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L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2: ouvrage composé des documents reçus par le 'New-York Herald' de 1878 à 1882

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CHAPITRE XI.

Découverte de la troupe de de Long.

M. Melville arrive à Boulouni.—Sa première dépêche.—Arrivée à Cath Cartha.—Voyage de Melville au cap Bykoff pour s’y procurer des chiens et du poisson.—Quelques détails sur Cath Cartha.—Un hiver extraordinairement rigoureux.—Des indigènes morts de froid.—Dépêche du 24 mars.—Premiers détails sur la découverte des cadavres de de Long et de ses compagnons.—Liste des hommes retrouvés.—Lettre de M. Jackson.—Nouveaux détails sur la découverte de de Long et de ses hommes.—Sépulture.—Description du mausolée.—Premiers détails sur les recherches faites pour retrouver le lieutenant Chipp et les hommes du canot no 2.

Maintenant que nous connaissons dans tous ses détails l’histoire de la Jeannette, son emprisonnement et sa détention de vingt et un mois au milieu des glaces, l’abandon de ce malheureux navire par son équipage, qui, lui-même, est obligé d’opérer une retraite de près de cinq cents milles sur la glace et vient périr dans le delta de la Léna avant que toutes les mains qui lui sont tendues d’Europe comme d’Amérique aient pu lui porter secours, qui, selon toute probabilité, disparut à tout jamais dans les flots de l’Océan Glacial, il est temps de revenir à celui que nous avons vu se dévouer pour retrouver au moins les restes de ses infortunés compagnons. La dépêche du 24 mars nous a déjà appris que cet homme courageux a réussi dans une partie de sa lugubre entreprise, mais jusqu’ici, nous n’avons pas encore raconté les circonstances dans lesquelles il a fait sa triste découverte. Nous avions quitté Melville à la fin de janvier au moment où les préparatifs de sa seconde campagne dans le delta étant terminés, il venait de reprendre la route du nord. Nous allons maintenant le suivre dans cette nouvelle expédition, sans toutefois nous arrêter à noter les incidents du voyage jusqu’à Boulouni. Nous dirons seulement qu’en passant à Verschoyansk il avait emmené avec lui le préfet de cette ville qui devait lui rendre de grands services au milieu des indigènes, comme il le racontera lui-même dans ses lettres et dans ses dépêches. C’est, au reste, de Boulouni que sont datées les premières nouvelles envoyées par lui, depuis son départ, au secrétaire de la marine à Washington, dans la dépêche suivante:

Boulouni (Sibérie orientale), 20 février 1882.

A l’honorable secrétaire de la marine, Washington.

J’ai l’honneur de vous informer de mon arrivée à Boulouni le 17 courant. Toutes mes provisions, excepté les viandes sèches et les viandes salées, se trouvent également ici.

Je partirai le 22 courant pour me rendre à Buchoff (Bykoff?) afin de me procurer des chiens et du poisson. J’y achèterai en même temps des vivres frais. Le reste de la troupe, avec notre convoi de provisions, quittera Boulouni le 25 courant, pour se rendre à Matvaïh, qui sera le centre de nos recherches, et qui se trouve à environ trois cents verstes plus au nord.

Je rejoindrai mes compagnons à Matvaïh, dès que j’aurai réuni à Buchoff le nombre d’attelages et la quantité de poisson dont j’ai besoin.

La neige est très épaisse et le temps terriblement tempêtueux, les opérations de toute la troupe se ressentiront donc plus ou moins des conditions atmosphériques.

J’ai l’honneur, etc.

G.-W. Melville.

Après l’envoi de cette dépêche, M. Melville resta jusqu’au 12 mars sans donner de ses nouvelles. Pendant ce laps de trois semaines, il s’était rendu au cap Bykoff (Buchoff dans l’original), pour s’y procurer des chiens et du poisson, comme il l’annonce dans la dépêche précédente. Notre intention n’est point de nous étendre davantage sur ce voyage qui se trouve raconté succinctement dans la dépêche que nous reproduisons plus bas, mais nous ferons remarquer cependant que cette dernière ne parle nullement de Matvaïh et qu’elle est envoyée de Cath Cartha.

Cath Cartha, delta de la Léna (Sibérie orientale),
le 12 mars 1882.

A l’honorable secrétaire de la marine, Washington.

Monsieur,

J’ai l’honneur de vous informer que mes gens et moi sommes arrivés heureusement à Cath Cartha (quatre huttes de boue), après nous être trouvés séparés pendant quinze jours. Je suis, en effet, allé au cap Buchoff payer les quelques petites dettes que j’avais contractées en cet endroit, et en même temps acheter cinq mille poissons pour notre nourriture. Je m’y suis, en outre, procuré d’autres attelages de chiens pour mes gens et pour transporter nos provisions.

Je suis arrivé au cap Buchoff le 24 février et j’y ai été retenu jusqu’au 6 mars par un mauvais temps continuel. C’est le plus mauvais que j’aie jamais vu. Sept attelages que j’avais envoyés pour transporter notre troupe sont revenus au bout de quinze jours après avoir perdu leur chemin pendant une tempête de neige. Six chiens étaient morts de froid et d’épuisement. Les conducteurs également avaient le visage terriblement maltraité par le froid, et au retour ils ont refusé d’entreprendre un nouveau voyage avant que le temps ne soit plus favorable.

Cath Cartha se trouve à cinq verstes environ au sud d’Usterda, le dernier point où l’on ait trouvé des preuves authentiques du passage de de Long, dans sa marche vers le sud. Aussitôt que j’aurai suffisamment de poissons et trois attelages de choix, mes trois partis de recherche commenceront sérieusement leurs opérations.

A part quelques visages mordus par le froid, quelques pieds et quelques mains endoloris par la même cause, j’ai le plaisir de vous annoncer que nous sommes tous bien portants, et, malgré ces misères, tous en état d’accomplir notre devoir.

Le préfet de Porkiransk (Verschoyansk?) Carolampi, N. Epatetiuff retourne en ce moment à Perkansk (Verschoyansk?) après nous avoir rendu de réels services, en nous procurant des moyens de transports (chiens et conducteurs) du poisson et d’autres provisions.

Ma troupe est composée comme suit:

G. W. Melville, aide-ingénieur; W. G. F.-Ninderman, marin; James W. Bartlett, T. M. Greenbeck, pilote de rivière et interprête; Constantin Baboukoff, interprête pour l’allemand, le français, le russe et le yakoute; Pierre Kolenkin, sergent cosaque; Ivan Portnyagin et sa femme (Yakoutes), cuisiniers porteur d’eau et de bois; Yaphem Krapolloff, exilé russe, homme de peine. Nous sommes donc en tout neuf personnes, non compris les conducteurs de traîneaux qui doivent changer avec les contrées où nous opérerons nos recherches.

J’ai l’honneur.....

G. W. Melville,

Aide-ingénieur de la marine des Etats-Unis.

Cette dépêche est assez peu explicite et ne nous donne que peu de détails sur les faits et gestes de Melville; pour la compléter dans la mesure du possible, nous allons reproduire une autre lettre adressée par lui à l’éditeur du New-York Herald, et datée du même lieu.

Cath Cartha. Delta de la Léna. Sibérie orientale,
13 mars 1882.

Monsieur l’Editeur du Herald,

La localité d’où je vous écris, Cath Cartha, n’est autre chose qu’une station composée de quatre huttes, bâties sur l’une des nombreuses branches de la Léna, à environ 50 verstes d’Usterda où fut trouvé le dernier record de de Long. J’ai choisi ce point, parce que c’est la station la plus rapprochée de celle d’Usterda, qu’elle se trouve presque directement au sud de cette dernière et par conséquent sur la ligne que devait suivre de Long. C’est au reste le seul point de ces parages où l’on rencontre quatre huttes réunies. De ces quatre huttes, deux nous servent de demeures; nous avons entassé dans les deux autres, en outre de notre provision de poissons tous les objets que nous avons amené avec nous. Elles sont si basses qu’il est impossible de s’y tenir debout. Ma troupe se compose de neuf personnes, dont trois survivants de la Jeannette, trois personnes engagées à Yakoustsk, un Yakoute et sa femme et enfin un exilé russe. J’ai loué des attelages de chiens avec leurs conducteurs, à l’embouchure de la Léna. En outre tout ce qui reste d’attelage dans le pays est occupé à m’amener du poisson. Aussitôt que j’aurai suffisamment de nourriture pour mes gens et pour mes attelages, nous commencerons à fouiller toute la région qui s’étend de l’Olenek à la rivière Jana.

Je partirai demain en traîneau avec Ninderman et nos deux interprètes pour aller à Usterda et Sesteranek, afin de reprendre la piste de de Long au point où je l’ai perdue en décembre. J’ai bon espoir de retrouver de Long ainsi que ses papiers. Quant à Chipp, je crains qu’il n’ait jamais atteint la côte. Son canot était trop court pour affronter une mer aussi grosse que celle que nous eûmes le jour de notre séparation; Chipp était, à la vérité, le meilleur marin de la Jeannette, mais je crains que le temps n’ait été trop mauvais, non pour lui, mais pour son canot.

Depuis quelques semaines, nous avons eu le temps le plus rigoureux que j’ai jamais vu. Un certain nombre d’indigènes sont morts de froid pendant le mois dernier. En revenant du cap Buchoff, où j’étais allé acheter du poisson et louer des chiens, j’ai rencontré deux familles d’indigènes réfugiées dans une vieille hutte. La tempête les avait retenues là pendant huit jours, de sorte que leurs vivres étaient épuisés. Ces gens nous racontèrent que pendant ces huit jours, ils avaient perdu trois de leurs enfants, âgés de huit, de cinq et de trois ans. Ces pauvres petites créatures étaient mortes de froid. Je leur donnai du poisson et du thé, et leur promis que nos attelages les prendraient et les emmèneraient en retournant à Buchoff.

Le temps s’est un peu remis, je peux donc reprendre mes opérations de recherche, malgré la neige, qui en ce moment a une épaisseur énorme; elle couvre tout, jusqu’aux maisons, sur lesquelles on passerait sans les apercevoir, si la fumée qui sort des cheminées ne venait en révéler l’existence. Jamais la neige ne disparaît du sol dans ces contrées sous l’action des rayons du soleil, si ce n’est sur les points élevés; ce sont toujours les eaux du fleuve, lorsque celui-ci déborde, qui l’enlèvent bien avant le commencement de l’été arctique. Mais ces inondations couvrent toute la contrée que nous devons explorer, nous devons donc faire nos recherches auparavant qu’elles n’arrivent. Par ce qui précède, vous pouvez vous former, jusqu’à un certain point, une idée des difficultés qui nous attendent.

Au mois de septembre dernier, quand nous abordâmes à Buchoff, pas un seul des hommes de la baleinière n’était valide. Deux seulement pouvaient marcher un peu, mais pas assez pour faire un long trajet. La rivière était déjà recouverte d’une mince couche de glace, assez forte pour arrêter un bateau, fût-il poussé par des hommes vigoureux et bien portants, mais trop faible cependant pour qu’on pût oser s’aventurer à marcher dessus. Pendant le mois d’octobre, la rivière gèle, mais la glace se brise au moins une demi-douzaine de fois.

Longtemps ayant d’aller à Boulouni rejoindre Ninderman et Noros, j’avais la triste conviction que les peines de nos camarades étaient déjà finies. Je fis à cette époque tout ce que les circonstances me permettaient pour amener mes compagnons plus haut sur la rivière, et ensuite me porter au secours de de Long. En envoyant Danenhower et le reste de la troupe à Yakoutsk et en m’y rendant moi-même, je n’ai fait aucune perte de temps. On était alors, en effet, au milieu de l’hiver, et à cette époque de l’année, je ne pouvais rien faire dans le delta; d’un autre côté, il était nécessaire que je vinsse dans cette ville pour m’approvisionner de vivres pour le printemps et pour l’été, car c’est d’Yakoutsk qu’on tire tous les vivres qui sont consommés dans le delta; en outre, j’avais besoin de me rapprocher d’une station télégraphique, afin d’entrer en communication avec notre gouvernement.

Maintenant nous sommes sur les lieux à explorer et nous ferons tous nos efforts pour terminer notre œuvre à la satisfaction générale. Je suis pressé de sortir d’ici, car la fumée de nos huttes nous a rendus presque aveugles. Ces huttes n’ont d’autre cheminée qu’un trou ménagé dans le toit et par lequel la fumée sort difficilement, de sorte que je peux à peine écrire.

Le préfet de Verchoyansk qui m’a accompagné jusqu’ici retourne chez lui, en emportant nos lettres. Désormais, je n’aurai plus de moyen, si ce n’est par exprès, d’envoyer de nouvelles à Yakoutsk, avant la débâcle du fleuve, il peut donc arriver que vous n’entendiez plus parler de moi d’ici l’automne. Toutefois, s’il survenait quelque événement important, vous pouvez être assuré que j’enverrais un courrier spécial jusqu’à Irkoust.

George W. Melville.

Cependant M. Melville ne devait point attendre la fin de l’automne pour faire parvenir de ses nouvelles.

Le 5 mai, arrivait en effet à Irkoutsk la dépêche suivante, que le lecteur connaît déjà:

Delta de la Léna, 24 mars 1882.

J’ai trouvé le lieutenant de Long et ses compagnons tous morts.

Tous les livres et papiers ont été trouvés également.

Je reste, afin de poursuivre mes recherches et trouver le parti du lieutenant Chipp.

Melville.

Avec son laconisme ordinaire le télégraphe n’apportait rien de plus. Après cette dépêche on savait qu’ils étaient tous morts, et les parents, les amis de ces malheureux n’avaient qu’à prendre le deuil. Mais où étaient-ils morts? et comment les avait-on retrouvés? pas un mot. Quelqu’un? quelque indigène à demi barbare. Avait-il assisté à leur agonie pour venir dire au monde civilisé, qui tout entier s’intéressait au sort de cette héroïque phalange, comment elle avait péri? M. Melville avait-il au moins trouvé quelque document qui permît de retracer les péripéties du drame terrible qui venait de se passer dans le delta de la Léna? Rien, pas un mot de plus. Tous morts: les livres et les papiers ont été trouvés.

Heureusement la lettre suivante apportée à Irkoutsk par le même courrier que la dépêche ci-dessus, et arrivée quelques semaines plus tard en Amérique vient jeter quelque jour sur cette lugubre histoire.

Delta de la Léna, 24 mars 1882.

A l’honorable secrétaire de la marine, Washington.

Monsieur,

J’ai l’honneur de vous annoncer le succès des recherches que j’ai entreprises pour retrouver le parti du lieutenant de Long. Après plusieurs tentatives infructueuses pour suivre sa trace, en me dirigeant du nord au sud, je me suis décidé à reprendre en sens inverse le chemin suivi par Ninderman et Noros, en remontant le sud vers le nord. Après avoir visité toutes les pointes de terre qui s’avancent dans le vaste estuaire formé par la Léna au moment où ce fleuve se divise en plusieurs branches au nord de Matvaïh. Marchant de l’ouest à l’est, je contournais une pointe qui se trouve à l’est nord-est de cette station et dont l’un des côtés forme le bord de la rivière Kugoaeastack, pour remonter ensuite le long de ce bras de la rivière, lorsque je suis arrivé sur un point où un feu considérable avait été allumé. Presque aussitôt, Ninderman reconnut dans cette rivière Kugoaeastack, celle dont il avait suivi le bord avec Noros pour se rendre à Boulouni. Achevant de contourner la pointe je me dirigeai ensuite vers le nord et découvris environ à mille mètres plus loin, l’extrémité de quatre pieux liés ensemble et dépassant de deux pieds la surface de la neige acculée sur la berge. Sautant immédiatement hors de mon traîneau je courus vers ces pieux, et en approchant j’aperçus la gueule d’un canon de carabine Remington qui faisait saillie d’environ huit pouces hors de la neige. La carabine elle-même était accrochée par sa courroie à l’extrémité des pieux. J’ordonnai aussitôt aux indigènes qui nous accompagnaient d’enclouer la neige en cet endroit de la rive pendant que Ninderman et moi, nous explorerions la partie plus élevée du terrain. Je pris la direction du sud, tandis que Ninderman s’en allait vers le nord. J’avais fait cinq cents mètres environ, quand une bouillote restée sur la neige, attira mon attention; m’étant approché, je trouvai tout près trois cadavres en partie ensevelis sous la neige. En les examinant, je reconnus le lieutenant de Long, le docteur Ambler et le cuisinier chinois Ah Sam.

Près du cadavre de de Long, je trouvai son carnet, dont vous trouverez une copie ci-incluse, depuis la première note jusqu’à la fin.

Les livres et les papiers ont été trouvés sous les pieux, ainsi que les cadavres de deux des hommes. Les autres gisaient entre ce point et cinq cents mètres plus loin. L’amas de neige qui couvre l’espace compris entre ces deux limites devra être enlevé. Il forme un sillon ayant trente pieds à la base et vingt pieds de haut.

Le point où les cadavres ont été trouvés, quoique élevé, était couvert de bois flotté, ce qui prouve qu’à une certaine époque de l’année, il est couvert par les eaux du fleuve. Cette remarque m’a décidé à transporter les cadavres sur un point convenable de la rive du fleuve, où je les enterrerai. Ensuite je continuerai avec toute la diligence possible, les recherches pour trouver le canot no 2. Le temps a été si mauvais que nous n’avons pu voyager qu’un jour sur quatre, mais nous espérons un temps plus favorable avec le temps que nous aurons dans quelques jours.

»J’ai l’honneur, etc.

»George W. Melville,

»Aide ingénieur de la marine des États-Unis.»

A cette lettre était jointe la liste des infortunés dont on venait de retrouver les cadavres. Voici cette liste:

  • Le lieutenant George W. de Long, de la marine des États-Unis.
  • L’aide-chirurgien James M. Ambler.
  • M. Jerome Collins.
  • Nelse Iverson.
  • Carl August Gortz, matelot.
  • Adolph Dressler.
  • George Washington Boyd, chauffeur de 2e classe.
  • Ah Sam, le cuisinier chinois.

Cette lettre de M. Melville, beaucoup plus explicite, il est vrai, que la dépêche portant la même date, donne cependant bien peu de détails. D’ailleurs, au moment où elle a été écrite, tous les cadavres n’étaient pas encore trouvés, car la liste qui lui fait suite ne fait mention, ni d’Erickson, ni de Knack, ni de Lee, ni d’Alexis.

Nous savons déjà qu’Erickson était mort longtemps avant ses compagnons et avait été enterré dans le lit du fleuve. Mais qu’étaient devenus les trois autres? En outre, Melville parle de transporter les cadavres sur la rive de la Léna, mais a-t-il pu le faire? Ce sont là des lacunes qu’une lettre de M. Jackson nous permettra de combler au moins en partie.

Buchoff, delta de la Léna, 24 avril 1882.

Les préparatifs étant terminés, l’ingénieur Melville partit avec sa troupe, le 16 mars, du dépôt temporaire qu’il avait établi à Cath Cartha, afin d’entreprendre une exploration minutieuse et complète de toute la contrée où il espérait trouver le capitaine de Long et ses infortunés compagnons. Il emmenait avec lui James H. Bartlett, aide-ingénieur de la Jeannette, et William Ninderman, deux des survivants de la Jeannette. En outre, il s’était adjoint MM. Greenbek et Boboukoff comme interprètes; un Cosaque, nommé Kolenkni, et un exilé russe, Yaphem Kapelloff, comme surveillants des conducteurs de traîneaux; ceux-ci étaient Tomat Constantine, Georgie Nicholaï, «capitan» Inukkeuty Shimuluff, Story Nicholaï, Wassili Koolgark et Simeon Illak; enfin, pour terminer la liste, venaient Ivan Portnyagin et sa femme, qui comptaient comme cuisiniers et comme aides.

Les opérations de la recherche commencèrent à Usterda, d’où l’on revint à Matvaïh dans l’espoir de trouver quelque part, sur le chemin qui conduit de l’une de ces stations à l’autre des traces du passage de de Long, mais les résultats furent absolument nuls; on ne découvrit pas le moindre indice qui pût mettre sur la voie qu’avaient suivie ceux qu’on cherchait. M. Melville se décida alors à reprendre en sens inverse la route suivie par Noros et Ninderman. Il partit donc le 23 mars de Matvaïh pour explorer les rives des différents bras de la Léna et pour retrouver l’épave du canot que Noros et Ninderman avaient rencontrée sur leur chemin le jour où ils étaient partis pour aller chercher des secours, car Ninderman comprenait que cette épave serait pour lui le point de repère le plus sûr pour retrouver les restes de ses anciens compagnons. Se rappelant, en effet, de l’état de ceux-ci au moment de son départ avec Noros, et jugeant de la distance qu’ils pouvaient parcourir chaque jour, il savait qu’ils n’avaient pu aller bien loin au-delà de cette épave. L’événement confirma ses prévisions. Car ayant trouvé l’épave dans la journée du 23, la troupe de Melville ne l’avait pas dépassée de cinq cents mètres, que le canon d’une carabine et quatre pieux liés ensemble et dont l’extrémité faisait saillie à travers de la neige attirèrent son attention.

Melville s’approcha en toute hâte et vit que les quatre pieux avaient été liés ensemble pour soutenir l’extrémité d’une perche, laquelle reposait par l’autre bout contre la berge du fleuve et soutenait elle-même le faîte d’une tente. Immédiatement il fit enlever la neige autour des pieux par deux des indigènes qui l’accompagnaient. Arrivés à huit pieds environ de profondeur, ceux-ci trouvèrent chacun un cadavre à peu près en même temps. C’étaient ceux de Gortz et de Boyd, Melville leur dit alors d’enlever la neige dans la direction de l’est, puis remonta lui-même sur le haut du talus qui, en cet endroit, se trouvait à vingt pieds au-dessus du niveau du fleuve, afin d’y chercher un endroit convenable pour déterminer la position avec son compas. S’étant dirigé du côté de l’ouest, il avait fait un millier de mètres environ quand ses yeux tombèrent sur une bouillotte. En s’approchant pour examiner cet objet, il sentit son corps frissonner; il avait failli heurter du pied une main qui émergeait à la surface de la neige. S’accroupissant aussitôt et écartant, avec ses mains, la neige qui, à cet endroit, n’avait qu’un pied de profondeur, il se trouva en présence des restes du commandant de Long. A trois pieds plus loin était le cadavre du docteur Ambler, celui de Sam, le cuisinier chinois, était étendu à ses pieds. Tous les trois étaient en partie recouverts d’une moitié de la tente que ces malheureux avait emportée en s’éloignant de leurs compagnons qui n’en avaient plus besoin. Ils avaient aussi sur eux quelques morceaux de couverture dont ils s’étaient enveloppés pour conserver un peu de chaleur. Les restes d’un feu étaient encore là, tout près de la bouillote, avec quelques morceaux de saule arctique, dont les infortunés avaient fait une infusion.

Le carnet de de Long était resté sur le sol à côté de son cadavre, ainsi que son crayon; sans doute il n’avait pu le remettre dans sa poche après y avoir inscrit sa dernière note. Ainsi, l’infortuné capitaine, ainsi que le docteur Ambler et Sam sont morts le jour où cette note a été inscrite. De Long avait l’habitude de noter chaque jour les événements de la journée; quand il n’avait rien de particulier à noter, il inscrivait simplement la date et le nombre de jours qui s’étaient écoulés depuis la catastrophe de la Jeannette.

Avant de quitter l’emplacement de la tente où ils laissaient les cadavres de leurs compagnons, pour traîner leurs pieds fatigués et privés de chaussures, au lieu où les attendait le repos éternel, de Long et le docteur Ambler avaient respectueusement couvert, avec un lambeau de vêtement, le visage de leur collègue, M. Collins.

La tente avait été plantée dans un enfoncement profond de la rive. C’est là que furent trouvées deux boîtes contenant des notes qui avaient été placées sous la berge. La caisse de médicaments et le pavillon encore attaché à sa hampe furent trouvés un peu plus à l’est.

Les cadavres d’Iverson et de Dressler étaient couchés côte à côte un peu en dehors de la place qu’avait recouvert la moitié de tente enlevée par les trois derniers survivants; celui de M. Collins était un peu plus loin à l’intérieur de la tente. On ne découvrit pas tout d’abord, ceux de Lee et de Knack; mais en consultant le carnet de de Long, on constata qu’après leur mort, celui-ci, avec le docteur Ambler, M. Collins, le cuisinier Ah Sam, les avaient transportés hors de la vue de leurs camarades, derrière une pointe de terre, située à l’ouest où ils les avaient laissés, étant trop faibles pour les enterrer. En fouillant sous la neige en cet endroit, les deux cadavres furent retrouvés; ni l’un ni l’autre n’avaient de bottes aux pieds: elles étaient remplacées par des chiffons qu’ils s’étaient enroulés et attachés autour des jambes pour se protéger du froid, mais des morceaux de cuir brûlé, trouvés dans leurs poches, ne montraient que trop clairement à quelle extrémité ces malheureux avaient été réduits pour la nourriture. Tous portaient sur leurs mains et sur leurs vêtements des traces de feu. On eût dit que dans le dernier effort du désespoir ils s’étaient traînés dans le feu pour se réchauffer. Le cadavre de Boyd fut même trouvé couché en travers sur les débris d’un foyer, ses vêtements étaient complètement brûlés jusqu’à la peau; cependant son corps n’avait pas été entamé.

L’intention de l’ingénieur Melville était d’ensevelir les restes de ses infortunés compagnons dans l’endroit même où ils avaient été trouvés. Mais les indigènes lui firent remarquer qu’une tombe construite en cet endroit serait emportée par les eaux du fleuve, qui, au moment du printemps, couvrent le delta tout entier et atteignent une hauteur de quatre pieds. Changeant alors d’avis, Melville les fit transporter sur le sommet d’une colline de roc dur, élevée d’environ trois cents pieds au-dessus du niveau du fleuve, et située à quarante verstes plus à l’ouest, et sur laquelle il éleva un mausolée avec les débris de l’embarcation, près de laquelle les cadavres avaient été trouvés. Il fit d’abord tailler une croix gigantesque dans un énorme madrier de bois flotté, qu’il planta sur la crête de la colline. Il fit ensuite construire au pied, et juste dans l’axe du méridien magnétique, un caisson en bois long de vingt-deux pieds, profond de deux et large de six. Les cadavres y furent déposés côte à côte, et le caisson fut recouvert de madriers juxtaposés. Une traverse de faîte, longue de seize pieds, fut ensuite fixée solidement par son milieu dans le pied de la croix, à cinq pieds au-dessus du corps du cercueil et appuyée à ses extrémités sur deux madriers placés en arcs-boutants et ayant la même inclinaison. D’autres madriers, placés côte à côte et appuyés par une de leurs extrémités sur la traverse, et, de l’autre, sur le roc, donnèrent à l’ensemble la forme d’une pyramide parfaite. Le tout fut recouvert de pierres, de sorte que, le travail achevé, ce monument présentait à l’œil l’apparence d’un monticule pyramidal et surmonté d’une croix. Cette dernière s’élève à vingt-deux pieds au-dessus du roc. Le fût, ainsi que les bras, qui sont longs de douze pieds, ont un pied carré comme épaisseur.

Avant d’ériger cette croix, Melville et ses compagnons y gravèrent le soir, dans leur hutte, l’inscription suivante:

«A la mémoire de douze officiers ou marins du steamer arctique la Jeannette, morts dans le delta de Léna, en octobre 1881.

«Lieutenant G.-W. de Long, Dr J.-M. Ambler, J.-J. Collins, W. Lee, A. Gortz, A. Dressler, A. Erickson, G.-W. Boyd, N. Iverson, H. Knack, Alexis, Ah Sam.»

Après ce triste devoir rempli, M. Melville prit des mesures pour qu’au printemps la pyramide fût recouverte de terre par les soins du commandant de Boulouni, au cas ou il aurait lui-même fini ses recherches assez tôt pour quitter le delta avant la débâcle des glaces. La structure de ce monument, qu’on peut apercevoir à vingt verstes de la rivière, mérite véritablement des éloges à son auteur.

Aussitôt après leur découverte, les livres et les papiers furent scellés, et personne ne put en examiner le contenu. Le carnet de de Long, lui-même, fut l’objet de la même mesure, à l’exception du mois d’octobre, où l’on pouvait avoir besoin de puiser des renseignements pour la continuation des recherches. Les objets de valeur ou autres qui pouvaient avoir quelque intérêt aux yeux des parents ou des amis des hommes morts furent religieusement conservés et envoyés à Yakoutsk en même temps que les livres, les papiers et le pavillon, que Melville avait confiés à M. Boboukoff et au sergent cosaque qui devaient les déposer entre les mains du gouverneur du district. Celui-ci devait les conserver jusqu’au retour de Melville, à moins que des instructions venues du département de la marine des États-Unis, lui en ordonnassent autrement.

Pendant que Melville prenait toutes ces dispositions, il faisait rechercher activement les restes d’Alexis. D’après le carnet de de Long, le cadavre de cet Indien avait été déposé sur la glace de la rivière, en face l’épave du canot, mais on n’avait encore pu le retrouver.

Le 10 avril, Melville, aussitôt après avoir terminé le monument élevé à la mémoire de ses anciens compagnons, partit avec sa troupe pour chercher les traces du lieutenant Chipp, et s’assurer s’il avait pu, avec son canot, atteindre le delta de la Léna ou quelque point des côtes voisines. Tenter d’explorer le delta tout entier eût été une entreprise irréalisable: car celui-ci est formé par un immense banc de sable coupé dans tous les sens par des milliers de cours d’eau plus ou moins larges et dont beaucoup sont navigables mais changent de direction d’année en année. Il devait donc se borner, avec le peu de monde dont il disposait, à visiter la ligne des côtes avant que la saison des traîneaux ne prît fin, car plus tard l’inondation qui coïncide avec la debâcle des glaces devait faire disparaître toutes les traces qui pouvaient exister.

Le plan de Melville, pour cette dernière partie des recherches, était de s’avancer lui-même jusqu’à l’Olenek et de revenir par la côte nord-ouest jusqu’à Cath Cartha, tandis que Bartlett et Ninderman, passant ensemble par ce dernier point, iraient dans la direction du nord-est jusqu’à Barkin, où ils se sépareraient; Bartlett devait alors suivre la côte orientale, pendant que Ninderman reviendrait à Cath Cartha en longeant la côte septentrionale.

Bartlett et Ninderman, qui sont revenus les premiers, n’avaient pas trouvé le moindre vestige du passage de Chipp. Melville n’est pas encore de retour. Des difficultés qu’il ne pouvait surmonter ont malheureusement retardé son départ de trois jours, et il se peut qu’il éprouve de sérieuses entraves, car la fin de la saison des traîneaux arrive à grands pas. Après son retour à Cath Cartha, toute la troupe rejoindra Bartlett, qui se trouve en ce moment à Gemenovialak, et explorera le cap Borchaya et la baie du même nom. Si alors on ne trouve aucune trace des gens du canot no 2, on sera forcé d’admettre comme vraie la triste présomption que ce canot a sombré pendant la tempête de septembre, et que Chipp et tous ses hommes ont péri au milieu des flots.


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