Jeanne d'Arc et l'Allemagne
I
Le Lieutenant de Jésus-Christ.
L’an de grâce 1422, le 21 octobre, jour des Onze mille Vierges, jour périlleux, selon les idées du Moyen Age, trépassait à Paris, en son hôtel de Saint-Paul, Sa Majesté très-chrétienne et très déchue, le roi Charles VI. Deux ans plus tôt, ce monarque détraqué, oubliant qu’il avait un fils apte à lui succéder, avait abdiqué de fait au profit du roi d’Angleterre en le constituant son héritier, extravagance inouïe voulue par l’Allemande infâme qui partageait avec lui la royauté, depuis trente-cinq ans, et lui avait donné douze enfants de provenance incertaine.
Le successeur intrus, décédé quelques semaines auparavant, lui avait sans doute fait un signe du fond de sa tombe, car il dut y avoir une connexité mystérieuse entre ces deux potentats du songe et du mensonge promis aux mêmes vers et appelés au même jugement. L’Allemande, réservée au tribunal des prostituées infanticides, devait traîner quatorze ans encore sa vieillesse ignominieuse.
La débauche princière assaisonnée de quelques massacres en Flandre et ailleurs, puis trente-trois années de démence, tel avait été le triste règne de Charles VI. Ce roi de France, jadis magnifique, rendit l’âme dans un palais presque désert. Le chancelier de France, le premier chambellan du roi, son confesseur, son aumônier, puis quelques rares subalternes : tels furent les témoins de ses derniers moments. On déploya pour ses funérailles la même pompe matérielle que pour Henri d’Angleterre. Mais aucun prince du sang ne parut à ces fastueuses cérémonies. Le 10 novembre suivant, le corps embaumé fut d’abord porté à Notre-Dame, puis à Saint-Denis. Immédiatement après le char, dans le trajet de Saint-Paul à la cathédrale, marchait seul, à pied, Jean, duc de Bedfort. Venaient ensuite les autorités et une multitude de peuple.
Dans son ignorante et surnaturelle affection, le peuple fut plus fidèle à ce roi que les princes. Paris, dès le quatorzième siècle, était déjà ce qu’il a toujours été depuis : une métropole d’opposition et la capitale française de la raillerie. Vainement, sous ses yeux, Charles VI le fou devint le jouet des partis, le butin du vainqueur. Vainement, durant son règne et à l’ombre de son trône, tous les désordres, tous les fléaux, toutes les misères, y compris la honte du joug étranger, vinrent-ils s’appesantir sur la ville et sur le royaume. Jamais le pauvre roi ne rencontra l’ironie ou l’insulte. La plus humiliante et la plus dérisoire des infirmités n’altéra pas un seul jour, en sa personne vénérée, le culte de la monarchie.
Le jour de sa mort, on ne vit point, au chevet de l’époux expirant, Isabeau de Bavière, reine de France. Au jour des funérailles, Philippe le Bon, duc de Bourgogne, était absent. Pas un fils, pas un parent. Mais la multitude des petites gens — que ce roi avait écrasées — inondait la capitale. « Et tout le peuple qui estoit en my les rues et aux fenestres, pleuroit et crioit, comme si chacun vît mourir la chose que plus aimât. » Ce jour-là, semble-t-il, il dut y avoir quelque étonnement dans la nature.
Pourtant ces larmes d’un peuple malheureux, ce n’était pas la première fois qu’il les répandait en accompagnant au sépulcre un de ses maîtres impitoyables. La pauvre multitude croyait peut-être pleurer le défunt. En réalité, ces humbles croyants pleuraient de voir disparaître une des Épines de la Couronne douloureuse de Jésus-Christ, devinant ou pressentant confusément en leurs cœurs que le nombre en était compté et qu’à la fin le Fils de Dieu n’aurait plus de couronne sur la terre.
Seul, de tous les rois, celui de France pouvait être nommé son Lieutenant. Quelque indigne qu’il fût ou parût être, il était l’intérimaire indiscutable du Christ, étant assis sur son trône pour chasser les diables. Il semblait guérir les aveugles, les muets, les sourds, les lépreux, les paralytiques et ressusciter les défunts, certaines images des anciens vitraux ayant paru l’attester, quelquefois, dans de très obscures chapelles. On ne doutait pas qu’il eût le pouvoir de marcher sur les eaux, s’il l’avait voulu, l’ayant vu souvent, sur son cheval de guerre, cheminer dans le sang des morts. En tout cas, il multipliait admirablement le pain de douleur et, quand il donnait un ordre terrible, on croyait entendre une parabole de l’Évangile.
Lieutenant de Jésus-Christ ! comme l’entendait Jeanne, précisant ainsi le sentiment universel en ce déclin du Moyen Age. Quelqu’un s’est-il avisé d’expliquer par la Loi Salique cette magnifique Lieutenance, apanage exclusif et inaliénable de nos rois ? Jésus étant le vrai Capitaine, il ne se pouvait pas qu’une femme le remplaçât dans ce magistère tout divin dont le plus saint et le plus victorieux chevalier n’eût pas été digne. Les âmes simples et fidèles comprenaient cela et ne voyaient presque plus un mortel dans le roi de France le moins estimable.
Toutes ces choses sont loin. C’était alors l’adolescence. A défaut de joies terrestres, il y avait les délices de l’intimité avec Dieu que ne connaissent plus les peuples modernes qui ont greffé sur l’arbre de la Science le sauvageon de la Mort. Mais le souvenir de ce printemps n’est pas complètement effacé, et quand un poète l’exprime, les larmes de l’ancien amour jaillissent encore de quelques cœurs solitaires…
Henri V mort et son fils ayant à peine dix mois, le duc Jean de Bedfort était régent de France. Ce prince anglais inique, impur et brutal, autant qu’un Prussien du vingtième siècle, avait été désigné par la Providence infaillible pour être l’adversaire toujours malheureux de Jeanne d’Arc dont il ne put se débarrasser qu’en l’assassinant. Mais avant l’apparition miraculeuse de cette missionnée de Dieu, il n’avait devant lui que le lamentable fruit de Charles VI et de son Allemande. Et encore c’était une question de savoir si le défunt roi l’avait engendré lui-même. Il fallut une révélation de la Sainte pour dissiper cette incertitude.
Quelle situation pour cet héritier du trône de France que ses ennemis nommaient dérisoirement, mais avec exactitude, le roi de Bourges ! Pas de soldats, pas d’argent, moins encore de caractère, « de petit courage », dit Chastelain, « et toujours en crainte de mort violente », ne montrant de vivacité que pour le plaisir et une sorte d’hébétement en face des affaires et des périls. Les Anglais étaient maîtres de la Normandie et d’une grande partie de la France occidentale, le duc de Bourgogne régnant sur les Flandres et le plus traître des seigneurs, Georges de la Trémouille régnant sur sa volonté. L’insuccès de Cravant et surtout le désastre de Verneuil l’accablèrent. Vainement, n’étant encore que dauphin, il avait approuvé, sinon commandé, l’assassinat de Jean sans Peur, assassin lui-même, usurpateur violent du pouvoir et fauteur de la guerre civile ; qui n’avait pas craint, en 1416, de traiter à Calais avec Henri V, vainqueur d’Azincourt, déchaînant ainsi sur le royaume la honte et le fléau de l’invasion. Cette exécution d’un scélérat audacieux, à laquelle manqua seulement la forme judiciaire, avait achevé de compromettre le jeune prince, en délivrant le roi d’Angleterre de son plus formidable compétiteur, et donné lieu à l’exécrable traité de Troyes qui faisait la France anglaise.
Cent ans plus tard, en 1521, François Ier, passant par Dijon, visita la Chartreuse, antique cimetière de la maison ducale de Bourgogne. Ce roi de France, descendant de Louis, duc d’Orléans, frère de Charles VI, assassiné en 1407, voulut contempler à nu la dépouille mortelle de Jean sans Peur, l’assassin de son aïeul, qui, depuis la boucherie du pont de Montereau, y avait été transportée. A l’aspect de l’effrayante crevasse qui entaillait le crâne du duc Jean, François Ier, expert en coups d’estoc et de taille, se récria sur l’énormité de la blessure. « Sire, lui dit le chartreux qui l’accompagnait, c’est par ce trou que les Anglais sont entrés en France. »
S’il peut y avoir une excuse à la débilité d’âme de Charles VII qui fut nommé le Victorieux, parce que d’autres — et quels autres ! — lui avaient reconquis son royaume ; cette excuse cardinale, hyperbolique, à la stagnation la plus révoltante et à l’ingratitude la plus noire, il faut la chercher d’abord dans son origine d’enfant de fou et de prostituée, puis dans le tourbillon sanglant des incohérences monstrueuses qui l’environnèrent dès le berceau.
Né le 21 février 1403, en l’hôtel royal de Saint-Paul, le prince enfant eut tout de suite son appartement ou quartier d’habitation très près de là, en l’hôtel du Petit-Musc — ou Pute-y-muce — dont le nom seul est suffisamment évocateur. Le petit comte de Ponthieu, — tel fut son titre jusqu’au jour où la mort de ses aînés le fit Dauphin — vécut donc ses premières années enveloppé d’une atmosphère d’orgies élégantes dont il garda le souvenir et pratiqua les leçons dans son ignoble vieillesse. Mais d’autres images furent offertes à son enfance.
Assurément il ne vit pas l’égorgement ou, pour mieux dire, la charcuterie de son oncle d’Orléans, haché vif par l’ordre de Jean sans Peur, mais il dut entendre la clameur énorme qui s’ensuivit et l’affreux orage de la guerre civile qui en fut la conséquence. Assistant ou spectateur intéressé de l’épouvantable rivalité des Armagnacs et des Bourguignons, il vit, de loin ou de près, l’abomination des Cabochiens précurseurs des horribles tueurs de septembre 92, et l’abomination plus grande de l’invasion de son héritage par les Anglais qui arrivaient comme des corbeaux, ivres encore de l’énorme carnage d’Azincourt.
Devenu grand et pour inaugurer son adolescence, il fait assassiner à Montereau le duc de Bourgogne, en représailles peut-être du récent massacre des Armagnacs, mais certainement pour en finir avec les palinodies de ce mauvais homme qui pouvait, d’un moment à l’autre, livrer la France aux étrangers. Alors il se trouva en présence d’Henri V, de Bedfort et de son effrayante mère. Vision panique !
Soutenu quand même par l’audace militaire de quelques impavides tels que Dunois le grand Bâtard, Richemont, d’Alençon, Poton de Saintrailles et le fabuleux Étienne de Vignolles surnommé La Hire, tant il était redoutable, il se traîna misérablement jusqu’à l’arrivée de Jeanne d’Arc, laquelle se vit forcée de le traîner à son tour, comme un cadavre, jusqu’à la dernière marche du trône de France où elle le contraignit de monter. Rien de pareil ne s’était vu ni ne se reverra, très probablement. Il était trop avorton pour cette grande fille du peuple et l’héroïque Moyen Age finissait trop en sa personne.
Lorsqu’il fallut faire marcher ce roi stagnant à qui rien n’était demandé que le sacrifice momentané de ses divertissements imbéciles, sans qu’il eût à faire un geste de combattant, ce fut pour Jeanne le commencement du martyre. Même après la levée miraculeuse du siège d’Orléans, après Patay, après Troyes, après le prodigieux fait de son sacre, alors qu’il n’avait plus qu’à étendre la main pour prendre Paris et devenir le maître en France, il affecte encore d’être incertain, prend conseil de deux ou trois scélérats qu’il méprise et retourne à son bourbier.
Lorsque Jeanne, hideusement trahie, est enfin captive de ceux que son nom seul faisait trembler, Charles VII qui aurait pu la délivrer, en usant un peu de l’ascendant énorme qu’il devait aux exploits de la merveilleuse enfant ; ce roi fabriqué par elle avec de la boue, qu’un atome de chevalerie aurait dû précipiter pour elle aux tentatives les plus audacieuses, ne fit pas un pas et continua de croupir sous son La Trémouille jusqu’au jour tardif où il lui fallut consentir à l’immolation de ce suborneur de vomissement et d’opprobre.
Georges Chastelain, le pompeux historiographe des ducs de Bourgogne, ennemi, d’ailleurs, de Jeanne d’Arc et de la France, a fait, en trois mots, le portrait de Charles VII. « Il avait », dit-il, « trois défauts : muableté (inconstance), diffidence (méfiance) et envie ». Peu importe qu’il lui prête en compensation certaines qualités. Cela suffit pour le déshonneur d’un prince. Imaginez seulement ces trois vices chez un laboureur ou un cordonnier et vous aurez la donnée d’un méchant homme. S’il vous plaît d’ajouter à cela un orgueil immense, le goujat deviendra soudain Guillaume II. Dispositions excellentes pour finir sa vie dans l’ordure et Charles VII n’y manqua pas. Il est vrai qu’on ne peut pas lui reprocher un grand orgueil. Tout était petit en ce Lieutenant du Christ. Mais les défauts signalés par Chastelain lui suggérèrent au moins deux iniquités incomparables : l’abandon incompréhensible de la Pucelle qui lui avait donné son royaume et le monstrueux procès de son créancier Jacques Cœur qui l’avait secouru vingt fois.
Il ne restait plus à ce pantin que la putréfaction finale de Louis XV qui n’a pas plus inventé le Parc aux Cerfs que la poudre à canon. On assure que la Dame de Beauté, Agnès Sorel, lui éleva le cœur tant soit peu, ce que j’ai quelque peine à croire. Après la mort de cette éblouissante concubine, le muable Lieutenant du Fils de Dieu, intrôné par Jeanne d’Arc et bourreau de Jacques Cœur, mourut dans les bras d’une quarantaine de filles d’honneur qu’il avait attentivement corrompues.