← Retour

L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2: ouvrage composé des documents reçus par le 'New-York Herald' de 1878 à 1882

16px
100%

CHAPITRE III.

Débuts du mois de janvier 1880.—Retour de la lumière.—Alerte du 19 janvier.—Une voie d’eau se déclare.—Efforts faits pour la combattre.—Peine inutile; il faudra pomper pendant dix-huit mois.—Position du navire à cette époque.—Cinquante milles en cinq mois.—La théorie de Peterman réduite à néant.—Un ours à bord.—Quinze jours d’été seulement.—Le gibier dans l’Océan Arctique.—Visite d’une ourse et de ses deux oursons.—Désagréable rencontre faite par le capitaine.—Nous sommes arrivés à la fin de notre première année dans l’Arctique.—Théorie sur le mouvement des glaces polaires.—Hypothèse sur la route probable de la Jeannette, si elle résistait à la pression des glaces.—État sanitaire de l’équipage, conditions du navire au commencement de septembre 1880.

Les quatre mois qui venaient de s’écouler depuis l’emprisonnement de la Jeannette dans les glaces avaient été relativement doux, pour tous les gens qui étaient à bord. A part deux ou trois moments critiques où leur navire s’était trouvé en danger d’être écrasé, ils n’avaient pas eu trop à se plaindre des glaces de l’Arctique. En outre, les vivres frais ne leur avaient point encore fait défaut. «Nous avons tué deux cent quinze oiseaux, trouvons-nous consigné dans les notes de M. Newcomb, et nous aurions pu en tuer bien davantage; mais comme la corneille de John Billing, nous ne soupirions pas après eux, et n’avions pas encore appris, par expérience, à en apprécier la valeur.»

Les premiers jours de l’année 1880 se passèrent encore sans incidents remarquables. Peu à peu le soleil se rapprocha de la ligne de l’horizon, et, vers le milieu de janvier vint mettre le terme à une longue nuit d’hiver. Son apparition fut naturellement saluée avec des transports de joie par tout le monde à bord; cependant, elle fut signalée par un abaissement de température considérable; le thermomètre à alcool descendit jusqu’à 57° 8 (Fahr.) au-dessous de 0°. Heureusement, l’absence du vent fut à peu près complète pendant ces froids rigoureux.

Nous pûmes alors constater les effets physiologiques produits sur nous par les ténèbres: nous étions tous d’une extrême pâleur; de plus, sous l’influence du froid, les ongles de nos mains étaient devenus cassants.

«Ce fut pendant cette période d’accalmie, raconte M. Newcomb, qu’il me fut donné d’être témoin d’un acte superstitieux bien étrange. Je me promenais avec un de nos Indiens, lorsque je le vis s’arrêter subitement et regarder le disque de la nouvelle lune qu’il venait d’apercevoir. Soufflant ensuite dans la direction de l’astre il lui adressa une invocation pour lui demander le succès à la chasse. Curieux de connaître le motif qui le faisait agir ainsi, je le lui demandai. «La nouvelle lune, me répondit-il, est le «Tyune» des cerfs, des ours, des phoques et des walrus, et j’ai appris de mon frère une invocation qui doit me la rendre propice dans mes chasses. Mon père tenait lui-même ce secret d’un vieil Indien qui le lui avait vendu pour une peau de loup.»

Aux jours de tranquillité du commencement de janvier succédèrent les jours d’angoisses. Vers le milieu du mois, les glaçons commencèrent à s’amonceler autour du navire qu’ils environnèrent bientôt d’un véritable rempart. La pression devint alors énorme, et, sous son action, la glace étant très souple et très élastique, s’entassait sans résistance. A ce moment la principale poussée s’exerçait de l’avant à l’arrière; les flancs avaient aussi à supporter une étreinte terrible. Jusqu’au 19 au matin, la Jeannette lutta sans faiblir, mais ce jour-là, un matelot, appelé par les besoins du service dans la chambre remonta aussitôt annoncer que les plaques de l’avant étaient couvertes d’eau. Le charpentier, descendu à son tour, revint dire que si on n’arrivait pas à obtenir des pompes, de deux mille cinq cents à trois mille coups de piston par heure, on ne parviendrait pas à se rendre maître de l’eau. La position était critique, car, à moins que la pression des glaces ne cessât, l’existence de la Jeannette n’était plus qu’une question d’heures.

«Perspective peu rassurante, écrit M. Newcomb, la côte de Sibérie se trouvant à quelque deux cents milles au sud. Long et pénible voyage; mais la volonté a soutenu des hommes dans une position aussi critique; j’espère qu’elle nous soutiendra également. Cependant le navire qui frissonne dans toute sa membrure nous indique que la pression augmente.»

A la première nouvelle du danger, tout le monde courut aux pompes. La température était alors extrêmement basse; le thermomètre marquait 42° Fahr., qui est le point de congélation du mercure. Tout gelait. «Le froid était si intense, dit M. Newcomb, que les mocassins et les gants se raidissaient dès qu’on les avait quittés. Quand on avait marché pendant une heure, on se sentait comme un poids sur l’estomac, et tous les symptômes de l’indigestion se manifestaient. Cependant les hommes étaient obligés de travailler avec de l’eau jusqu’à mi-jambe.»

M. Melville eut beaucoup de peine à obtenir de la vapeur et à mettre les pompes en mouvement. Il y parvint à la fin, et celles-ci fonctionnèrent à merveille. On découvrit alors qu’une voie d’eau sérieuse s’était fait jour à travers une des côtes du navire. On crut alors que les planches du bordage s’étaient disjointes près de l’étrave, mais ce ne fut que le jour où la Jeannette sombra, c’est-à-dire le 12 juin 1881, qu’on connut la véritable cause du mal. De leur côté, les charpentiers Sweetman et Ninderman, travaillaient jour et nuit, sous la direction du lieutenant Chipp, à établir une cloison étanche à l’avant du grand mât, pour empêcher l’eau d’envahir toute la cale. Le 21, M. Melville adapta une pompe économique à la chaudière Baxter. Cette nouvelle pompe apporta un grand soulagement aux hommes qui, jusque-là, s’étaient comportés vaillamment; du reste, elle continua de fonctionner jour et nuit pendant dix-huit mois, c’est-à-dire jusqu’au jour de la catastrophe qui mit fin à l’existence du navire. Melville essaya, pendant l’été, d’installer une autre pompe avec des ailes de moulin, mais il en fut pour sa peine, car pendant cette saison, les vents étaient si faibles, qu’ils ne pouvaient la mettre en mouvement.

L’alerte du 19 janvier avait révélé les qualités de l’équipage de la Jeannette. «L’expérience du 19, dit le lieutenant Danenhower, me remplit de confiance dans notre équipage, car, durant cette terrible épreuve, tous les hommes s’étaient montrés à la hauteur de la situation. D’un autre côté, le soleil commençait à se montrer sur l’horizon et nous pouvions distinguer la Terre de Wrangell à notre gauche. Mais l’île Herald n’avait été aperçue qu’une seule fois, bien que la Jeannette fut à peu près à égale distance des deux.

»Nous nous trouvions alors à une cinquantaine de milles du point où nous étions entrés dans les glaces. Malgré cette faible distance, pendant les cinq mois qui venaient de s’écouler, nous avions parcouru un trajet considérable avec la banquise qui nous retenait prisonniers. Car celle-ci nous rapprochait et nous éloignait tour à tour de 180° méridien en nous faisant décrire de véritables cercles. Cependant nous devions avoir dépassé ce méridien.

»Le courant qui nous emportait avait une marche irrégulière. Nous avions remarqué qu’avec les vents du sud notre mouvement était toujours beaucoup plus rapide qu’avec ceux du nord-est. Sans doute, la Terre de Wrangell, que nous avions sous le vent, n’était pas étrangère à ces irrégularités. Quant aux vents du sud-ouest, ils étaient extrêmement rares.

»A plusieurs reprises, on annonça une terre au nord-est. Comme j’étais déjà confiné dans ma cabine, je ne pus vérifier l’existence de cette terre, mais néanmoins je n’y peux croire, car certains matelots apercevaient la terre à tous les rumbs du vent dès qu’ils s’asseyaient dans le tonneau de vigie. Aussi que de fois n’ont-ils pas fait monter inutilement au haut du mât notre pilote des glaces!

»A la vérité l’immobilité relative à laquelle nous étions condamnés nous causait un véritable désappointement. Jusque-là, en effet, notre seule découverte était celle de la fausseté de la théorie de Pétermann. Car, à nos yeux, il n’était plus soutenable que la Terre de Wrangell fît partie du Groënland, et il était évident, comme on l’a démontré plus tard, que cette terre n’est qu’une île.»

Dès que le danger qu’on avait couru le 19 et les jours suivants fut passé, la tranquillité se rétablit à bord, et chacun reprit ses occupations ordinaires.

«Le 1er février au matin, dit M. Newcomb, un de nos chasseurs indiens me rapporta un superbe renard blanc. Comme nous nous trouvions à peu près à égale distance de l’île Herald et de la Terre de Wrangell, et à une cinquantaine de milles des deux, je fus forcé d’en conclure que cet animal est un maraudeur des plus entreprenants.

»Le lendemain matin, la monotonie de notre existence fut troublée par la visite d’un ours monstrueux qui voulut venir à bord. Cet animal se dirigeant droit à la passerelle avec l’intention évidente de monter sur le pont, nos chiens se précipitèrent à sa rencontre pour lui barrer le passage, mais ils durent bien vite battre en retraite. Toutefois maître Bruin paya cher cet excès de témérité, car M. Dunbar, saisissant une carabine l’eut vite dépêché dans l’autre monde en lui logeant une balle dans la tête. Bien que nous ayons eu souvent la visite de ces monstrueux animaux, aucun n’avait poussé l’audace aussi loin. Généralement ils battaient en retraite dès qu’ils nous apercevaient, se bornant à tenir tête aux chiens lorsqu’ils étaient poursuivis de trop près.

»Avec le retour de la lumière, les excursions sur la glace devinrent naturellement plus fréquentes et plus longues; mais ces promenades n’étaient pas toujours sans danger.

»Le 16 février, continue M. Newcomb, je partis à la chasse avec un des Indiens; ne trouvant que de vieilles traces d’ours, nous poussâmes nos recherches assez loin. A la fin il fallut songer au retour, mais quand nous fûmes arrivés à un demi-mille du navire nous trouvâmes notre chemin barré par une crevasse large de quarante pieds, là où quelques heures auparavant nous n’avions pas trouvé le moindre indice de rupture. Nous fûmes donc obligés de chercher un passage ailleurs. Après avoir côtoyé la crevasse pendant plus de trois milles, nous finîmes par arriver à un endroit où nous pûmes la franchir en sautant d’un glaçon sur l’autre et regagner le navire, fort heureux de nous sentir tirés de cette situation embarrassante. Au reste le lecteur pourra s’imaginer les sentiments qui devaient nous animer, lorsqu’il saura que nous avions le vent contraire; qu’à cette époque le jour dure quelques heures seulement; que la crevasse s’élargissait sans cesse, et enfin que la température était à 45° Fahrenheit. Par exception à la règle, la température remonta, il est vrai, le lendemain, à 35°, mais ce brusque changement fut accompagné d’une tempête pendant laquelle le vent soufflait par rafales avec une vitesse de quarante-cinq milles à l’heure, emportant avec lui des tourbillons épais d’une neige aveuglante que personne n’aurait bravé impunément.»

Le 22 février, jour anniversaire de la naissance de Franklin, on fit la toilette du navire: tous ses mâts furent pavoisés, absolument comme si nous nous fussions trouvés dans un port d’Amérique. Le drapeau national flottait à l’avant et au sommet du grand mât, tandis que le pavillon du commandant se déployait au sommet de la misaine.

Le relevé de nos sondes, pendant toute cette saison, nous donnait une moyenne de trente-trois brasses avec fond de boue.

Les glaces que nous mesurâmes en plusieurs occasions nous donnèrent 8 pieds comme épaisseur moyenne pour celle de l’année; un glaçon qui venait de se détacher nous donna 10.

Ce fut dans le courant de février que nous eûmes la plus basse température que nous ayons éprouvée— -58° Fahrenheit. Du reste, la température était extrêmement variable pendant la journée.

Les mois de mars et d’avril se passèrent sans incidents bien remarquables. Nous fûmes cependant surpris de ne ressentir en mars aucune de ces rafales de vent entremêlées de neige, qui sont si fréquentes à cette époque sous d’autres latitudes.

En avril, le naturaliste de l’expédition prit un moineau et une alouette des côtes. Nous nous attendions à voir des bandes d’oies et d’autres sauvagines à l’époque du passage du printemps, mais nous fûmes déçus dans cette espérance. Aucun de ces oiseaux ne se montra; seul un malheureux eider mâle vint tomber, épuisé, auprès du navire, où il fut pris.

«Le 1er mai, dit M. Newcomb, j’aperçus le premier goëland que nous vîmes cette année-là; c’était une mouette tachetée, qui vint passer à quelque distance du vaisseau. Un peu plus tard je tuai plusieurs pingouins et quelques guillemots. J’en vis un plus grand nombre d’autres, qui, tous, se dirigeaient vers l’ouest, ce qui me fit soupçonner l’existence d’une terre dans cette direction, où ces oiseaux allaient nicher.»

A cette époque nous faisions de longues excursions sur la glace pendant lesquelles nous trouvions souvent quantité de coquilles de moules, et de boue, ce qui indiquait évidemment que le banc de glace qui nous entraînait avait été en contact avec la terre, ou quelque bas-fond. Souvent aussi les chasseurs rapportaient de petits morceaux de bois; l’un d’eux revint même un jour avec une tête de morue; il avait aussi trouvé une substance ayant beaucoup d’analogie avec le blanc de baleine.

Le 3 mai, un vent frais se mit à souffler du sud-est, et le navire fut entraîné d’un mouvement uniforme et rapide vers le nord-ouest. M. Collins nous prédit alors, et nous répéta à plusieurs reprises, que si les vents de cette direction continuaient à souffler jusqu’au commencement de juin, nous aurions, dans le courant de ce dernier mois, des vents du nord-ouest qui viendraient rétablir l’équilibre. Cette prédiction se confirma complétement, car pendant le mois de juin, nous fîmes en sens inverse le chemin que nous avions parcouru en mai.

Il faisait assez jour au milieu de mai, à minuit, dans notre cabine, pour qu’on puisse lire sans le secours des lampes.

Nous commençâmes les draguages le 1er juin, et nous ramenâmes ce jour-là du fond de l’eau des astéries et un petit mollusque bivalve.

Le 4 juillet, jour anniversaire de la déclaration d’indépendance, la Jeannette prit de nouveau un air de fête, et tous ses mâts furent pavoisés comme le 22 février.

La neige avait fini de disparaître vers le milieu de juin, laissant de larges flaques d’eau à la surface de la plaine de glace qui nous entourait. Celle-ci avait alors une teinte bleu-verdâtre, et était devenue de la dureté du cristal. Aussi l’intervalle qui sépare la date du 15 juin de celle du 15 juillet était regardé par beaucoup d’entre nous, comme le plus propice pour les excursions. Néanmoins ce point était fort controversé et des discussions interminables s’élevèrent à ce sujet entre les gens les plus experts en la matière, parmi lesquels il faut citer notre pilote de glace, M. Dunbar, qui avait fait de nombreux voyages dans les parages de la baie de Baffin.

Quoiqu’il en soit, nous eûmes pendant la plus grande partie de l’été un temps gris et brumeux. Heureusement nous n’avions pas le moindre souffle de vent, mais souvent l’humidité, le brouillard et le froid étaient tels que nous étions glacés jusqu’aux os. On eût dit que la glace, en se fondant, absorbait toute la chaleur du soleil. Nous ne pouvions néanmoins nous résoudre à faire du feu comme en hiver, dans la crainte de faire une trop large brêche à notre provision de charbon.

La glace était alors divisée par un nombre considérable de crevasses qui rayonnaient autour du navire; mais aucune d’elle n’avait une direction assez définie, pour nous offrir quelque chance de trouver un passage.

En outre, la Jeannette était si solidement encastrée dans son glaçon, qu’une cargaison entière de matières explosibles n’eût produit aucun effet appréciable pour la dégager. Cependant notre premier lieutenant, M. Chipp, qui avait été attaché au département des torpilles à l’arsenal maritime, avait préparé plusieurs de ces engins pour s’en servir si une occasion favorable pour délivrer le vaisseau s’était présentée. Malheureusement cette occasion ne se présenta jamais.

Pendant tout l’été nous n’eûmes qu’une seule période de beau temps: ce fut au mois de juillet; pendant une quinzaine de jours le ciel resta pur. La température était alors agréable, le thermomètre marquait quelquefois 40° Fahr., et nous trouvions qu’il faisait chaud. Les chiens recherchaient l’ombre du navire pour se coucher à l’abri des rayons du soleil.

Le 25 juillet, l’Indien Anequin tua un phoque barbu, le seul dont nous ayons pu nous emparer pendant toute la durée de l’expédition; c’était un superbe spécimen de l’espèce; sa peau nous fournit d’excellentes semelles pour nos mocassins, et sa chair une nourriture abondante et d’assez bon goût. On trouva dans son estomac des vers qui avaient beaucoup d’analogie avec l’Ascaris lombroïdes de l’homme. Nos collections d’histoire naturelle s’enrichirent aussi de quelques oiseaux rares, tués par M. Collins et le lieutenant Chipp. On tua, en outre, un nombre assez considérable d’autres oiseaux, particulièrement des phalaropes et des guillemots, lesquels étaient toujours les bienvenus sur notre table. D’ailleurs, pendant toute cette année-là, nous tuâmes encore suffisamment de gibier pour notre consommation et pour fournir des vêtements de peau de phoque à tous les gens de l’équipage; mais pour cela il fallut que nos chasseurs parcourussent de vastes espaces, car le gibier est fort rare dans les parages où nous nous trouvions, comme dans toute cette région. Aussi que de fois n’eus-je pas l’occasion d’entendre critiquer les assertions de l’auteur du The Threshold of the Unknown Regions, qui dépeint la partie de l’Océan Arctique au nord de la Sibérie, comme regorgeant de gibier, et entrecoupées de nombreuses Polynias navigables.

L’espèce de phoque que nous rencontrions le plus communément était celle dénommée par Lamotte Flock-Rat,—le rat des glaces.—C’est un animal d’une soixantaine de livres, donnant environ trente livres de chair nette. Celle-ci était rien moins qu’agréable au goût, et il fallait être véritablement philosophe pour se résoudre à la manger. Cependant rôtie et froide elle est préférable. Sa peau, servait aux matelots pour faire des bottes ou des pantalons. Il semble assez extraordinaire qu’on ait trouvé des débris fossiles de cette espèce dans les montagnes d’Écosse, comme l’affirme Lamotte.

Les walrus ou morses étaient beaucoup plus rares, et nous n’en pûmes tuer que six, car l’eau était trop profonde pour ces cétacés qui ne se hasardent guère sur des fonds de plus de quinze brasses. Ceux qui tombèrent en notre pouvoir fournirent une excellente nourriture pour nos chiens, et notre cuisinier chinois avait aussi un faible pour les sauces aux walrus.

«Quelques-uns de ces amphibies, dit M. Newcomb, présentaient cette particularité que l’une de leurs défenses, celle du côté gauche, est plus grosse et plus longue que celle du côté droit. En outre, les dents de la mâchoire supérieure étaient beaucoup plus usées que celles d’en bas. Je remarquai un de ces animaux dont la mâchoire inférieure était aussi beaucoup plus développée d’un côté. Jusqu’ici on a considéré, je crois, comme douteux que le walrus soit carnivore. Sans entrer dans aucune discussion à ce sujet, je dirai cependant que j’ai trouvé dans l’estomac d’un de ces animaux, tué par l’Indien Alexis, des morceaux de la peau d’un jeune phoque barbu.»

Parmi les espèces de gibier qui fournirent le plus de viande fraîche à l’équipage prisonnier, pendant la première année de sa détention, il faut citer l’ours polaire. Dans cette année-là, en effet, les gens de la Jeannette en tuèrent un plus grand nombre que pendant le reste du temps qu’ils demeurèrent dans l’Arctique. «Mais, dit le lieutenant Danenhower, la chair de cet animal, comme celle du phoque, ne constitue pas, quoiqu’on en dise, un mets exquis, et il faut être véritablement privé de toute autre espèce de chair fraîche pour se résoudre à en manger. Ce fut principalement au printemps que nos chasseurs furent heureux à la poursuite de ces animaux. En été, il était extrêmement difficile de s’en emparer, car dès qu’ils nous voyaient, lors même qu’ils étaient blessés, il battaient immédiatement en retraite, et trouvaient toujours facilement un refuge dans les nombreuses crevasses qui sillonnaient la croute de glace. Ils s’y jetaient à la nage et mettaient aussi une barrière infranchissable entre eux et ceux qui les poursuivaient.

»Pendant les temps brumeux et humides, ces animaux étaient beaucoup plus audacieux et s’approchaient à une assez faible distance du navire. Un jour même une ourse, avec ses deux petits, s’aventura jusqu’à quatre cents mètres de celui-ci, du côté de tribord. Heureusement, les chiens, qui étaient logés du côté de babord, ne pouvaient l’éventer. De sorte qu’une troupe de tireurs put s’organiser avec calme sur la poupe. Pendant ce temps-là, je surveillais les trois animaux par un sabord, d’où il m’était plus facile de les voir que du pont, où le brouillard m’eût obstrué la vue. C’était un joli coup d’œil que cette mère et ses deux petits s’avançant lentement et avec précaution, quoique, dans leur démarche, tout annonçât plutôt l’étonnement que la crainte. Enfin, quand tout fut prêt, j’entendis le capitaine dire:

»—Croyez-vous qu’ils soient arrivés à deux cent cinquante mètres?

»Sans doute la réponse fut affirmative, car immédiatement après j’entendis de nouveau le capitaine ajouter:

»—Visez à deux cent cinquante mètres et attention au commandement..... feu!

»Une décharge de six coups de fusil succéda à ce commandement. Les ours chancelèrent et firent plusieurs tours sur eux-mêmes; et déjà je les voyais orner notre garde-manger; mais j’eus la surprise de les voir prendre leur course et s’enfuir au galop. Naturellement, l’alerte donnée, les chiens se mirent à leur poursuite; toutefois, les ours avaient trop d’avance; ils parvinrent à une crevasse où ils se jetèrent à la nage et s’échappèrent. Cependant les gouttes de sang qu’on trouva sur la glace prouvaient assez que toutes les balles n’avaient pas été perdues. Au reste l’ourse était tombée plusieurs fois.

»Il était curieux de la voir pendant sa fuite chasser ses deux oursons devant elle et manifester son impatience quand ils n’allaient pas assez vite.

»En outre des animaux que je viens de citer, nous avions encore dans la mer une autre source pour alimenter notre cuisine. Il est vrai, les parages où nous nous trouvions étaient peu poissonneux, mais, pendant la courte saison d’été de ces régions, nous prîmes assez fréquemment une espèce de morue longue seulement de six pouces.

»L’été fut naturellement l’époque des excursions, soit sur la glace, soit en canot. Le capitaine affectionnait surtout ce genre de divertissement, qui, un jour, faillit lui être funeste. Il était parti seul, dans le Dingy, sans emporter aucune arme, et suivait tranquillement les méandres formés par les crevasses de la glace, lorsque tout-à-coup, il se trouva nez à nez avec un ours qu’il n’avait point aperçu au milieu du brouillard. Celui-ci était assis majestueusement sur le bord d’un glaçon et suivait tous ses mouvements. Naturellement le lieutenant de Long, en apercevant son vis-à-vis, s’empressa de changer de direction et de battre en retraite.

»Dans l’après-midi du 3 août, nous fûmes témoins d’un phénomène curieux; le navire fut subitement enveloppé d’un brouillard noirâtre ayant une forte odeur de fumée. D’où provenait ce brouillard? C’est là une question que je ne chercherai point à élucider; je me bornerai donc à signaler le fait, laissant à d’autres le soin de l’expliquer.

»La migration annuelle des oiseaux commença les premiers jours de septembre. Ce furent principalement des phalaropes que nous vîmes à cette époque. Ordinairement ils étaient par bandes de six ou huit, mais ne s’arrêtaient que rarement dans notre voisinage. Presque toutes ces bandes allaient du nord-est au sud-ouest.

»Notre première année de détention touchait à sa fin, et l’expérience que nous venions de faire dans les parages où nous nous trouvions, nous avait amenés à conclure que le mouvement général des glaces était dû principalement à la force des vents dont la résultante suivait une ligne allant du sud-est au nord-ouest. Nous étions même arrivés à émettre l’opinion que la région polaire était recouverte d’une immense calotte de glace animée d’un mouvement de rotation lent et général de gauche à droite autour d’un axe passant par le pôle et sur les bords de laquelle les glaces flottantes suivaient une direction qui variait avec les segments. Dans cette hypothèse, la Terre de Wrangell devait contrarier constamment le mouvement des glaces des segments nord et est, de sorte qu’il en résultait une lutte constante entre cette île et la solide phalange du nord-est.

»En outre, les millions d’hectares de glace qui, chaque année, comme on le sait se pressent dans le canal Robeson, ou passent entre le Groënland et l’Islande devaient se détacher en vertu de la force centrifuge de cette calotte de glace, qu’une des branches du Gulf-Stream vient attaquer sur les bords du Spitzberg en faisant ressentir son influence jusqu’au cap nord de l’Asie. Le mouvement général de cette calotte doit être très lent, tandis que la vitesse des mouvements secondaires dépendait naturellement de la profondeur des eaux de l’océan et du voisinage des terres. Près de l’ouverture de leurs déversoirs naturels, ces derniers devaient être très rapides.

»En outre de cette théorie du mouvement des glaces, j’avais encore une ample matière offerte à mes méditations. En effet, Melville ayant analysé toutes les données qu’on pouvait tirer des rapports faits au bureau d’hydrographie et des ouvrages relatifs à l’Océan Arctique, marqua sur une carte circumpolaire les différents courants signalés par les navigateurs, aussi bien que ceux dont l’existence avait été mise en avant dans les théories soutenues par les grands géographes. Ces données furent pour nous un objet d’études constantes à la suite desquelles nous arrivâmes tous les deux à la conviction que si le navire pouvait résister assez longtemps à la pression des glaces, il serait entraîné entre le Spitzberg et l’île de l’Ours, et débarquerait dans l’Océan Atlantique. Sans doute il lui faudrait remonter à une très haute latitude, dont le degré dépendrait toutefois de l’influence exercée par la Terre de François-Joseph sur le mouvement des glaces. Si celles-ci étaient entraînées au sud-est de cette terre, la Jeannette devrait y rencontrer un mouvement secondaire très rapide, dans la direction du sud-ouest, à cause de la barrière opposée aux glaces par cette terre; si, au contraire elles étaient entraînées au nord, la banquise aurait à incliner sa marche vers le pôle, et dans ce cas on atteindrait une très haute latitude, pourvu qu’il n’existât pas de continent polaire.

»Nous avions aussi envisagé l’hypothèse où nous serions entraînés le long de la côte occidentale de la Terre de Wrangel. Dans ce cas, nous entrevoyions la possibilité de nous dégager nous-mêmes.

»Suivant mon opinion, si nous étions entrés dans les glaces à deux cents milles plus à l’est, nous eussions été portés sur les côtes de la Terre du Prince-Patrick; c’est, en effet, dans cette direction que Collinson trouva la plus grande profondeur. Il lui arriva même de ne pas trouver de fond avec une sonde de cent trente-trois brasses.

»La moindre profondeur que nous ayons rencontrée sur tout le parcours accompli pendant notre première année de dérive, fut celle de dix-sept brasses, tandis que la plus grande ne dépassa pas soixante. Celle que nous avons rencontrée le plus fréquemment était celle de trente brasses avec un fond d’une uniformité extraordinaire, composé de boue bleuâtre, quelquefois d’argile, et de fragments d’une substance à laquelle nous attribuâmes une origine météorique. Ces fragments rappelaient pour la forme et la couleur de minces tranches de pommes de terre frites.

»Au commencement de septembre 1880, nous nous croyions presque certains d’être encore entraînés dans la direction du nord-ouest pendant tout le cours de l’année suivante. M. Dunbar nous avait appris, en effet, que les débris des baleiniers détruits, au nord du détroit de Behring, avaient été portés sur l’île Herald; nous savions que le navire Gratitude avait été entraîné de ce côté: c’était donc là des indices de l’existence d’un courant dans cette direction. Il est vrai nous n’en avions point d’autres preuves, à moins d’attribuer aux bancs et aux bas-fonds qui existent dans le voisinage de l’île Herald la même origine qu’au grand banc de Terre-Neuve, lequel, comme on le sait, est formé de matières terreuses apportées par les glaces.

»Toutefois nous ignorions l’influence que pouvaient exercer sur les courants de cette région le cap nord et les côtes qui l’avoisinent; or, l’angle formé par ce cap peut en avoir une considérable.

»A ce moment le navire était solidement encastré dans une nappe de glace d’environ huit pieds d’épaisseur; d’énormes blocs s’étaient glissés sous la quille et la tenaient soulevée d’un degré environ à l’une de ses extrémités; d’un autre côté le navire tout entier était incliné à tribord de deux degrés environ; mais il était si solidement maintenu dans cette position par son gigantesque étau, que chaque coup de marteau donné par le forgeron sur son enclume faisait vibrer tous les agrès. Il est vrai ceux-ci étaient assez mal tendus, car au commencement de l’hiver précédent on avait eu soin de mollir toutes les manœuvres, et, sous l’action du froid, le fil de fer dont celles-ci étaient composées avait subi une contraction énorme. En outre, les glaçons s’étaient amoncelés autour du navire, où ils constituaient de véritables monticules; de sorte qu’autour de nous régnait une barrière presque infranchissable, dont l’imagination aurait peine à se former une idée tant était grande la confusion de tous ces blocs superposés. On eût dit l’emblême du chaos.

»Un peu plus tard, les glaçons se ressoudèrent sous l’influence du froid, et les excursions devinrent plus faciles, car il tomba relativement peu de neige, et quand il en tombait, elle était immédiatement balayée par le vent. Mais, chose curieuse, cette neige, en passant sur la glace, acquérait un tel degré de salure qu’il était impossible de s’en servir pour la cuisine.

»Le temps était venu de préparer les quartiers d’hiver. Il fallait s’apprêter à passer une seconde fois cette longue nuit de trois mois que l’expérience de l’année précédente nous avait appris à considérer comme la plus terrible de nos épreuves. Nous l’envisagions froidement, mais non sans inquiétude. Nous savions, en effet, que pendant cette longue période de ténèbres, nous pouvions à tout instant être jetés sur la glace et nous trouver sans asile, exposés aux rigueurs de l’Océan Arctique. Le moral de tout le monde était excellent, mais pendant l’hiver précédent, nous avions pu remarquer une certaine surexcitation d’esprit, qui ne laissait pas de nous préoccuper. Enfin, nous savions que le capitaine était un partisan déclaré des excursions d’automne; il avait manifesté, en outre, à plusieurs reprises, la ferme résolution de ne pas abandonner son navire tant qu’il resterait une livre de provisions à bord. Pour tous, c’était donc encore une année entière qu’il nous faudrait passer au milieu des glaces.

»Telles étaient les couleurs assez sombres sous lesquelles l’avenir se présentait à nous, lorsque nous commençâmes, pour la seconde fois, nos préparatifs d’hivernage.»


Chargement de la publicité...