, comme si on voyait mourir une seconde fois le Rédempteur !
Après La Trémouille, la première place parmi les traîtres appartient à Regnauld de Chartres, archevêque de Reims et chancelier de France. Celui-là est à décourager le mépris. La Trémouille, du moins, a pour lui d’être une somptueuse canaille. Regnauld de Chartres, son principal instrument d’iniquité, n’est rien de plus qu’un sceptique envieux et un mauvais prêtre, capable seulement de tous les timides forfaits que pouvait lui suggérer l’étonnante bassesse de son cœur. Quand une besogne était trop malpropre pour dégoûter même La Trémouille, il s’en chargeait volontiers. Ce personnage sinistre fait penser à cet archevêque du Paris moderne décommandant la fête de Jeanne d’Arc parce qu’un roi d’Angleterre venait de mourir !! !
Trop inférieur par l’intelligence et trop peu audacieux pour assumer le rôle d’un Cauchon, il sut préparer les voies à ce juge et manœuvra studieusement pour qu’à la fin l’héroïne fût privée de toute espérance humaine. Alors même que s’élaborait l’inique jugement d’une Sainte condamnée d’avance, Regnauld de Chartres, archevêque métropolitain, pouvait encore sauver la captive en la réclamant à son suffragant de Beauvais qui eût bien été forcé d’obéir, le procès ecclésiastique de Jeanne, accaparé par Cauchon, ressortissant au tribunal de son supérieur.
Infiniment éloigné d’un tel mouvement d’équité rudimentaire, ce prince de l’Église domestiqué par la Trémouille avait travaillé de longue main à ruiner la cause de Jeanne. Antérieurement à la catastrophe qui allait désarmer la France et prolonger la guerre plus de dix ans, voyageant aux environs de Lagny, de Beauvais, de Compiègne, de Soissons, il remontra aux capitaines français le dommage énorme, le discrédit incroyable que les actions de Jeanne causaient à tous les hommes d’épée. Il leur prouva que ses victoires lui créant un pouvoir toujours grandissant, à côté du pouvoir des ministres, c’était une véritable dictature qu’elle exercerait bientôt, avec l’enthousiasme unanime du peuple et des bourgeois. Que deviendraient les hommes d’armes, une fois la paix imposée au Bourguignon et à l’Anglais par Jeanne victorieuse ? Sa dictature s’exercerait sous le couvert de Charles VII. Il n’était pas difficile de le prévoir. Avec sa prétention de moraliser l’armée, de chasser de ses rangs les ribaudes, d’exiger du soldat et du capitaine le respect de la vie et de l’honneur d’autrui, c’était une véritable révolution. Le peuple et les bourgeois en auraient tout le bénéfice ; quant aux capitaines, ils en paieraient les frais. Adieu leurs privilèges ! Adieu leurs immunités !
Tel avait été l’apostolat de ce successeur de saint Remi. Tels avaient été les sentiments et les pratiques de ce serviteur de Dieu, au moment où Jeanne d’Arc menait cette campagne héroïque des bords de l’Oise ; au moment où elle délivrait les populations françaises de la terrible bande de Franquet d’Arras ; au moment où la merveilleuse fille organisait la belle opération de Pont-l’Évêque, où tout était concerté pour faire mettre bas les armes à la dernière armée du duc de Bourgogne !
Mais cela n’est rien auprès de la lettre inouïe d’impudence et de méchanceté qu’il écrivit, aussitôt après la prise de Jeanne, aux bourgeois de Reims supposés capables de s’imposer spontanément entre eux pour rendre leur héroïne à la liberté, — ce qui eût été infiniment désagréable à La Trémouille et à lui-même. « L’objet du chancelier », dit Quicherat, « est d’annoncer aux Rémois la prise de Jeanne devant Compiègne, mais de façon que leur deuil en soit léger. Il rapporte d’abord le fait brièvement, sèchement, puis il s’en prend tout de suite à la victime : « Elle ne voulait croire conseil, ains faisait tout à son plaisir ». La perte d’une telle orgueilleuse est-elle bien à regretter ? « Dieu a souffert prendre la Pucelle, parce qu’elle s’était constituée en orgueil et qu’elle avait fait sa volonté, au lieu de faire la volonté de Dieu. » C’était déjà le bûcher.
On est assommé quand on pense que l’auteur de cette lettre homicide était un prêtre, un prince des prêtres ! qu’il avait vu Jeanne à Chinon ; qu’il avait été, à Poitiers, l’un des docteurs qui, l’ayant interrogée, la déclarèrent envoyée de Dieu ; que, quatre mois plus tard, ayant été le témoin de ses miracles, il avait, de ses propres mains, sacré Charles VII dans la cathédrale de Reims, en présence de cette héroïne qui, survolant le chaos infranchissable, venait, par vertu divine, d’opérer le transfert du vieux sang des rois sur le trône de saint Louis et de Charlemagne !
Le courage manque pour parler des autres ennemis de Jeanne d’Arc. C’est un grouillement immonde. Rien n’est comparable à la tristesse et au dégoût qui submergent le cœur au spectacle de cette créature sublime, l’une des plus hautes parmi celles « dont le monde n’est pas digne », se débattant, avec toute sa gloire, parmi les reptiles et les insectes puants de l’Abîme !
Bien avant que parût Cauchon et sa séquelle de docteurs dont l’infamie épouvante ; sans descendre jusqu’aux instruments ignobles des deux scélérats puissants qu’on vient de nommer, il y eut, pour la contrecarrer et la torturer quotidiennement, de nuisibles et lamentables aveugles tels que Robert Le Maçon, « sage et fidèle conseiller à la discipline de La Trémouille ». Quicherat, qu’il faut toujours consulter, le juge ainsi : « C’était un homme laborieux, retranché dans la pratique des affaires qu’il entendait à merveille, exempt de mauvaise passion et de ceux qui passent leur vie au milieu des intrigues sans jamais les soupçonner. Le danger de tels hommes est que leur opinion, très considérable dans les matières de leur connaissance, est réputée d’égale valeur dans les autres où il ne sont que l’écho d’autrui. » Il est connu qu’on peut faire d’excellents bourreaux avec des innocents de cet acabit.
On ne peut malheureusement pas exclure de la meute cruelle des ennemis de Jeanne d’Arc, Raoul de Gaucourt, l’un des capitaines les plus énergiques de cette époque, célèbre par sa belle défense d’Harfleur contre Henri V, en 1415, mais « vieux soldat peu favorable à la gloire des nouveaux venus ». Ayant servi sous Clisson et Sancerre, ayant combattu les Turcs à Nicopolis et fait toutes les guerres civiles de France, il n’était pas disposé à admettre qu’une fille des champs lui en remontrât. Un grand danger où le mit son opposition à Jeanne dut l’aigrir encore davantage ; car, en voulant empêcher une sortie commandée par elle à Orléans, il faillit se faire massacrer par le peuple. Plutôt que de souffrir de tels échecs d’amour-propre, il aima mieux, lui qui était l’inquiétude même, se faire l’apôtre de la paix. Après le sacre, il alla, de la part du roi ! porter des propositions humiliantes au duc de Bourgogne que Jeanne voulait combattre… Il s’amenda lorsqu’il n’était plus temps, se mit à la tête de la coalition qui renversa La Trémouille, et, seul survivant des ministres qui avaient consommé l’abandon de la Pucelle, vint faire, à 85 ans, son éloge en 1456, lors du procès en réhabilitation.
Tout autre est Guillaume de Flavy. Quelques historiens, tels que Wallon et Quicherat lui-même, ont essayé de l’innocenter du crime énorme d’avoir causé volontairement la prise de Jeanne d’Arc devant les murs de Compiègne, en donnant l’ordre de fermer devant elle la porte de la ville. Cependant tout démontre jusqu’à l’évidence parfaite que ce personnage était l’âme damnée de La Trémouille et de Regnauld de Chartres qui avaient le plus grand intérêt à la disparition de la Pucelle dont le triomphe définitif eût été leur chute certaine. Il fallait s’en débarrasser à tout prix. Ne pouvant ou n’osant l’assassiner, on avait la ressource de la trahir en pleine bataille, et Flavy, qui avait rendu son nom sinistre par une suite interminable de crimes, était tout désigné pour cet office.
Mais l’ignominie absolument indéfendable est celle de Luxembourg, gardien de la Pucelle en son château de Beaurevoir et devenu ainsi l’arbitre véritable, non seulement de sa liberté, mais de sa mort ou de sa vie. Jean de Luxembourg portait un des plus grands noms du Moyen Age. La tige des Luxembourg, vieille comme Charlemagne, s’étendait à travers l’empire d’Occident jusqu’à la Bohême et la Hongrie. Partout elle s’unissait à des maisons souveraines. Six reines, une impératrice, quatre rois de Hongrie et de Bohême, autant d’empereurs, ont fait retentir ce nom dans le monde. Le cardinal Pierre de Luxembourg, oncle de Jean, était mort en 1387, salué du titre de Bienheureux par l’acclamation populaire.
Tout cela pour aboutir à la vendition de Judas ! Après d’horribles marchandages, l’illustre seigneur livra la Pucelle à ses ennemis mortels, en échange de dix mille livres, taxe royale, qui aurait pour équivalent, aujourd’hui, 400.000 fr.
C’était l’Angleterre qui payait. La quittance de l’Iscariote lui fut apportée, le siècle suivant, par les apôtres de Jean Calvin.