L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2: ouvrage composé des documents reçus par le 'New-York Herald' de 1878 à 1882
CHAPITRE IX.
Réflexions de M. Jackson sur la conduite de l’ingénieur Melville.—Celui-ci eût pu se dispenser de venir à Yakoutsk.—Le parti de Melville. Sa marche vers le sud.—Où se trouvait de Long au moment du départ de Ninderman et de Noros.—Récit de son voyage à travers le delta depuis le jour du débarquement.—Il passe près d’une hutte contenant des vivres et près d’un village sans en avoir connaissance.—Faute qu’il a commise en tenant tous ses hommes réunis près de lui.—Recherches de l’ingénieur Melville.—Où il trouva les dernières traces de de Long.—Records laissés par celui-ci dans différents endroits.—Une entrevue avec Noros.—Le débarquement.—Marche vers le sud.—Tristes adieux.—Le lieu de la séparation.—Un terrible voyage.—Véracité de Noros.—La troupe de Danenhower part pour l’Amérique.—M. Jackson se met en route pour Yakoutsk.—M. Gilder.—Arrivée à Yakoutsk.—L’état des routes en Sibérie au moment du départ des voyageurs.
Irkoustk, 2 mars 1882.
Cinq mois se sont écoulés depuis que le capitaine de Long et l’équipage de son canot ont abordé à la pointe septentrionale du delta de la Léna. L’endroit où ils ont pris terre est près du point désigné sur les cartes sous le nom de Sagasta, mais cette localité, comme celle nommée la Tour-du-Signal, n’existe pas. En ce moment, l’ingénieur Melville, Ninderman et Bartlett, sont partis avec des troupes de recherches et explorent la région où les traces des naufragés ont été en dernier lieu. On espère en recevoir bientôt des nouvelles. Melville pourra sans doute, à son retour, donner les motifs pour lesquels il a interrompu complètement ses recherches et pourquoi il a quitté Boulouni pour venir à Yakoutsk avant d’avoir accompli la tâche qu’il semble s’être réservée pour lui seul. Il avait, autant que je sache, réussi à trouver la route suivie par de Long et les siens—il était donc sur leurs traces,—et cependant il est revenu, prétextant que les indigènes refusaient d’aller plus loin, et que la couche de neige avait à cette époque jusqu’à quarante pieds de profondeur à certains endroits. Nous devons récuser cette assertion pour le moment, mais nous devons aussi attendre patiemment ses propres explications. Il ne semble pas qu’il y ait eu la moindre nécessité pour lui de quitter Boulouni, et de laisser aux indigènes le soin de continuer les recherches, pour venir à Yakoutsk afin d’envoyer lui-même des dépêches aux États-Unis, car en donnant des ordres écrits à Danenhower de partir pour le sud, avec ses neuf compagnons, il eût pu le charger aussi des dépêches qu’il voulait envoyer. Ce voyage à Yakoutsk et cette perte de deux ou trois mois d’un temps précieux semblent tout à fait inexplicables. Avant de continuer, je dois dire que Melville avait déjà envoyé une carte de l’embouchure de la Léna au département de la marine. Cette carte donne, paraît-il, toutes les indications nécessaires sur la route suivie par de Long, et je regrette de n’avoir pu m’en procurer une copie pour l’envoyer avec cette lettre, car les cartes de Petermann et celles qui se trouvent dans l’ouvrage de Nordenskjold paraissent inexactes.
Voici les quelques renseignements que je possède en ce moment, je vous les envoie, au risque de répéter ce qui a déjà été publié dans le New York Herald: Melville, Danenhower, Newcomb et les hommes de leur canot ont abordé le 16 septembre au soir, sur la rive d’une rivière marécageuse éloignée de vingt à quarante milles du cap Barkin. Quelques jours plus tard, ils furent rencontrés par trois indigènes et conduits à un village tongouse, où ils furent forcés de séjourner pendant six semaines. Ce village est situé sur le cap Bykowsky (ou Bykoff). Ils ne partirent de cet endroit, pour se rendre à Boulouni, que le 3 novembre. Leur voyage se fit en traîneaux attelés de chiens, et ils eurent une distance de 240 verstes à parcourir pour se rendre à Boulouni. Ils traversèrent ensuite la Léna à Tessaru, qui se trouve à environ trente milles au nord de Kumah-Surka, qu’on voit indiqué sur les cartes. Pendant qu’ils étaient en cet endroit, arriva un courier de Boulouni, apportant la nouvelle que Noros et Ninderman étaient arrivés dans cette localité. Melville partit alors en avant pour aller trouver ces deux hommes.
Maintenant, je vais essayer de grouper les quelques bribes d’informations que j’ai recueillies sur la troupe de de Long. Noros et Ninderman se séparèrent d’elle le 9 octobre; de Long se trouvait alors campé sur la rive nord d’un des bras occidentaux de la Léna, à environ deux cent cinquante verstes de Boulouni.
Ce fut le 17 septembre que la troupe de de Long toucha terre; elle avait abandonné son canot, qu’elle n’avait pu amener qu’à un mille de la plage. De Long construisit alors un cairn et donna un ou deux jours à ses hommes pour se reposer. Ensuite, il prit la route du sud, sur la rive orientale de la Léna, mais il fut forcé d’abandonner ses livres de loch et quelques instruments sur le rivage. Ceux-ci furent laissés à un endroit nommé Sagasta, sur les cartes récentes, mais qui, en fait, n’existe pas.
Il poursuivit sa route vers le sud jusqu’au 28 septembre, jour où il arriva à l’extrémité méridionale de la péninsule. Il résolut alors d’attendre que la rivière soit prise par les glaces. Ce ne fut que le 1er octobre, qu’il réussit à franchir la Léna, pour gagner la rive occidentale, ainsi qu’on le trouve mentionné dans son dernier record. A ce moment, de Long semble avoir passé près d’un endroit où il aurait pu trouver de la nourriture et des gens qui auraient pu lui fournir des secours. On a, en effet, trouvé depuis, seize rennes pendus dans une hutte à quelques milles seulement de la route qu’il avait dû suivre avec ses gens.
Il passa aussi à une distance de cinquante verstes d’un village indigène, comptant une centaine d’habitants. Malheureusement, il insista toujours pour tenir ses gens groupés ensemble, diminuant ainsi ses chances de trouver du secours. Noros et Ninderman indiquent Titary, sous 71° 53´ de latitude, comme le point où ils quittèrent le reste de la troupe. C’est probablement une erreur. Cette place est indiquée sur les cartes sous le nom de Ow Titary, abréviation de Ostrew ou Ostroff, qui signifie île. Dans une entrevue que je viens d’avoir avec Noros, celui-ci désigne l’île rocheuse au milieu de la Léna, près de laquelle il se sépara avec Ninderman du reste de la troupe, sous le nom d’Ostralva ou Stallboy, mots qui doivent être simplement leur manière de rendre le mot ostroff ou île; cette île, d’après le récit de Noros, devrait être placée plus au nord, sur la rivière. Melville la place dans une aire de quatre-vingts milles, entre les deux localités qu’il nomme Sisteranek et Bulcour. Cette dernière station est celle où Noros et Ninderman furent rencontrés, mais je crois que Noros, en rapprochant ce point, est plus précis.
Passons maintenant à ce qui a été fait pour trouver de Long et ses gens. Melville s’est hâté, ainsi que je l’ai dit, de se rendre à Boulouni pour y voir Noros et Ninderman. Il y arriva le 2 novembre. Il rencontra le commandant et Danenhower à Kumah-Surka-Seraï[3], sur la rive orientale de la Léna. Ce point est une station de rennes à environ trente verstes de Kumah-Surka, qui est indiqué sur les cartes. Là, Melville tint conseil avec Danenhower, et dit qu’il pourrait rester absent pendant une trentaine de jours. La même nuit, il partit pour Kumah-Surka, sur la rive gauche, et le lendemain prit le chemin du nord avec deux indigènes et deux attelages de chiens. Il visita Bulcour, l’endroit où Noros et Ninderman avaient été trouvés par les Tongouses, et qui se trouve sur la rive gauche de la Léna, à quelques centaines de milles de Kumah-Surka. C’est une petite station de chasse. Il visita le «rocher d’Ostalva», qui gît au nord de Bulcour, ainsi que plusieurs huttes sur la rive occidentale. Il alla ensuite à l’endroit appelé Upper-Boulouni, dont on n’avait jamais entendu parler auparavant, et qui ne se trouve point indiqué sur la carte. Ce point est à environ vingt-cinq verstes de l’Océan. En y arrivant, il y trouva un record du capitaine de Long, et il apprit qu’il en existait deux autres dans le voisinage. Il les envoya chercher et on les lui rapporta au bout de quelques heures. Par ces records, Melville apprit le point de la côte où de Long et ses compagnons avaient abordé. Il s’y rendit et trouva les livres de loch et les instruments laissés sur le rivage. Suivant ensuite la rive droite en remontant le fleuve, dans le but de ne pas perdre la trace du capitaine, il visita plusieurs huttes où celui-ci s’était arrêté avec son monde. Il passa ensuite sur la rive gauche, et gagna un lieu appelé Sisteranek, qui n’est pas indiqué sur la carte, et près duquel il comptait trouver la hutte où est mort Erickson. A ce moment, le temps était extrêmement mauvais, suivant le rapport de Melville, et les chiens, aussi bien que les Tongouses, refusèrent d’avancer, de sorte qu’il dut revenir à Boulouni. De Boulouni il vint à Yakoutsk, prétendant avoir besoin de nombreux auxiliaires pour continuer ses recherches.
Comme il a suivi les traces de de Long jusqu’à Sisteranek, et que Noros et Ninderman ont été rencontrés à Bulcour, Melville pense que le capitaine se trouve quelque part entre ces deux points, distants l’un de l’autre d’environ quatre-vingts milles. Cette région est déserte et dépourvue de gibier; au printemps, elle est sillonnée par d’énormes masses de glaces entraînées par les flots grossis de la Léna à la suite de la fonte des neiges.
Melville croit que la troupe de de Long s’est éloignée de la rive du fleuve dans la direction des montagnes.
On trouvera les localités indiquées ici, sur la carte adressée au département de la marine, que je ne peux, jusqu’à présent, taxer d’inexactitude; quant aux cartes publiées antérieurement, je peux le faire sans crainte d’être démenti.
Voici maintenant les rapports écrits de la main de de Long, qui ont déjà été trouvés:
«Delta de la Léna, 19 septembre.
»Les personnes ci-dessous dénommées, appartenant à l’équipage du navire la Jeannette, (lequel a coulé bas dans les glaces, le 12 juin 1881, par 77° 15´ de latitude nord et 155° longitude est), ont pris terre en ce lieu, le 17 courant au soir, et partiront à pied, cette après-midi, pour essayer d’atteindre une station sur le fleuve Léna.
»George W. de Long,
»Lieutenant-commandant.
| »1 | Lieutenant de Long. | »8 | H.-H. Erickson. |
| »2 | Le chirurgien Ambler. | »9 | H. Knack. |
| »3 | M. Collins. | »10 | G.-W. Boyd. |
| »4 | W.-F.-C. Ninderman. | »11 | W. Lee. |
| »5 | A. Gortz. | »12 | N. Iverson. |
| »6 | Ah Sam. | »13 | L.-P. Noros. |
| »7 | Alexis. | »14 | A. Dressler.» |
»Un record a été laissé enfoui au pied d’un poteau, à environ un mille au nord de la pointe méridionale de l’île de Semenowski; les trente-trois personnes, officiers ou matelots composant l’équipage de la Jeannette, ont quitté cette île, dans trois canots, le 12 courant au matin (il y a huit jours). La même nuit nous fûmes séparés par un coup de vent, et je n’ai pas revu les deux autres embarcations depuis. J’avais donné l’ordre, au cas où un pareil accident surviendrait, à chacun des canots, de faire tous ses efforts pour arriver à une station sur les bords de la Léna, sans attendre les autres. Mon canot a touché terre le 16 courant au matin. Je suppose que nous nous trouvons dans le delta de la Léna. Je n’ai pas eu une seule occasion de vérifier notre position depuis que j’ai quitté l’île Semenowski. Après deux jours de vains efforts pour aborder sans nous échouer ou d’atteindre une des embouchures de la rivière, j’ai abandonné mon canot, et nous avons été obligés de gagner la rive à gué en emportant nos provisions et nos effets pendant la distance d’un mille et demi. Il nous faut maintenant, avec la grâce de Dieu, nous rendre à pied à une station, dont la plus rapprochée est je crois à quatre-vingt-quinze milles. Nous sommes tous en bonne santé et avons des vivres pour quatre jours, des armes, des munitions; nous emportons avec nous les livres et les papiers du navire seulement, avec des couvertures, des tentes et quelques médicaments. C’est pourquoi nous avons bonne chance de nous en tirer.
»George W. de Long, commandant.
»Dans une hutte du delta de la Léna,
que nous croyons être près de Tcholbogoje.
»Jeudi, 22 septembre 1881.»
Après avoir répété les noms déjà donnés plus haut dans les autres rapports, le lieutenant de Long, écrit au crayon, comme pour celui du 19, le rapport suivant:
»Mon canot ayant résisté à la tempête le 16 septembre au matin, après avoir essayé pendant deux jours d’arriver à la côte, et en étant empêché par les bas-fonds, nous l’avons abandonné et avons gagné la côte à gué, emportant nos armes, nos provisions et des rapports, jusqu’à un point éloigné d’environ douze milles d’ici. Nous avons souffert quelque peu du froid, de l’humidité et du manque d’abri. Trois de nos hommes sont devenus boiteux. Comme il ne nous restait que quatre jours de vivres, nous avons réduit les rations. Nous avons été forcés de nous diriger au sud.
»Lundi, 19 septembre.—Nous avons laissé sur le rivage un monceau de nos effets près desquels nous avons planté un poteau: ce sont nos instruments, les chronomètres, les livres de bord de deux années, la tente, et des médicaments; nous étions absolument incapables de les emporter. Il nous a fallu quarante-huit heures pour faire ces deux milles, à cause de nos invalides. Ces deux huttes me semblent un lieu favorable pour attendre le chirurgien et Ninderman, que j’envoie en avant pour chercher du secours. Heureusement, la nuit dernière nous avons tué deux rennes, qui nous assurent une abondante nourriture pour le présent, et comme nous en avons vu beaucoup d’autres, nous ne sommes pas inquiets pour l’avenir. Aussitôt que nos trois malades pourront marcher, nous reprendrons notre route pour gagner une station sur le bord de la Léna.
»Samedi, 24 septembre, 8 heures du matin.—Nos trois boiteux sont maintenant en état de marcher; nous allons donc reprendre notre route, avec de la chair de renne pour deux jours, du pemmican pour deux jours et trois livres de thé.
»George W. de Long,
»Lieutenant commandant.
«A une hutte dans le delta de la Léna
à environ douze milles de l’extrémité de ce delta.
»Lundi 26 septembre 1881.
»Quatorze des officiers ou matelots du steamer arctique la Jeannette, des États-Unis, sont arrivés en cet endroit hier soir, et continueront leur route vers le sud ce matin.
»Un rapport plus circonstancié se trouve dans une boîte que nous avons suspendue dans une hutte située quinze milles plus au nord sur la rive droite du grand cours d’eau.
»George W. de Long,
»Lieutenant commandant.»
«Samedi, 1er octobre 1881.
«Quatorze hommes, officiers et matelots, du steamer arctique la Jeannette, des États-Unis, sont arrivés à cette hutte le mercredi 28 septembre, ayant été forcés d’attendre que la rivière fût gelée; ils se disposent à la traverser ce matin pour gagner la rive occidentale, afin de continuer leur voyage pour trouver quelque station sur le fleuve Léna.
»Nous avons deux jours de vivres; mais ayant été assez heureux jusqu’ici pour tuer assez de gibier pour faire face à nos plus pressants besoins, nous n’avons pas de crainte pour l’avenir.
»Tout le monde est bien, sauf un seul homme, à qui on a coupé les doigts de pieds qu’il avait gelés. On trouvera d’autres rapports dans plusieurs huttes sur la rive est que nous avons suivie dans notre voyage vers le sud.
»George W. de Long,
»Lieutenant de la marine des États-Unis,
commandant de l’expédition».
Voici maintenant la lettre écrite par Ninderman, lorsqu’il était à Bulcour, et remise à Kusmah.
«Steamer arctique la Jeannette perdu le 11 juin. Abordés en Sibérie le 25 septembre ou à peu près. Cherchons assistance pour le capitaine, le docteur, et neuf autres marins.
»William F.-C. Ninderman,
Louis P. Noros,
»matelots de la marine des États-Unis.
»Répondre en toute hâte, manquons de vivres et de vêtements.»
Au dos de cette lettre, Danenhower a écrit:
«Cette lettre nous parvint le 29 octobre 1881, à six heures du soir, par notre courier Kusmah, qui la reçut des mains de deux matelots à Kumah-Surka, lorsqu’il revenait de Boulouni. Melville partit immédiatement pour aller au secours de la troupe du capitaine. Il m’ordonna de prendre la direction de notre bande et de gagner Boulouni le plus tôt possible.
»John W. Danenhower,
»Lieutenant de la marine des États-Unis.»
Dans le but de connaître d’une manière plus exacte les endroits nommés dans les records, et d’apprendre tout ce qu’il me serait possible sur le point précis où Noros et Ninderman ont quitté le reste de la troupe de de Long, j’ai eu ce matin une entrevue avec le premier, qui, je puis le dire, m’a fait un récit qui m’inspire toute confiance. Il m’a raconté que de Long et ses gens avaient pris terre à un point voisin de la branche la plus septentrionale de la Léna; qu’ailleurs il avait été impossible d’aborder avec le canot à cause des bas-fonds. C’est pourquoi le capitaine de Long s’était décidé à descendre à un point d’où l’on pouvait voir ce bras de la Léna, mais plus à l’est, vraisemblablement, que le point désigné sous le nom de Sagasta sur la carte. «A deux milles du rivage dit-il, le capitaine ordonna à ceux des hommes qui pouvaient encore marcher de traîner le bateau vers le rivage. Le capitaine, le docteur, Erickson et Boyd, qui tous deux étaient invalides, restèrent dans le canot. Les autres purent l’emmener à un mille du rivage; alors il fallut ensuite gagner celui-ci en traversant à gué le reste de la distance.»
Collins était sorti du bateau avec les premiers et s’était rendu à la côte, où il avait allumé un feu. On était arrivé au 16 septembre environ, et le déchargement des objets contenus dans le canot fut achevé le 17. La troupe resta en cet endroit pendant trois jours pour s’y reposer, car tous les hommes avaient horriblement souffert du froid; le docteur seul était relativement en bonne santé. Noros et Ninderman étaient les deux plus solides parmi les matelots. On partit ensuite vers le sud, après s’être partagé les fardeaux d’une façon égale. Le capitaine portait sa propre couchette, et quelques rapports. Les fardeaux portés par quelques autres personnes de la troupe étaient pesants, et quelques-uns s’en plaignirent, demandant à les abandonner, mais le capitaine insista pour qu’on les emportât. Les naufragés marchèrent pendant quatre jours vers le sud. Pendant ce trajet, l’Indien Alexis tua deux rennes. La troupe s’arrêta alors et fit un bon repas, car la maxime de de Long était, dit Noros, «de bien se nourrir tant qu’on avait de la nourriture». Noros estime que lui et ses compagnons firent vingt milles pendant les dix premiers jours, et qu’ils atteignirent un point voisin de celui désigné sous le nom de Icholbogoje sur la carte, mais où n’existe qu’une seule hutte. Les quatre jours suivants les amenèrent à l’extrémité d’une péninsule, où après avoir attendu quelques jours pour donner à la rivière le temps de se congeler, ils passèrent sur la rive gauche vers le 1er octobre. Cette rivière avait environ cinq cents mètres de large. Avant de la traverser ils avaient tué un autre renne. L’intention du capitaine était de se rendre à l’endroit désigné sur la carte sous le nom de Sagasta. Erickson mourut. Le docteur lui avait coupé les doigts de pieds pendant la retraite. Après le passage de la rivière il tira ses gants pendant une nuit et une de ses mains gela et l’on ne put y rétablir la circulation, après sa mort on l’enterra dans la rivière.
C’est alors que le capitaine se décida à expédier Noros et Ninderman en avant. Les provisions étaient complétement épuisées; on n’avait plus que de l’eau-de-vie pour se soutenir. Noros croit que ce fut un dimanche qu’il partit avec Ninderman, car le capitaine fit asseoir les hommes sur le bord de la rivière et leur lut le service divin et c’est après qu’il l’appela avec Ninderman et leur dit qu’il désirait qu’ils partissent en avant tandis que lui-même les suivrait avec le reste de la troupe.
«Si vous trouvez du gibier, leur dit-il, revenez vers nous, sinon allez à Kumah Surka», telles furent ses dernières paroles.
Noros dépeint ainsi le moment de la séparation: «Le capitaine lut le service divin avant notre départ.—Tous nos compagnons nous serrèrent les mains; la plupart avaient les larmes aux yeux, Collins fut le dernier.—Noros, me dit-il simplement, quand vous serez retourné à New-York, souvenez-vous de moi.»
Ils semblaient avoir perdu toute espérance, cependant au moment où nous partîmes ils poussèrent trois «Cheers.» Nous leur promîmes de faire tout ce qui serait en notre pouvoir, ce fut pour la dernière fois que nous les vîmes.
Tel est le récit que Noros m’a fait des derniers instants qu’il a passés avec le capitaine de Long et ses infortunés compagnons.
Noros continua: «Avant de le quitter, le capitaine nous avait dit que Kumah Surka était le premier village que nous devions rencontrer. La neige couvrait la terre à une hauteur d’un pied à un pied et demi.» J’ai pu obtenir des réponses faites par Noros aux questions que je lui adressais, la description du lieu où se fit la séparation: «La rivière avait environ cinq mètres de large, et nous étions à l’endroit voisin du point où les montagnes s’arrêtent sur la rive occidentale». Il n’y a qu’un seul point dont le souvenir soit resté fortement gravé dans sa mémoire, c’est une île rocheuse, élevée, ayant une forme conique qui s’élevait de la rivière et qu’il désignait sous le nom d’Ostava ou Stalboy, comment a-t-il connu ce nom, c’est ce que je n’ai pu savoir d’une manière précise. Mais le rocher est un point de repère dans sa mémoire, et il le place au nord-est du point où il quitta le capitaine. Ce rocher, dit-il, est juste à l’extrémité des montagnes, c’est par lui que celles-ci commencent.
Après avoir quitté le rocher, la marche des deux hommes fut lente et ennuyeuse. Ils virent des rennes une fois seulement, mais ne purent en approcher. Ils tuèrent une grouse et prirent une anguille, ce fut la seule nourriture qu’ils purent se procurer pendant tout leur voyage. Ils firent une espèce de thé avec l’écorce du saule arctique; mais souvent ils n’avaient que de l’eau chaude à boire. Ils mâchaient et avalaient des morceaux de leurs pantalons de peau et les semelles de cuir de leurs mocassins. Le point suivant sur lequel la relation de Noros est précise, c’est que deux jours après avoir quitté leurs compagnons, ils traversèrent de nouveau la Léna, pour passer sur la rive droite, dans l’espoir de trouver du gibier dans les montagnes. Il leur fallut, paraît-il, beaucoup de temps pour franchir la glace en cet endroit. C’est pourquoi je suppose qu’ils tentèrent cette traversée au point où la Léna s’élargit, lequel est marqué sur la carte près de Sagasta. J’en conclus aussi que les recherches doivent être faites au nord de ce point. Noros pense que Ninderman sera capable d’indiquer la place où ils quittèrent le capitaine. Il s’offrit lui-même pour accompagner Melville dans ses recherches, mais, pour une raison ou pour une autre, celui-ci refusa son concours. On trouve dans la lettre de Ninderman, le reste du voyage de ces deux matelots.
Je dois seulement ajouter que si les noms indiqués par Noros ne correspondent pas à ceux inscrits sur la carte envoyée par Melville au département de la marine, c’est que j’ai simplement rapporté son récit, tel que je l’ai entendu de sa bouche, mais, ce qui me semble assez clair, c’est que si Melville avait commencé ses recherches en allant du sud au nord, au lieu de le faire en sens inverse, il eût trouvé de Long, et peut-être en temps utile. Je dois ajouter aussi que les premières dépêches envoyées d’Yakoutsk semblent faites pour laisser croire que Noros et Ninderman ont abandonné leurs compagnons, en s’emparant du canot. Ce canot avait été laissé longtemps auparavant, et, ainsi que je l’ai dit, le récit de Noros semble véridique.
Avec ces détails fournis par Noros, termine, la série de renseignements recueillis jusqu’au 12 mars par M. Jackson sur tout ce qui concerne l’expédition de la Jeannette et le sort de son équipage. A cette date, M. Melville n’ayant encore donné aucune nouvelle depuis le jour de son départ, c’est-à-dire depuis le 27 janvier, M. Jackson prit à son tour le chemin du nord afin de le rejoindre et de contribuer avec lui aux opérations de la recherche comme il en avait reçu la mission. D’ailleurs rien ne le retenait plus à Irkoutsk; une partie des hommes de la troupe du lieutenant Danenhower avaient déjà repris la route de l’Amérique la veille au soir, et M. Danenhower lui-même se disposait à les suivre le lendemain avec M. Newcomb et Jack Cole.
Mais malgré que M. Jackson ne fût resté que vingt ou vingt et un jours à Irkoustk, il devait être cependant précédé dans le delta par un autre correspondant du Herald, M. Gilder, dont nous aurons plus tard à raconter en partie le voyage. M. Gilder s’était embarqué à bord du Rodgers, navire envoyé, comme on le sait, à la recherche de la Jeannette; mais ce navire étant venu à brûler au milieu des glaces de la baie Saint-Laurent, son capitaine, le lieutenant Berry, chargea M. Gilder de se rendre en toute hâte à la station télégraphique de Sibérie, la plus rapprochée, pour y faire parvenir aux États-Unis la nouvelle du sinistre, et en même temps lui faire connaître l’état de dénûment dans lequel se trouvaient tous les hommes de l’équipage. M. Gilder partit donc immédiatement et après un voyage de deux milles verstes le long de la côte de l’Océan Glacial et à travers le pays des Tchouktchis arriva à Verschoyansk, où il apprit le naufrage de la Jeannette; l’arrivée d’une partie de son équipage dans le delta de la Léna; le sort probable du lieutenant de Long et de ceux qui l’accompagnaient, et enfin le voyage de recherche de Melville. Envoyant alors ses dépêches à Irkoutsk par un courrier spécial, il prit lui-même le chemin du delta pour rejoindre Melville et l’aider dans ses recherches.
C’est par ce courrier, qu’il rencontra sur l’Aldan, que M. Jackson apprit et la catastrophe du Rodgers et l’arrivée de M. Gilder, nouvelles qu’il s’empressa d’annoncer lui-même en Amérique par la dépêche suivante.
Des rives de la rivière Aldan,
6 avril 1882.
Je viens de rencontrer un courrier portant des dépêches de M. Gilder, correspondant du Herald, à bord du Rodgers, ce courrier est venu en compagnie de M. Gilder depuis la rivière Kolyma jusqu’à Verschoyansk, qui se trouve à quatre cents milles au nord de Yakoutsk. M. Gilder a donc déjà fait un voyage de deux milles verstes à travers le pays des Tchoucktchis.
Ce courrier est envoyé pour apporter la nouvelle que le Rodgers a brûlé, puis coulé.
Le lieutenant Berry, ses officiers et son équipage, soit trente-six hommes en tout, sont à Tiapka, près du cap Serdze.
Ils demandent qu’un navire leur soit envoyé le plus tôt possible.
Voici donc un nouvel acteur qui entre en scène; nous ne pouvons toutefois donner ici de longs détails à son sujet, il nous faut revenir à M. Jackson, qui, l’avons-nous dit, quitta Irkoutsk le 12 mars au soir, comme il va nous l’expliquer dans la lettre suivante:
Yakoutsk, Sibérie orientale, 27 mars 1882.
Ce matin, à 4 heures, juste au point du jour, le conducteur de mon traîneau en arrêtant ses chevaux, a fait cesser subitement le tintement des petites clochettes que j’ai entendu presque jour et nuit retentir à mes oreilles, des bords de l’Angara à la ville d’Yakoutsk, pendant les quatorze jours qu’a duré mon voyage. Cette interruption soudaine d’un bruit auquel j’étais habitué m’a réveillé, et c’est avec une joie profonde que j’ai appris par ce signal que huit cents milles nouveaux étaient à ajouter à tous ceux déjà parcourus pendant ce monotone et interminable voyage et qu’enfin j’étais arrivé à Yakoutsk.
J’avais quitté Irkoutsk, la capitale de la Sibérie orientale, le dimanche 12 mars, à onze heures du soir, emmenant avec moi Noros, un des survivants de la troupe du capitaine de Long, que le secrétaire de la marine avait autorisé à revenir avec moi à l’embouchure de la Léna pour participer aux recherches commencées par l’ingénieur Melville et par les autorités russes. La veille au soir, Leach et cinq autres des survivants de la Jeannette avaient quitté Irkoutsk pour prendre le chemin d’Ekaterinbourg et de Saint-Pétersbourg. Le lieutenant Danenhower espérait aussi partir le lendemain soir pour retourner en Amérique avec M. Raymond Newcomb, le naturaliste de l’expédition, et le contre-maître Jack Cole.
A l’époque à laquelle nous étions arrivés, il était en effet absolument nécessaire de ne partir qu’à la tombée de la nuit, c’est-à-dire quand il avait commencé à geler, car le jour, les patins des traîneaux n’auraient pas glissé sur le sol.
L’augmentation progressive et journalière de la chaleur du soleil, qui, pendant les derniers jours de mon séjour, s’était montré pendant la journée entière dans un ciel presque sans nuage, la disparition de la neige du sommet et des flancs des montagnes qui environnent le lac Baïkal et le gazouillement des oiseaux qu’on entendait au milieu même de la ville, nous avertissaient tous et spécialement ceux qui devaient prendre la direction de l’ouest, qu’un séjour plus prolongé sur les rives de l’Angara deviendrait fatal à tous ceux qui voudraient entreprendre un voyage. Naturellement on peut se servir de véhicules roulants, mais, dans ce cas, il faut s’attendre à des arrêts prolongés et fort ennuyeux. Car, dès que la neige fond sur les routes sibériennes, adieu les voyages rapides et ce, pendant de longues semaines; les glaces des rivières se brisent subitement et descendent en masses énormes vers les mers arctiques et, souvent alors, le voyageur se trouve cloué sur place dans quelque petite station où il n’a autre chose à faire que de se croiser les bras et d’attendre la fin de la débâcle pour traverser la rivière en bac. Pour moi, plus heureux, je pouvais compter, en allant directement au nord, sur de bonnes routes pour voyager en traîneau et, en fait, je me trouve aujourd’hui en plein hiver sibérien, avec quarante jours devant moi avant que la Léna ne se débarrasse des glaces qui l’enserrent.