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Jeanne d'Arc et l'Allemagne

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III
Le Miracle.

Ce serait mal connaître l’histoire de la France, dans le premier tiers du quinzième siècle, que de supposer une simple dualité de sentiments ou d’influences, un antagonisme normal plus ou moins violent entre la France et l’Angleterre. Il y avait un mal plus grand que l’invasion même, et le duc de Bedfort qui gouvernait, depuis la mort d’Henri V son frère, le royaume à moitié conquis, le savait trop bien.

Selon l’expression d’Alain Chartier, la France était « comme la mer où chacun a tant de seigneurie comme il a de force ». C’était l’anarchie profonde, aux flots sans nombre, toujours agitée, toujours menaçante et peuplée de monstres émergeants, aux fureurs de laquelle ne s’opposait aucune digue puissante.

Les gens de guerre, avant l’arrivée de Jeanne, ignoraient la discipline. C’étaient des bandes disparates, sans cohésion, d’ondoyante humeur, incapables de constance et rebelles à l’impulsion d’un chef unique. Les chefs eux-mêmes ne reconnaissant pas d’autorité supérieure, ne parvenaient pas toujours à se faire obéir. Des princes du sang, des généraux expérimentés avaient essayé vainement de transformer ces corps francs, épars et divisés, en une véritable armée de défense. A Orléans même, Dunois ne réussissait pas à dominer les rivalités et les discordes. On en vit l’effet à la fameuse journée des Harengs, bataille facile à gagner et stupidement perdue, après laquelle Orléans fut à la veille du désespoir.

Il n’y avait absolument pas d’armée nationale. Les soldats, pour la plupart, étaient levés à l’étranger. C’étaient des Écossais que la haine de l’Angleterre et l’instinct du pillage attiraient en France. Chaque année, des vaisseaux allaient faire le recrutement de ces aventuriers. C’étaient aussi des archers lombards attachés à la maison de Valentine de Milan, des Aragonais, des Gascons, des Armagnacs, soldats non de la France, mais de Douglas, de Stuart, de Visconti.

Le triste roi avait mis en eux sa confiance et ces mercenaires, mal payés d’ailleurs, grands pillards et violeurs de femmes, qui vivaient cruellement sur le pays, n’étaient vraiment pas ce qu’il aurait fallu pour gagner à sa cause les sympathies de la nation. Incendier les chaumières, les villages, les monastères, les bourgs, les villes même ; pour de tels hommes c’était la guerre, comme pour les Prussiens, mieux outillés, de 1914. Écraser les enfants, mutiler les jeunes gens, brutaliser les jeunes filles, les femmes honorables et les couper en morceaux, violer des religieuses, égorger des vieillards ; c’était la guerre. Briser les reliquaires et les vases sacrés, convertir en écuries les églises profanées ; c’était la guerre. Les témoignages historiques sur ce point sont multiples, unanimes, irréfragables. Il suffit de lire les chroniques du temps… L’imagination la plus sombre est dépassée.

Les rares défenseurs véritables groupés autour de la personne peu excitante du monarque ne valaient guère mieux que ces insupportables étrangers, et Charles VII presque seul et de plus en plus roi de Bourges, voyait fondre chaque jour la mince partie de son royaume demeurée fidèle. Les princes et les gouverneurs de provinces, indifférents à la détresse de cet inerme titulaire de l’autorité suprême, agissaient avec une parfaite indépendance, tirant à eux tout ce qu’ils pouvaient. Le comte de Clermont en Auvergne, le maréchal de Séverac dans le Languedoc, se comportaient en souverains. Le comte de Foix trahissait sans vergogne. René d’Anjou, duc de Bar et frère de la reine, négociait avec les Anglais maîtres de la plus grande partie de la Champagne. Il était passé comme en maxime que, du pays de France, chacun pouvait prendre ce qu’il pouvait conquérir et garder. En conséquence de tels désordres, la misère était épouvantable et rappelait les pires jours du précédent siècle.

On lit dans le Journal d’un Bourgeois de Paris, à la date des années 1419-1421 : « Vous auriez entendu dans tout Paris des lamentations pitoyables, de petits enfants qui criaient : « Je meurs de faim ! » On voyait sur un fumier vingt, trente enfants, garçons et filles, qui rendaient l’âme de faim et de froid. La mort taillait tant et si vite qu’il fallait faire dans les cimetières de grandes fosses où on les mettait par trente ou quarante arrangés comme lard et à peine poudrés de terre. Ceux qui faisaient les fosses affirmaient qu’ils avaient enterré plus de cent mille personnes. Les cordonniers comptèrent, le jour de leur confrérie, les morts de leur métier et trouvèrent qu’ils étaient trépassés bien dix-huit cents, tant maîtres que varlets, en ces deux mois. Des bandes de loups couraient les campagnes et entraient la nuit dans Paris pour enlever les cadavres… Les laboureurs se disaient entre eux : « Fuyons aux bois avec les bêtes fauves… Adieu les femmes et les enfants… Faisons le pis que nous pourrons… Remettons-nous en la main du diable ! » Et il en était de même à peu près partout.

« Nulle nation n’était descendue plus avant dans la mort », a dit Michelet. La France déjà paraissait morte. Les quatre chevaux de l’Apocalypse, le Blanc, le Roux, le Noir et le Pâle avaient galopé sur elle avec leurs effrayants cavaliers. Le premier armé de l’Arc redoutable et tout fulgurant de la couronne des vainqueurs ; le second brandissant l’Épée exterminatrice ; le troisième, plus terrible, tenant en sa main la Balance du Jugement ; le quatrième enfin, sur le cheval pâle, la Mort elle-même suivie de l’Enfer. Dans les pauvres églises, non encore incendiées ou profanées, arrivaient de l’extérieur les rafales de la peur et du désespoir. Que de bras tordus au-dessus des têtes ! Que de sanglots et de larmes au pied des autels de tous les vieux saints de France endormis depuis des siècles, et quelle pitié dans tout ce royaume qu’ils avaient cessé de protéger !… Et clamabant voce magna, dicentes : Usquequo, Domine ?

On dit que la mort est la séparation de l’âme et du corps. Lieu commun que l’habitude fait paraître clair et qui est absolument incompréhensible. Non est mortua, sed dormit : « Pourquoi pleurez-vous et vous troublez-vous ? Cette jeune fille n’est pas morte, elle dort », dit le Seigneur, et il ressuscite la fille du chef de la Synagogue. Où était-elle, l’âme de cette enfant ? Où était l’âme de la France dont le corps gisait à la façon des cadavres et qu’on croyait morte quand elle n’était qu’endormie ?

L’âme de la France était à Domremy et se nommait Jeanne d’Arc.

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