L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2: ouvrage composé des documents reçus par le 'New-York Herald' de 1878 à 1882
CHAPITRE X.
D’Irkoutsk à Yakoutsk.
Les dangers d’un voyage en traîneau sur la Léna.—Un exemple de rapidité extraordinaire sur cette route.—Voyages d’aujourd’hui et voyages d’autrefois sur ce fleuve.—Voyage de John Dundas Cochrane.—Autres voyages remarquables sur la Léna.—Les habitants des rives de la Léna.—Descendants des criminels exilés sur les bords de ce fleuve.—Châtiments des récidivistes.—Les Yakoutes.—Nombre considérable de goîtreux.—Cause de cette infirmité.—Les Mammouths.—Nous sommes obligés de prendre la route d’été.—Voyage dans la forêt.—Charme d’un pareil voyage.—Un accident.—Vitimsk, tête de station de bateaux à vapeur.—Avenir du commerce de la Léna—Essais infructueux du professeur Nordenskjold avec le vapeur Léna.—Thèse de M. Nordenskjold, sur la possibilité d’établir des relations commerciales avec la Sibérie.—Les véritables chemins commerciaux de l’avenir.—Les Skopzi sur la Léna.—Yakoutsk.
Yakoutsk (Sibérie orientale), 29 mars 1882.
En feuilletant mon carnet, je trouve que la distance parcourue depuis mon départ d’Orenbourg, atteint presque sept mille verstes, ou environ 4,500 milles, et comme jusqu’à présent on n’a reçu aucune nouvelle de Melville, j’ai encore à parcourir mille deux cents verstes avant d’atteindre l’embouchure de la Léna, et la région où l’on recherche de Long et ses compagnons. On peut se former une idée de la largeur de la terre, rien qu’en pensant à la distance énorme qui existe entre New-York et Yakoustk, et si je poursuivais ma route à l’est, cinq cents milles plus loin, j’arriverais près de l’Océan Pacifique, où, ma mission terminée, je serais aussi heureux qu’un esclave auquel on vient de donner la liberté. De ces derniers quatorze jours de mon voyage, j’en ai passé au moins les quatre cinquièmes en traîneau et suivi le cours de la Léna depuis sa source. Le reste s’est accompli par des chemins de traverse, pour éviter les coudes sinueux du fleuve, ou par des routes d’été à travers les forêts, quand la glace ne permettait pas de voyager avec sécurité.
N’allez pas croire qu’un voyage en traîneau, sur la Léna, soit absolument commode et sans danger, surtout à cette époque de l’année, où le soleil augmentant d’intensité tous les jours, commence à fondre les neiges qui descendent des montagnes et couvrent la surface du fleuve sur des espaces énormes. Souvent aussi les courants d’eau chaude fondent la glace, et la rendent incapable de pouvoir supporter le poids d’un traîneau.
Maintes fois je me suis tenu debout sur le bord de mon véhicule prêt à sauter, si chevaux et traîneau disparaissaient dans le torrent. L’eau résultant du dégel était parfois si profonde que les conducteurs refusaient de s’aventurer sur le chemin ou sur les rivières glacées, en dépit des plus larges offres d’argent de thé (pourboire). A peine voulaient-ils partir quand le froid de la nuit avait rendu praticables les chemins trop dangereux pendant la journée.
Les premiers jours du voyage, il me semblait avoir envahi le royaume de Kühleborn, le joyeux tuteur de la fée Ondine, et que celui-ci s’opposait à mon voyage, vers le nord, et me barrait le passage. Tel est le moyen que le vieux dieu fluvial adopta pour empêcher le jeune prince d’enlever la belle princesse sans âme, le jour de son mariage.
Mais une fois les premières mille verstes accomplies, le vieux dieu fluvial sembla hésiter à braconner sur le territoire du roi des glaces et l’on me dit qu’il fallait encore marcher cinquante jours avant de tomber dans son empire situé au nord du fleuve et s’étendant jusqu’à l’Océan Glacial.
Or, comme mon chemin était dorénavant par voie de terre, de Verschoyansk à Boulouni, je n’eus plus à me soucier des caprices de Kühleborn, pour quelque temps au moins, mais alors commencèrent les difficultés réelles du voyage: chevaux et routes disparaissent, quand le voyageur atteint Aldan, situé à deux cents verstes au nord. De là, à Boulouni, le voyage se fait en traîneau attelé de rennes; plus loin, les chiens seuls sont disponibles pour traîner. Fort heureusement pour moi, le général Tchernaieff, un maître en courtoisie parmi les gouverneurs de la Sibérie, avait envoyé au-devant de moi l’ispravnik de Yakoutsk avec ordre de tenir prêt, lorsque je passerais, des traîneaux et des rennes qui devaient me faciliter autant que possible le voyage fait dans les circonstances actuelles.
Le voyage d’Irkoutsk à Yakoutsk, se fait en douze à quatorze jours, lorsque les routes sont bonnes. On peut parcourir en moyenne, en marchant bien, deux cents verstes ou cent trente milles par jour.
J’ai mis quatorze jours, compris les délais innombrables occasionnés par les conducteurs qui attendaient que l’eau provenant de la fonte des neiges fût gelée, ou qui versaient le traîneau sur les bancs de neige, pendant la nuit. Une cause qui contribua aussi à nous retarder pendant les deux premiers jours c’est que nous fûmes obligés de passer sur des routes dépourvues de neige, ce qui rend la marche des traîneaux lente et difficile. On raconte qu’un officier, attaché à l’état-major du gouverneur général d’Irkoutsk et qui portait la nouvelle de l’assassinat du feu czar, a fait le voyage d’Irkoutsk à Yakoutsk en six jours, et effectué aussi son retour en ce court et incroyable espace de temps. Il prenait, il est vrai, ses repas en traîneau, et accablait de coups de cravaches chevaux et conducteurs, quand la vitesse semblait se ralentir. En un endroit, peu s’en fallut même qu’il ne continuât point son chemin. Les Yemschiks, refusant de se laisser maltraiter de la sorte, ameutèrent tous les paysans d’un village et proférèrent contre lui des menaces de mort. L’officier se vit forcé de montrer son revolver pour se défendre. Il est plus que probable que s’il n’avait pas informé la populace de l’importante nouvelle dont il était porteur, elle ne l’eût pas laissé continuer son chemin.
Ce voyage en traîneau est probablement sans égal, c’est le plus rapide qui soit connu (quatre cent cinquante verstes, soit 300 milles par jour.)
La malle russe met seize jours pour faire le chemin entre les deux capitales, quand les routes de glace sont en bon état. Au printemps, quand on est forcé de prendre les routes des montagnes pour éviter les chemins inondés, près d’un fleuve, la malle est souvent six semaines en route. En été on peut faire ce trajet entier en bateau, excepté toutefois sur une distance de cent cinquante verstes d’Irkoutsk à Kashugskoë. Il y a quelquefois aussi un service à vapeur jusqu’à Yakoutsk et à 1,300 verstes plus loin. En hiver, les traîneaux seuls sont possibles.
La Léna prend sa source dans les montagnes situées au nord-est et tout près du lac Baïkal. On peut la parcourir en traîneau, à partir de Kashugskoë, la première station avant d’arriver à Verkolensk, qui est à peu près à deux cent cinquante verstes d’Irkoutsk. Cette partie de voyage présenta pour moi plus de difficultés que le reste du trajet, la neige étant fondue, les chevaux n’en pouvaient plus à force de tirer les traîneaux sur la terre nue. A Kashugskoë commençait le chemin fait pour les traîneaux. La Léna, à cet endroit, est large de près de trois cents mètres, et le courant y est extrêmement rapide.
La première ville importante est Verkolensk, qui a mille habitants et, comme capitale de l’Uyezd, est gouvernée par un ispravnik, chez qui j’ai obtenu un permis de réquisitionner, en cas de besoin, les chevaux des particuliers.
Mille verstes plus loin, je trouvai Kirensk, ville importante, et tête de station des bateaux à vapeur. Là, la Léna reçoit comme tributaire la Vitim et poursuit son cours considérablement augmenté.
Encore 450 verstes, et l’on atteint Noktuish, d’où une route plus directe mène à l’embouchure de la Léna, par Ghigansk et plus courte de mille verstes que celle d’Yakoutsk.
J’aurais donc désiré prendre cette route, mais comme il était possible que je reçusse des nouvelles de Melville à Yakoutsk, il ne m’a pas semblé prudent de suivre ce chemin, plus court cependant.
Plus loin, à 250 verstes environ, se trouve Oleminsk, ville de 500 habitants. La Léna reçoit en cet endroit l’Olekma, qui prend sa source près de l’Amur et atteint alors une largeur de deux à trois milles. Enfin on arrive à Yakoutsk après un trajet de 650 verstes.
Yakoutsk est l’ancienne capitale de la province de ce nom. Je dis ancienne, car c’est en l’an 1532 que les Cosaques, descendants du fameux Yermak, et vainqueurs de la Sibérie, s’établirent solidement à l’endroit où se trouve maintenant Yakoutsk.
Les voyages sur la Léna s’accomplissent aujourd’hui avec une facilité relative; les stations de poste étant installées à 15 ou 20 verstes les unes des autres, et leur nombre étant à peu près de 120 entre Irkoutsk et Yakoutsk. On peut s’y procurer des chevaux et de la nourriture composée de pain noir, de viande, une fois par semaine, de lait quelquefois, mais d’œufs jamais.
Autrefois, sans doute les voyageurs n’avaient pas autant de ressources à leur disposition, lorsque ces hameaux d’exilés n’existaient pas sur la route. Et, en recherchant dans les chroniques d’explorations géographiques et scientifiques, on peut cependant y voir ce voyage accompli plusieurs fois. Il y eut d’abord, en 1820, un capitaine de l’armée anglaise John Dundas Cochrane, qui entreprit de faire le tour du monde à pied et autant que possible par la voie de terre. Son intention était de passer de l’Asie septentrionale en Amérique par le détroit de Behring et de suivre la côte de l’Océan Glacial le long de l’Amérique du nord, par terre, en même temps que le capitaine Parry essayait d’accomplir ce voyage par mer. Ce courageux officier fit son voyage d’une façon tellement économique qu’il ne dépensa qu’une guinée de Moscou à Irkoutsk. De ce point, accompagné par un Cosaque, il alla en traîneau jusqu’à la Léna, qu’il descendit en personne, accompagné de deux hommes, et aborda non loin de Yakoutsk.
L’hiver approchant, il fut obligé de monter à cheval, et dut même faire un long trajet à pied avant d’atteindre Yakoutsk.
De là, Cochrane s’avança vers le nord-est, jusqu’aux bords de l’Océan Glacial, et arriva à Okhotsk, ayant passé par une route des plus difficiles. Après avoir visité le Kamtchatka, où il épousa une femme du pays, il revint à Okhotsk, et de là traversa, avec sa femme, les monts Aldan, poussa jusqu’à Yakoutsk et suivit la Léna jusqu’à Irkoutsk.
Un autre voyageur anglais, Sr S.-S. Hill, descendit la Léna au printemps de 1848, accompagné par un négociant russe; tous deux allèrent à Yakoutsk en vingt et un jours.
M. Adolphe Ermann, qui accompagnait le professeur Hausteen, parti pour faire des observations magnétiques en Sibérie, fit le même trajet en vingt jours pendant l’hiver. On considérait à cette époque ces voyages comme très périlleux, et, pour cela, très remarquables.
Aujourd’hui cependant, un voyage sur les glaces de la Léna ne présente plus autant de danger, mais il est d’une monotonie très grande. La Léna est probablement le fleuve le moins curieux de tous les cours d’eau de la Sibérie; n’ayant aucun attrait caractéristique ou pittoresque à sa source, et la population de ses rives étant composée d’habitants moins intelligents que des sauvages. Ces naturels descendent de criminels envoyés dans ces contrées. Ce n’est qu’en arrivant aux régions habitées par les Yakoutes, que l’aspect du pays semble plus animé. Quelquefois, dans une douzaine de hameaux, à peine rencontre-t-on une seule figure qui ne soit pas repoussante, et encore porte-t-elle la trace d’une descendance plus élevée, venant certainement de quelque malheureux prisonnier politique condamné à passer sa vie au milieu de ce peuple, qui aura laissé un gage d’affection parmi les sordides habitants de ces villages isolés de la Léna. C’est là où tout ce qui se commet de crimes en Russie est emmagasiné pour l’avenir de la Sibérie.
L’étude de l’espèce humaine sur la Léna serait, j’en suis convaincu, un sujet intéressant pour un psychologue, voire même pour les disciples de Darwin.
Il n’y a que pour ce pays que la loi soit erronée, quand elle dit que le plus habile seulement survivra. Et quand les autorités russes d’Europe eurent envoyé de leur pays, sur les bords de la Léna le plus dépravé, le plus incapable de l’espèce, cet homme moralement et physiquement pourri, pensant qu’il s’y régénérerait et deviendrait tout autre, elles ne réussirent qu’à transmettre à toute une race, l’aspect dégradé et sordide et, la haine contre le restant de l’humanité en général, de son premier fondateur.
Un observateur, doublé d’un savant, trouverait que les habitants des divers villages, ne se ressemblent pas, et montrent autant de différence, avec leur aspect de chiens hargneux, qu’il en existe entre les Yakoutes et les Buriates, et entre ces deux derniers et les Russes. Il m’a semblé que chaque hameau contenait les descendants d’un cru ou d’une année particulière de crimes, et que, de même que pour les crus de vins, il y a des années de bonne et de mauvaise récolte, de même pour le crime, il y a des époques où prédominent certaines catégories de crimes.
Naturellement tous ces hameaux n’ont pas été établis en une seule année; il y a 350 ans que les premiers Cosaques ont visité ce pays; en admettant que les colonies pénitentiaires, ne datent que de ce siècle, il y a encore de quoi fournir un nombre suffisant de données, pour qu’un psychologue puisse en tirer des conclusions définitives.
Ces villages, composés du rebut de l’humanité, ont attiré mon attention la veille de mon arrivée à Kirensk. Jusqu’alors, nous avions traversé le pays habité par les Buriates, qui sont des Mongols de race pure, et, à ce titre, extrêmement laids. Ils ne sont qu’à demi civilisés. Mais près de Kirensk, les hameaux russes recommencent, et alors on voit ces types de figures laides, ignorantes, abruties ou craintives, aux cheveux plats, à la barbe grise ébouriffée, qui portent comme la preuve tacite que leurs instincts d’homme, ont été arrêtés dans leur développement, ou qu’ils ont reçus de leurs parents, les signes caractéristiques d’une âme basse et dépravée. Il existe sur la route un village nommé Pianofsky. Qu’on ne fasse pas de confusion; il ne s’agit nullement ici de descendants des pianistes exilés de la Russie d’Europe pour crimes politiques: le mot russe «Pian» signifie ivre et Pianofsky veut dire: «village d’ivrognes.»
Je me souviens encore d’avoir traversé un autre village, sur la rive droite du fleuve, dont les habitants m’ont laissé l’impression de voleurs à la tire, tant ils avaient l’air effrayé et prêts à se sauver. Ils ne nous ont, d’ailleurs, rien volé, à l’exception d’une peau de renne. En règle générale, le vol n’est pas fréquent le long de la Léna, les populations étant fort bien surveillées par les autorités. En cas de crime, les coupables sont envoyés plus au nord, où la vie est encore plus insupportable que sur la Léna. Ainsi, quand un criminel est saisi à Irkoutsk, on l’envoie à Yakoutsk, de même que, si un habitant de l’Angara est reconnu coupable de vol ou de meurtre, on le déporte en Saghalien. Aussi, la crainte d’un sort plus mauvais suffit à rendre un voyage sûr et plus sûr même dans ce pays que dans les quartiers malfamés de nos grandes cités.
A 400 milles avant Yakoutsk, les colonies russes cessent, et les villages sont habités par les Yakoutes, peuple laborieux et obligeant, quoique aussi laid qu’il soit possible de l’être. Chez eux, un voyageur trouve beaucoup de bonne volonté et d’énergie; les paysans sont polis et respectueux, et beaucoup plus prompts à vous venir en aide que les criminels russes. Toutefois, la meilleure classe des habitants sur la Léna se trouve dans les villages fondés par les Russes et les Yakoutes réunis. Le croisement des deux races a produit une génération d’hommes d’un caractère plus élevé. Parfois les métis sont même assez jolis. Je vis plusieurs petites figures d’enfants, presque entièrement cachées sous leur capuchon de fourrure, qui eussent pu servir de modèle à Kate Greenaway. Quelques-uns de nos postillons étaient positivement beaux, avec leurs joues rouges et leurs dents magnifiques. Dans ces villages, le penchant des Russes pour le crime, n’existe presque plus, les qualités naturelles du sauvage l’ont remplacé. Non pas que les Yakoutes soient tous de petits saints, mais ils forment, en somme, une race éminemment laborieuse et douce. D’origine mongole, ils appartiennent probablement à des tribus plus habituées à la vie tranquille que leurs voisins, et, à la suite de nombreux conflits, furent expulsés vers le nord, où ils purent s’établir, sans crainte d’être continuellement persécutés.
Ils vécurent alors en paix jusqu’à l’arrivée des premiers Cosaques. Facilement subjugués par ceux-ci, ils adoptèrent des mœurs plus civilisées et s’adonnèrent à l’agriculture.
Leurs colonies sur la Léna, font preuve d’une aisance relative; leurs chevaux et leurs bestiaux sont bien soignés; leurs champs et leurs jardins, clos de grilles en fer, et leurs habitations construites en bois à la russe sont, sinon spacieuses, du moins assez confortables, et, en hiver, assez attrayantes, quand de gros morceaux de bois flambent dans leurs vastes cheminées.
J’avais presque oublié de mentionner le nombre effrayant de goîtreux que l’on voit dans les villages russes. Le goître est une infirmité non-seulement héréditaire ici, mais encore spontanée, et une personne de Vitimsk m’a assuré que des cas se sont présentés, où les personnes atteintes n’étaient pas nées dans le pays.
L’enflure peut au début être traitée avantageusement par l’arnica ou la teinture d’iode, quand l’affection est spontanée; mais quand elle est héréditaire, aucun remède n’est essayé sur la Léna.
Les médecins ont beaucoup écrit sur le goître et sur ses causes, sur lesquelles diverses explications ont été données, sans jamais résoudre la question. Les habitants du pays, attribuent la maladie aux éléments chimiques et minéraux apportés par l’eau des sources venant des montagnes, dont ils s’alimentent. Quant à moi, je ne puis donner aucune explication, sinon que la maladie est cantonnée sur un point déterminé du fleuve. En outre, j’ai remarqué que les villages affectés sont peuplés par les races dégradées dont j’ai parlé plus haut.
Et s’il fallait en croire le professeur Ermann, qui prétend que cette infirmité se cantonne dans les endroits de la vallée du fleuve, où l’air, étant enfermé à un degré exceptionnel, se charge d’humidité, tous les paysans et maîtres de poste en seraient atteints, car ils vivent l’hiver dans des maisons où la température est de beaucoup plus élevée que celle qui règne l’été dans les vallées de la Léna, et dans lesquelles l’air est stagnant et chargé d’impuretés à couper au couteau.
Reste aussi à résoudre la question des restes fossiles du mammouth, qu’on rencontre sur les rives de la Léna inférieure et dans les îles situées au nord dans l’Océan glacial. On suppose que ces animaux n’auraient pas pu subsister dans ces régions où l’on trouve leurs carcasses.
Des hommes de science prétendent que depuis le temps où les mammouths existaient, le climat du nord de la Sibérie est devenu de plus en plus rigoureux; d’autre part, un docteur yakoute m’affirme qu’ayant fait une étude continuelle des changements du climat, il a constaté que les hivers sur la Léna inférieure, c’est-à-dire de Yakoutsk jusqu’à l’embouchure de la Léna, sont beaucoup plus modérés qu’il y a 25 ans.
D’autres savants disent que les corps de ces animaux ont été apportés par les glaces et déposés là où on les trouve après les inondations. Je ne puis, à ce sujet, que vous rapporter une anecdote qui m’a été racontée hier:
Il y a quelques années, une vache se trouvait sur la glace de la Léna, quand survint tout à coup la débâcle, qui l’emporta avant qu’on eût pu la sauver. Elle vogua sur le fleuve, se tenant tranquillement debout sur les glaçons jusqu’à Boulouni. Là, les habitants qui n’avaient jamais vu un animal plus grand qu’un chien ou un renne, furent extrêmement effrayés à la vue de la vache. Ils se mirent à genoux, firent force signes de croix, tant ils avaient peur de la pauvre bête, qui leur semblait être l’incarnation du diable, tandis qu’elle passait tranquillement son chemin vers l’Océan glacial, où vers les îles de la Nouvelle-Sibérie.
Les tiges du bouleau élancé qui croissent en masse au milieu des pins plus robustes étaient couvertes de glaçons, œuvre des fées, et les deux rangées sans limite de têtes de pins, plantés sur une longueur de 1,000 milles, dans la neige, sur la rive du fleuve, étincelaient du givre dont ils s’étaient recouverts la nuit.
En parlant des points dangereux.
J’arrive aux souvenirs les plus agréables du voyage. Les trois ou quatre premiers jours de mon voyage ne se sont pas passés sans incidents personnels. Une semaine plus tard, et il eût été impossible de voyager sur la Léna en traîneau jusqu’à Vitimsk, à cause de l’eau provenant de la fonte des neiges qui descend des montagnes; cette eau, relativement chaude, s’accumule sur quelques points de la surface du fleuve, où elle atteint une profondeur de deux à trois pieds. Pendant la nuit, elle gèle à une épaisseur de deux ou trois pouces, mais dans la journée le dégel survient presque toujours, et alors ces espaces couverts d’eau sont très dangereux à traverser. Il est vrai qu’ils le sont moins qu’ils le paraissent, mais l’eau cache souvent une glace perfide qui n’a presque pas d’épaisseur, et alors traîneaux, chevaux et voyageurs, disparaissent auf immerwiedersehen.
On est donc continuellement forcé de surveiller la surface du fleuve, car la route change de jour en jour, et l’endroit où les yemschiks passaient hier avec confiance, est aujourd’hui devenu impraticable. Entre Govolsk et Basovsk, de même qu’en plusieurs autres endroits, entre Verkolensk et Kirensk, la route est particulièrement mauvaise. De temps en temps les chevaux avaient de l’eau jusqu’aux genoux, quand le traîneau passait à travers la glace à moitié dégelée.
En d’autres endroits, nous dûmes prendre la route d’été, à travers des forêts, en suivant le pied des montagnes, jusqu’à ce que le fleuve redevînt sûr. A Rasovsk, où nous arrivâmes vers minuit, des yemschiks qui revenaient d’une station plus loin, nous conseillèrent de ne pas continuer notre chemin cette nuit-là, nous prévenant qu’il y allait de notre vie. Plus tard, j’eus lieu de regretter de n’avoir pas suivi leur conseil, car nous passâmes une nuit terrible; il nous fallut travailler pendant deux heures pour tirer les traîneaux hors d’un trou.
A Orensk, où nous arrivâmes entre huit et neuf heures du soir, deux yemschiks vinrent encore nous avertir qu’un lac d’eau barrait le chemin au premier village, et que la route d’été était bloquée par la neige. Nous avions fait un long trajet pendant la journée, et ce fut une dure épreuve de rester immobile toute une nuit; mais un vieux dicton dit que «la prudence est pour beaucoup dans le courage»; je me décidai donc à faire une halte, non sans avoir préalablement essayé de tenter les yemschiks en leur offrant chacun cinq roubles pour argent de thé (pourboire); mais ils refusèrent cette somme énorme, d’où je conclus qu’il valait mieux passer la nuit dans la chambre des amis à la station de poste. Le lendemain matin (jeudi), nous nous mîmes en route à cinq heures, et nous vîmes avec plaisir que le froid de la nuit avait réparé les dégâts. En effet, nous ne cassâmes la couche supérieure de la glace que deux fois jusqu’au poste suivant, distant de 20 verstes, ce qui nous fit faire un arrêt d’une heure. Vendredi, il tomba de la neige, et, comme le soleil ne parut pas, nous eûmes une bonne route. Ensuite, jusqu’à la veille de notre arrivée à Vitimsk, nous n’eûmes pas à nous en plaindre, si ce n’est dans un endroit où le fleuve est très étroit et n’a pas plus de trois cents pieds de large. Là, le second traîneau, portant Noros et mon domestique, passa à travers la couche supérieure de glace, et, pour le retirer, il fallut décharger tous les colis. Nous atteignîmes Vitimsk à trois heures de l’après-midi du lundi, c’est-à-dire en sept jours et demi après notre départ d’Irkoutsk et nous étions à moitié chemin de cette ville à Yakoustk.
Nous n’eûmes que trois jours d’arrêt avant d’arriver à Yakoutsk: ce fut quand il s’agit de traverser une petite rivière tributaire de la Léna. Il était six heures du soir, et les yemschiks refusèrent d’avancer avant le lendemain matin. A mon grand regret, nous dûmes rester là toute la nuit, mais le matin, nous vîmes que nous avions échappé à un réel danger, car cette rivière était dégelée jusqu’au fond. A vrai dire elle n’était pas assez profonde pour nous noyer, mais il nous eût fallu abandonner les traîneaux, et perdre ainsi tous nos bagages et toutes nos provisions. On fit alors passer les traîneaux sur la glace qui s’était formée la nuit; pour y arriver, on employa de longues cordes qu’on fit tirer par des paysans et par des chevaux. On fut obligé de faire faire un long détour à ceux-ci pour trouver un endroit assez solide pour les porter.
A partir de ce point, nous prîmes la route d’été à travers la forêt, qui borde les rives du fleuve, jusqu’à Yakoutsk.
Pour voyager en traîneau le long de la Léna, les forêts sont bien préférables à la glace du fleuve pour l’unique raison qu’on est à l’abri du froid et qu’on a l’esprit toujours tenu en éveil par la succession infinie de tableaux que représentent ces forêts pendant l’hiver. La vitesse du train augmente considérablement le plaisir de voyager en traîneau, mais les fleurs de neige et les rochers vous ennuient à la longue, si les chevaux se lassent ou si les yemschiks ne font pas attention et vous versent dans la neige. Dans les sentiers étroits de la forêt vous êtes transporté à travers des vues qui, en été, doivent paraître des morceaux tombés du ciel; on suit des avenues bordées de pins et de cèdres et aussi de mélèze vert de Sibérie. On rencontre de petites colonies, des huttes abandonnées par les paysans yakoutes; souvent aussi on traverse de hautes montagnes ou l’on remonte le cours d’une petite rivière tributaire de la Léna.
Un calme absolu règne dans ces forêts quand les colonies sont désertes et sur la longueur du chemin que j’ai fait, je n’ai vu aucune trace de gibier ni d’animal sauvage, à l’exception de deux ou trois merles qui voltigeaient d’arbre en arbre. La partie la plus pittoresque du voyage fut avant d’arriver à la dernière station qui précède Kirensk, et pendant laquelle nous traversâmes une haute montagne pour éviter un détour du fleuve. La montée se fit avec assez de facilité, mais il fallut descendre presque à pic, par un chemin étroit pendant un mille et demi, qui avait à certains endroits 35 et 40 degrés d’inclinaison. On donna à chaque traîneau un cocher et un postillon supplémentaires, et les patins furent munis d’un frein d’une espèce primitive: c’est une grosse corde qu’on enroule autour; ce frein est excellent tant que la corde ne se coupe pas ou n’est pas usée. La vitesse des traîneaux augmentait aux endroits les plus raides, ce qui fut cause d’une catastrophe. Pendant une de ces courses effrénées, j’étais sur le premier traîneau, le second, le suivait de près; le cheval de devant, s’étant pris les jambes de derrière dans les traits, tomba, renversant dans sa chute le traîneau et les autres chevaux. Le postillon du deuxième traîneau, qui suivait trop près, voyant l’accident, essaya de jeter ses chevaux de côté pour éviter un second accident, mais le cheval de flèche s’abattit contre le dos de mon traîneau, et si je n’avais pas eu une petite montagne de coussins derrière mon dos, je crois que je n’en serais pas sorti sans blessures. Cet accident, cependant, était dû au peu de soin du conducteur du second traîneau, qui n’aurait pas dû suivre le premier de si près.
A Vitimsk, tête de station des bateaux à vapeur de la Léna, je passai quelques heures avec le capitaine Mineef, inspecteur général du dépôt et de l’usine. Vitimsk est une petite ville de quelques centaines d’habitants, située sur le sommet qui commande le large cours de la Léna. Pendant l’hiver, si vous regardez le cours du fleuve du sommet de cette montagne, vous êtes étonné de voir, dans une petite baie, les mâts et les cheminées de plusieurs petits steamers pris dans la glace. Ces navires sont: l’Aurora, d’une force de 100 chevaux; une embarcation à passagers, la Constantine, de vingt-quatre chevaux, et un petit bateau de cinq chevaux de trente-cinq pieds de long. Tous trois ont été construits sur la Léna, sous la direction d’un ingénieur anglais (Monsieur Lee) que nous rencontrâmes entre Vitimsk et Kirensk, en route pour Saint-Pétersbourg et l’Angleterre où il désirait faire élever ses enfants. Ces vapeurs sont employés principalement pour les mines d’or du Vitim et de l’Olekma; l’embarcation à passagers se rend deux ou trois fois par an à Yakoutsk et à d’autres endroits situés plus loin de 1,000 verstes sur le fleuve, dans la direction d’Irkoutsk.
Ces vapeurs appartiennent à M. Frapeznikoff, le propriétaire d’une des principales mines d’or du bassin du Vitim. D’autres petits bateaux à vapeur, appartenant à MM. Bazanoff et Siberiakoff, se trouvent aux mines d’or sur le Vitim et servent à transporter les mineurs et les provisions des mines ou le minerai.
J’ai trouvé, dans le capitaine Mineef, un homme très intelligent et très hospitalier. Nous étions depuis huit jours en route et nous étions contents d’arriver juste à temps pour être invités à un solide dîner, agrémenté de vins fins, d’autant plus que mon cuisinier étant complétement ignorant de tout art culinaire, et ne sachant pas même préparer un beefsteak ou la viande bouillie, ne nous avait donné que du porc salé ou du jambon tous les jours de voyage. Il ne savait faire que le thé, dont il absorbait des quantités énormes à chaque repas. Mais c’était un garçon d’un aspect agréable, et lorsqu’il était installé dans son traîneau, emmitouflé de fourrures, son aspect seul imposait l’obéissance aux paysans. Le capitaine nous donna un repas magnifique, et ce qu’il nous dit sur la Léna, et sur la navigabilité de ce fleuve ainsi que sur la possibilité d’y établir un commerce quelconque nous parut fort intéressant; il nous parla aussi du voyage de Nordenskjold, qu’il qualifia d’un événement remarquable. Mais pour lui, le commerce de Sibérie ne peut jamais compter trouver dans la Léna une voie pour s’étendre soit du côté du Pacifique par le détroit de Behring, soit du côté de l’Europe. Je partage, d’ailleurs, entièrement son avis. Le bateau à vapeur Léna, fut, on se le rappelle, amené ici par Nordenskjold lui-même, qui l’y laissa pour inaugurer ce commerce. Mais pendant les trois ans que ce navire est resté ici, il n’a fait qu’un petit nombre de voyages, dans lesquels il portait des marchandises d’Yakoutsk à Boulouni, d’où il rapportait du poisson. Toutefois, ces voyages ont tous été onéreux pour son propriétaire; aussi M. Siberiakoff l’a vendu à un certain Smotin, qui n’a pas réussi à en tirer meilleur parti. Son tirant d’eau (6 pieds lorsqu’il est chargé) est trop fort pour la Léna, et son tonnage est trop faible pour un navire de mer. En outre, ses ponts sont si étroits qu’il roule constamment sur la vague. Ainsi il est impropre au service de la Léna et ne peut prendre que pour quatre jours de charbon. Il constitue donc une charge pour son propriétaire.
Dans un numéro du Herald, que j’ai avec moi, je trouve un article de fonds qui parle de l’intention qu’aurait le professeur Nordenskjold de faire un autre voyage, cet été, dans l’Océan Arctique afin de prouver la possibilité d’établir un service de navigation régulière pour le commerce par la mer polaire de la Sibérie. «Des explorations plus complètes, dit le professeur Nordenskjold, doivent être faites pour décider si une communication praticable peut s’établir entre l’embouchure de la Léna et l’Océan Pacifique; il ajoute que l’expérience démontre qu’en tout cas, des machines, outils lourds ou autres marchandises amenés par la nouvelle voie de mer sur les côtes septentrionales de la Sibérie peuvent être transportés sur des traîneaux ou sur des roues dans tout le reste du pays. Le Herald dit que cette voie d’Océan à Océan n’a pas de chances d’être fréquentée par le commerce ordinaire. Cela est très vrai, car la voie de mer de la Léna au Pacifique ne peut servir à personne, au moins pendant deux ou trois cents ans, pour la simple raison que le gouvernement actuel de Yakoutsk ne contient pas assez d’habitants pour qu’il y ait lieu de s’en préoccuper.» Quant aux machines et outils lourds, il n’y a même pas de marché pour eux plus au nord qu’Irkoutsk et l’on peut y arriver beaucoup plus facilement par l’Amur. Yakoutsk n’emploie pas ces objets; or, la bijouterie fausse et les vêtements voyants des habitants sont disséminés, via Okhotsk, et par tout le nord-ouest, en hiver et en été, en quantité suffisante pour les demandes. Le professeur Nordenskjold ne s’est-il pas encore acquis assez de notoriété par son voyage autour de l’Asie et de l’Europe? Cependant, il n’a fait en deux ans que ce qu’ont fait cent fois les hardis Cosaques dans leurs bateaux primitifs. Dans la saison favorable, quand les vents du sud soufflent et que la mer est libre, près de la côte de la Sibérie, la traversée de la Léna au détroit de Behring peut facilement être effectuée par un vapeur; mais tout cela dépend du vent et de l’époque de l’année, et personne ne voudrait risquer un vaisseau et une cargaison par une route pareille, à moins que les bénéfices ne soient beaucoup plus élevés qu’ils ne le sont maintenant. Les voyages périlleux des Cosaques d’il y a deux cents ans prouvent, de même que celui de Nordenskjold sur la Véga, que le passage par la côte du nord de l’Asie n’est pas pratique pour le commerce et l’étude sérieuse du pays doit convaincre n’importe qui, que les risques du voyage ne seraient pas couverts par les bénéfices de la vente des marchandises ou par la collection des fourrures.
La population exacte de la province de Yakoutsk est de 235,000 habitants disséminés sur un espace de un million et quart de milles carrés, c’est-à-dire presque aussi grand que toute l’Europe, sans compter la Russie.
Quand la Léna aura ses rives bien peuplées; que ses habitants voudront connaître les produits d’une civilisation plus élevée; que Yakoutsk sera devenue un grand centre de commerce, c’est-à-dire dans deux cents ans environ, alors le chemin à prendre sera la mer d’Okhotsk. Ce chemin pourrait, en effet, à peu de frais, être rendu propre au transport et aux voyages, en hiver comme en été. Mais le commerce de l’Amérique avec la Sibérie ne sera jamais développé par la route de l’Océan Glacial. Le professeur Nordenskjold semble oublier que l’Amur est le chemin naturel entre le Pacifique et les parties les plus peuplées de la Sibérie et que la Russie dirige, heureusement, son attention un peu plus vers le développement de l’Asie centrale que vers les déserts du nord-ouest, où la vie ne peut jamais être rendue agréable à l’Européen, déserts qui ne peuvent servir, d’ailleurs, qu’aux habitants et aux chasseurs anglais. En outre, le transport par traîneaux coûte bien peu l’hiver, et les frais par Okhotsk, pour arriver par l’Amur à Irkoutsk sont moindres que ceux du frêt d’un vaisseau se rendant par le détroit de Behring à l’embouchure de la Léna, quand même les marchandises devraient être chargées sur des traîneaux avant d’arriver à leur destination finale. Il serait peu intelligent, de la part des Américains, de tourner leur attention sur le détroit de Behring, pour faire le commerce avec la Sibérie. L’Amur deviendra tôt ou tard la route du commerce avec les États-Unis, et si l’on a besoin d’un port pour Yakoutsk, Okhotsk suffira. Donc, tout ce que peut faire le professeur Nordenskjold est de tâcher d’acquérir un peu plus de gloire, mais autrement ce voyage ne servira à rien.
Quelque étrange que cela puisse paraître, j’affirme que si les rives de la Léna pouvaient être peuplées par cette race curieuse des Skopzi, au lieu de l’être par les colons criminels, et par leur progéniture, toute la vallée ne serait qu’un jardin de fleurs, en dépit des longs hivers. A sept milles de Yakoutsk, se trouve un village entier de cette race curieuse, comptant 169 hommes et 124 femmes, qui habitent 69 maisons. Il y a trente ans, Yakoutsk faisait venir sa provision de grain des régions voisines de Vitimsk, à mille milles plus haut sur le fleuve; mais, peu de temps après leur arrivée, ces individus (en 1859), étaient à même de suffire à la demande totale de grain et de farine de la capitale et de toute la région voisine. Avant leur arrivée, ils avaient d’abord été exilés sur le Yenisséi, près de Furchansk, et le pays autour de Yakoutsk était alors désert; mais les Skopzi y ont apporté des changements aussi remarquables que ceux des Mormons au Salt Lake.
Les moineaux eux-mêmes se sont réunis autour de leurs fermes, gazouillent dans les arbres et sur les magasins à grains, et ne quittent jamais leur nouvelle patrie.
Je dois avouer que cette petite ville de Yakoutsk, quoique n’étant ni moderne ni belle, est, à mon idée, la plus intéressante de toutes celles de la Sibérie, par lesquelles j’ai passé. Elle fut fondée, il y a 500 ans, par les Cosaques, et il reste jusqu’à ce jour des débris de la forteresse pittoresque en bois, construite par eux pour se garantir contre les Yakoutes. La forteresse était formée d’un carré assez grand, pourvue de hautes tours, dont quatre restent encore debout; les bois en sont aussi durs et aussi solides qu’autrefois. Ils portent encore les marques des coups de flèche des aborigènes.
Ces derniers se réunirent une fois au nombre de dix mille, résolus à brûler la forteresse. A cet effet, ils se munirent chacun d’un paquet de broussailles desséchées et de branches d’arbres, qu’ils avaient l’intention d’empiler le long des murs extérieurs pour y mettre le feu. Ils firent un effort désespéré, mais quelques-uns ayant été tués par les balles, les autres prirent la fuite.
Les commandants cosaques de la forteresse étaient tellement cruels pour les habitants, qu’on raconte qu’un d’eux ne dînait jamais sans avoir fait pendre un ou deux Yakoutes sur l’échafaud érigé en pleine place publique. Outre la forteresse, il existe plusieurs vieilles églises grecques, et la ville est remplie de ruines et de croix qui indiquent l’endroit où se dressaient autrefois les autels des églises. Beaucoup des habitations sont en bois; mais avec leur verandah, leurs voûtes cloîtrées et leurs toits gothiques elles ont un aspect pittoresque tout à fait inattendu. Cependant toute la ville est antique, et la vie n’y semble pas prospère. Mais les survivants de la Jeannette, qui ont passé dans cette ville garderont longtemps le souvenir de la manière dont ils furent reçus par les autorités russes et particulièrement par le gouverneur général Tchernaieff, dont les soins paternels ne leur firent pas défaut un seul instant. Tout ce qu’il put faire, il le fit. Quant à moi, il ordonna au Maître de police d’être constamment à mes ordres, et l’ispravnik de la région fut envoyé, comme je l’ai déjà dit, à Aldan, pour préparer mon voyage en traîneau vers le nord. Il fut également chargé de retenir des relais de rennes tout le long du chemin jusqu’à Vercshoyansk.
A partir d’Yakoutsk jusqu’au delta, nous ne pourrons plus, faute de documents, suivre M. Jackson pas à pas comme nous l’avons fait jusqu’ici. Nous nous bornerons donc à indiquer en quelques mots, d’après ses lettres, les principaux incidents de cette partie de son voyage.
Une lettre écrite à bord du Pionneer, sur la Léna, nous apprend qu’il rencontra M. Melville à Semowyelak. Celui-ci revenait de son opération de la côte nord-ouest jusqu’à l’embouchure de l’Alenek, où il supposait que le lieutenant Chipp aurait pu être jeté par le vent du nord-est, qui soufflait le jour de la séparation des canots. La saison étant déjà avancée, M. Melville avait hâte d’en finir avec les recherches en visitant les côtes de la baie Borchaya jusqu’à Ustyansk et à l’embouchure de la Jana. De son côté, M. Jackson était pressé de se rendre au lieu où l’on avait trouvé les restes de l’infortuné de Long et de ses compagnons. Ils ne restèrent donc qu’un seul jour ensemble à Semowyelak; l’un partit vers l’est, tandis que l’autre se dirigeait vers l’ouest. Nous allons les laisser accomplir leur voyage pour reprendre l’histoire des recherches de Melville d’un peu plus loin et raconter brièvement, d’après ses dépêches et ses lettres, les débuts de sa seconde campagne et la découverte de ses malheureux compatriotes. D’ailleurs, nous retrouverons bientôt Melville et M. Jackson sur le chemin d’Irkoutsk, et alors ce dernier pourra nous fournir quelques détails sur la fin des opérations de la recherche entreprise pour retrouver le lieutenant Chipp.
CINQUIÈME PARTIE
LA CATASTROPHE
CINQUIÈME PARTIE
LA CATASTROPHE.