← Retour

Jeanne d'Arc et l'Allemagne

16px
100%

VII
La Prophétesse.

On peut être un prophète sans être un saint. Cela s’est vu. Mais il paraît impossible de n’être pas un prophète quand on est un saint. Alors même qu’un saint n’annoncerait pas des événements futurs, il est forcé de les préfigurer et de les configurer à son insu par la précision de ses attitudes ou de ses gestes. Jeanne prophétisa non seulement par ses paroles, mais par ses actes. Intuition de la pensée d’autrui ; Perception à distance ; Prescience de l’avenir ; telles furent les trois facultés puissantes proclamées d’abord par ses paroles.

La première se manifesta par la révélation faite au roi d’un secret intime qui était entre Dieu et lui, le secret d’une prière d’angoisse que ne connaissait pas même son confesseur ; révélation qui détermina l’hésitante volonté de ce pauvre prince. Le fait si connu et si remarquable de la reconnaissance du dauphin au milieu de toute sa cour n’en avait été que le préliminaire. D’autres preuves de cette infaillibilité d’intuition démontrèrent par la suite que rien ne pouvait être caché à l’admirable fille.

Les phénomènes de perception à distance ont rempli sa trop courte vie. Vers le 13 mai 1428, Jeanne voulait qu’on écrivît à Charles VII de bien se tenir et de ne pas livrer bataille avant la mi-carême. C’était un premier avis prophétique. Le 12 février suivant, 1429, elle disait à Robert de Baudricourt : « En Nom Dieu, vous mettez trop à m’envoyer, car aujourd’huy le gentil daulphin a eu assez près d’Orléans un bien grand dommaige et sera il encore taillé de l’avoir plus grand si ne m’envoyez bientost vers luy. » Ce jour-là, six ou sept mille Français, ayant à leur tête les plus vaillants capitaines, étaient mis en déroute par 1.500 Anglais embarrassés d’un long convoi de vivres. C’est la célèbre journée dite des Harengs. De Vaucouleurs et à l’heure où l’événement se produisait, Jeanne voyait la défaite de Rouvray-Saint-Denis. Un fait du même ordre est l’indication de l’épée de Sainte-Catherine de Fierbois, fait étonnant dont presque tous les chroniqueurs ont parlé.

Les mêmes éclairs prophétiques illuminent les champs de bataille ; ils dirigent particulièrement la première opération militaire de l’héroïne. Le 4 mai 1429, Falstaff amenait aux Anglais des vivres et des hommes. On avait promis à Jeanne de l’avertir de l’heure où commencerait l’attaque de ce convoi. Mais l’action fut engagée à son insu. Entre temps, d’Aulon, son écuyer, lequel « était las et travaillé », s’était étendu sur une couchette dans la chambre de la jeune fille, « pour ung pou soy reposer ». Jeanne et son hôtesse dormaient pareillement sur un autre lit. Soudain un appel mystérieux la réveille. « En Nom Dé ! » crie-t-elle à d’Aulon, « mon conseil m’a dit que j’aille contre les Angloys, mais je ne scay si je doy aler à leurs bastilles ou contre Falstaff qui les doibt ravitailler. Sur quoy se leva ledit écuyer incontinent et le plus tost qu’il peust arma ladicte pucelle. » Puis, malgré la distance, celle-ci connaît que les soldats sont repoussés de la bastille Saint-Loup et s’adressant à d’Aulon : « Ha ! sanglant garçon, vous ne me disiez pas que le sang de France fût répandu ! Allez quérir mon cheval. » Elle court vers la porte de Bourgogne, « allant aussy droit comme si elle eust sçu le chemin auparavant », si vite que les étincelles jaillissaient du pavé, et la victoire est le résultat de cette illumination soudaine.

Cette faculté servit toujours ainsi les intérêts de Charles VII jusqu’au jour où son inertie fut invincible. Circonvenu par ses ministres, il tenait avec eux force délibérations secrètes. Jeanne arrivait infailliblement au milieu de la discussion. « Ne tenez pas davantage de si interminables conseils », disait-elle, « mais venez au plus vite pour prendre votre digne sacre. » Ou encore : « Vous avez été à votre conseil, j’ai été au mien. Or croyez que le conseil de mon Seigneur tiendra et que le vôtre périra. » On reprenait la marche en avant, mais c’était toujours à recommencer. L’esprit de prophétie de Jeanne était à la fois lumière et force motrice.

On ne finirait pas s’il fallait dire toutes les rencontres où sa claire vue de l’avenir se manifesta. Dès 1424, n’ayant alors que douze ans, elle connut le secret de sa vocation. Mais elle ne le révéla qu’en 1428. Ce fut l’aurore. Au mois de mai, on l’a vu, elle déclarait au sire de Baudricourt, qu’il fallait mander au dauphin que le Seigneur lui donnerait secours avant le milieu du carême ; qu’il deviendrait roi en dépit de ses ennemis, qu’elle-même le mènerait au sacre. Rebutée d’abord comme une folle, elle insiste, elle précise, disant qu’on tarde trop à l’envoyer, que déjà le prince a eu grand dommage de ce retard et qu’il est en péril de l’avoir plus grand. Intimidé, Baudricourt finit par céder.

Au départ, on lui représente les dangers du voyage. « J’ai mon chemin ouvert », répond-elle. « En Nom Dieu menez-moy devers le roy et ne faictes doubte que vous ne moy n’aurons aucun empeschement. » Onze jours durant, Jeanne et ses compagnons traversèrent impunément les lignes anglaises, les régions où « régnaient toutes pilleries ou roberies ».

A Chinon, dès son arrivée, se produisit un incident qui frappa tout le monde. Un soudard à cheval, la voyant passer, se met à crier sur elle, ricanant et blasphémant. « Ho ! » dit-elle, « en Nom Dieu, tu le renyes et tu es si près de ta mort !… » Le soir même, cet homme tombait dans la Vienne et s’y noyait.

Devenue général d’armée, elle voulait entrer dans Orléans assiégée avec une poignée de soldats par la rive droite de la Loire, à travers les plus fortes bastilles anglaises. Par ce point, Orléans était inaccessible ; mais elle savait, en dehors de tout raisonnement, et elle affirmait que les troupes passeraient sans être inquiétées. Les capitaines élaborent un autre plan ; peu importe, elle a vu juste et l’armée de Blois, pour pénétrer dans la ville, est obligée de suivre la route indiquée par elle. Après avoir changé en victoire un commencement de défaite devant la forteresse de Saint-Loup, elle ranime par sa prescience les vaillants qui luttent depuis sept mois et annonce solennellement pour le dimanche suivant, 8 mai, fête de l’Apparition de saint Michel, la délivrance d’Orléans et la fuite de tous les Anglais.

Le 7, avait lieu l’attaque décisive et c’était encore sa lucidité de voyante et son autorité d’inspirée qui en faisaient un triomphe éclatant. Au moment où les chefs, croyant tout perdu, ordonnaient de suspendre le combat, Jeanne affirmait le succès « par moult belles et hardies paroles ». « En Nom Dieu », disait-elle, « vous entrerez bientost dedans. N’ayez doubte, les Anglais n’auront plus de force. Retournez, de par Dieu. » Il fallut cette promesse pour ramener les soldats, mais alors, dit un contemporain, « oncques on ne vit grouée d’oisillons eux parquer sur un buisson comme chacun monta sur le dit boulevard. »

Plusieurs circonstances de cette mémorable journée avaient été également prophétisées : la mort de Glasdale qui l’avait insultée et qui fut noyé, « il mourra sans saigner », avait-elle dit ; la rentrée victorieuse des Orléanais par le pont depuis si longtemps au pouvoir de Suffolk ; enfin la blessure qu’elle reçut entre l’épaule et la gorge pendant la lutte. La veille, en effet, 6 mai, elle avait dit que « son sang jaillirait de son corps au-dessus du sein ». Déjà, depuis un mois, elle avait annoncé cette blessure au dauphin.

Elle va maintenant réaliser la promesse du sacre. Mais il faut déblayer la route et voici l’éblouissante campagne de la Loire. L’héroïne la conduit avec une science militaire impeccable et sa continuelle prescience des contingents. Elle voit d’avance les événements, elle connaît le succès des opérations et en marque « en Nom Dieu » le moment précis. Sa vertu intuitive rayonne sur tous. A Jargeau, à Patay, elle décrète la victoire avec une autorité surnaturelle. A Troyes, on parlait de se replier sur la Loire, tant les troupes étaient découragées de la résistance de cette ville toute bourguignonne. « Gentil roi de France », dit-elle, « se voulez cy demourer devant vostre ville de Troyes, elle sera en vostre obéissance dedans deux jours, soit par force ou par amour et n’en faittes nul doubte. » Le lendemain la ville ouvrait ses portes et la sublime guerrière entraînait le roi à son « digne sacre », assurant que les bourgeois de Reims, hostiles jusque-là, viendraient au-devant de lui, ce qui arriva.

Après ce triomphe, Jeanne sentit que l’heure de l’abandon allait sonner. Le 15 avril 1430, elle révélait avec une précision remarquable le mystère douloureux de sa destinée. Elle serait faite prisonnière avant la Saint-Jean. En effet, jusqu’au terme fatal, 23 mai, les saintes lui parlèrent de cette dure épreuve. L’un des scélérats qui la torturèrent à Rouen de leurs interrogations lui demanda, le 1er mars 1431 : « Vos voix vous ont-elles dit que vous seriez délivrée avant trois mois ? » Cette question amena sur les lèvres de l’inspirée une prophétie remarquable entre toutes par sa forme mystérieuse. Elle répondit que, dans trois mois, elle serait délivrée par une grande victoire. « Ne te chaille pas de ton martyre », lui avaient dit les saintes, « prends tout en gré, tu t’en viendras finalement au royaume du Paradis. » La malheureuse prisonnière interpréta peut-être la promesse des saintes au sens d’une délivrance humaine. Mais, sur le bûcher, au milieu des flammes, elle l’entendit certainement au sens de la délivrance finale, car elle s’écria sur son lit de feu : « Mes Voix ne m’ont pas trompée ! » Les trois mois étaient écoulés. On était au 30 mai 1431.

Jeanne d’Arc était trop la fille de l’Esprit-Saint pour n’avoir pas été prophétesse au moins autant par ses actes que par ses paroles. Il suffit d’avoir lu son histoire pour sentir avec une force extraordinaire qu’on est en présence d’une préfiguratrice. Elle est femme, elle est vierge, elle n’a pas vingt ans et son nom est synonyme de délivrance.

Délivrance du royaume de Dieu, délivrance de Dieu lui-même. Délivrance des hommes par le Sang du Christ, délivrance du Christ par le Feu. Lorsque Jésus, dans sa seconde Agonie, appelait Élie pour qu’il le délivrât, c’était le Sang de la Victime du monde invoquant le Feu libérateur. Elias quasi ignis. Par-dessus la tête des siècles, Jésus appelait Jeanne d’Arc du haut de sa Croix, et Jeanne d’Arc, sur son bûcher, répondit de sa voix mourante en prononçant le nom de Jésus et en demandant de l’Eau qui est le symbole du Père dont il faut bien que le « Règne arrive » à la fin des fins. Tels furent les deux derniers mots qu’on entendit…

Il n’appartient à aucun homme ni probablement à aucun ange, de décider, avant l’heure, quel mystère de souffrance, d’immolation propitiatoire et de Consolation pour tous les hommes, a préfiguré la Pucelle. Mais certainement, il y a là un gouffre indicible que nous devons nous contenter d’apercevoir d’infiniment loin, au centre du monde, comme un ombilic de lumière !

Chargement de la publicité...