L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2: ouvrage composé des documents reçus par le 'New-York Herald' de 1878 à 1882
CHAPITRE XIV
Nouveaux détails fournis par l’ingénieur Melville à M. Jackson sur les difficultés de la retraite à travers les glaces de l’Océan Glacial.—Héroïsme de l’équipage.—Où la Jeannette a péri, tout autre navire eût péri.—A l’île Semenowski.—Choix d’un point de débarquement sur la côte de la Sibérie.—Pourquoi on choisit le cap Barkin comme point de ralliement.—La séparation des trois canots.—Recherche du lieutenant Chipp et de son parti.—Où il aurait dû aborder s’il eût atteint la côte.—Instructions données à Ninderman et à Bartlett pour les recherches.—Exploration de Ninderman.—Exploration de Bartlett.—L’ingénieur Melville visite la côte nord-ouest jusqu’à l’Oleneck.—Il visite ensuite la baie Barkhaya et va jusqu’à Ustyansk.—Des localités du delta habitées pendant l’hiver.—Voies pour entrer dans la Léna.
Après leur rencontre, M. Jackson et le lieutenant Berry continuèrent ensuite leur voyage sur les traces de l’ingénieur Melville qu’ils rejoignirent le 2 mai, à deux cents verstes environ plus au sud. Celui-ci s’était trouvé arrêté à la station de Kengurach au pied du versant oriental des monts Verschoyansk. Les neiges qui remplissaient encore la vallée qui conduit au défilé par lequel on traverse ces montagnes, lui avaient barré le passage. Il leur raconta que trois jours auparavant il avait voulu s’ouvrir un chemin à travers ces amas de neige, mais qu’il avait été obligé de revenir sur ses pas; car arrivés au pied de la dernière pente, ses chevaux s’étaient refusés à aller plus loin. Il attendait donc à Kengurach que les rayons de soleil eussent diminué l’épaisseur de la couche de neige qui obstruait le chemin pour continuer sa route. M. Jackson et le lieutenant Berry furent obligés de l’imiter, et ce ne fut que vers le 8 juin que les trois voyageurs arrivèrent à Yakoutsk.
M. Jackson profita du séjour forcé qu’il était obligé de faire à Kengurach pour obtenir de M. Melville de nouveaux détails sur tout ce qui concernait la Jeannette et son équipage et principalement sur les recherches faites dans le but de retrouver le lieutenant Chipp, lesquelles, comme on le sait, n’étaient pas encore terminées au moment de première rencontre.
«L’ingénieur Melville, dit M. Jackson, me fit le récit de ce qui s’était passé pendant la tempête du 12 septembre; il me raconta aussi comment les gens de son parti avaient vécu à Simowyelak sur la branche orientale de la Léna, où il avait été assez heureux pour trouver du secours; enfin il me fit le tableau des dangers qui avaient assailli tout l’équipage pendant sa retraite à travers les plaines de glace de l’Océan glacial. «Les difficultés pour se frayer un chemin sur ces glaces, ne peuvent se dépeindre, me dit-il, il faut les avoir affrontées pour se les figurer. Quelquefois nous avions à traverser des champs de glace qui étaient en mouvement. Alors ce n’était plus de la glace; ce n’était cependant pas encore de l’eau, c’était un gâchis dans lequel il nous fallait, pour faire avancer nos traîneaux pied à pied, déployer tout ce que nous avions de force. Pour les plus petites crevasses, nous lancions nos traîneaux par dessus, mais pour les autres nous étions obligés d’y établir de véritables ponts avec des glaçons que nous allions chercher exprès et que nous rangions les uns à la suite des autres; alors les hommes prenant leur élan sautaient d’un glaçon à l’autre, tirant le traîneau derrière eux; mais souvent il arrivait, dans ces occasions que hommes, chiens et traîneaux tombaient à l’eau, et nous avions alors une besogne terrible. Cependant je n’ai jamais vu une troupe d’hommes accomplir son devoir aussi vaillamment. Pour nous c’était toujours «maintenant ou jamais», et quand l’occasion de faire un pas en avant se présentait, il fallait sauter, prendre un bain et passer; mais jamais personne n’a montré la moindre hésitation. Nous craignions tous qu’après avoir échappé aux atteintes du scorbut, un travail aussi pénible et le manque de nourriture abattissent nos hommes; cependant il n’en fut rien, et la somme de courage et d’énergie dépensée par des gens rationnés pour la nourriture comme ils l’étaient, est vraiment surprenante».
M. Melville me dit ensuite que, sous tous les rapports, la Jeannette était dans de bonnes conditions pour entreprendre un voyage dans les régions arctiques; elle avait été considérablement renforcée à Mare Island, et si elle a cédé sous la pression des glaces, aucun des navires qu’on construit aujourd’hui n’eût résisté à sa place. Lorsque survint, en effet, la catastrophe, le champ de glace qui l’avait entraînée pendant si longtemps, sans lui causer de sérieuses avaries, venait de se heurter contre les îles Jeannette et Henrietta; et la masse immense de glace que nous avions à l’est se précipitait vers le nord-ouest, de sorte que n’importe quel navire, eût-il été d’un bloc massif de bois, se serait trouvé écrasé par elle contre ces îles.
M. Melville me raconta ensuite les incidents du voyage après la descente des naufragés sur l’île Semenowski. C’est le samedi qu’ils avaient abordé à cette île. «Nous y restâmes, dit-il, pendant la journée du dimanche, et le lundi matin nous lançâmes nos canots à la mer. Nous avions employé notre court séjour sur l’île à faire à nos canots toutes les réparations possibles dans les circonstances où nous nous trouvions, afin de les mettre en état de tenir la mer. En route, nous avions rempli de neige tout ce que nous avions de vases, afin de nous procurer de l’eau. Dans la matinée du lundi, nous fîmes passablement de chemin dans la direction du sud, en longeant toujours la côte, mais la brise commença à fraîchir. A midi, nous débarquâmes sur la banquise pour dîner. A ce moment, la mer nous paraissait libre vers le sud. Le capitaine prévint alors les officiers que nous allions prendre la direction du cap Barkin, qui se trouvait à quatre-vingt-dix milles dans le sud-ouest. La question du point où nous pouvions aborder le plus facilement sur la côte de la Sibérie, avait, en effet, été l’objet d’une petite discussion quelques jours auparavant. De Long ayant consulté tous les officiers à ce sujet, le lieutenant Chipp s’était prononcé énergiquement pour le cap Barkin, disant qu’une fois arrivés là, personne ne pourrait plus se tromper, la côte courant à l’ouest d’un côté, et se dirigeant de l’autre en ligne droite vers le sud. Quand vint mon tour de donner mon avis, j’émis l’opinion que si nous devions remonter la Léna, ce ne pourrait être que par le bras oriental, et à l’appui de cette opinion, je citai l’exemple du steamer Léna, qui n’avait pu entrer dans le fleuve par les bras septentrionaux, et que le hasard avait conduit pour ainsi dire dans le bras oriental. Je fis remarquer, en outre, que l’embouchure de la Jana, aussi bien que celle de l’Indigirka, nous offriraient de meilleurs points de débarquement, car avec ces deux rivières, nous n’aurions point l’embarras du choix entre les différentes embouchures. Le capitaine de Long nous écouta l’un et l’autre et finit par prendre sa décision. Il me dit alors: «M. Melville, je crois que le lieutenant Chipp a raison; nous nous dirigerons donc sur le cap Barkin et de là sur la Tour des signaux et Sagasta pour gagner l’embouchure septentrionale de la Léna.»
Après cette communication, les trois canots quittèrent ensemble l’île de glace et marchèrent de conserve jusqu’à sept heures du soir. Pendant toute l’après-midi, le vent avait continué de fraîchir, et, à la brume, il soufflait en tempête. De sorte que le canot no 1 et la baleinière marchaient avec leurs voiles carguées. Mais comme le canot no 2 était moins bon voilier, j’ignore si lui aussi avait cargué sa voile.
Avant de quitter la banquise de l’île Semenowski, le lieutenant Chipp avait prévenu le capitaine que son canot étant très lourd, il lui était impossible de nous suivre. Le capitaine s’était alors décidé à le soulager en lui prenant deux hommes pour les répartir entre les deux autres embarcations. L’un était le cuisinier Ah Sam, qu’il prit avec lui, et l’autre le matelot Manson, qui vint à bord de la baleinière. Le canot du lieutenant Chipp ne contenait donc plus que huit hommes: deux officiers et six matelots. Jusque-là, il n’avait point eu à porter sa part de pemmican. Et au moment où nous quittâmes la banquise, je sais qu’il n’en possédait qu’une demi-boîte. En a-t-il reçu plus tard, nous l’ignorons tous. En tous les cas, sa part ne lui fut pas remise en notre présence.
A sept heures du soir à la tombée de la nuit, le vent soufflait avec une extrême violence et tous les canots embarquaient beaucoup d’eau. Il devint donc nécessaire pour chacun d’eux de veiller à sa propre sécurité. La baleinière se trouvait alors à une centaine de mètres au-dessus du vent du canot no 1, et probablement à la même distance en avant du canot no 2. J’entendis alors le son d’une voix, celle du capitaine ou bien celle de quelqu’un de ses hommes, et j’aperçus le capitaine qui se levait comme pour nous faire un signal. Ne sachant s’il voulait que je le dépassasse ou bien au contraire que je me tinsse en arrière, je fis arriver la baleinière à portée de voix derrière son canot. Il nous fit alors un signe de tête en agitant le bras comme pour nous dire de nous éloigner. Il fit ensuite un signal au canot no 2, qui me laissa supposer qu’il voulait lui remettre sa part de pemmican. Ninderman m’a dit depuis que le capitaine désirait seulement nous dire de nous tenir réunis, qu’on ne passât point de pemmican du canot no 1 au canot no 2, et que la mer était si grosse que le canot no 2 n’approchât jamais à portée de la voix du celle du capitaine.
M. Melville me donna ensuite quelques détails sur les recherches faites pour trouver le lieutenant Chipp et les gens du canot no 2. D’après les conversations que j’avais eues antérieurement avec lui, dit-il, et surtout d’après la façon catégorique dont il avait émis son opinion dans le conseil tenu sous la tente de de Long, quand nous étions à l’île Semenowski, l’intention de Chipp était, s’il le pouvait, de gagner l’embouchure septentrionale de la Léna.
Les trois canots ayant été séparés à cinquante milles seulement du cap de Barkin, où nous devions nous rendre, par une tempête du nord-est, il est impossible, quelles qu’aient été les circonstances, que l’un d’eux ait marché contre le vent, c’est-à-dire dans la direction de l’est. Donc, en premier lieu, si le canot du lieutenant Chipp a pu résister à la tempête, et s’est laissé gouverner, il doit être venu aborder quelque part entre le cap Barkin et l’embouchure septentrionale de la Léna. Dans le cas où le lieutenant Chipp se serait laissé aller au vent, son canot étant plus léger que les deux autres, aurait été poussé plus rapidement sous le vent, et dans sa dérive serait venu dans la direction du sud-ouest sur la côte à l’ouest du cap Barkin. Ce sont ces motifs qui m’ont décidé à porter plus particulièrement mes recherches de ce côté et à l’intérieur de l’archipel dans la direction du nord-est. Comme je viens de le dire, les instructions que Chipp avait reçues du capitaine de Long, lui prescrivaient de se rendre au cap Barkin, considéré comme le point de ralliement le plus convenable, afin de suivre ensuite la côte nord, d’entrer dans l’un des grands bras de la Léna. Si donc son canot parvint jamais à la côte, on eût dû le trouver quelque part sur la côte à l’ouest de Barkin. S’il était entré dans un des bras du fleuve, c’eût été dans l’un de trois principaux de ceux qui se dirigent vers le nord. Or, chacun de ces bras a été exploré par Ninderman, par Bartlett ou par moi. Aussi, ma conviction est-elle que Chipp n’a jamais atteint la côte et que son canot a sombré pendant la tempête. Ce canot avait à peu près la forme d’une caisse à marchandises: il était court et profond, et quoique le plus léger des trois, il obéissait mal au gouvernail, et comme Chipp me le dit un jour, il fuyait continuellement devant le vent. Etant court, s’il est venu au vent, comme il était inévitable, puisque les autres canots ont dû le faire, il ne fut pas aussi stable qu’eux.
Après avoir terminé le tombeau de de Long et de ses compagnons, je transportai tous mes gens à Cath-Cartha, qui devait être le centre de nos recherches pour retrouver Chipp. J’expédiai ensuite Ninderman et Bartlett, avec chacun deux attelages de chiens, au cap Barkin, c’est-à-dire à l’embouchure de la rivière Kagaostack, où ils devaient se séparer.
Ninderman emmenait avec ses deux traîneaux dix jours de vivres pour lui et pour ses chiens. Il devait suivre la côte septentrionale du delta dans toutes ses sinuosités et remonter chaque cours d’eau aussi loin qu’il le pourrait, et revenir ensuite à la côte pour continuer ainsi jusqu’à l’embouchure de l’Osthok. Si les provisions venaient à lui faire défaut, il devait remonter ce dernier cours d’eau jusqu’à la station de chasse de Bellock, et même aller à l’ouest jusqu’à Upper-Boulouni (Boulouni du nord), pour y renouveler sa provision de poisson, s’il était nécessaire, et de là, retourner à Bellock pour explorer le reste de la côte jusqu’à la rivière Keetack, qu’il devait remonter jusqu’à Kaigolack et regagner Cath-Cartha.
Les instructions données à Bartlett étaient identiques, sauf qu’après s’être séparé de Ninderman près de Barkin, il avait à descendre au sud, le long de la côte orientale du delta, en remontant les rivières aussi loin que la provision de nourriture pour les chiens le lui permettrait, et aller à Areal pour gagner ensuite Simowyelak.
Pendant les opérations de la recherche de de Long, l’archipel ayant été traversé dans tous les sens, et chaque indice pouvant révéler la présence d’êtres humains, relevé avec soin, il était donc inutile d’en recommencer l’exploration pour trouver le lieutenant Chipp.
Ninderman, en explorant la côte septentrionale, étant arrivé au point où le capitaine de Long avait opéré son débarquement, visita la baie, où il trouva le premier canot encastré dans la glace. Celui-ci était rempli d’eau et la glace s’élevait à l’intérieur comme à l’extérieur, jusqu’à la hauteur de la lisse. Il était, en outre, recouvert d’un amas de neige. Ninderman en enleva deux ou trois petits objets qui étaient venus à la surface, mais le canot était trop solidement encastré pour qu’on pût songer à l’arracher de là. D’après Ninderman, le premier mouvement de la glace devait le mettre en pièces. Il ne put pas voir s’il avait été endommagé par la glace, une partie de l’avant, seule, faisant saillie au-dessus de celle-ci. Il reconnut l’endroit où il avait débarqué avec ses compagnons et visita le lieu du campement pour s’assurer si par mégarde, je n’avais rien oublié lorsque j’étais venu à cet endroit trois mois auparavant. Il remonta ensuite l’Osthok jusqu’à Bellock; mais, ayant encore assez de provisions, il redescendit le cours de cette rivière jusqu’à la mer et suivit la côte jusqu’à Keetack, d’où il remonta vers le sud jusqu’à Kaigolack et gagna ensuite Cath-Cartha. Durant cette dernière partie du voyage, il eut un temps fort rigoureux: tempêtes de neige, ouragans et vents impétueux; néanmoins, ses mains et son visage eurent seuls à souffrir des atteintes du froid.
De son côté, Bartlett ne trouva absolument aucun indice de la présence du parti de Chipp, sur le delta. Surpris à l’embouchure de la rivière par un coup de vent accompagné d’une violente tempête de neige, il fut obligé de rentrer à l’intérieur des terres pour y chercher un abri dans une paverna voisine des huttes où les gens de la baleinière avaient campé durant la première nuit qu’ils passèrent sur le delta. La tempête passée, il retourna sur la côte reprendre son exploration jusqu’à Areal, suivant mes instructions, et gagna Simowyelak.
Pour remplir la tâche que je m’étais assignée dans la recherche de Chipp, il me fallut établir un dépôt de poisson sur la côte nord-ouest, vu que mes deux attelages ne pouvaient traîner une quantité suffisante de nourriture pour toute la durée du voyage. Je remontai donc la rivière Kutack jusqu’à Kaigolack, d’où j’envoyai faire un dépôt de deux cents poissons sur la côte qui se trouve juste au nord-ouest. J’allai à Sabakaskov, petit village de l’intérieur sur le bord d’un lac, que je quittai pour me diriger vers une île formée par la branche occidentale du fleuve principal. Cette île, désignée sous le nom d’île Longue, est habitée sur divers points de sa longueur. L’embouchure de la Léna est formée par la réunion de ses deux principaux bras occidentaux qui déchargent leurs eaux en cet endroit; de sorte qu’il existe à l’ouest une espèce d’estuaire où pourraient facilement trouver un refuge les bateaux jetés sur cette partie de la côte. De l’île Longue, je passai à Tulach, village considérable qui se trouve, à l’ouest, sur une de ces parties montagneuses de la côte de la Sibérie. Je suivis ensuite les sinuosités de la côte jusqu’à un village abandonné, connu sous le nom de Chamer, puis je traversai la péninsule, formée par l’Oleneck. Je descendis cette rivière en visitant les nombreux villages yakoutes et tongouses qui se trouvent, sur ces bords, de cinq à vingt verstes de distance, et j’arrivai enfin au village d’Oleneck, situé sur la côte. A l’extérieur du village d’Oleneck, existent plusieurs îles habitées à l’automne pour la plupart, mais désertes en hiver, car, dans cette saison, les indigènes remontent le cours de la rivière. Je pris quelques poissons au village d’Oleneck et contournai la péninsule pour revenir, le long de la côte, à Toilach. Cette partie de la côte possède de nombreux villages distants de quinze à vingt verstes les uns des autres, de sorte que, si un bateau s’en fût approché venant, soit de l’est, soit de l’ouest, il eût été infailliblement aperçu et secouru, ou s’il s’était dirigé vers l’embouchure de l’Oleneck, comme la côte était élevée, abrupte et presque complétement exempte de bas-fonds, il eût trouvé quelque part un endroit facile pour aborder.
De Toilach, je me rendis au cap le plus oriental de l’archipel, où je trouvai trois huttes habitées par des indigènes. Ensuite, je suivis la ligne de côte, visitant les baies que je rencontrais et m’arrêtant toutes les cinquante verstes environ, pour passer la nuit dans les huttes de chasse ou dans des stations. Toute cette partie de la côte septentrionale est parsemée de trappes à renards et de huttes où les chasseurs et les trappeurs cherchent un asile. Ces pièges, dans la partie du delta que j’ai explorée, sont visités tous les dix, quinze ou vingt jours, selon le temps. Je remarquai de nombreuses traces de traîneaux, pendant toute la durée de mon voyage, ce qui m’indiqua clairement que cette contrée est sillonnée en toute saison par les trappeurs, et que si quelques vestiges du canot no 2 ou des gens qu’il portait m’avaient échappés, il n’en eût pas été de même pour ces nombreux trappeurs. Je suivis aussi le lit de la Léna jusqu’à une petite branche qui se dirigeait à l’est vers la Kectach. Je la descendis pour remonter au village de ce nom, et gagner ensuite Cath-Cartha, après avoir traversé et exploré le delta de la Léna, dans toute son étendue, avec cette donnée que l’intention du lieutenant Chipp était de se rendre au cap Barkin pour atteindre ensuite l’une des embouchures septentrionales du fleuve. Bien que nous eussions été séparés par une tempête du nord-est et que je tins pour impossible qu’il se trouvât à l’est, voulant acquérir la double certitude, je transportai mes vivres et mes autres provisions de Cath-Cartha à Simowyelack. De ce point, je suivis la côte jusqu’au fond de la baie, connue sous le nom de Guba Borkhaya, ou baie de Borkhaya, d’où je remontai ensuite sur l’autre côté jusqu’à Ustyanck, sans rien voir ni entendre dire qui pût me faire soupçonner que le canot no 2 eût abordé sur un point quelconque de cette côte.
L’ingénieur Melville ajouta, je dois dire ici dans l’intérêt des explorateurs futurs de ces régions aussi bien que pour les infortunés qui pourraient se trouver jetés sur le delta, que les deux meilleures entrées du fleuve pour les bateaux sont le bras principal de l’est et le bras principal de l’ouest.
Les indigènes sont nombreux sur les côtes avoisinant le cap Bykoff, aussi bien que sur l’île Longue. Il en est de même le long de la côte jusqu’à l’Oleneck. Cette dernière rivière est profonde et rapide et selon toute apparence n’a pas de banc de sable à son embouchure. Les indigènes se rendent rarement en hiver du cap Bykoff à l’embouchure de la rivière Keetack, bien qu’à partir du premier mai jusqu’à la fin du mois d’août, l’embouchure de toutes les rivières qui se déchargent dans la large baie ou guba soient continuellement visitées par les indigènes du cap Bykoff, d’Upper Boulouni, de Kaigolack et Borkhaya qui battent la côte nord-ouest où les rennes sont très nombreux. Les seuls villages constamment habités pendant l’hiver sont ceux de Simowyelak, Taomoose et Areal au cap Bykoff, et ceux d’Upper Boulouni, Keetach et Kaigolack, près des bras septentrionaux du fleuve. Les villages de l’Oleneck ne sont jamais abandonnés. Au début du printemps ou pendant les mois de mai et de juin, les indigènes des environs d’Areal de Simowyelak et de Taomoose se retirent tous sur les terrains élevés au pied des montagnes voisines du bras de Bykoff. Ceux de Kaigolach et d’Upper Boulouni battent en retraite vers les points élevés situés au sud de ces deux localités. Car tout l’archipel se trouve à ce moment couvert d’eau et de glace. Du milieu de septembre au milieu d’octobre, les indigènes n’entreprennent aucun voyage; car alors il est impossible de voyager en canot sur le cours d’eau, et cependant la glace n’est pas encore assez forte pour supporter un traîneau.
Plus tard, les seules routes suivies par les gens de Simowyelak sont celles qui conduisent à Boulouni et qui diffèrent selon que l’attelage du traîneau est composé de chiens ou de rennes.
Les habitants de l’Oleneck n’ont aucune relation avec Boulouni si ce n’est par un représentant. Des marchands ambulants qui descendent la Léna jusqu’à Matoch et de là à Kaigolack, Keetack, puis se rendent vers l’ouest à Sura, Suborsky, l’île Longue, Joilacch et Oleneck, d’où ils remontent la rivière du même nom et regagnent Boulouni où on leur fournit tout ce dont ils ont besoin. Toute la partie nord et est de l’archipel est enveloppée d’un silence de mort pendant tout l’hiver. La route qui conduit de Simowyelack à Nistyansk est assez fréquentée en hiver par les marchands, qui traversent quelquefois directement la baie, mais souvent, au contraire, longent la côte et arrivent à un village nommé Karahilack au sud de la même baie; de sorte que si les traces du canot de Chipp, ou de son parti m’avaient échappé pendant que j’explorais cette baie, elles eussent certainement été aperçues par les nombreux marchands qui suivent la côte.»
Ici, s’arrête le récit de M. Melville. Au reste, les quatre voyageurs ne restèrent pas longtemps à Kengurach; trois jours après l’arrivée de M. Jackson et de ses compagnons à cette station, l’épaisseur de la neige avait assez diminué pour permettre de tenter le passage du défilé des monts Verschoyansk. Les quatre voyageurs partirent et après des efforts surhumains arrivèrent sur le versant occidental de ces montagnes, d’où ils gagnèrent Yakoutsk. Ils arrivèrent dans cette ville vers le 8 juin. Là, ils rencontrèrent M. Gilder, qui, lui aussi, avait eu ses déboires en revenant du delta ainsi que nous le verrons tout à l’heure avant d’entreprendre le récit de la suite du voyage des membres de l’expédition que nous trouverons dans une lettre de M. Gilder lui-même.