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L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2: ouvrage composé des documents reçus par le 'New-York Herald' de 1878 à 1882

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CHAPITRE XIII.

Retour.

Position du lieu où furent retrouvés les corps du capitaine de Long et de ses compagnons.—Erreur du premier sur le chemin qu’il avait parcouru et sur sa véritable position.—Stolboï.—M. Jackson reprend la route suivie par Ninderman et Noros.—Il arrive à Boulouni.—Son départ pour Verschoyansk où il espère rattraper M. Melville.—En route il apprend qu’il est précédé de deux officiers américains.—Quand il arrive à Verschoyansk, Melville est parti, ainsi que les deux officiers américains.—Qui sont ces derniers.—Le capitaine Berry, commandant du Rodgers.—Après plusieurs jours de marche forcée, M. Jackson rejoint le capitaine Berry et le lieutenant Hunt, son compagnon.—Nouvelles qu’il en reçoit.—Le lieutenant Putnam emporté par les glaces.—Récit du voyage du capitaine Berry.—Les trois voyageurs rejoignent M. Melville, retenu à Kengurack par les neiges.

Comme nous l’avons vu précédemment, M. Jackson avait rencontré l’ingénieur Melville à Simowyelack, au moment où celui-ci se disposait à terminer la dernière partie de sa tâche. De son côté, il était parti pour visiter l’endroit où de Long et ses compagnons ont péri. «L’endroit où les corps de de Long et de ses compagnons furent trouvés, dit-il, dans une lettre datée à Yakoutsk du 8 juin, se trouve au nord-est de l’île Stolboï, qui s’élève comme un pilier juste à l’endroit où la Léna se divise pour envoyer un de ses bras vers l’est. Pendant toute la durée de sa retraite à travers le delta, de Long n’avait pas cru à l’existence de cette île, ou du moins croyait l’avoir dépassée depuis longtemps, car quinze jours avant sa mort il écrivait sur le carnet qu’on a retrouvé près de son corps: «Je suis convaincu que nous sommes dans l’île de Titary, à vingt-cinq milles de Kumah-Surka.» Le dédale de rivières qui se croisent et s’enchevêtrent en traversant le delta, l’avait trompé, et, dans l’état de faiblesse où il se trouvait, il supposait avoir parcouru plus de chemin qu’il ne l’avait fait en réalité. Mais en arrivant sur la pointe élevée le long de laquelle était appuyé le mince abri où ses compagnons expirèrent et qui devait lui servir à lui-même, ainsi qu’au docteur Ambler et à Ah Sam, de champ de repos, il dut voir clairement son erreur et reconnaître qu’il était à cent milles au moins de ce Kumah-Surka, dont quelques jours auparavant il ne s’était cru éloigné que de quelques milles.»

Après avoir visité ce lieu de lugubre mémoire, M. Jackson reprit la route qu’avaient suivie Ninderman et Noros pour se rendre à Boulouni. Il en repartit le 4 mai, espérant rencontrer Melville à Verschoyansk; mais, cette année, le dégel étant arrivé quinze jours plus tôt que d’ordinaire, il éprouva de grandes difficultés à arriver jusqu’à cette ville. Ces difficultés furent encore augmentées par ce fait, que deux officiers du Rodgers étaient passés sur la même route, prenant les rennes qu’on lui avait réservés après la clôture des stations de rennes. Il n’arriva donc à Verschoyansk que longtemps après le départ de M. Melville et de ses compagnons, et un jour plus tard que les deux inconnus qui le précédaient. Il apprit alors que ces deux derniers n’étaient autres que le lieutenant Berry, capitaine du Rodgers, et le lieutenant Hunt. Mais nous allons le laisser raconter lui-même sa rencontre avec ces deux officiers.

Pendant le trajet de Boulouni à Verschoyansk, localité située à environ moitié chemin entre le delta de la Léna et Yakoutsk, j’appris de voyageurs tongouses, en traversant la tundra, que deux bolschoï américains avaient passé les stations des rennes, se rendant de Kolymsk en Russie. Pendant plusieurs jours, je ne pus m’imaginer quels pouvaient être ces Américains de distinction, et ce n’est qu’après avoir atteint la station des rennes de Kulgachsoch que je sus qui ils étaient. Car on me dit, à cette station, que, deux jours avant mon arrivée, le capitaine Berry, du steamer Rodgers, et le lieutenant Hunt, l’avaient traversée, et qu’ils étaient en route pour Yakoutsk. Ils étaient arrivés à Kulgachsoch à un moment bien choisi pour eux. En me rendant au delta, j’avais en effet avisé les chefs des stations de rennes que je serais de retour dans une dizaine de jours environ, et, conséquemment, bien que le moment de l’ouverture des ports fût venue, ils avaient conservé un nombre de rennes suffisant pour mes traîneaux.

Si je n’avais pas été attendu, je crois que le capitaine Berry eût éprouvé de grandes difficultés à pousser en avant de Kulgachsoch, attendu que chevaux et chiens sont inconnus dans cette région, et qu’il n’existe actuellement aucun moyen de locomotion à moins que l’on ait eu la précaution d’amener avec soi ses propres chevaux.

De tous ceux qui faisaient partie de l’expédition à la recherche de la Jeannette, j’étais resté le dernier dans le delta, et, par conséquent, aussitôt après mon passage, les rennes auraient été envoyés dans les montagnes pour la saison d’été. Heureusement, Knass Ivan, le grand propriétaire de rennes sur cette route, en avait gardé juste assez pour deux (environ 35), et, par conséquent, je n’ai pas éprouvé un grand retard dans mon voyage. Ce fut une raison pour moi de faire tous mes efforts afin de rejoindre le capitaine Berry. Mais un jour de soleil produit un effet désastreux sur la tundra couverte de neige, et je m’aperçus bientôt que si le capitaine Berry avait pu atteindre Verschoyansk en traîneau, il en serait autrement pour moi, qui n’étais qu’à cinquante milles de distance de cette localité, et je me vis dans la nécessité de monter à cheval et de perdre un temps précieux à me procurer six ou sept malheureuses bêtes. A Verschoyansk, où j’arrivai à 7 heures du soir, j’appris que le capitaine Berry et ses hommes étaient partis le matin même à 10 heures, et comme il m’était impossible de me procurer assez de chevaux avant le lendemain à 2 heures, je craignis que mes efforts pour les rejoindre ne fussent infructueux. La première journée suffit pour me montrer combien ma tâche serait difficile, même gagnant cinquante milles en un jour, et combien, en temps de dégel, il est avantageux d’avoir une avance, ne fût-elle que d’un jour seulement. La rivière Jana, que le capitaine avait en effet pu traverser la nuit précédente, était devenue pour moi impraticable au même endroit, et je dus faire un détour de vingt milles pour rejoindre la route sur le bord opposé. Mais je poussai néanmoins en avant, et, après une poursuite d’environ cent cinquante milles, je fus assez heureux pour le rejoindre lui et ses gens. Il avait été retardé par les Yakoutes, qui refusaient de faire plus de cinquante verstes par jour, pour ménager leurs chevaux. J’appris de sa bouche, qu’après l’incendie de son navire, n’ayant aucune nouvelle de la Jeannette, il s’était décidé à partir en traîneau, pour chercher les traces de ce navire supposé perdu. Il se proposait de suivre la côte du pays des Tchouktchis, jusqu’à l’Indigirka, et de poursuivre sa route jusqu’à la Jana et la Léna, et de retourner ensuite en Amérique par Yakoutsk et la voie de Sibérie. Mais, en route, ayant appris la nouvelle du naufrage de la Jeannette; de la perte du parti de de Long; de l’expédition de Melville, et, enfin à Ustyansk, près de l’embouchure de la Jana, le résultat des recherches de ce dernier, il s’était décidé à se rendre à Yakoutsk pour conférer avec lui, avant de prendre une détermination sur ce qu’il avait à faire. Le capitaine Berry était, en outre, porteur de mauvaises nouvelles sur le sort du lieutenant Putnam, qui avait été emporté avec son traîneau par les glaces de la baie de Saint-Laurent, et que l’on n’avait pas encore retrouvé au moment de son départ. L’enseigne Hunt, qui accompagnait le lieutenant Putnam dans le malheureux voyage pendant lequel ce triste événement est arrivé, m’en a raconté les détails, dont je vous ai télégraphié la substance au bureau de Yakoutsk. Le capitaine Berry et l’enseigne Hunt n’avaient cependant pas perdu tout espoir de revoir ce jeune officier. Ils pensaient qu’il avait des chances de salut. Il avait avec lui des chiens qui pourraient lui fournir assez de nourriture pour un mois. Ils parlaient de Putnam comme d’un homme plein de bravoure et de sang-froid qui ferait certainement tous ses efforts pour se sortir de sa terrible position. «Une circonstance qui est de nature à nous donner de l’espoir,—disait le capitaine Berry,—c’est ce fait qu’un indigène, qui avait été entraîné sur les glaces de la baie de Saint-Laurent, sans avoir autre chose que les habits qu’il portait et un fusil, demeura absent durant un laps de trois mois et finit par se sauver sans le secours de personne.»

Nous trouvâmes M. Melville bloqué par les neiges à la station de rennes de Kengurach, au pied du versant septentrional de la chaîne de Verschoyansk, où nous dûmes tous attendre trois jours avant de pouvoir traverser les montagnes. Le capitaine Berry eut l’amabilité de me raconter son voyage à la recherche de la Jeannette. Parti de la baie de Saint-Laurent, il avait suivi la côte de Thouktchis jusqu’à Ruski-Oustie, sur l’Indigirka, et de là jusqu’à Ustyansk, sur la Jana. Jusqu’à Ruski-Oustie, il avait suivi la côte de l’Océan Arctique avec traîneau attelé de chiens. Ensuite, de Ruski-Oustie, il s’est rendu à Eliku, qui se trouve à une grande journée de marche plus au nord sur la rivière. De là il passa à Balli, pour gagner Ustyansk et Verschoyansk. Ses recherches le long de la côte ont été très complètes jusqu’à Ruski-Oustie. Mais là, ne pouvant se procurer de la nourriture pour ses chiens, il a été contraint de modifier son plan de voyage et de renoncer à son projet de pousser jusqu’à la Léna pour explorer toute la côte sibérienne de la baie de Saint-Laurent jusqu’à l’Oleneck, de sorte que l’expédition d’hiver à la recherche du lieutenant Chipp se serait trouvée terminée du côté de l’est. Voici le récit que le capitaine Berry m’a fait de son voyage:

«Après l’incendie du navire, nous sommes allés chercher asile dans les villages des Tchouktchis de la baie de Saint-Laurent. Nous voyant suffisamment approvisionnés de vivres, puisque les indigènes partageaient leur nourriture avec nous, mon grand souci était de procurer à mes hommes des vêtements convenables, car un petit nombre seulement d’entre eux étaient pourvus de peaux et de fourrures. J’envoyai donc un indigène chez un propriétaire de rennes, nommé Omlikot, avec mission de rapporter tous les vêtements de peau dont nous avions besoin. Mais il ne revint qu’au bout d’un assez long temps et me dit alors qu’Omlikot viendrait voir lui-même ce que je désirais. Mais celui-ci ne vint pas, et depuis j’ai appris qu’il avait été surpris par une tempête de neige pendant laquelle il avait perdu trois chiens sur six qui composaient son attelage. Alors je pris le parti d’aller, sans perdre de temps, à l’île d’Eccletlan, où j’avais laissé M. Putnam avec quelques hommes et des provisions. La mission de celui-ci était de s’assurer si quelques hommes de la Jeannette n’atteindraient point la côte quelque part aux environs. Il devait aussi, pendant l’automne, pousser vers l’ouest aussi loin qu’il le pourrait et laisser, sur un point, des provisions pour le printemps ou pour les gens de la Jeannette, s’ils survenaient. Le 27 décembre, je quittai donc le village de Nunamo pour me rendre à l’entrepôt laissé sur la côte par M. Putnam et y prendre les vêtements nécessaires à mes hommes. Mes chiens avaient été très maigrement nourris à Nunamo; aussi, le premier jour, bien qu’ayant marché de 7 heures du matin jusqu’à 9 heures du soir, je ne pus dépasser Inchowin. Le lendemain, les chiens étant épuisés, je jugeai nécessaire de leur donner du repos et de la nourriture avant d’aller plus loin. Le jour suivant,—toujours pendant que j’étais à Inchowin,—il survint un coup de vent, accompagné de tourbillons de neige si violents que je dus attendre. Le troisième jour, je me remis en route et je poussai jusqu’à Outan, où je retrouvai deux de mes chiens qui s’étaient égarés. Là, je rencontrai M. Putnam, qui se dirigeait vers la baie de Saint-Laurent, avec des provisions et quelques vêtements pour les gens de l’équipage. Le lendemain, je continuai mon voyage, et enfin j’arrivai le 2 janvier à l’entrepôt, où, rassemblant tous les vêtements, j’en trouvai une quantité suffisante pour tous mes hommes.

J’attendis ensuite le retour de MM. Putnam et Hunt, que je me proposais d’envoyer vers l’ouest à la recherche des nouvelles de la Jeannette et des baleiniers perdus. Mais, en arrivant de la baie de Saint-Laurent, M. Hunt m’apprit que M. Putnam avait été emporté sur la glace, en traversant la baie de Saint-Laurent, et que, bien qu’on eût fait diligence pour le retrouver, il n’était pas encore de retour au quartier d’hiver du Rodgers au moment où il avait lui-même quitté les villages indigènes voisins de ce point. Il ajouta qu’en route il avait appris, de la bouche de quelques Tchouktchis, que Putnam avait été vu sur la glace, au large du cap sud de la baie de Saint-Laurent par plusieurs indigènes qui paraissaient avoir confiance en son salut. D’autres Tchouktchis vinrent me dire plus tard qu’il avait abordé sain et sauf sur la côte méridionale de la baie de Saint-Laurent. Mais quelques jours avant mon départ vers l’ouest, je découvris que ce renseignement était faux. M. Putnam ne revenant pas et, d’un autre côté, ne désirant pas envoyer M. Hunt seul, je jugeai nécessaire de lui adjoindre quelque autre compagnon. Comme j’étais la seule personne pouvant aller avec lui; comme j’étais en outre assuré que les officiers qui étaient à la baie de Saint-Laurent feraient tout ce qu’il leur serait possible de faire pour sauver M. Putnam; et qu’enfin j’avais appris que M. Waring était déjà parti à sa recherche, je me décidai à partir vers l’ouest.

«Nous commençâmes donc nos préparatifs. Notre premier soin fut de nous procurer des chiens pour notre expédition. Comme nous étions à court d’objets d’échange, j’éprouvai beaucoup de difficultés à me procurer un simple attelage de quinze bêtes. Les Tchouktchis semblaient hésiter à se dessaisir de leurs animaux.

»Je constaterai ici que j’avais formé primitivement le projet de faire moi-même l’expédition de l’ouest; mais, la perte du navire Rodgers, m’avait décidé à rester avec mes gens jusqu’à ce qu’un navire quelconque se présentât pour nous recueillir. Avant de quitter la baie de Saint-Laurent, j’avais essayé de me mettre en communication avec M. Putnam à notre dépôt, mais je ne pouvais le faire qu’en envoyant mon propre attelage, attendu que les Tchouktchis de cette partie de la côte n’ayant que très peu de chiens, et ceux qui en avaient, ne tenaient nullement à faire le voyage. Or, je sentais que je pourrais moi-même avoir besoin de ces chiens pour aller chercher des vêtements pour mes hommes ou pour tout autre motif, car je n’étais pas sans inquiétude sur les dispositions des indigènes de la baie. Aussitôt que j’arrivai à la maison de l’île Eccleetlan, je donnai l’ordre à M. Gilder, de se rendre à Kolymsk, et de là au bureau télégraphique le plus voisin, pour annoncer la perte du navire à l’honorable secrétaire de la marine, et l’aviser, en même temps, que nous n’étions pas en danger de mourir de faim, attendu que nous pouvions nous procurer en abondance la même nourriture que les gens du pays.

»M. Gilder déploya beaucoup d’activité pour se procurer des chiens et donna ses effets particuliers comme articles d’échange, ce qui lui permit de faire son expédition sans les quelques chiens que j’avais. Je laissai donc ceux qui étaient là pour être employés à la recherche de la Jeannette ou au salut de ses hommes, dans le cas où ils viendraient à aborder sur quelque point de la côte. Je restai à Eccleetlan jusqu’au 8 février. Avant de partir, je reçus une lettre de M. Stony, m’informant que M. Putnam n’était pas revenu à Nunamo, et qu’il n’avait atteint nul point de la côte, mais qu’un de ses chiens était arrivé à terre au sud de la baie de Saint-Laurent, avec un trou de balle au cou, preuve évidente que M. Putnam avait essayé de le tuer pour en faire sa nourriture, car il avait peu de vivres, bien qu’il eût une bonne provision de vêtements, au moment où il fut emporté par les glaces. C’est la première information précise à son sujet que j’ai reçue, car les indigènes qui m’avaient dit qu’il était sain et sauf m’avaient menti.

»Je partis le 8 février, d’Eccleetlan pour explorer la côte et me mettre à la recherche de la Jeannette et des baleiniers perdus, en attendant de pouvoir être en communication avec les autorités russes. Le premier jour, j’arrivais à Unidling, village tchouktche, après quatre heures de marche. Le lendemain, un violent vent du sud, qui chassait devant lui d’énormes tourbillons de neige, nous força de rester dans ce village. Un vent d’ouest lui succéda. Plusieurs chiens de notre guide s’étant égarés, nous dûmes nous mettre à leur recherche, ce qui nous fit perdre une autre journée. Le 11, nous fûmes encore retardés par le fait d’un de nos Tchouktchis qui manquait à l’appel, et que notre guide voulut attendre. Le 12, nouvelle tempête du sud, accompagnée de tourbillons de neige, de sorte que, bien que nos chiens fussent prêts et attelés, nous dûmes attendre encore. Enfin, nous partîmes dans la matinée du 13 et nous arrivâmes à Peelkin, où nous fîmes halte, nous y apprîmes que Koloutchin était rempli d’indigènes qui se rendaient à la rivière Kolyma, qu’il n’y avait donc pas d’espoir d’y trouver un gîte. Le lendemain, c’est-à-dire le 14, nous nous remîmes en marche avec l’intention de prendre les dispositions nécessaires pour trouver un gîte. Dans cette partie de notre voyage, nous rencontrâmes une glace inégale et raboteuse, et, comme j’étais encore novice dans l’art de conduire un attelage de chiens, j’éprouvai beaucoup de difficultés à maintenir mon traîneau en équilibre, aussi, bien que la journée fût très froide, je ne m’aperçus pas le moins du monde de la rigueur de la température. Loin de là, je me trouvai presque incommodé par la chaleur. Je conduisais moi-même mon traîneau dans lequel se trouvaient nos vivres et ceux de nos chiens pour la plus grande partie du trajet; mon guide tchouktche emmenait le sien, emportant des marchandises que nous devions échanger sur la Kolyma. Nous fûmes retenus à Koloutchin, jusqu’au 19 février, par des coups de vent et par des tourbillons de neige; ce jour-là nous nous remîmes en marche. Entre Koloutchin et le village d’Aconach, nous eûmes un vent nord-nord-ouest et un froid intense, et, comme nous y étions exposé en plein, j’eus le nez et les deux joues gelés, mais légèrement par bonheur.

»C’est là que j’appris, pour la première fois, que le capitaine Hooper avait visité le cap Wankarem l’été dernier, et qu’il avait eu des nouvelles de l’un des baleiniers perdus.

Le 20 février, nous arrivâmes au village de Wankarem, où j’appris des indigènes que le capitaine Hooper avait recueilli un certain nombre d’objets ayant appartenu à un bâtiment qui avait passé en vue de la côte s’en allant à la dérive au milieu des glaces. Ce navire avait perdu ses mâts et portait attaché à l’extrémité de son bâton de foc une paire de bois de renne. Les indigènes prétendaient aussi avoir vu des cadavres à bord. Ce navire avait dû s’échouer sur la côte, dans la dernière quinzaine d’août ou dans la première de septembre, d’après les calculs approximatifs que les renseignements fournis par les indigènes me permirent de faire. J’appris aussi que les indigènes n’avaient visité le navire qu’une seule fois avant qu’il fût entraîné au large. Je trouvais encore à Koloutchine trois caisses de pemmican et une caisse de pain qu’y avaient laissées M. Putnam. Je ne quittai cet endroit qu’après un nouveau retard, occasionné par le mauvais temps et par la nécessité de réparer les traîneaux.

Enfin nous pûmes partir le jour anniversaire de la naissance de Washington, mais, par suite de la lenteur accoutumée des indigènes, nous ne nous mîmes en marche qu’à 6 h. 1/2 du matin. Nous poursuivîmes notre route jusqu’à 7 h. 1/2 du soir, et nous campâmes sur la neige pendant la nuit.

Le lendemain matin nous fûmes prêts à partir de bonne heure et nous allâmes jusqu’à Terkipia, que je reconnus pour l’un des villages que j’avais aperçus l’automne précédent pendant le voyage du Rodgers, mais où il m’avait été impossible d’aborder à cause du mauvais temps qui sévissait alors sur la côte. Là nous apprîmes qu’il était extrêmement difficile, dans la région de l’ouest, de se procurer de la nourriture pour les chiens, et notre guide nous conseilla de renoncer à notre expédition. Je lui dis que je préférais aller vérifier le fait par moi-même, et que je ne voulais pas ajouter foi aux assertions des marchands venant de la Kolyma, en ce qui concernait l’existence ou non de nourriture pour les chiens, dans la direction de l’ouest.

En conséquence, nous emportâmes toute la viande de phoque et de morse qui pouvait tenir dans nos traîneaux pour être assuré d’avoir suffisamment de provisions pour nos chiens durant le trajet. Ce surcroît de charge rendit le travail très dur pour les chiens de nos traîneaux et nous empêcha d’avancer aussi rapidement que nous l’aurions fait si nous avions été certains de trouver sur notre chemin de la nourriture pour nos chiens. Plusieurs Tchouktchis qui nous accompagnaient ayant appris que la nourriture était rare, rebroussèrent chemin et s’en retournèrent, renonçant à pousser jusqu’à la Kolyma. Bientôt nous fûmes contrariés par de nombreux coups de vent et nous fûmes encore retardés par plusieurs ouragans accompagnés de tourbillons de neige si épais qu’il était impossible à notre guide de trouver son chemin. Près du même village, j’aperçus un baril d’huile qui était venu échouer le long de la côte. Ce baril avait sans doute appartenu à quelque bâtiment baleinier, mais il ne portait aucune marque qui permît de le reconnaître. Les indigènes me racontèrent aussi qu’ils avaient vu, pendant l’été précédent, un navire sans mâts au milieu des glaces flottantes; mais que ce bâtiment était si loin au large qu’on ne pouvait distinguer s’il avait ou non des hommes à bord. Ils avaient essayé de le rejoindre avec leurs bateaux, sans y parvenir. Ils ajoutèrent que ce bâtiment avait été aperçu le jour même où l’autre navire avait été vu près de Wankarem.

Le 28 février, nous atteignîmes le village de Goblone, qui se compose de deux maisons, si toutefois on peut appeler de ce nom de misérables cabanes tellement criblées de trous qu’elles ne peuvent fournir à ceux qui sont à l’intérieur qu’un asile bien précaire. La chambre d’habitation, autrement dit la chambre à coucher, qui est généralement faite de peau d’ours ou de renne, était percée d’une multitude de trous donnant libre accès au froid rigoureux qui règne dans ces contrées. Les habitants semblaient avoir fort peu de vivres et leurs vêtements étaient tellement usés qu’ils étaient presque entièrement dépouillés de leur fourrure. Ce sont les indigènes les plus pauvres que j’aie rencontrés le long de la côte et dans le reste de mon voyage. Nous reçûmes en cet endroit de meilleures nouvelles relativement à la nourriture pour les chiens et aux provisions que l’on pouvait se procurer dans la région de l’ouest, ce qui détermina notre guide, qui jusque-là était resté hésitant, à se remettre en marche. Le 1er mars nous arrivâmes à Detrouck. C’est le point le plus occidental que le Rodgers ait découvert l’été dernier. Mais, à cette époque, une violente tempête de neige, le vent du nord-est et un fort ressac qui régnaient le long de la côte l’empêchèrent d’aborder. Les indigènes nous dirent qu’ils avaient été fort effrayés en nous voyant arriver et que, craignant que nous ne leur fissions quelque mal, ils s’étaient cachés en attendant notre débarquement. Je leur assurai que leurs craintes n’avaient aucun fondement, que notre mission était toute pacifique, et leur en fis connaître l’objet.

Ils racontaient que l’été dernier un baleinier, entièrement démâté, avait été entraîné par les glaces, près de la côte, à l’extrémité de leur village. Quelques-uns d’entre eux qui l’avaient visité disaient que ce navire était tellement rempli de glace qu’il était impossible de descendre à l’intérieur. Ils n’avaient vu aucun cadavre à bord, et son bâton de foc ne portait point de bois de renne à son extrémité comme celui de l’autre navire.

Les objets suivants en avaient été rapportés:

  • Un aviron trop court pour un canot de baleinier, et garni de cuir, ce qui n’est pas d’usage à bord des navires allant à la pêche de la baleine, car d’habitude ceux-ci ne garnissent de cuir que les tolets de leurs canots.
  • Trois chaudières, un tisonnier de cuisine.
  • Un harpon à bombe brisé.
  • Deux harpons ordinaires.
  • Des châssis de la claire-voie et quelques pièces de bois.

Aucune de ces épaves ne portait de marque pouvant faire reconnaître à quel navire elle avait appartenu.

Les indigènes avaient rapporté, en outre, un marteau de tonnelier, marqué d’un côté: «Acier fondu» et de l’autre des lettres J. D. en lettres gravées. L’aviron était de bois de frêne, le bras peint en blanc et la pale en brun. Les harpons étaient marqués d’un côté: «Acier fondu» et de l’autre: «Mack».

Les naturels nous dirent également que le bâtiment contenait une grande quantité de dépouilles de phoques, et d’huile de baleine.

Ce ne pouvait donc être le même que celui aperçu près de Wankarem, puisqu’il avait été vu en même temps, et que celui-ci ne contenait pas de cadavres. Les naturels l’avaient visité une fois au moment où les glaces l’entraînaient vers le nord-est et l’ouest. Il était peint en noir à l’extérieur et en blanc à l’intérieur. D’une manière approximative (les naturels divisant leur temps par mois et non par jours), ce bâtiment avait été vu vers la fin d’août. Des amoncellements de glaces couvraient l’avant, de sorte qu’il était impossible de distinguer son nom.

Les indigènes nous apprirent aussi que le vent, qui nous avait empêché de débarquer sur leur côte, avait continué de souffler pendant quatre jours avec tant de violence que la glace s’était rompue. Depuis elle est restée dans le même état. Ils en étaient d’ailleurs fort heureux; ce vent leur ramenait les phoques, qui arrivaient juste à temps pour les empêcher de mourir de faim, car depuis quelque temps ils manquaient de vivres. Ces phoques sont restés près de leur côte pendant tout l’hiver.

Ces indigènes ne se fatiguaient pas cependant de nous manifester leur désappointement quand ils virent le navire disparaître, car le pillage de cette épave, si elle était venue échouer à la côte, eût été pour eux la source d’une véritable fortune.

L’homme avec lequel nous nous arrêtâmes dans ce village avait sur l’épaule gauche une très vilaine balafre qu’il avait reçue, il y a plusieurs années, dans un combat contre un ours. En essayant de tuer l’animal, celui-ci l’avait saisi par l’épaule et l’avait privé pour longtemps de l’usage de son bras gauche; aujourd’hui encore il le plie difficilement et ne peut guère s’en servir.

Nous arrivâmes le samedi 4 mars au cap Yarken, distant de 20 à 25 milles de Detourck, et nous y restâmes pendant plusieurs jours. Ayant appris que des marchands tchoucktchis, qui nous avaient précédés, avaient emporté tout ce qui restait dans le village de nourriture pour les chiens, nous profitâmes de notre séjour en cet endroit pour nous en approvisionner aussi largement que possible aux environs. Nous pensâmes ainsi qu’il était prudent de donner à ces marchands le temps de prendre quelque avance, afin de permettre aux indigènes de refaire leurs provisions. D’ailleurs, les villages sont assez nombreux sur cette partie de la côte, pour m’empêcher de concevoir la moindre crainte au sujet des vivres. J’eus aussi à faire changer un des patins de mon traîneau, trop usé pour supporter désormais un supplément de provisions.

Nous quittâmes Jarken le 11 mars; nous étions en marche depuis deux heures environ, quand nous rencontrâmes deux attelages revenant d’Enmetan et dont les conducteurs nous prévinrent que nous rencontrerions à ce village, ainsi qu’à Gougarigan, qui se trouve plus à l’ouest, un tel encombrement de traîneaux, que les chiens manqueraient de nourriture. Cette nouvelle fit craindre à notre conducteur de ne pas trouver de quoi nourrir nos bêtes, et il insista pour revenir sur ses pas, ou au moins pour attendre que les traîneaux se fussent éloignés. Comme nous avions suffisamment de nourriture pour les chiens, j’étais d’avis de continuer notre route sans nous arrêter à ces villages; mais je ne pus l’y décider, malgré l’offre que je lui fis de remplacer à Kolimsk les chiens qu’il aurait perdus. Il me répondit qu’il ne pouvait se risquer à perdre son attelage, de sorte que cet attachement pour ses chiens nous fit perdre un jour, car nous revînmes au cap Yarken. Nous en partîmes enfin le 12 mars, et nous atteignîmes Enmetan, où nous passâmes la nuit. Nous en repartîmes le lendemain matin; chemin faisant, nous traversâmes le village de Gougarigan, et nous ne nous arrêtâmes qu’à huit heures du soir. La dernière partie de la traite se fit au milieu de l’obscurité, et à travers des tas de glaçons, où nos traîneaux versaient et se heurtaient à chaque instant au point d’être mis en pièces. Je suis encore à me demander aujourd’hui comment nous avons pu passer en cet endroit. Pendant toute la journée, nous eûmes un temps sombre et de la neige. Le vent qui venait du sud et du sud-ouest commença à souffler en tempête. Il nous fallut de nouveau coucher à la belle étoile; la neige tombait en flocons si serrés que nos chiens en furent complétement couverts. Me réveillant, au bout de quelque temps, je me sentis chaud et à mon aise, bien que j’eusse les pieds et les jambes complétement couverts de neige. J’avais eu soin de m’abriter contre le vent derrière mon traîneau, sans cette précaution j’aurais eu le lendemain matin à m’ouvrir un passage pour sortir de dessous la couche de neige.

Il était tard quand nous partîmes le lendemain. Pendant les premières heures de la journée, il neigeait si dru, qu’il était impossible de distinguer la route, et nous ne pouvions avancer.

Après deux heures de marche environ, nous atteignîmes enfin les ruines d’une maison de bois. Notre guide nous raconta qu’autrefois avait existé en cet endroit un village habité par des Russes et des indigènes, qui tous sont morts de faim. Ce village s’est donc trouvé anéanti par la famine. En quittant cet endroit, nous eûmes à franchir une baie qui n’est pas marquée sur les cartes, et la nuit suivante nous couchâmes à l’abri d’une falaise fort remarquable et très élevée. De ce point jusqu’à trente milles plus loin environ, la côte est formée de hautes falaises à pic, contre lesquelles viennent se heurter et s’amonceler en masses irrégulières les glaçons dont les arêtes vives rendent le chemin extrêmement difficile et pénible pour les voyageurs. Le mercredi, 15 mars, nous arrivâmes près du cap Chelagskoï, au village d’Irkterin, dont les habitants manquaient de vivres. Notre guide déchargea alors tous nos traîneaux et fit transporter nos provisions dans la maison d’un de ses amis, de peur qu’elles ne fussent volées, sous prétexte que, si nous ne faisions pas bonne garde, les gens du village, étant affamés, s’empareraient de toutes les provisions qui leur tomberaient sous la main, sans en excepter la nourriture des chiens.

Juste comme nous arrivions à Irkterin, survint une violente bourrasque de vent, accompagnée de rafales de neige, qui, pendant cinq ou dix milles, nous empêchaient de voir à quelques pas devant nous. Nous y trouvâmes tous les Tchouktchis que nous avions devant nous et que nous avions cherché à éviter. Nous pûmes en outre nous convaincre de la véracité de ce qu’on nous avait dit relativement à la rareté des vivres pour les chiens. Toutes les maisons étant remplies d’indigènes, nous eûmes peine à trouver assez de place pour nous coucher, même en nous rapetissant. Nous eûmes naturellement à nous contenter de ce que nous trouvâmes, à moins de dormir assis. Mieux valait encore cette place, que de dormir à la belle étoile, exposés au vent et à la neige qui continuait à tomber.

Le lendemain matin nous ne pûmes partir à cause de la tempête et de la neige. Celle-ci tombait si serrée qu’il était impossible de voir à quelques pas de la porte. Nous laissâmes en cet endroit un de nos chiens qui était devenu boiteux, par conséquent inutile.

Le jour suivant nous marchâmes jusqu’à 7 heures moins 5, et nous campâmes dans une île de la baie du Cygne. Au moment de notre départ d’Erkterin, il y avait, sans compter les nôtres, au moins vingt-sept traîneaux, appartenant à des Tchouktchis qui se rendaient sur la Kolyma pour y faire le commerce. Ils emmenaient avec eux des peaux de martres, de renards rouges ou blancs, de loutres et de rats musqués en quantité, en outre de maintes autres variétés de fourrures. Ils me dirent que la plupart de ces fourrures provenaient des côtes d’Amérique et avaient été échangées par les marchands de l’une et l’autre côte qui se rencontrent en été à l’île Diomède, où ceux d’Asie qui offrent en échange des fourrures des Américains, des peaux de cerf dont ceux-ci se fabriquent des vêtements. Le lendemain matin, je réveillai notre guide qui avait manifesté l’intention de partir de bonne heure, à 4 heures et demie; mais il ne vit assez clair pour se conduire qu’à sept heures et demie, de sorte que nous restâmes debout pendant tout ce temps pour rien. Nous nous dirigeâmes vers l’île des Cygnes, dont nous suivîmes les contours pendant quelque temps, puis nous essayâmes de couper droit à la côte. Les Tchoucktchis ayant perdu leur chemin furent obligés de s’arrêter sur la glace pour camper; mais en leur montrant ma boussole et en me rangeant de l’avis de quelques-uns d’entre eux qui voulaient continuer leur route, je parvins à les conduire à la côte, où nous trouvâmes du bois. Nous allumâmes du feu, et nous campâmes en cet endroit durant la nuit.

En quittant cette côte, nous marchâmes à l’ouest jusqu’au 21 mars. Ce jour-là nous étions arrivés à un village tchouktche, lorsque nous trouvâmes deux indigènes envoyés à notre rencontre par le commandant de Kolymsk, prévenu de notre arrivée par un des Tchoutkchis parti en avant avec un traîneau léger attelé de chiens rapides. Les traîneaux amenés au devant de nous étaient chargés de vivres, de couchettes en fourrures, etc. Le conducteur nous remit des lettres écrites à Kolymsk par M. Gilder. C’est par elles que nous apprîmes la mort de Garfield et l’arrivée de Melville avec la baleinière de la Jeannette dans le delta de la Léna, ainsi que celle du capitaine de Long. De toutes les nouvelles concernant la Jeannette que nous avions apprises jusque-là, le seul fait de l’arrivée de quelques officiers et de quelques hommes de l’équipage de ce navire, était vrai. Nous nous hâtâmes d’atteindre Kolymsk où nous arrivâmes le 24, à quatre heures du matin.

Dans la soirée qui suivit la réception des lettres de M. Gilder, survint une tempête de neige extrêmement violente; m’étant levé pendant la nuit pour resserrer les courroies de la peau de renne dont j’étais enveloppé, sans songer à mes lettres, celles-ci tombèrent à terre et furent immédiatement enlevées par le vent. Comme je ne voyais pas à dix pieds devant moi je ne pus les retrouver. Parmi ces lettres il en était quelques-unes que je n’avais pas lues, et dont, par conséquent, j’ignore le contenu. Mon premier soin, en arrivant à Kolymsk, fut de me remettre à la recherche de renseignements précis sur les gens de la Jeannette, arrivés à l’embouchure de la Léna. Mais je ne pus rien obtenir de certain ni de précis, si ce n’est le fait principal: c’est-à-dire que le capitaine de Long y avait abordé, et que Melville après y avoir débarqué aussi, avait réussi à faire parvenir sa troupe à Boulouni, d’où elle s’était rendue à Verschoyansk et à Yakoutsk. On me dit aussi qu’il avait reçu de l’argent pour se mettre à la recherche des autres.

Cependant je ne pus obtenir de détails circonstanciés sur ce qui se passait, ni sur les dangers que courait le parti du capitaine, ni enfin sur ce qui était arrivé. Et à toutes mes questions on me répondait presque invariablement:

«L’Ispravnik arrivera bientôt et vous dira tout».

Ce fonctionnaire arriva sept ou huit jours plus tard et m’apprit qu’on était à la recherche du capitaine de Long et du lieutenant Chipp. Il me dit, en outre, que le corps d’Erickson avait été trouvé sur le bord d’une rivière; que Noros et Ninderman qui faisaient partie de la troupe du capitaine étaient arrivés à Boulouni vivants, mais mourants de faim; qu’ils avaient apporté les premières nouvelles de leurs compagnons. Enfin il m’informa que Melville avait reçu de l’argent des États-Unis et qu’il était parti à la recherche du reste de la troupe de de Long.

Quand je lui parlai des trois canots et lui demandai des nouvelles de Chipp, il ne put m’en donner aucune et se borna à me répondre: «Il a péri à la mer.» Il me fut également impossible de faire préciser l’endroit où il avait péri aussi bien que la direction du vent pendant la tempête. Tout ce que je pus savoir, c’est qu’il avait péri pendant une tempête. Comme les nouvelles me furent transmises par un interprète qui ne savait pas parfaitement le français et que personne ne savait l’anglais, je restais dans une profonde incertitude sur ce qui se passait sur la Léna.

Etant sans inquiétude sur le sort des gens que j’avais laissés à la baie Saint-Laurent, et, d’un autre côté, sachant que Melville était le seul officier commissionné qui se trouvât sur les lieux, car j’ignorais le concours qu’on lui prêtait, je me décidai à préparer une expédition à Kolimsk et à me rendre auprès de lui pour participer à ses recherches. L’ispravnik me dit alors qu’il se chargeait de me fournir tous les chiens et tous les objets dont je pourrais avoir besoin pour mon voyage. Je lui remis une liste du tout, mais ce ne fut que cinq jours après qu’il eut réuni ce que je lui demandais. Le sixième jour, nous nous mîmes en route en suivant la côte dans la direction de l’ouest. Nous arrivâmes à Ruski Oustie, sur l’Indigirka, le 20 avril, à trois heures du matin. Là, j’eus la douleur d’apprendre qu’il n’y avait pas de nourriture pour les chiens, et qu’il me fallait renoncer à suivre la côte jusqu’à la Jana, comme je me l’étais proposé. Alors, je me décidai à prendre la route de l’intérieur; mais, quand il s’agit d’obtenir de la nourriture pour mes chiens, il me fut impossible d’en avoir, malgré ce que je pus faire; on me répondit même qu’on ne pouvait m’en procurer avant six jours; dans cet intervalle, mon attelage avait le temps de mourir de faim, et, dans ce cas, devenait impropre à tout service. Cette difficulté était complétement imprévue, car, à Kolymsk, on m’avait dit qu’à Ruski Oustie je devais trouver du poisson en abondance pour nourrir mes chiens et que plus loin, sur la côte, entre l’Indigirka et la Jana, je ne manquerais pas d’oies. Mais quand il fut question de ces oies, on m’affirma qu’il était au moins douteux que je pusse en trouver; qu’il était au contraire probable que les nombreux attelages qui s’étaient rendus à l’ouest depuis l’automne les avaient consommées. Après avoir parlementé pendant quelque temps, j’obtins enfin qu’on me fournît la nourriture nécessaire pour un attelage; je dus, il est vrai, donner en échange une couple de mes chiens. Voyant que je n’en pouvais obtenir davantage, je me résignai à faire le sacrifice du reste de mes deux autres attelages que je laissai à Ruski Oustie avec les deux traîneaux. Je fis ensuite un marché avec les gens de cette localité, qui s’engagèrent à me conduire à la station d’Elihu, située à une journée de marche plus haut, sur l’Indigirka. Pour exécuter ce marché, non-seulement ils trouvèrent des chiens pour me transporter, mais aussi du poisson pour les nourrir, me prouvant ainsi qu’ils avaient menti quand ils m’avaient dit qu’ils n’en avaient pas. N’ayant aucun moyen de les contraindre à m’en céder, je dus me résigner. Après la perte de ces attelages, je réfléchis qu’avant d’organiser une nouvelle expédition ou d’entreprendre quoi que ce soit pour la recherche, ce que j’avais de mieux à faire était de hâter mon voyage autant que possible, afin de me mettre en rapport avec Melville et d’avoir des détails précis sur ce qui s’était passé. A partir de ce moment, je voyageai presque continuellement dans des traîneaux attelés de rennes, et, le 2 avril, j’arrivai à Ustyansk, sur la Jana. Dans cette ville, on m’annonça que le corps de de Long avait été trouvé et enterré; j’appris aussi que M. Melville avait quitté l’embouchure de la Léna pour se rendre à Yakoutsk. D’un autre côté, je remarquai que la neige disparaissait rapidement, et, sachant qu’il serait impossible de voyager dans le delta, soit avec des chiens, soit avec des rennes, quand elle serait fondue, je me hâtai de prendre la direction du sud. J’arrivai à Verschoyansk, d’où je partis pour Yakoutsk, après avoir perdu un jour à attendre des chevaux.


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