Jeanne d'Arc et l'Allemagne
VI
La Guerrière.
Ce qui vient d’être dit nous met infiniment loin de l’imagerie sentimentale des boutiques de piété et de la sucrerie littéraire des panégyriques dévots. Il n’y a certainement rien d’aussi éloigné de Jeanne d’Arc et de tous les actes de cette martyre que la confiture ou le papier colorié de notre décadence religieuse, pour ne rien dire de la profanante imagination des modeleurs et vitriers sulpiciens. Partagés entre un désir médiocre d’honorer la Bienheureuse et la crainte pudique d’effaroucher les génisses de la dévotion en exaltant la guerrière, les bavards et les faux artistes ont fabriqué une Jeanne d’Arc à leur mesure.
La Pucelle portait des vêtements d’homme nécessités par sa vie au milieu des camps ; elle montait à cheval avec une habileté surprenante, sans l’avoir jamais appris, non en amazone chasseresse, mais en général commandant de vrais soldats ; et elle pratiquait la vraie guerre où on tue des hommes. Ces choses qui lui furent grièvement reprochées à Rouen par les juges prévaricateurs gênent encore aujourd’hui les scrupuleuses consciences de ceux qui prétendent la vénérer, et font grelotter leur enthousiasme. La cuirasse mitigée par le jupon ! voilà ce qui est demandé.
Que diraient les postulateurs de cette mascarade, s’ils savaient tout ? si la Jeanne d’Arc de l’Histoire qu’ils ignorent leur apparaissait ? Quelle ne serait pas leur consternation en présence d’un fait tel que celui-ci : « Bastard ! Bastard ! » dit-elle, un jour, à Dunois, « en Nom Dieu, je te commande que tantôt que tu sauras la venue de Falstaff, tu me le fasses savoir ; car s’il passe sans que je le sache, je te promets que je te ferai ôter la tête ! » Jamais elle ne fit « ôter la tête » à un des capitaines français, mais on la savait femme de parole et capable de faire ce qu’elle disait.
Certains, pensant tout arranger, voudraient peut-être que cette virile Pucelle de dix-huit ans n’eût été femme qu’en apparence, Jésus déléguant ainsi une sorte de monstre pour sauver la France. Les théologastres assassins de Rouen voulurent en avoir le cœur net et la pauvre Jeanne dut subir, par l’ordre de ces pharisiens pudibonds, le plus humiliant examen. Elle était bien femme pourtant et, en dehors de l’action guerrière, facile à émouvoir jusqu’aux larmes. Mais elle était l’idéal de la Femme, « idéal que jamais poète n’a compris ni ne comprendra, tant il dépasse nos conceptions. » Terribilis ut castrorum acies ordinata, dit le cantique d’amour. In interitu vestro ridebo et subsannabo : « Je rirai de votre perdition et je me moquerai quand ce que vous craigniez vous sera enfin advenu. » Parole que Salomon fait dire à la Sagesse même qui n’est autre que Marie conçue sans péché, Reine des Vierges.
« Mon Seigneur possède ung livre en lequel aucun clerc ne lit, si parfait soit il en cléricature. » Réponse de Jeanne à son chapelain lui disant qu’on ne trouvait en aucun livre des actions telles que les siennes. Son innocence lumineuse éclairait pour elle ce livre de son Seigneur, indéchiffrable pour les plus savants. Elle y lisait ce qu’il lui était expédient de savoir et, sans doute aussi, en des caractères plus ou moins énigmatiques, le douloureux avenir de sa dix-neuvième année qui devait être la dernière, puisqu’il est connu qu’elle avait le don de prophétie.
Sur la route de Reims où elle eut tant de peine à traîner le roi, voulant à toute force qu’on se pressât, elle avait dit à ce triste sire qu’elle ne durerait guère plus d’un an et qu’on songeât à bien l’employer, car elle avait beaucoup à faire. On l’employa le plus mal qu’on put et cependant, que ne fit-elle pas ! Il n’y avait pas seulement les Anglais à chasser de France, il y avait les Bourguignons à soumettre. Tâche énorme qu’elle était certainement capable d’accomplir, si on ne l’avait pas entravée.
Les Décrets impénétrables s’y opposèrent. La décourageante inertie du roi n’était pas assez, il fallait l’hostilité pire des ministres venimeux préférablement écoutés, et l’heure n’avait pas sonné, paraît-il, de désespérer tout à fait l’Ennemi du genre humain. Ce qui avait été commencé par Jeanne et qu’elle eût achevé en douze mois, il fallut, après elle, douze ans et des combats infinis pour le parfaire. Encore n’était-on débarrassé que des Anglais, et la ténacité de Louis XI fut nécessaire pour en finir, beaucoup plus tard, avec la Bourgogne.
Deux adversaires, les chroniqueurs Bourguignons, Monstrelet et Chastellain ont exposé « avec une parfaite simplicité », dit le capitaine Paul Marin, que l’armée bourguignonne et l’armée anglaise ne craignaient aucun des chefs français à l’égal de Jeanne d’Arc. Pour ces Bourguignons, Jeanne était le génie de la guerre. Ce n’est pas qu’il y eût alors pénurie de capitaines de mérite chez les Français, mais ni Dunois, ni La Hire, ni Saintrailles, ne savaient concevoir un plan de bataille, une opération de guerre avec la magistrale clarté que savait y mettre Jeanne. Dans l’exécution aucun d’eux n’avait son coup d’œil pour saisir le point faible de l’adversaire, pour parer d’instinct à la défaillance imprévue de l’une des ailes de l’armée. Jamais capitaine, avant Bonaparte, ne sut mieux se servir de l’heure et du moment ; jamais général ne saisit d’une manière plus instantanée les fautes de l’adversaire, ses dispositions défectueuses, le moyen d’en tirer d’éclatants succès.
Elle excellait, ont dit les contemporains, à manier la lance, à former les pelotons, à faire prendre aux troupes leurs emplacements, à disposer l’artillerie. Impossible d’être plus loin de la quenouille de Domremy, ainsi que le témoignent ces lignes d’un vieux manuscrit bourguignon : « Elle faisoit merveilles d’armes de son corps et manyoit ung bourdon de lance très-puissamment et s’en aydoit rudement, comme on véoit journellement. » Mais ces dernières qualités, quelque étonnantes qu’elles soient chez une jeune fille, sont accessoires et ne dépassent pas, militairement, le niveau de la tactique. C’est ce qui précède qui accable la raison et impose l’idée du miracle.
A la bataille de Patay, le 18 juin, anniversaire suranticipé de Waterloo, dès le matin, ayant annoncé la lutte : — « Avez-vous de bons éperons ? » dit-elle au duc d’Alençon. — « Quoi donc ? » s’écria-t-il, « nous tournerions le dos ! » — « Nenni, en Nom Dieu ! les Anglais, oui, le tourneront. Ils seront déconfits sans guère de perte de nos gens ; et il vous faudra de bons éperons pour les poursuivre. » C’est le stratégiste qui parle ainsi avec une pointe d’enjouement. Elle sait ce qu’elle dit, ayant tout vu et tout préparé.
« C’est le génie du stratégiste », fait observer Paul Marin, « que d’acculer l’adversaire à une situation d’où il ne peut se tirer sans recourir à une opération tactiquement désespérée. C’est le secret du grand capitaine de mener les choses à ce point, comme c’est le talent du joueur d’échecs de rendre le mat fatal… Jeanne fut un habile tacticien et un stratégiste de premier ordre. Avant que le tacticien prescrivît le choc des armes, le stratégiste avait la claire intuition de l’enjeu de la partie. Elle livrait le combat après en avoir escompté le profit. »
La plupart des panégyristes de la Bienheureuse veulent qu’elle ait été surnaturellement douée pour entraîner le soldat, ce qui est incontestable, mais ils ne veulent rien de plus et la sentimentalité bondieusarde intervient aussitôt pour caricaturer cette grande figure. Les honnêtes dévots à qui les images de piété suffisent et qui croient savoir, seraient étonnés d’apprendre que les faits de guerre de Jeanne d’Arc ne furent pas une expansion de son enthousiasme, mais le résultat plus ou moins spontané, en apparence, d’une pensée puissante et grave. Il serait assurément moins difficile de concevoir ce prodige, si on n’oubliait pas qu’elle fut vraiment une Sainte et l’écolière prédestinée de saint Michel, stratège des armées du ciel, qui lui avait appris à lire dans un livre très mystérieux. Lorsque, d’une voix qui a percé cinq siècles et que j’entends encore, Jeanne criait à ses hommes : « Entrez dedans ! Tout est vôtre ! » elle exprimait sans doute une parfaite confiance en Dieu, mais en même temps elle parlait en chef d’armée qui a tout prévu, tout déterminé à l’avance et qui sait exactement ce qu’il faut dire.
Pour préciser, citons encore l’excellent historien militaire de Jeanne d’Arc, le capitaine d’artillerie Paul Marin, à propos d’un coup de main audacieux de son héroïne. Il s’agit d’une attaque de nuit.
« Il ne faut pas croire qu’une attaque de ce genre soit facile. Il faut, pour organiser un coup de main dans de pareilles conditions, un ensemble de rares qualités. On sait l’importance considérable du service de sûreté et du service de découverte. Pour tout militaire qui a réfléchi aux multiples opérations de la guerre, rien de plus rare que l’ensemble des qualités par lesquelles un officier peut mener à bien la découverte dont il est chargé. C’est pis encore si la responsabilité du commandement en chef incombe à ce chef de patrouille. C’est à la constatation de cette difficulté que les écrivains militaires doivent d’avoir remis en honneur le souvenir des Lasalle, des Curély, des Montbrun, ces admirables chefs de partisans sur lesquels reposait la sécurité de l’armée qui vainquit à Arcole, aux Pyramides, à Iéna ! Jeanne d’Arc avait au plus haut degré l’ensemble de ces qualités. Dans les nombreuses opérations de guerre auxquelles son nom restera éternellement attaché, les chroniqueurs du quinzième siècle n’ont relevé ni une faute, ni une erreur. Quant aux capitaines émérites en compagnie desquels Jeanne combattait : les Dunois, les La Hire, les Saintrailles, ils ont reconnu l’ascendant militaire de la Pucelle, au point de la considérer, dans les combats et dans les conseils, comme un capitaine plus prudent et plus sage que le plus éprouvé d’entre eux.
« Cette situation de Jeanne aux yeux des grands guerriers du quinzième siècle, il est indispensable de la rappeler pour les gens qui n’ont pas lu leurs déclarations. Cette situation si extraordinaire est plus éloquente que tous les éloges décernés à Jeanne par les écrivains de notre temps. Quant à l’appréciation des chroniqueurs bourguignons ou anglais qui avaient entendu parler d’elle par les témoins de ses actes, elle constitue ensuite le document le plus précieux au point de vue du mérite militaire de l’héroïne. Que l’on prenne la mémoire du plus grand des capitaines, la mémoire de Napoléon. N’a-t-il pas été répété par plus d’un de ses maréchaux qu’à la Moskowa, l’empereur a manqué de décision, qu’ailleurs il a trop dormi ! Touchant Jeanne d’Arc, aucun propos de ce genre ne fut tenu par les maréchaux de France qui servaient sous les ordres de la jeune fille, naguère gardeuse de brebis devenue subitement chef d’armée. C’est qu’il n’y avait rien à dire. L’attitude de Jeanne d’Arc imposait le respect à tous les capitaines, ses subordonnés et ses compagnons. Chez elle aucune préoccupation personnelle du genre de celles qui ôtaient à Napoléon sa liberté d’esprit, quand il n’osait pas lancer au bon moment la garde impériale, dernière garantie de sa propre sécurité. Chez Jeanne d’Arc, aucune place au sommeil, aucune place au repos physique lorsqu’avait sonné l’heure de l’action. Les exemples mémorables de l’assaut de la porte Saint-Honoré et de l’assaut des Tourelles, l’exemple non moins beau de Jeanne menant la retraite des siens jusqu’au boulevard de Compiègne (où elle fut prise par trahison) montrent jusqu’à l’évidence, qu’elle ne faisait cas ni de son corps ni de sa sécurité personnelle quand il s’agissait de gagner la bataille. Jeanne était le premier soldat de la France, le premier soldat comme le premier stratégiste et le premier tacticien. »
J’ai dit plus haut combien cela est inexplicable humainement. On ne saurait trop y insister, car ce sera l’étonnement des siècles. Mais il faut insister encore plus sur le fait absolument dominateur de la sainteté en Jeanne d’Arc, laquelle est unique et ne ressemble à aucune autre sainteté.
D’une manière générale, cet état merveilleux est toujours une manifestation visible et sensible de la Gloire divine. C’est un retour certain à l’Intégrité primordiale qui a précédé la Chute, mais avec la colossale Beauté complémentaire qu’y adjoignit la Douleur. En particulier, c’est la diversité infinie, chaque Bienheureux devant avoir la marque d’une Volition spéciale de l’Esprit-Saint. Toutefois il est conforme à notre instinct de groupement et de classification de conjecturer des catégories, des essaims d’élus analogues sans identité absolue, des nébuleuses de célicoles triomphants séparées les unes des autres par des immensités inconnues dans les profondeurs inimaginables du Paradis.
La sainteté de Jeanne d’Arc exclut, au contraire, toute idée de rapprochement ou de fusion, toute hypothèse d’assimilation à un groupe. C’est un monstre de sainteté. Sa splendeur est merveilleusement incompatible. Il a plu à Dieu de faire spontanément de cette petite bergère un grand capitaine, sans lui rien ôter de sa simplicité de libellule du Jardin de l’Innocence ; d’opérer ou de révéler ainsi — car on ne sait plus comment dire — une antinomie accablante pour la pensée ; et ce monstre de miracle qui ne s’était jamais vu depuis l’incursion de l’Esprit-Saint parmi les hommes, nous n’avons pas mieux à faire que d’y souscrire en pleurant d’admiration, en nous disant que la sainteté infiniment exceptionnelle et tout à fait paradoxale de la Pucelle était juste ce qu’il fallait pour l’enfantement d’une épopée qui défie toute poésie, toute compréhension sublunaire.
Cependant la stratégie militaire a beau être une science humaine, elle procède nécessairement de Dieu comme toutes les autres. Elle pendait à l’Arbre de la Tentation. En ce sens, Dieu est le Stratège infini et il le fait assez voir quand il force à se rendre les âmes qui lui sont le plus hostiles. Un jour il a jugé « digne et juste, équitable et salutaire » de départir à Jeanne d’Arc ce don surprenant parce qu’il correspondait mystérieusement à un étage d’élection qui ne nous est pas connu et que nous ne pouvons pas même rêver. Nous saurons plus tard que c’était aussi simple et aussi caché que les Paraboles de l’Évangile. Laus tibi, Christe !