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Jeanne d'Arc et l'Allemagne

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VIII
La Thaumaturge.

Jeanne d’Arc sera-t-elle jamais canonisée ? La jurisprudence ecclésiastique exige des miracles pendant la vie et après la mort des saints. Par la volonté des Anglais aucune relique de la Pucelle n’ayant subsisté et l’héroïne ayant été monstrueusement privée de sépulture, aucun miracle ne put être constaté sur son invisible tombeau. Pour ce qui est des prodiges certains accomplis avant son martyre et la dispersion de ses cendres, il paraît qu’une estampille leur manque pour être valables, en tant que miracles, aux yeux des canonistes ou docteurs de la Sacrée Congrégation des Rites. Ils ne leur semblent pas assez surnaturels. Ils ont bien voulu concéder la Béatification qui implique pourtant la Sainteté, mais ils n’osent aller plus loin et le culte public est ajourné.

On pourrait croire cependant que l’accomplissement d’une prophétie par le prophète lui-même est un miracle très incontestable. La simple raison le veut ainsi. Or c’est ce que Jeanne d’Arc a fait constamment, aux yeux de tous, avec une insurpassable évidence, pour l’effroi des ennemis de la France et l’admiration du monde entier. Assurément il n’appartient à personne de juger l’Église, mais il est permis, quelquefois, à ses enfants les plus respectueux de s’étonner de ses lenteurs ou de ses prudences.

Sans parler de l’enfant mort sans baptême à Lagny-sur-Marne que Jeanne ressuscita, le 16 mai 1430, cinq jours avant la catastrophe de Compiègne, pour qu’on eût le temps de le baptiser ; sans insister sur ce fait que les historiens modernes ont estimé sans doute insuffisamment patriotique ou trop naïvement légendaire, on a peine à comprendre que, d’autre part, la multitude irrécusable des témoignages de clairvoyance et de prescience extra-humaines, dont l’ensemble constitue l’histoire de la Bienheureuse, ne soit pas assez pour déterminer une débordante affirmation du Surnaturel.

Jeanne d’Arc ne voulut jamais qu’on la crût capable d’un miracle et certainement elle ne le croyait pas elle-même. Les plus grands saints ont eu le privilège de cette incrédulité sublime. On peut même dire que leur ignorance à cet égard est la condition essentielle de leur pouvoir de thaumaturges. Absents de leurs actes visibles et transportés dans la Réalité supérieure, ils trouvent tout simple que les lois de la nature correspondent à leur translation, surpris seulement de l’étonnement des autres hommes qui devraient avoir, comme eux, la plénitude de l’Esprit-Saint.

A Poitiers, les bonnes femmes apportaient à Jeanne leurs chapelets et des objets à toucher. « Touchez-les vous-mêmes, ils en vaudront tout autant », leur disait-elle. Lorsque les habitants de Troyes lui ouvrirent leur porte, certains soupçons restaient dans l’esprit de quelques-uns : Jeanne venait-elle de par Dieu ou de par le Diable ? On ne pouvait pas croire qu’elle fût une créature comme les autres. Le cordelier négociateur de la reddition, le frère Richard, se chargea de calmer cette agitation. Lorsque la Pucelle franchit l’entrée de la ville, Richard l’accueillit publiquement par des signes de croix et des aspersions d’eau bénite. Jeanne, par ce moyen, devait être exorcisée en tant que de besoin. La Pucelle dit alors dans son lorrain natal : « Approchez hardiment, je ne me envouleray point. » Cet enjouement de bonne Française n’était pas seulement une marque de sa race généreuse, elle était surtout une preuve de sa parfaite candeur de vierge inspirée et aurait pu aussi bien cacher des larmes profondes qui eussent risqué de la trahir, en rappelant les divines Larmes de Jésus au tombeau de Lazare, quand il allait le ressusciter.

Elle savait et ne savait pas, étant, comme elle disait, « une pauvre fille », se croyant capable, tout au plus, d’obéir et de souffrir. Elle voulait ce que Dieu voulait, rien d’autre, mais avec quelle puissance et quels pressentiments de douleur ! Que durent être ses larmes cachées ! Elle avait près d’elle un aimable enfant de quatorze ans, Louis de Contes, qui fut attaché à sa personne et qui la suivit quelque temps partout. Pauvre page ! Il vit souvent pleurer sa gente dame, quand elle était agenouillée sur les dalles, souffrant de ne pas être crue, quand, à côté de la bienveillance molle du roi, elle constatait qu’elle avait des ennemis à la cour, alors qu’il était si nécessaire qu’elle eût des amis ! Plus tard, quand on fut forcé de la croire, elle souffrit encore plus d’être redoutée, et ce furent les mêmes ennemis, plus implacables.

Il est vrai qu’alors elle avait l’amour du peuple et la confiance des soldats. « Elle était le plus populaire des généraux », dit son historien militaire. « De sa part, aucune injustice, aucune parole de rancune ou de colère. Un bon mot, une boutade pleine de gaîté, c’était, pour Jeanne d’Arc, la manière de rompre un incident où son interlocuteur avait des torts. On ne doit pas se lasser de le répéter : aux qualités du stratégiste et du tacticien, elle joignait les mérites du plus infatigable des chevaliers et du plus gai des hommes d’esprit. Il n’est rien dans les fictions des poètes qui donne l’idée d’un ensemble de qualités aussi contradictoires en apparence, aussi hautes, aussi brillantes, aussi capables de séduire les plus illustres esprits que d’entraîner les masses populaires qui jugent sur la mine, sur l’entrain, sur la vigueur. »

« C’est la grâce de Dieu et de la Pucelle », disaient les soldats, « que l’on ne gagne auprès d’elle que légères blessures. » Oui, elle était sûre que ces braves gens qu’elle commandait et dont elle avait fait des soldats de France la suivraient partout, mais elle savait aussi qu’ils étaient son escorte pour l’accompagner jusqu’au seuil de la prison d’ignominie qui devait précéder le supplice.

Que ne voyait-elle pas, ayant la permission de lire dans le Livre mystérieux de son Seigneur et dans les consciences des hommes ? On peut tout supposer de ces êtres merveilleux. Jusqu’où pouvait aller sa prescience et quels miracles Dieu lui eût-il refusés, si elle avait voulu en opérer ? Mais c’en était un assez grand pour elle d’accomplir strictement sa mission de libératrice du royaume, en donnant au roi de France une patrie ! Et encore eut-elle cette générosité sublime d’accepter que son œuvre fût achevée par des mains qui ne valaient pas les siennes. Car elle aurait pu elle-même « bouter les Anglais hors de toute France », comme elle avait dit, le Messire des batailles étant à ses ordres. Il dut y avoir au fond de son cœur un acte de renoncement héroïque dont les Anges furent spectateurs et qui, seul, expliquerait le brisement soudain de sa carrière miraculeuse, événement inattendu que l’histoire la plus attentive n’élucide pas.

Ne tolérant pas plus le blasphème que la débauche, elle avait cependant adopté pour elle-même avec une apparente malice, le plus innocent de tous les jurons. Par mon martin ! disait-elle, quand il lui fallait appuyer vigoureusement une affirmation. Il est certain qu’un juron ne peut pas être l’objet d’une glose ou d’une exégèse. Mais rien n’est à dédaigner d’un personnage aussi extraordinaire.

L’expression si usitée dans le peuple de Martin-bâton doit avoir voulu rappeler, à l’origine, le bâton de saint Martin, patron de la France. Le bâton était un signe de commandement et un auxiliaire de discipline. Le Bourgeois de Paris dit que « quand aucunes gens de la Pucelle mesprenoit, elle frappait dessus de son baston grans coups ». Plus tard ce bâton est devenu l’insigne du commandement suprême, du maréchalat.

Il est donc permis de supposer que le juron apparent de Jeanne d’Arc avait pour elle un sens de mystère, quelque chose comme la signification d’un pouvoir miraculeux qui lui aurait été transmis par saint Martin, protecteur des Gaules.

« Par mon martin ! je leur feray mener des vivres », dit-elle, affirmant qu’elle ira à Orléans ; « Par mon martin ! ilz seront bien menez, n’en faites doubte ». « Par mon martin ! je la prendray demain et retourneray en la ville par sus les ponts », dit-elle à ceux qui croient qu’elle ne prendra pas la bastille des Augustins. Même langage quand elle veut affirmer qu’elle conduira le roi à Reims ; quand elle exprime son désir de voir Paris de près ; même langage quand elle traduit son regret : « Par mon martin ! la place eust été prinse ! » Et encore avant la fatale Journée de Compiègne : « Par mon martin ! nous sommes assez ; je iray voir mes bons amis de Compiengne. » Ce cri revient continuellement sous la plume du chroniqueur Perceval de Cagny, témoin oculaire et auriculaire.

Très persuadé que la grandeur réelle de Jeanne d’Arc est inconnue, je crois fermement qu’elle eut un pouvoir de thaumaturge aussi exceptionnel que sa Mission et qu’elle n’en fit que le moindre usage, économisant ainsi — pour le temps des Ténèbres et des Famines — la Gloire de Dieu et sa propre gloire !

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