L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2: ouvrage composé des documents reçus par le 'New-York Herald' de 1878 à 1882
CHAPITRE V.
Perte de «la Jeannette».
La Jeannette se trouve libre au milieu des glaces.—Moment d’espoir.—Les glaces se rapprochent.—Horrible pression.—La Jeannette s’incline sous la pression.—Plus d’espoir de la relever.—On se prépare à l’abandonner.—On l’abandonne définitivement.—Le capitaine reste seul près d’elle.—Elle sombre.—Fragment du journal de de Long.—Position de la Jeannette la veille de la catastrophe.—Premières étreintes.—La Jeannette menace de se séparer en deux sous l’effort d’une nouvelle poussée.—Moment de refait.—La pression redouble.—L’eau pénètre à travers la soute à charbon de tribord.—L’eau gagne le faux-pont.—Le navire est abandonné.—État des provisions sauvées.—La première nuit sur la glace.—Préparatifs de la retraite.—Ordre du jour.—Ordre de marche.—Le départ est fixé au samedi 18 juin.
Comme la glace contournait avec une grande rapidité la pointe de l’île Henrietta, le retour de Melville et des siens fut salué avec joie, car on n’était pas sans inquiétude pour eux. Pendant ce temps-là, MM. Collins et Newcomb étaient occupés à prendre des vues de la terre à l’ouest des promontoires Bennett, à mesure qu’elle se présentait sous un nouvel aspect, car le navire s’en éloignait rapidement. Mais revenons au livre de loch du capitaine de Long:
Mardi, 7 juin 1881.—77° 11´ 10´´ latitude nord. Pas d’observations de longitude.
En prévision de la rupture définitive de notre glaçon et dans la crainte de nous voir lancés dans le chaos de glace qui nous environnait de toute part, notre chaloupe à vapeur, nos kayaks et nos oomaks ont été hissés à bord, où nous avons aussi rapporté tous les objets restés autour du navire, que nous n’aurions pu enlever assez vite dans un moment de crise.
Mercredi, 8 juin.—Pas d’observations.
Le brouillard a été si intense ce matin jusqu’à 10 heures qu’il nous a été impossible de déterminer notre position par rapport à l’île Henrietta; mais une éclaircie s’étant produite, nous l’avons aperçue juste en face de nous, à quatre milles de distance. Comme je l’ai dit hier, nous étions entraînés juste dans le travers de la pointe septentrionale de l’île.
Les larges crevasses que nous voyions autour de nous se sont refermées, et la glace ne présente plus à nos yeux, de l’ouest au nord-ouest, qu’une immense surface interrompue ça et là, par de gros monticules de glaçons, mais sans une flaque d’eau libre.
Au sud-ouest on découvre au contraire un espace libre. Quelques crevasses allant dans cette direction ne sont pas encore refermées. Au-delà de la pointe de l’île Henrietta, qui lui barrait le passage, la nappe de glace s’est reformée, et reprend sa marche accoutumée dans la direction du nord-ouest.
Vendredi, 10 juin.—77° 14´ 20´´ latitude nord, 156° 7´ 30´´ longitude est. Arrière 13° 30´ ouest (vrai).
A 11 heures du soir, le navire a reçu plusieurs chocs violents; à 11 heures 1/2 la glace s’est rompue à 80 mètres du navire dans la direction de l’ouest, laissant une ouverture d’une dizaine de pieds de largeur. Plusieurs nouvelles secousses se sont fait sentir, et la quille s’est trouvée élevée d’un pouce. A minuit, un mouvement très accentué des glaces s’est produit: c’est un signe précurseur de la débâcle.
Samedi 11 juin.—77° 13´ 45´´ latitude nord, 155° 46´ 30´´ longitude est.
A minuit 10 minutes, la glace s’est entr’ouverte subitement le long des flancs du navire, et celui-ci s’est trouvé à flot. Tout l’équipage a été appelé sur le pont et s’est empressé de sauver les quelques objets restés sur la glace. La Jeannette a repris à peu près sa contenance habituelle: son tirant d’eau restant de 8 pieds 11 pouces à l’avant et de 12 pieds 5 pouces à l’arrière. Cependant on peut remarquer un énorme bloc de glace resté attaché sous la quille. A la première alerte le sabord du fronteau de l’avant a été fermé, mais on remarque que l’eau diminue dans le navire, un simple filet d’eau qui s’infiltre à l’arrière est la seule trace qui reste de la voie d’eau.
Autour de nous existent de vastes nappes d’eau et la glace semble très divisée. On a remonté le gouvernail pour le cas où nous pourrions changer de place. Cette opération nous a donné quelque travail, car il fallait enlever la glace accumulée autour des tourillons, mais enfin elle a réussi et nous sommes prêts à nous mouvoir.
Autant qu’on en peut juger, l’arrière du navire n’a aucune avarie sous les voûtes d’arcasses. Une ligne de bossoir et une ligne de quart ont été jetées, aussitôt qu’on a pu le faire, pour amarrer le navire aux glaces qui se trouvent encore à tribord et le maintenir autant que possible dans son ber. En inspectant la coque le long de l’arrière du côté de babord, on a remarqué qu’une des estropes en fer a été brisée, mais c’est la seule avarie que nous ayons observée; j’en conclus que l’énorme masse de glace qui pesait sur l’arrière avait écarté l’extrémité des planches du gabord, mais que celles-ci avaient repris d’elles-mêmes leur position dès qu’elles avaient été libres, aveuglant ainsi la voie d’eau, dont il ne restait presque pas de traces. Le niveau de l’eau se trouvant actuellement au-dessous de la ligne de flottaison, on ne peut prévoir aucune difficulté pour maintenir le navire à flot et le conduire dans quelque port aussitôt qu’il sera sorti de la banquise.
La sonde donne trente-trois brasses, fond de vase, et révèle un courant rapide dans la direction du nord-nord-ouest.
George W. de Long,
Lieutenant de la marine des Etats-Unis, commandant.
Ici se terminent les notes inscrites sur le livre de loch par le commandant de Long. Au reste, l’heure du dénoûment approchait. Nous allons donc reprendre notre récit sur les renseignements fournis par le lieutenant Danenhower, jusqu’à ce que nous puissions le faire dans le journal de de Long lui-même.
Nous arrivions au moment solennel où la Jeannette, délivrée des étreintes de son étau cyclopéen allait se trouver abandonnée à elle-même dans un milieu cent fois plus périlleux encore que son berceau de glace. Impossible à elle, en effet, de se frayer un passage à travers cette multitude de glaçons que nous voyions passer près de nous, se heurter et voler en éclats. Si sa mauvaise fortune eût voulu qu’elle se trouvât prise entre deux de ces énormes blocs de glace au moment de leur rencontre, elle eût été brisée, comme un joujou de verre, dans une collision entre deux trains.
Ce fut le 11 au matin qu’elle se trouva subitement délivrée; je la sentis vibrer tout entière, comme si elle eût glissé sur le flanc d’une montagne, ou sur le patin qui avait servi à la mettre à flot. Au bruit insolite qui se produisit alors, je sentis un frisson parcourir tout mon être; mais, au bout de quelques secondes, reprenant possession de moi-même, je sautai à bas de mon cadre et m’habillai pour monter sur le pont. En y arrivant, je vis que la Jeannette flottait tranquillement à la surface des flots bleus. Elle était donc enfin débarrassée de ses entraves, après vingt et un mois de détention. Un fait important à constater, c’est que pendant ce laps de temps, nous avions parcouru une aire immense de l’Océan, où nous décrivions quelquefois des cercles presque parfaits. Il nous était donc permis d’affirmer qu’il n’existe aucune terre sur toute la surface de cette aire. Nous avions, en outre, fait des sondages répétés pour déterminer la profondeur et la nature du fond de l’Océan. Les courants avaient aussi été l’objet de nos études constantes. Nous n’avions pas non plus oublié les êtres vivants qui habitent ces régions. Les eaux elles-mêmes furent analysées par nous. Maints autres points intéressants avaient été l’objet de nos recherches. Enfin, comme couronnement, nous pouvions porter à notre actif la découverte de deux îles. C’est donc avec plaisir et orgueil que nous envisagions ces résultats, et que nous pouvions nous dire que notre voyage n’aurait pas été complétement infructueux. Nous étions assurés, en effet, de pouvoir contribuer, dans une large mesure, à faire connaître cette région jusqu’alors inconnue de l’Océan Arctique, et si jamais nous parvenions à sortir sains et saufs de l’entreprise, notre voyage devrait être un véritable succès. Au reste, à mon avis, le capitaine de Long n’était entré si hardiment dans les glaces, qu’avec l’intention bien arrêtée d’essayer d’arriver au pôle par la route la plus périlleuse qu’on se soit jamais proposée. D’ailleurs, il reconnut, qu’il avait tenté sciemment l’aventure la plus hardie et la plus grandiose dont il ait jamais été parlé.
Mais revenons à la Jeannette; elle se balançait mollement à la surface des flots; elle était cependant encore dans l’impossibilité de faire aucune évolution et n’avait guère que l’espace où baigner ses flancs. Un champ immense de glaçons, pressés les uns contre les autres, la bloquait, en effet, de tous côtés. Comme la glace était restée à babord, on ramena la Jeannette dans son ancienne baie, où elle fut amarrée avec des ancres de glace, jetées du bossoir et de l’arrière, en attendant l’occasion pour s’échapper. Le gouvernail avait été remis en place, et l’hélice visitée; celle-ci étant en parfait état, tout se trouvait donc prêt pour partir au premier signal.
C’est aussi ce jour-là que nous vîmes l’île Henrietta pour la dernière fois. Elle se trouvait alors au sud-est. Pendant toute la journée, les glaces furent relativement tranquilles; mais le 12, elles se rapprochèrent, et le navire eut à supporter des étreintes terribles.
A cette époque, il m’était permis de monter trois fois par jour sur le pont, et pendant une heure d’y prendre un peu d’exercice. Le 12, j’y montai donc vers une heure de l’après-midi pour assister au départ de nos chasseurs. La journée était superbe; le temps était clair et une faible brise soufflait du nord-est. Sur quelques points de l’horizon s’élevaient de légères brumes qui me rappelaient celles de l’Océan Pacifique où règnent les vents alizés. La troupe des chasseurs était donc nombreuse. Tous allaient à la recherche des phoques et des guillemots, seul gibier de ces régions. L’heure de ma promenade écoulée, je restai encore quelques instants sur l’arrière du navire pour observer la glace qui venait de se mettre en mouvement du côté de tribord et s’avançait lentement vers nous. J’étais comme fasciné par l’approche du danger. Le capitaine, qui était sur le pont, fit aussitôt hisser le signal de rappel pour les chasseurs: c’était un énorme cylindre peint en noir. Ceux-ci arrivèrent un à un, et les deux derniers furent Bartlett et Anequin, qui arrivèrent traînant un phoque derrière eux. La glace touchait déjà les flancs du navire du côté de babord et faisait incliner celui-ci de 12° du côté de tribord, lorsque les deux chasseurs me passèrent leurs fusils et grimpèrent sur le pont à l’aide d’un bout de câble que je leur avais jeté. Peu après, la pression diminuant, le navire se redressa. Chacun était à son poste, prêt à tout événement. Mais entre cinq et six heures, la pression recommença; les glaces soulevèrent l’avant du navire, tandis que la poupe s’enfonçait. Celui-ci se releva de nouveau à tribord; la pression était alors épouvantable. Les gémissements de toute sa membrure, les soubresauts que lui imprimaient chaque étreinte nouvelle, les sourds grondements qui s’échappaient de partout, les craquements des assemblages du pont, et les vibrations de tous les agrès, indiquaient assez la terrible position dans laquelle se trouvait la Jeannette. Pour tous, elle ne pouvait plus échapper à ce dilemme, ou s’élever sous l’effort de la pression et tomber sur le flanc, ou périr écrasée.
Cependant, je dois dire que le tirant d’eau de la Jeannette ayant considérablement diminué depuis notre entrée dans les glaces, nous nous étions flattés qu’elle se relèverait sous la pression qui ne pouvait plus s’exercer que sur les parties arrondies de la carène.
«Je n’oublierai jamais, dit M. Newcomb, la manière dont, à ce moment, les échelles de la passerelle se déplacèrent et se mirent à danser sur le pont, comme les baguettes sur la peau d’un tambour. Au milieu de cette scène sauvage, un déchirement épouvantable se fit entendre, et le machiniste Lee se précipita sur le pont en criant: «La glace pénètre dans la soute au charbon.» La vaillante Jeannette était vaincue! Elle avait supporté bravement la lutte, ainsi que l’attestaient ses flancs dégradés; mais cette dernière étreinte avait été trop forte pour elle.
»Après ce cri suprême d’angoisse, plus d’autre bruit que celui des eaux envahissant la cale, cent fois plus sinistre encore. La Jeannette avait été frappée dans ses œuvres vives, et maintenant elle s’enfonçait rapidement. Les hommes travaillaient avec ardeur; chacun faisait son devoir. Au reste, notre existence était alors dans la balance. Le matelot Star, ce brave camarade, descendit au fond du navire, et là, avec de l’eau jusqu’à la ceinture, passa des provisions à ses compagnons, jusqu’au moment où le capitaine lui ordonna de remonter. Où est-il maintenant, ce brave compagnon? La Jeannette en portait beaucoup, de ces vaillants marins, car tous les membres de l’équipage étaient d’excellents matelots: mais le silence et l’oubli, comme les vagues de l’Océan, ont passé sur eux, et personne ne pourra jamais nous raconter le triste dénoûment de leur lamentable histoire.» Des hommes furent aussitôt postés auprès des embarcations, prêts à les descendre sur la glace au premier signal. Je dois dire que, depuis le commencement du voyage, les tentes et les canots, avec leurs traîneaux, avaient été constamment maintenus en état de service. Quelques provisions furent aussi débarquées en prévision de ce qui pouvait arriver.
Pendant deux heures et demie environ, la situation ne changea presque pas. La pression diminuant par intervalle, le navire se relevait pour s’incliner le moment d’après. Enfin, une dernière poussée survint, qui le fit s’incliner à plus de vingt-trois degrés. Tout espoir était perdu. Aucun effort n’aurait pu le relever. Dans cette situation, la pression s’exerçait à tribord sur les billons qui étaient la partie faible de la membrure, tandis qu’à babord, elle s’appliquait au-dessous de la circonférence du flanc. A partir de ce moment, on ne s’occupa plus guère que de descendre des provisions et des vêtements sur la glace, pour parer à toute catastrophe soudaine.
Une des gardes alla souper à cinq heures et demie; à six heures, on servit le pain et le thé aux officiers. J’étais alors porté sur la liste des malades, et j’avais les yeux bandés; néanmoins, j’allai trouver le docteur, pour lui dire que je pouvais rassembler les cartes, les instruments, en un mot, me rendre utile à quelque chose. Il me répondit qu’il allait en référer au capitaine.
Chaque officier avait son sac dans la cabine, et presque tous étaient d’avis qu’il était temps de le monter sur le pont. Cependant, nous ne voulions pas le faire avant d’en avoir reçu l’ordre, craignant d’attirer l’attention des gens de l’équipage, qui étaient occupés à préparer les provisions et les canots. Pendant que je prenais le thé, je vis Dunbar arriver dans la cabine avec son sac. Sentant qu’il était temps d’aller aussi chercher le mien, je me dirigeai vers l’échelle, au sommet de laquelle je rencontrai le docteur, qui me dit: «Dan, l’ordre est donné d’emporter les sacs.» Il paraît qu’il était descendu au fond du navire, où il avait trouvé le magasin déjà envahi par l’eau, et qu’il était allé en prévenir le capitaine, lequel avait alors donné l’ordre d’abandonner le navire.
Le drapeau fut alors hissé au sommet du mât de misaine. Pendant tout ce temps, le capitaine était resté sur le pont, dirigeant les travaux. Le lieutenant Chipp était encore malade et couché sur son cadre.
En revenant, je jetai mon sac par-dessus le bastingage, et redescendis pour chercher des vêtements, mais l’eau montait déjà au milieu de l’échelle du magasin. Je me convainquis alors que le navire emplissait rapidement. Le docteur et moi, nous descendîmes aussitôt chercher les vêtements de Chipp.
Le capitaine me donna ensuite l’ordre de me charger des médicaments, mais surtout de veiller sur les liqueurs.
A ce moment, le navire ressemblait exactement à un tonneau défoncé, et n’était plus soutenu que par la pression de la glace; mais cette dernière pouvait s’écarter à chaque instant et le laisser aller à fond.
Lorsque l’ordre fut donné d’abandonner définitivement la Jeannette, elle était déjà remplie d’eau, et, en outre, inclinée à tribord d’au moins vingt-trois degrés; et nous ne l’avons quittée qu’au moment où l’eau commençait à envahir le faux-pont; aussi, j’espère que notre ami le Standard, de Londres, ne pensera plus que nous l’avons abandonnée et laissée aller à la dérive, au milieu de l’Océan Arctique, comme il l’a publié dans un de ses numéros.
Nous avions déposé une quantité considérable de vivres et de provisions de toutes espèces, à une centaine de yards du navire; mais Dunbar, avec sa prévoyance habituelle, nous conseilla de les transporter sur un glaçon adjacent, qui lui paraissait offrir plus de sécurité. Cette besogne nous occupa jusqu’à onze heures du soir. Nous avions emmené aussi avec nous trois embarcations: le canot no 1, le canot no 2 et la baleinière.
Aussitôt que le docteur Ambler eut donné au lieutenant Chipp les soins que réclamait son état, il vint me relever de ma faction près des médicaments et des liqueurs, et j’allai m’adjoindre à la troupe désignée pour la baleinière, dont j’avais d’abord reçu le commandement. Le capitaine nous donna l’ordre d’établir nos campements et de préparer le café. Notre tente fut aussitôt plantée contre la baleinière, et je m’occupai des préparatifs de la retraite.
Pendant que nos hommes préparaient le café, je m’approchai du navire pour le considérer une dernière fois. Le capitaine, le maître d’équipage Cole et le charpentier Sweetman en examinaient la partie de la carcasse alors sortie de l’eau. Je remarquai que le flanc du navire, entre le grand mât et la cheminée, avait cédé sous la pression de la glace.
La seconde baleinière était encore suspendue aux daviers, et le canot à vapeur gisait sur la glace, à côté du navire. Cole et Sweetman demandèrent au capitaine l’autorisation de descendre la première, mais celui-ci leur refusa, car il regardait les trois embarcations que nous avions déjà comme suffisantes, et plus tard, pendant que nous opérions notre retraite sur la glace, tous les hommes s’estimaient heureux d’avoir le canot de Chipp, qui, étant plus court, était plus maniable. Il pouvait, au reste, porter huit hommes. Je conseillai alors aux deux matelots de se retirer avec moi, supposant que le capitaine souhaitait de se trouver seul auprès de la Jeannette au moment où celle-ci disparaîtrait.
Nous reprîmes donc ensemble le chemin du campement, franchissant les nombreuses crevasses qui nous barraient le passage, et sautant d’un glaçon à l’autre. Une garde fut établie, et nous reçûmes l’ordre de nous coucher, ce que nous fîmes presque tous immédiatement. Mais nous étions à peine enfoncés dans nos sacs, qu’un grand cri partit de la tente du capitaine: la glace venait de se rompre juste sous cette tente, et Erickson serait infailliblement tombé dans la crevasse, sans le tapis de caoutchouc étendu sous les dormeurs; le poids de ceux-ci avait retenu les extrémités de ce tapis, l’empêchant de s’affaisser sous Erickson, et de laisser celui-ci tomber dans la fente. L’ordre fut aussitôt donné de transporter les bagages sur un autre glaçon, que Dunbar alla choisir. Ce glaçon se trouvait à trois cents mètres environ du navire. A ce moment, ce dernier était tellement incliné que le bout de ses vergues touchait la glace. Il nous fallut deux heures pour transporter tout ce que nous possédions, et traîner nos embarcations à notre nouveau lieu de campement, et il était 1 heure 30 minutes du matin quand nous nous couchâmes pour la seconde fois.
Vers quatre heures du matin, je fus réveillé par le matelot Kuehne qui appelait le chauffeur Bartlett, lequel devait le relever de faction; il lui criait que la Jeannette s’enfonçait; au même instant un craquement épouvantable se fit entendre, et Bartlett n’eut que le temps de sortir de la tente; lorsqu’il fut dehors, le sommet des mâts du navire était seul visible, le reste était déjà englouti. Nous sortîmes tous de nos tentes, et nous nous rendîmes alors sur le lieu du sinistre, mais il ne restait plus que quelques épaves à la place qu’avait occupée la Jeannette; c’étaient un siége de cabine et quelques pièces de bois. Ainsi, deux d’entre nous seulement avaient assisté à cette scène. Ils nous dirent que la glace s’était d’abord refermée brusquement sur l’épave, puis s’était entr’ouverte de nouveau, qu’alors les vergues, se trouvant de travers, avaient cédé sous le poids, et avaient disparu avec le reste. Telle fut la triste fin de cette bonne et vieille amie la Jeannette, qui, pendant de si longs mois, avait lutté vaillamment et résisté contre les étreintes du monstre arctique. Le hurlement plaintif d’un chien fut son unique requiem.
C’est le lundi 13 juin, vers quatre heures du matin, qu’eut lieu ce douloureux épisode de notre voyage.
«Quelque chétive qu’elle fût en comparaison de l’immense plaine de glace dans laquelle elle se trouvait emprisonnée, la disparition de la Jeannette, dit M. Newcomb, produisit un grand changement dans la scène. Quand elle était là, ses alentours avaient toujours quelque chose de vivant et d’animé, qui reposait l’œil; maintenant, plus qu’une étendue immense et lugubre où le regard se perd. Maintes fois j’avais assisté à des conflits entre glaçons bien plus violents que celui où la Jeannette fut écrasée; mais quel navire leur aurait résisté? Celui qui l’eût fait est encore à construire.
«Le lendemain matin, notre campement présentait l’aspect d’une famille jetée sur la rue, sans asile; et, en fait, notre condition était identique. Heureusement le meilleur esprit régnait parmi nous. Cependant, je fus victime d’un petit larcin: un matelot déroba un de mes oiseaux empaillés, pour le porter au cuisinier de la tente du capitaine, et il ne s’aperçut de sa méprise qu’en essayant de le plumer. C’était trouver son châtiment dans le corps même du délit.»
Pour compléter le récit de cette catastrophe, ainsi que pour rapporter en détail les événements qui vont suivre, nous ne croyons pouvoir mieux faire que de reproduire le journal de de Long lui-même.
Samedi, 11 juin (date vraie: dimanche, 12 juin).—A sept heures et demie ce matin, les glaces ont commencé à se rapprocher du côté de babord, mais ne sont avancées que d’un pied ou deux. Un étroit canal existant encore de ce côté, j’y ai fait amener des blocs de glace, qui nous protégeront au besoin contre la première étreinte. Celle-ci ne s’est pas fait attendre: à dix heures la nappe de glace, reprenant son mouvement, est venue se heurter contre cette espèce de matelas et s’est arrêtée. Tout semble rentré dans le calme.
Le diagramme qu’on trouvera à la fin du volume peut donner une idée de la position du navire relativement aux glaces environnantes.
Jusqu’à quatre heures du soir, rien de nouveau ne s’est produit; mais, à ce moment, les glaces ont repris leur mouvement du côté de babord, et cette fois avec une telle violence, que le navire s’est trouvé poussé contre la banquise du côté opposé, où il est resté incliné de seize degrés à tribord. La pression est alors devenue effrayante. La membrure faisait entendre des craquements secs et répétés, et toute la muraille du tribord frissonnait. L’existence du navire étant sérieusement en péril, j’ai fait descendre les embarcations de tribord, et, sur mon ordre, elles ont été traînées assez loin pour être à l’abri du danger. Tout s’est exécuté avec calme et sans la moindre confusion.
Dans son mouvement en avant, la glace, au lieu de presser directement sur le flanc gauche du navire, le prenait en écharpe de l’avant à l’arrière; il en est résulté que le côté de babord s’est trouvé soulevé, tandis que la hanche de tribord a dû plonger, et, s’étant elle-même trouvé heurtée en même temps que l’arrière contre de la glace solide, s’est opposée à l’exhaussement du navire sous l’effort de la pression.
A un moment, Melville étant descendu dans la chambre de la machine, a pu constater une fente dans le travers du navire, à hauteur des chaudières, d’où il a conclu que celui-ci était si solidement maintenu à l’arrière et à la hanche de tribord qu’il menaçait de se fendre en deux sous l’effort de la pression exercée sur le côté de babord. D’un autre côté, la muraille était évidemment enfoncée à tribord, car l’eau jaillissait de la soute à charbon située de ce côté.
L’ordre fut alors donné de débarquer sur la glace la moitié du pemmican emmagasiné sous la tente du pont, et tout le pain qui se trouvait sur ce dernier. Les traîneaux et les chiens furent aussi conduits en lieu sûr.
A quatre heures et demie, la pression diminua, ce qui nous fit supposer que les deux bancs de glace s’étaient rencontrés sous le navire, et se faisaient équilibre, de sorte que nous crûmes que le danger était passé, et qu’il était temps encore de réparer le mal causé. A ce moment, le navire était incliné de vingt-deux degrés à tribord, et soulevé de quatre minutes six secondes à l’avant. Tout le côté de babord était aussi visible jusqu’à la hauteur de quatre minutes six secondes. Dans la matinée, de très bonne heure, nous avions pu examiner à travers l’eau toute la longueur de l’étrave, du côté de tribord, et nous avions remarqué que le brion était dévié d’un pied environ de ce côté. Ce qui nous amena à conclure que le 19 janvier 1880 la pression s’était exercée de babord à tribord, au lieu de s’exercer en sens contraire, comme nous l’avions alors supposé.
A cinq heures du soir, la pression reprit de nouveau, avec un redoublement de violence et continua à nous étreindre avec une force si terrible que le navire craquait de toutes parts. Le faux pont commença à céder, tandis que le côté de tribord paraissait s’incliner encore davantage. Je donnai ordre de débarquer sur la glace toutes les provisions, les vêtements, les objets de literie, les livres et les papiers du navire, et de transporter les malades en lieu sûr. Pendant qu’on exécutait cet ordre, survint une étreinte plus effroyable encore, et le navire commença à emplir rapidement. Il était six heures du soir. A partir de ce moment, tous les efforts furent concentrés sur un seul point: transborder sur la glace le plus possible de provisions de toute nature. Ce travail ne cessa qu’au moment où l’eau atteignit le faux-pont. Tout le côté de tribord de celui-ci était déjà submergé; la lisse était sous l’eau, et celle-ci atteignit les hiloires de la claire-voie. Nous ne pouvions plus douter que la muraille de tribord avait cédé dans le travers du grand mât. D’un autre côté, le navire restait solidement maintenu par les glaces. Notre pavillon ayant été hissé au mât d’artimon, nous nous préparâmes à quitter le navire. A huit heures du soir, je donnai l’ordre général de l’abandonner.
Dès que nous fûmes tous réunis sur la glace, nous traînâmes nos embarcations et toutes nos provisions sur un point élevé de toute crevasse de mauvais augure, et nous nous préparâmes à installer notre camp pour la nuit. Je fis alors l’inventaire de tout ce que nous avions sauvé. En voici le relevé:
- Quatre mille neuf cent cinquante livres de pemmican (américain).
- Mille cent vingt livres de biscuit.
- Deux cent soixante gallons d’alcool.
- Cent livres de sucre cassé.
- Quatre cents livres de sucre extra pour l’équipage.
- Cent livres de thé.
- Quatre-vingt-douze livres un quart de potage au mouton.
- Cent soixante-seize livres de bouillon de mouton.
- Cent cinquante livres d’extrait de bœuf de Liebig.
- Deux cent cinquante-deux livres de poulet en boîtes.
- Cent quarante-quatre livres de canard.
- Trente-six livres de froment vert.
- Douze livres et demie de pieds de porc.
- Trente-deux livres de langue.
- Quarante-deux livres d’oignons.
- Dix-huit livres de conserves au vinaigre.
- Cent vingt livres de chocolat.
- Trente-six livres de cacao.
- Deux cent cinq livres de tabac.
- Quarante-huit livres de veau.
- Quarante-quatre livres de mouton.
- Cent cinquante livres de fromage.
- Deux cent dix livres de café broyé.
- Soixante livres de café en grains.
- Un demi-baril de jus de citron.
- Deux mille cartouches Remington.
- Un gallon de whisky.
- Un gallon d’eau-de-vie.
- Deux gallons de whisky.
- Deux bouteilles de whisky au jus de citron.
- Sept bouteilles d’eau-de-vie.
- Le premier canot.
- Le deuxième canot.
- Le dingy de fer.
- Le dingy Mac-Clintock.
- Les sacs-lits de tentes.
- Trente-trois havre-sacs emballés.
- Cinq fourneaux de cuisine.
- Deux traîneaux pour canot.
- Quatre traîneaux Mac-Clintock.
- Deux traîneaux de Saint-Michel.
- Deux caisses à médicaments avec leur contenu.
Dimanche, 12 juin (date vraie: 13 juin).—A minuit, nous avons été réveillés par la glace qui s’entr’ouvrait juste au milieu de notre camp. Il nous a donc fallu transporter tous nos bagages dans un endroit plus sûr; nous nous sommes ensuite recouchés en laissant un homme pour veiller. A une heure, le mât d’artimon s’était incliné sur la glace, et le navire s’est trouvé tellement penché, que les basses vergues touchaient la banquise. A trois heures, il était tellement enfoncé, qu’on ne voyait plus que le sommet de la cheminée au-dessus de la glace. A quatre heures, la Jeannette disparaissait. Elle s’était d’abord redressée, puis s’était ensuite enfoncée lentement. La flèche du grand mât était tombée la première du côté de tribord; la flèche de misaine l’avait suivie; puis le grand mât était tombé à son tour, de sorte qu’au moment où le navire a disparu complétement sous l’eau, le mât de misaine seul restait debout.
A neuf heures du matin, appel des hommes et déjeuner. Nous nous sommes ensuite occupés de rassembler tous les vêtements et d’en préparer la distribution. En outre du contenu des havre-sacs et des vêtements que nous portions, nous nous trouvions encore possesseurs de:
- Vingt-huit chemises de laine.
- Vingt-quatre caleçons de laine.
- Vingt-sept gilets de flanelle.
- Vingt-quatre vareuses.
- Vingt pantalons.
- Huit couvertures en fourrure.
- Dix-huit couvertures en laine.
Quand chacun eut reçu les articles dont il avait besoin, beaucoup d’objets restèrent inutiles.
Tout le monde était gai et plein d’entrain, car nous avions abondance de nourriture et de vêtements; la musique même ne fut pas oubliée, et le soir, Landertack nous égaya avec son harmonica. On me dressa une tente-bureau, sur laquelle fut hissé le pavillon de soie. La température resta aux environs de 23° pendant toute la journée. Les hommes allèrent visiter le lieu de la catastrophe, où ils trouvèrent sur la glace une chaise, quelques avirons et des débris de planche. Chipp était mieux, et Danenhower se montrait plein d’entrain. A 9 h. 45, nous lûmes le service divin.
Lundi, 13 juin (mardi, 14).—Appel général à sept heures du matin; déjeuner à huit. A neuf heures, nous nous sommes mis à l’œuvre pour installer les deux canots et la baleinière sur leurs traîneaux. Je suis décidé à ne pas quitter l’endroit où nous sommes avant d’avoir entièrement terminé nos préparatifs, afin de ne pas rencontrer d’entraves à la dernière heure. Nous avons suffisamment de provisions de bouche pour vivre pendant quelque temps sans entamer les soixante jours de vivres mis en réserve pour la durée de notre retraite vers le sud. Nos malades vont mieux et ce délai ne peut que leur être favorable. Sweetman a visité de nouveau l’endroit où la Jeannette a coulé; il n’y a trouvé qu’un fanal flottant à la surface de l’eau, le fond renversé. L’air est extrêmement humide et froid. Tous, à l’exception de Chipp, nous avons joui d’un excellent sommeil pendant la nuit dernière; l’intérieur des tentes est chaud et confortable. Pendant l’après-midi, nos embarcations ont été définitivement montées sur leurs traîneaux et sont prêtes pour le moment du départ. Nous avons aussi reculé notre campement vers l’ouest, pour nous éloigner du bord de la banquise, dont nous étions trop rapprochés en cas d’accident. La tente de Chipp a été placée derrière les autres et du côté du vent, afin qu’il ne soit pas réveillé par les ronfleurs comme il l’a été la nuit dernière. Nos trois embarcations ont été rangées en avant des tentes; devant elles nous avons placé les traîneaux qui contiennent nos provisions, puis nous nous sommes mis en devoir de souper. Avant d’abandonner le navire, nous avions retiré toute la provision d’eau potable qui se trouvait à bord; celle-ci a duré jusqu’à dimanche soir, et maintenant nous sommes obligés de nous servir de celle que nous fournit la glace en fondant. Nous choisissons de préférence les monticules de glace les plus anciens et les plus élevés, et nous recueillons les particules qui s’en sont détachées, quand nous en trouvons, pour les faire fondre au soleil; mais celui-ci n’a pas assez de force, naturellement, pour en fondre beaucoup. La neige ou plutôt la glace est agréable au goût, mais le docteur l’ayant soumise à l’épreuve du nitrate d’argent, l’a trouvée beaucoup trop salée. Cependant nous ne pouvons nous abstenir d’en faire usage, et nous essayons d’en combattre les mauvais effets en prenant chaque jour une certaine dose de jus de citron. En ce moment nous vivons comme des princes, notre nourriture est excellente, notre travail peu pénible; et nous jouirions tous d’une santé florissante, si quelques-uns ne se ressentaient des effets d’un empoisonnement par les sels de plomb. La température était, à huit heures du soir, de 18°, mais l’atmosphère est extrêmement humide.
Mardi, 14 juin (mercredi, 15).—Appel général à 7 heures, suivi du déjeuner. A 9 heures, nous nous mettons à l’ouvrage. Deux hommes de chaque tente sont désignés pour emballer nos soixante jours de vivres, sous la direction de Melville. De son côté, le docteur, avec un aide, prépare le jus de citron. Dunbar s’occupe, avec deux hommes, d’examiner les trois traîneaux Mac-Clintock, pour leur faire les réparations dont ils pourraient avoir besoin et les mettre en état de recevoir leur charge. Le reste de l’équipage continue à faire des chaussures de rechange et à rétrécir les sacs-lits.—Aucune amélioration dans l’état de nos malades, au contraire. Pendant la nuit, Alexis s’est plaint de douleurs d’entrailles et a été pris de vomissements violents. Kuehne souffre toujours beaucoup, et l’un et l’autre restent couchés. Chipp paraît mieux.
Journée claire et agréable. A 10 heures du matin, le thermomètre marquait 20° à l’ombre; température minima de la nuit, 12°. Un léger brouillard transparent, que nous apercevons vers le sud et que le vent emporte avec lui, nous indique des solutions de continuité dans la nappe de glace de ce côté. Le baromètre marque 30° 37´, mais j’ai des doutes sur l’exactitude de mon baromètre de poche.
A 2 heures, nous commençâmes à charger nos provisions sur nos cinq traîneaux. Plus de 3,960 livres de pemmican et 200 gallons sont répartis entre ces traîneaux et, à mesure que les sacs contenant nos rations de la semaine sont prêts, nous les y entassons, afin de finir de les remplir. La ration journalière de chaque homme est: une once de thé, deux onces de café et deux onces de sucre.
D’après une observation faite à 6 heures, ce soir, nous nous trouvons sous le 153° 58´ 45´´ de longitude, soit, depuis le 12, une dérive de treize milles et demi. Jusqu’ici, tout va bien. Chacun est gai et plein d’entrain. Notre camp présente un aspect animé. La figure ci-jointe en fait voir la disposition[1].
Après le souper, nous nous sommes bornés à mettre de côté deux carabines pour chaque tente,—soit dix en tout.—Ces armes seront réparties comme suit entre les trois canots: le premier en recevra quatre; le deuxième, un nombre égal; et la baleinière, deux seulement.
Mercredi, 15 juin (jeudi 16).—Atmosphère lourde, épaisse et brumeuse, ce matin; mais, après 10 heures, le ciel s’est éclairci, et nous avons eu une belle journée ensoleillée. La nuit a été froide (10°). J’ai mal dormi, n’ayant pu réussir à amener mon sac-lit jusque sur mes épaules; le reste de la troupe a bien dormi.—Chipp est mieux; ayant bien dormi, il se sent frais et dispos. Danenhower circule par le camp avec un œil bandé, s’occupant de maints détails. Alexis a passé une mauvaise nuit; ce matin, il était très souffrant. Kuehne reste toujours couché sous la tente.
Pendant la matinée, nous avons ensaché autant de thé et de café que nous avons pu, et nous avons réparti les charges entre les cinq traîneaux. Cette besogne était finie à 11 heures; alors nous nous sommes mis à l’œuvre pour attacher et assujettir ces charges. Chaque traîneau porte:
| no 1 | no 2 | no 3 | no 4 | no 5 | |
| 765 | livres de pemmican. | 720 | 720 | 720 | 720 |
| 40 | gallons d’alcool. | 40 | 40 | 40 | 40 |
| 36 | livres d’extrait de Liebig. | 36 | — | — | 18 |
| 61 | livres de sucre cassé. | — | — | — | 61 |
| 60 | — — extra. | — | — | — | — |
| 4 | sacs de biscuit. | 4 | 4 | 4 | 4 |
| 30 | livres de café broyé. | 30 | — | 30 | — |
| 90 | — de thé. | — | — | 60 | — |
| 10 | — de sucre extra. | — | — | — | — |
| 1659 | 1318 | 1252 | 1342 | 1325 |
Il nous reste encore, sur la glace, 30 livres de café brûlé, 30 livres de café broyé, 1 sac de biscuit, pour lesquels il nous faut trouver une place dans les canots. En outre de nos soixante jours de vivres, nous avons encore 315 livres de pemmican, 43 livres de thé, 55 livres de sucre et 37 livres de café. Nous serons donc obligés de laisser derrière nous une grande quantité de provisions, ainsi que nos deux dingies et l’un des traîneaux de Saint-Michel. Comme nous ne marcherons nécessairement que fort lentement, je crois que, pendant la première semaine qui suivra notre départ, nous serons encore assez rapprochés pour envoyer chaque jour un traîneau à chiens en arrière, chercher nos vivres pour la journée du lendemain. En agissant ainsi, nous éviterons de déranger l’arrimage de nos traîneaux.
Nous avons dîné à une heure; nous nous sommes remis à la besogne à deux, et tous nos traîneaux sont ficelés. Remarquant que le traîneau no 2 porte déjà un guidon sur lequel est inscrit le nom de «Lizzie», je fais observer à Ninderman que le nôtre n’en a point encore. Il me répond qu’on est en train de le préparer et qu’il a l’intention de lui donner le nom de «Sylvie». Naturellement, je n’ai aucune objection à faire à cette dénomination.
Nos observations nous placent par 77° 17´ de latitude nord et 153° 42´ 30´´ de longitude est; c’est-à-dire que nous avons été entraînés depuis hier de trois milles et trois quarts de mille, 72° nord. Ce soir, à 6 heures, nous avions une température de 19°, avec vent du nord-est.
Dans le courant de l’après-midi, je publiai l’ordre du jour suivant:
Cutter américain Jeannette,
Au milieu des glaces de l’Océan Arctique, par 77° 17´ de latitude nord et 153° 42´ de longitude est.
15 juin 1881.
Ordre:
Au moment du départ avec les traîneaux pour opérer notre retraite dans la direction du sud, chaque officier et chaque homme de l’équipage n’a droit d’emporter que les habits dont il est vêtu et ceux contenus dans son havre-sac. Chacun peut, avant le départ, revêtir ses vêtements de fourrure, si tel est son bon plaisir; mais il ne pourra revenir sur cette détermination une fois qu’il l’aura prise. Tout vêtement de surcroît est expressément interdit. Les mocassins de rechange seront seuls tolérés.
Le contenu réglementaire du havre-sac est le suivant:
- Deux paires de demi-couvertures.
- Deux paires de bas.
- Une paire de mocassins.
- Un béret.
- Deux paires de mitaines.
- Un gilet de flanelle.
- Un pantalon.
- Un bonnet.
- Un caleçon.
- Une paire de lunette de neige.
- Un paquet de tabac.
- Une pipe.
- Deux cartouches.
- Vingt-cinq allumettes en cire.
Le savon, les serviettes, le fil et les aiguilles à discrétion, une paire supplémentaire de mocassins (ce qui fera cinq en tout), pourront être enfermés dans les sacs-lits, mais aucun autre objet ne peut y être introduit. Chaque officier devra veiller à ce que ce règlement soit fidèlement observé par tout le monde.
Le traîneau no 1 contiendra les sacs-lits, une tente, les havre-sacs et la batterie de cuisine du 1er canot.
Le traîneau no 2 contiendra les mêmes objets pour le 2e canot.
Le traîneau no 3 contiendra les mêmes objets pour la baleinière.
Le traîneau no 4 contiendra les mêmes objets pour le 2e canot.
Le traîneau no 5 contiendra les mêmes objets pour la baleinière.
Au cas où nous serions obligés de monter dans nos embarcations:
L’équipe du traîneau no 1 montera dans le 1er canot.
Celle du traîneau no 2 montera dans le 2e canot.
Celle du traîneau no 3 montera dans la baleinière.
Celle du traîneau no 4 montera dans le 1er canot.
Le chirurgien, M. Cole et le boulanger prendront place dans la baleinière. Les autres dans le 2e canot.
Cet ordre du jour pourra être modifié selon les besoins.
George W. de Long.
Lieutenant de la marine des États-Unis,
commandant de l’expédition arctique.
Nous avons un ciel presque sans nuages, et par suite un soleil brûlant, dont les rayons, réverbérés sur la surface de la glace, rend notre situation fort pénible. Nous sommes terriblement éprouvés par les rayons du soleil, les lèvres et les joues commencent à nous gercer à tous. Néanmoins nos yeux n’ont pas encore été atteints.
Jeudi, 16 juin (vendredi, 17).—Le capitaine de Long signale de longues traînées de brouillard au sud et au sud-ouest. Ce jour-là, chaque homme est autorisé à prendre une demi-couverture en prévision du froid. A quatre heures et demie, M. Dunbar est envoyé en avant, pour indiquer le chemin à suivre, tandis que le capitaine prépare l’ordre de marche suivant:
ORDRE DE MARCHE
Cutter américain Jeannette,
Au milieu des glaces de l’Océan Arctique, par 77° 18´ de latitude nord et 153° 25´ de longitude est.
15 juin 1881.
Nous nous mettrons en marche vers le sud le vendredi, 17 juin (samedi, 18), à 6 heures du soir, nos marches devant s’exécuter désormais de six heures du soir à six heures du matin. Nous suivrons l’ordre de marche suivant:
1o Tous les hommes se réuniront pour emmener le premier canot, pendant que les chiens seront attelés au traîneau no 1.
2o L’équipe de tribord prendra ensuite le second canot, celle de babord, le traîneau no 4 et les chiens le traîneau no 2.
3o Enfin, l’équipe de babord emmènera la baleinière; celle de tribord, le traîneau no 3, et les chiens, le traîneau no 5.
Les trois chiens d’Alexis seront attelés au traîneau de Saint-Michel; tandis que Kuehne, Charles Long Sing et Alexis accompagneront le lieutenant Chipp.
Distribution du temps:
- Appel général à 4 heures 30 du soir.
- Déjeuner à 5 heures du soir.
- Départ à 6 heures du soir.
- Halte à 11 heures 30 du soir.
- En route à 1 heure du matin.
- Dîner à 12 heures.
- Halte, suivie de l’installation du camp, à 6 heures.
- Distribution de jus de citron et souper à 6 heures 30.
- Établissement d’une garde et coucher à 7 heures.
Direction de notre marche: sud par l’est 1/2 est magnétique.
Aussi longtemps qu’il sera possible, le traîneau de Saint-Michel reviendra en arrière chaque matin pour prendre des provisions laissées ici. Mais, aussitôt que nous entamerons celles chargées sur nos traîneaux, la ration journalière sera:
Déjeuner.
- 4 onces de pemmican.
- 1 once de jambon.
- 3 livres de biscuit.
- 3 onces de café.
- 2-3 onces de sucre.
Dîner.
- 8 onces de pemmican.
- 1 once d’extrait de Liebig.
- 1/2 once de thé.
- 2-3 onces de sucre.
Souper.
- 4 onces de pemmican.
- 1 once de langue.
- 1/2 once de thé.
- 2-3 onces de sucre.
- 1/2 livre de biscuit.
George W. de Long,
Lieutenant de la marine des Etats-Unis,
commandant de l’expédition arctique.
Le capitaine de Long continue: durant l’après-midi, chacun des traîneaux et des embarcations a été pourvu d’un pavillon.
La Jeannette porte mon pavillon de soie.
Le second canot, Hiram, porte son nom sur le guidon.
La baleinière, Rosey, également.
Le traîneau no 1 porte un guidon bleu, carré, avec le nom de «Sylvie» et la devise «Nil desperandum».
Le traîneau no 2 a deux pointes avec le nom de Lizzie.
Le guidon du no 3 ne porte aucun nom.
Le no 4 a un guidon avec une croix de Malte et la devise «In hoc signo vinces».
Enfin le no 5 porte inscrit sur son guidon «Maud» avec la devise «Comme je trouve».
Tous les hommes furent ensuite réunis pour l’inspection et pour entendre la lecture de l’ordre de marche.
Tous les préparatifs étant terminés, le départ fut définitivement fixé au lendemain soir à 6 heures. Le traîneau de Saint-Michel fut ensuite chargé, et les officiers reçurent leurs instructions.