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L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2: ouvrage composé des documents reçus par le 'New-York Herald' de 1878 à 1882

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CHAPITRE VIII.

Parmi les Tongouses.

Les trois indigènes conduisent les naufragés dans une hutte et leur donnent du poisson.—L’un des indigènes nommé Caranie les quitte.—Le lendemain les deux autres refusent de leur servir de guide.—Melville veut partir quand même.—Vaine tentative pour remonter la rivière.—Les naufragés sont obligés de revenir sur leurs pas.—Surpris par une tempête, ils sont forcés de passer la nuit dans la baleinière.—Enfin ils arrivent à la hutte qu’ils avaient quitté la veille.—Wassili Koolgyork ou Wassili oreilles coupées.—Ce Tongouse consent à servir de pilote aux naufragés pour aller à Boulouni.—Village de Spiridon.—Portrait peu avantageux de ce dernier.—Sa conduite vis-à-vis de ses hôtes.—Arrivée à Gemovyalack—L’exilé Yaphem Kopelloff.—Nicolaï Chagra, chef du village.—Après une vaine tentative pour continuer leur voyage vers le sud, les naufragés sont obligés de rester à Gemovyalack.—Conduite des habitants à leur égard.—Arrivée de l’exilé Kusmah Jeremiah.—Le lieutenant Danenhower se rend chez lui.—Sa généreuse hospitalité.—Il promet de se rendre à Boulouni.—Pourquoi Melville ne le fait pas accompagner et ne lui remet pas ses lettres et ses dépêches.—Conséquences de cette décision.—Le lieutenant Danenhower retourne chez Kusmah avant le départ de celui-ci pour Boulouni, et commence des recherches vers le nord pour trouver les gens des deux autres canots.—Ses tentatives infructueuses pour se rendre à Barkin.—Kusmah, parti pour Boulouni, ne revient qu’au bout de treize jours.—Il raconte qu’il a trouvé sur son chemin deux hommes de la troupe du capitaine, et remet une dépêche de Ninderman et Noros adressée au ministre des États-Unis à Saint-Pétersbourg.—Départ de Melville pour Boulouni.—Danenhower reste à la tête des gens de la baleinière.—Arrivée du commandant de Boulouni à Gemovyalack.—Ce dernier, nommé Bieshoff, apporte également une dépêche de Ninderman et de Noros.—Portrait de cet homme.—Départ pour Boulouni.—Nous rencontrons Melville à Burulak.—Instructions qu’il me donne.—Danenhower explique la conduite de Melville dans son plan de recherche.—Il continue son voyage jusqu’à Irkoutsk.—Une lettre de Danenhower.

La vue de la bienheureuse médaille avait achevé de faire disparaître la méfiance entre les indigènes et les naufragés; les craintes des premiers étant complétement dissipées, les rapports entre eux devinrent plus libres; aussi les derniers en profitèrent pour se procurer immédiatement un gîte. Nous leur fîmes signe, continue M. Danenhower, que nous avions besoin de dormir, en posant notre tête entre nos mains et en faisant mine de ronfler. Ils nous comprirent, et, nous faisant suivre la rive où nous avions fait halte, nous conduisirent au pied d’une colline de soixante à soixante-dix pieds d’élévation. Cette colline se trouve à l’embouchure du petit bras de la Léna, et nous avons appris depuis qu’elle fait partie du cap Borchaya, qu’on dit être à cent quarante verstes ou environ quatre-vingt-quinze milles du cap Bykoff. Nous y trouvâmes quatre maisons et plusieurs magasins, mais tous assez délabrés, à l’exception d’une maison, qui était en très bon état. Tout près, on voyait un cimetière avec un grand nombre de croix. Nous nous établîmes tous dans cette maison. Les indigènes furent très bons pour nous; ils allèrent jeter leurs filets dans la rivière et en rapportèrent du poisson. Ils en firent griller une partie devant le feu et nous en offrirent les meilleurs morceaux. De notre côté, nous en fîmes bouillir quelques-uns, de sorte que nous pûmes faire un très bon repas. Pendant que nous mangions, l’un des indigènes, que les autres nommaient Caranie, s’en était allé, laissant avec nous le jeune garçon que nous appelions Tomat et l’invalide que nous avions baptisé du nom de Théodore. L’absence de Caranie me fit supposer que d’autres indigènes habitaient le voisinage et que celui-ci était allé les informer de notre arrivée.

Le lendemain matin, nous retournâmes à notre canot et pendant que nos hommes étaient occupés à le charger j’allai faire quelques observations; je voulais m’assurer de l’heure locale et connaître la direction du vent et l’orientation générale du pays. Auparavant, je m’étais entretenu, par signes, bien entendu, avec Tomat, qui m’avait tracé sur le sable le cours du fleuve, et indiqué que la distance de Boulouni était de sept jours. Il me marquait chaque station où nous devions nous arrêter pour passer la nuit, en faisant mine de ronfler bruyamment.

Il me parut parfaitement disposé à nous servir de pilote pour aller à Boulouni.

A mon retour, Melville me pria de me hâter parce qu’il désirait partir. Je fus surpris et lui demandai où étaient les deux indigènes qui étaient restés avec nous. Il me répondit qu’ils étaient partis et avaient refusé de nous accompagner. Le priant alors de m’attendre quelques minutes, je retournai à la hutte pour tâcher de les décider à nous suivre. En y arrivant, je vis le jeune Tomat qui était grimpé sur le sommet et avait l’air profondément triste et comme hors de lui-même. Quand je lui fis signe de me suivre, il me répondit tristement: «Sok! Sok! Sok!» ce qui signifie: «non! non!» et alors essaya de m’expliquer quelque chose que je ne pus comprendre en répétant souvent le mot «kornado», qui, comme je l’appris plus tard, signifie «père». Cela me contraria pour le jeune garçon; je lui donnai un mouchoir de poche de couleur et quelques bagatelles, puis je revins près de Melville. Nous partîmes alors, nous abandonnant à notre sort, et essayâmes de marcher au sud, c’est-à-dire vers Boulouni, au milieu des îlots de boue; mais nos efforts furent inutiles. A cinq heures du soir nous tînmes conseil; alors j’insistai pour qu’on se décidât immédiatement à passer la nuit à la belle étoile ou à retourner en arrière. Je conseillai fortement de retourner en arrière et d’obliger les indigènes à nous suivre. Nous avions deux remingtons et un fusil de chasse; or, avec ces armes, j’étais certain que nous arriverions facilement à nos fins. Comme Bartlett avait sondé le long du chemin, je lui demandai s’il pourrait reconnaître la route pour retourner en arrière. «Oui, me répondit-il», et nous reprîmes le chemin que nous venions de parcourir. Jusqu’à la nuit, tout alla pour le mieux, mais le vent s’éleva et commença à souffler en tempête. Les eaux peu profondes où nous nous trouvions rendaient la situation périlleuse pour notre bateau. Heureusement nous pûmes le conduire sous le vent d’un banc de vase, où nous l’amarrâmes avec une ligne à trois des pieux de notre tente enfoncés dans la boue. Nous restâmes dans cet endroit pendant toute la nuit: le froid était rigoureux, et quelques-uns d’entre nous eurent les pieds et les jambes cruellement attaqués par le froid. Pendant la soirée, la neige tombait par rafales, et j’avais été forcé de donner la barre à Leach, parce que mes lunettes étaient à chaque instant couvertes de neige, ce qui m’empêchait de voir. Au point du jour, je priai Bartlett et Wilson de se tenir debout dans le canot et d’examiner soigneusement la rive. Bartlett me dit qu’il ne le reconnaissait pas, mais Wilson m’assura que nous nous trouvions à l’endroit où nous avions rencontré les indigènes. Bartlett dit alors que si nous pouvions doubler un banc de vase qu’il indiqua, nous aurions ensuite un chemin facile: c’est pourquoi nous prîmes un ris; je me mis à la barre et dirigeai le canot au vent de ce banc. Alors nous eûmes un vent arrière et pûmes atterrir. Newcomb tua quelques goëlands que nous mangeâmes à notre déjeuner pour économiser les quelques livres de pemmican qui nous restaient. Wilson prétendait avec beaucoup d’assurance qu’en moins d’une demi-heure il pourrait retourner à la hutte où nous avions couché l’avant-veille. Nous nous mîmes presque tous à rire de lui; mais je lui dis cependant d’aller avec Manson et de voir, pendant que j’enverrais deux hommes en reconnaissance du côté opposé. Très peu de temps après, Wilson et Manson revinrent. Il nous apprirent, à notre grande joie, qu’ils avaient aperçu la hutte. Nous rappelâmes aussitôt nos éclaireurs et nous rembarquâmes. Nous doublâmes la pointe et fûmes reçus à notre ancien gîte par les indigènes qui nous accueillirent de la façon la plus cordiale. A leur tête se trouvait un autre indigène d’un âge avancé, qui ôta son chapeau en nous disant: «Drasti! drasti!» et en même temps nous serra la main. Il s’approcha ensuite de Melville, qui était presque perclus et l’aida à sa rendre à la hutte. Nous déchargeâmes le bateau et emportâmes nos couchettes. Quand les indigènes aperçurent deux goëlands, dont nous nous proposions de faire notre nourriture, ils les jetèrent à terre avec dégoût et nous apportèrent à la place de la chair de renne. Le vieillard, qui se nommait Veo Wassili, se montra très bienveillant pour nous et consentit volontiers à nous servir de pilote jusqu’à Boulouni; il alla mesurer le tirant d’eau de la baleinière, nous montrant ainsi sa prévoyance, et, en outre, qu’il connaissait son métier. Ce vieux Tongouse Wassili ou Koolgiyark ou encore Wassili aux oreilles coupées, comme on l’appelait, me faisait sans cesse penser à feu le commodore Foxholl A. Parker. Cet homme se montra toujours digne et complaisant et fit preuve d’un certain raffinement de manières, qui était vraiment remarquable.

Nous devinâmes immédiatement que c’était cet homme que Caranie était allé chercher pour nous; et qu’en outre c’était la raison pour laquelle le jeune Tomat n’avait pas voulu nous accompagner jusqu’à ce que son père ne fût de retour. J’obtins de Wassili qu’il nous traçât la carte de la route que nous avions à suivre et le croquis ci-dessous en est la copie avec la ligne par laquelle il se proposait de nous conduire[2]. Il y indiqua aussi les points où nous devions nous arrêter pendant la nuit pour nous reposer.

Le lendemain nous étions suffisamment reposés et prêts à partir avec Wassili, Bartlett et moi. Nous demandâmes à Melville de partir en avant pour envoyer du secours de Boulouni et répandre la nouvelle de l’arrivée probable des deux autres canots; mais Melville préféra que nous restassions tous réunis, craignant sans doute que seuls nous ne puissions encore nous tirer d’affaire.

Le mercredi matin, 21 septembre, nous partîmes avec Wassili et deux autres indigènes qui nous firent suivre la route que nous avions déjà parcourue la veille vers le sud et l’est; au milieu des bancs de vase, notre guide marchait en avant avec ses deux hommes placés à ses côtés, lesquels sondaient constamment avec leurs pagaies. Leurs bateaux ou viatkies ont environ quinze pieds de long et vingt pouces de large.

Ils ont à peu près la forme de nos canots de course en papier et sont pourvus d’une pagaie. Le rameur est tourné de côté de l’arrière et bat l’eau alternativement à droite et à gauche, le centre d’appui de sa pagaie étant un point imaginaire situé entre ses deux mains. Le mouvement de leur rame est très gracieux, et ils obtiennent avec leur canot une très grande rapidité tout en sondant à chaque coup d’aviron quand ils sont au milieu des bas-fonds. Wassili trouva un chenal au milieu des bancs de vase par lequel notre canot, qui tirait alors vingt-six pouces d’eau, put passer. Nous continuâmes notre route pendant toute la journée en nous dirigeant au sud et à l’est. Vers huit heures du soir nous abordâmes sur une plage basse où nous établîmes notre campement pour la nuit. Wassili nous donna alors du poisson pour notre souper. Le temps était extrêmement froid et sombre, et le vent soufflait avec force; ce qui remplissait notre pilote d’inquiétude au sujet de l’état du fleuve, car il craignait que nous ne fussions arrêtés par la jeune glace. En effet, le lendemain, une frange de jeune glace bordait chacune des rives du fleuve, mais nous pûmes cependant nous ouvrir un chemin et continuer notre route, et, quand le soleil eût achevé de fondre cette glace, nous nous engageâmes dans un dédale de petits canaux que nous suivîmes pendant toute la journée. Nous vîmes sur notre route plusieurs huttes de chasse. Le soir nous couchâmes dans deux cabanes situées sur la rive, et le lendemain matin nous entrâmes dans un large cours d’eau que nous pensions être le fleuve lui-même. Vers midi, nous atteignîmes une pointe de terre sur laquelle était un village abandonné, composé de six huttes bien bâties et de nombreux magasins. Wassili nous conduisit à une de ces huttes et nous dit couche ou mange. Je remarquai alors que l’un des indigènes s’en allait avec son canot. Je me promenai un peu dans le village pour l’examiner. Les maisons étaient en bon état: on y voyait à l’intérieur de nombreuses auges pour les chiens et des ustensiles de cuisine. Les portes n’en étaient pas verrouillées, mais celles des magasins étaient soigneusement fermées avec des cadenas en fer d’une forme particulière.

Les circonstances semblaient donc prendre une tournure favorable, car je tenais pour certain que les indigènes qui habitent ces maisons pendant l’hiver ne pouvaient être bien loin. Profitant de ces quelques heures de repos, j’examinai les pieds et les jambes de Leach et de Landertack. Les pieds de Leach étaient devenus noirs et Landertack avait les jambes dans un état déplorable, elles étaient fortement enflées et dans quelques endroits la peau était déchirée sur une grande longueur. Nous les pansâmes le mieux que nous pûmes avec du liniment tant que j’en eus, et ensuite avec de la graisse empruntée à la boîte du bateau. Une heure après environ, nous vîmes arriver un bateau dont les gens débarquèrent près du village et vinrent dans la maison se placer près de nous.

Quelques minutes plus tard, Wassili vint nous prier de le suivre, Melville et moi. Il nous conduisit dans une maison, au propriétaire de laquelle il serra la main. Cet homme, d’un âge avancé, se nommait Spiridon; il avait avec lui deux femmes d’un aspect assez désagréable, et qui, toutes les deux, avaient perdu l’œil gauche. Elles nous servirent cependant du thé dans des tasses de porcelaine. Elles nous offrirent en même temps un peu de graisse de renne, ce qui, dans le pays, est considéré comme une véritable friandise. Ce Spiridon avait l’aspect d’un pirate de profession. En outre, on remarquait un air de mystère dans ce village qui me fit dire à Melville que je croyais notre hôte un vieux coquin auquel je redoutais de me confier. Il nous donna néanmoins une oie énorme qui fut dressée et farcie de sept autres oies (?) désossées, mais il nous recommanda de ne la manger que le lendemain à notre repas du soir. Il nous annonça aussi que nous partirions le lendemain matin. Newcomb ayant aperçu quelques gelinottes voler autour des maisons abandonnées, tua quelques-uns de ces jolis oiseaux qui étaient alors dans leur plumage blanc d’hiver, avec des plumes depuis le bec jusqu’aux orteils. Le lendemain matin, on nous donna un nouveau pilote: c’était un jeune homme nommé Kapucan qui vivait avec Spiridon. Le vieux Wassili était en effet complétement épuisé, il nous montra à son coude gauche une blessure dangereuse d’arme à feu, qui n’était pas encore fermée, mais Caranie et Théodore continuèrent à nous accompagner. Nous en fûmes heureux, car cette journée-là fut pénible, et nos hommes furent obligés de ramer jusqu’à huit heures du soir. Afin de rendre le travail moins fatigant, ils s’étaient divisés en deux équipes et se relevaient d’heure en heure. Nous passâmes la nuit dans un palatkah. Le lendemain quand nous voulûmes nous remettre en route, quatre seulement d’entre nous étaient en état de charger le canot et de l’éloigner de la berge.

Malgré l’état de leurs jambes qui leur refusaient tout service, puisqu’ils ne pouvaient se tenir debout et qu’on était obligé de les aider à entrer et à sortir du bateau, Leach et Landertack continuaient de ramer à chaque fois qu’arrivait leur tour de se mettre aux avirons. L’état de Melville et de Bartlett n’était guère meilleur; c’était la première fois que Bartlett se trouvait hors de service. Nous partîmes néanmoins ce matin-là, et vers midi nous débarquâmes au village de Gemovyalack que nous avons su depuis se trouver au cap Bykoff. Nous y fûmes reçus de la façon la plus cordiale par une douzaine d’hommes, de femmes et d’enfants. A notre arrivée, on nous conduisit à la hutte du chef de ce village lequel s’appelait Nicolaï Chagra.

Quelques minutes plus tard, nous vîmes entrer dans la hutte un jeune homme mince et élancé que nous reconnûmes de suite pour un Russe ou un Cosaque. C’était en effet un Russe exilé dans le village. Il s’appelait Yaphem Kopsloff. Cet homme nous rendit, par la suite, de grands services. A l’époque de notre arrivée, il ne savait pas d’autres mots d’anglais que: bravo! qui, dans sa pensée, signifiait bon; c’était donc le seul mot que nous comprissions tous les deux; mais, au bout de quinze jours, il m’avait appris assez de russe pour comprendre mon langage, dans lequel je mélangeais le russe et le tongouse.

Nous passâmes la nuit chez Nicolaï. Sa femme nous servit pour notre souper du poisson auquel nous fîmes le plus grand honneur. Nous profitâmes de cette occasion pour essayer de faire comprendre ce qui était arrivé à nos trois bateaux, ajoutant que nous ne savions pas ce qu’étaient devenus les deux autres; nous exprimâmes ensuite le désir de nous rendre à Boulouni. Nicolaï nous fit alors comprendre que cette ville se trouvait à quinze jours de marche.

Il est peut-être bon que j’explique pourquoi nous étions allés au cap Bykoff, qui se trouvait presque à l’opposé de Boulouni, par rapport au lieu où nous avions débarqué. La raison est, comme nous l’avons su plus tard, que le vieux Wassili devait avant tout nous remettre entre les mains de son chef, Nicolaï Chagra; quant à lui, nous ne l’avons rencontré que par hasard. Mais je n’ai jamais pu m’expliquer pourquoi on ne nous avait pas conduits à Boulouni, comme on nous l’avait promis.

Le temps, il est vrai, était très mauvais pour la saison. Il gelait chaque nuit; mais pendant le jour la glace se brisait et disparaissait. Nous étions à cette époque de transition pendant laquelle la navigation est interrompue, sans qu’on puisse cependant voyager en traîneau. Nicolaï Chagra nous dit qu’il nous faudrait quinze jours pour arriver à Boulouni; mais je crois qu’il voulait dire que nous serions forcés d’attendre quinze jours avant de partir, c’est-à-dire attendre que le fleuve soit pris par les glaces. Le lendemain matin, nous eûmes une tempête. Nicolaï nous dit que nous ne pouvions partir, mais il revint vers neuf heures et nous pressa de partir, comme si réellement il avait l’intention de nous envoyer à Boulouni. Il plaça soixante poissons dans notre bateau et nous fit des signes pour nous presser de nous embarquer. Nous le fîmes et alors il marcha en avant pour nous montrer le chemin au milieu des bancs de vase. Yaphem était alors avec nous. Pendant deux heures, nous ramâmes de toutes nos forces, mais à chaque instant nous nous échouions, et, arrêtés par une forte brise, nous ne pouvions avancer que lentement. Mais nous n’avions pas encore perdu le village de vue que nos pilotes firent volte-face et nous firent signe de les suivre. Nous virâmes donc de bord et retournâmes au village où l’on avait préparé un traîneau pour ramener Melville à la maison. Trois ou quatre d’entre nous s’occupaient à amarrer le canot le long du bord, lorsque Nicolaï arriva et insista pour qu’ils l’attirassent sur la berge, faisant signe que les jeunes glaces le briseraient si on ne prenait pas cette précaution. Les indigènes nous aidant, nous le halâmes sur la rive, dans un endroit élevé et sec. L’état de nos hommes, ce jour-là, était si mauvais que nous n’avions pas lieu de regretter d’être revenus, car ils étaient incapables de supporter le voyage de quinze jours que nous annonçaient les indigènes. Nous fûmes conduits à la maison d’un certain Gabrillo Pashin, où nous passâmes la nuit. Le lendemain matin, Yaphem et Gabrillo vinrent et me firent signe qu’ils désiraient que je les suivisse.

Ils me conduisirent alors à une maison vide située à l’extrémité du village, où se trouvait une vieille femme qui la nettoyait. Ils me firent comprendre qu’ils désiraient que nous vinssions l’occuper; j’achevai donc de la nettoyer moi-même et allai chercher mes compagnons vers midi. Melville alors passa en revue toute la troupe et fit part à nos compagnons des craintes que nous éprouvions tous les deux de voir le scorbut faire invasion parmi nous, ajoutant que nous devions tenir notre demeure, ainsi que nos personnes, avec la plus grande propreté, et en outre tâcher de nous distraire, la gaîté étant le meilleur remède que nous puissions employer pour nous remettre, en attendant que nous réussissions à nous procurer une nourriture plus substantielle. Enfin, il termina en me chargeant de veiller aux besoins de tous, tant qu’il serait lui-même malade. Le lendemain, à l’exception de Jack Cole, de l’Indien Anequin et de moi, tout le monde se trouvait dans un état alarmant. Nous dûmes donc nous charger d’apporter l’eau et le bois nécessaires. Wilson cependant pouvait encore se traîner par la maison et préparer le poisson. Les indigènes, en effet, nous donnaient huit poissons par jour, quatre le matin et quatre le soir. Comme Yaphem vivait avec nous, nous étions douze pour partager matin et soir nos quatre poissons, qui pesaient environ dix livres. Nous n’avions pas de sel, mais il nous restait un peu de thé. Un peu plus tard, un indigène nous apporta plusieurs oies sauvages faisandées pour notre repas du midi. Elles avaient, il est vrai, un fumet un peu relevé, mais nos estomacs s’en accommodèrent, car nous étions capables de manger de presque n’importe quoi. Yaphem nous donna aussi des œufs d’oie.

Nous vécûmes ainsi pendant huit jours environ. Alors arriva un prasnik ou jour de fête pour les indigènes. Yaphem en profita pour conduire quelques-uns d’entre nous faire des visites. Les indigènes nous firent alors cadeau d’une quinzaine d’oies, toutes, il est vrai, d’un goût aussi prononcé que les premières. Mais de jour en jour la santé de la troupe s’améliorait; les hommes recommençaient l’un après l’autre leur service; au bout d’une semaine, Melville lui-même était assez bien pour reprendre le commandement. Les indigènes étaient généreux avec nous.

J’ignore la quantité exacte de poissons qu’ils prenaient à cette époque mais je sais que leurs pêches n’étaient point surabondantes. Un jour j’allai avec Andrusky Burgowansky, lever ses filets; nous en levâmes sept dans lesquels nous trouvâmes seulement onze bulook, sur lesquels il m’en donna un. De plus le village était assez mal approvisionné en chair de renne; aussi nous ne pûmes nous en procurer une seule fois.

Le fleuve s’étant trouvé pris par la glace dans la nuit qui suivit notre retour au village de Nicolaï Chagra, il fut bientôt possible de voyager en traîneau dans toute la région voisine.

Aussi nous vîmes peu de jours après un exilé russe arriver au village avec son attelage de chiens. Ce Russe vint nous visiter. Apprenant qu’il demeurait seulement à neuf ou dix milles de là, je lui demandai de m’emmener avec lui, car je voulais l’entretenir sur les meilleurs moyens à employer pour sortir de la condition précaire où nous nous trouvions, et connaître la route la plus praticable pour aller à Boulouni. Il y consentit volontiers, et tous deux nous partîmes dans l’après-midi.

J’y passai la soirée avec lui et avec sa femme, qui était une Yakoute. J’appris, de sa bouche, quelques nouvelles de ce grand monde dont nous étions depuis si longtemps absents. Il me raconta l’assassinat du czar; m’annonça que le steamer la Léna était encore sur le fleuve, que M. Sibyriakoff entretenait plusieurs bateaux à vapeur sur celui-ci. Il me parla du comte de Bismarck, des généraux Skobeleff et Gourka, de la guerre de Turquie et de maintes autres choses. Sa femme m’offrit un peu de tabac, environ cinq livres de sel, un petit sac de farine de seigle, un peu de sucre et deux briques de thé. Je dois vous dire ici que, malgré leur laideur, toutes les femmes indigènes sont toujours extrêmement aimables, et je serais heureux de leur envoyer une balle de calicot et d’autres étoffes, si je le pouvais. Le lendemain matin, Kusmah-Jeremiah—c’est le nom de cet exilé russe—me conduisit à la porte de son habitation et me montra un beau jeune renne qu’il avait acheté, en me demandant s’il pourrait m’être agréable; ma réponse fut affirmative, naturellement, et aussitôt l’animal fut tué. Je déjeunai encore avec lui, et son excellente épouse nous servit du thé, du poisson et des pâtés de poisson qu’elle avait préparés exprès pour moi. Au moment de mon départ, Kusmah me promit de venir me prendre le dimanche suivant pour me conduire à Boulouni avec des attelages de rennes. Je lui demandai alors quelles autres personnes viendraient avec nous: «Deux Russes, me répondit-il.» «Et combien de Tongouses? ajoutais-je.» «Pas un, me répliqua-t-il, ce sont de méchantes gens.» Je le priai alors de revenir, le mercredi suivant, au village que nous habitions, afin que nous puissions nous concerter avec Melville, et je partis avec les provisions qu’il m’avait données. Celles-ci causèrent des transports de joie parmi mes compagnons; car elles leur permettaient un changement de régime dont ils avaient bien besoin. Le renne, quand il fut tout préparé, pesait encore quatre-vingt-treize livres.

Le mercredi suivant, Kusmah vint comme il l’avait promis. Nous le conduisîmes à notre bateau que nous retournâmes visiter. Nous nous retirâmes ensuite dans une maison vide pour y tenir conseil. Kusmah nous dit alors qu’il pouvait aller à Boulouni et en revenir en cinq jours. Quand nous lui demandâmes si le voyage serait plus rapide, s’il allait seul, que s’il allait avec l’un de nous, il répondit qu’il ne faisait pas de différence. Melville pensa alors qu’il valait mieux qu’il allât seul. Kusmah y consentit; mais le vendredi suivant, nous fûmes surpris d’apprendre qu’il venait chercher Nicolaï Shagra pour l’emmener avec lui. Je dois dire ici que deux jours après notre retour, ce même Nicolaï était venu nous trouver pour nous demander une lettre, nous promettant de l’envoyer à Boulouni, à la première occasion qui se présenterait. J’écrivis cette lettre en anglais et en français. Wilson la traduisit en suédois et Landertack en allemand. Nous l’enveloppâmes dans une toile vernie avec un portrait de la Jeannette et un dessin du drapeau américain, et nous remîmes le tout à Nicolaï. Celui-ci confia le paquet à sa femme qui le renferma dans son buffet, pour le mettre en sûreté; mais il ne fut jamais envoyé. Plus tard, Melville et moi, nous préparâmes des dépêches pour le ministre des États-Unis à Saint-Pétersbourg, pour le secrétaire de la marine et pour M. James Gordon Bennett, mais Melville n’en remit aucune à Kusmah pour les porter à Boulouni.

Bien que le colloque suivant entre M. Jackson et le lieutenant Danenhower, et rapporté par le premier, ne fasse pas précisément partie du récit, nous avons cru devoir le conserver à cette place, parce qu’il jette un certain jour sur la conduite de Melville, et sur les motifs qui le faisaient agir, tout en nous en montrant les conséquences.

—A quelle époque était-ce?

—Le 13 octobre, autant que je peux me rappeler.

—Alors nous pouvions recevoir des nouvelles du désastre un mois plus tôt, si un de vous avait été envoyé à Boulouni immédiatement?

—Oui, peut-être quarante jours plus tôt. A mon avis un homme eût pu être envoyé directement à Irkoutsk, où se trouve la première station du télégraphe.

—Pensez-vous que si on se fût mis immédiatement à la recherche du capitaine et de ses compagnons, on eût pu les secourir?

—Il était impossible de faire des recherches au nord de notre village; les indigènes refusaient formellement d’y aller, et nous dépendions complétement d’eux pour notre nourriture de chaque jour. Comme vous le verrez plus tard j’ai fait des recherches moi-même mais sans résultat.

—Si un homme s’était rendu à Boulouni avec Kusmah, quels renseignements eût-il pu trouver touchant le capitaine?

—Melville avait reçu l’ordre de conduire sa troupe en lieu sûr, où elle eût abondance de nourriture, et alors d’entrer en communication avec les autorités russes. Nous connaissions la route que le capitaine se proposait de suivre après avoir abordé à Barkin. Il avait l’intention de se rendre à Sagasta et à la Tour du Signal. Si quelqu’un fût allé avec Kusmah et fût parti immédiatement pour le nord, il eût, dans ce cas, recueilli Noros et Ninderman avant leur arrivée à Bulcour.

—Pourquoi, demanda M. Jackson, Melville n’alla-t-il pas avec Kusmah, et n’envoya-t-il pas les dépêches?

—Le lendemain de notre arrivée, comme j’étais le mieux portant et le plus à même de faire utilement ce voyage, il avait été décidé que j’irais à Boulouni. Pendant plus de quinze jours nous nous entretînmes de ce voyage, tous les deux et avec nos compagnons. Je devais rapporter des provisions et ramener des traîneaux pour emmener tout le monde. Je devais, en outre, emporter les dépêches que nous avions préparées. Mais après mon retour de chez Kusmah, Melville décida que ce dernier irait seul, et comme Kusmah avait promis d’être de retour au bout de cinq jours, Melville se décida aussi à ne point envoyer les dépêches, mais à les emporter avec lui.

—Alors, Melville ne voulait pas y aller lui-même ni personne à sa place?

—Non. Il semblait croire que Kusmah devait effectuer son voyage plus promptement s’il allait seul, et il fut fort désappointé quand il apprit que Nicolaï Shagra partait avec lui.

—Pourquoi emmena-t-il Nicolaï avec lui?

—Ce Kusmah a été condamné pour vol et exilé en Sibérie, il a beaucoup à ménager les indigènes. Il ne pouvait quitter son domicile sans une permission des autorités; mais, dans cette circonstance, il a pris la responsabilité de cet acte parce qu’il avait quelqu’un derrière lui pour l’assister comme témoin, et c’est pourquoi il a naturellement choisi le chef des indigènes, quoiqu’il m’eût proposé d’abord. Vous savez qu’il nous avait dit que s’il emmenait quelqu’un, son voyage ne demanderait pas plus de temps.

Le lendemain matin, je pressai Melville de recommander à Kusmah, avant son départ, de répandre chez tous les indigènes qu’il rencontrerait sur sa route la nouvelle qu’il existait encore deux autres canots dont on n’avait point entendu parler; je lui proposai, en outre, de me rendre chez ce Russe pour lui réitérer cette invitation. Melville y consentit. Je descendis donc chez Nicolaï Chagra pour lui demander un attelage de chiens, mais pendant que j’y étais, Spiridon arriva avec un superbe attelage de neuf chiens. M’emparant aussitôt de lui et de ses chiens, nous partîmes chez Kusmah. J’eus une longue conversation avec ce dernier, pendant laquelle nous étudiâmes les cartes de nouveau. Celui-ci m’ayant affirmé que Barkin n’était qu’à cinquante verstes de distance dans la direction du nord-est, je me décidai sur l’heure à m’y rendre, car j’espérais y trouver les traces des deux canots. Je revins trouver Melville et lui fis part de ma résolution. Celui-ci s’opposa d’abord à mon départ, mais finit par y consentir.

Pendant que j’étais chez Kusmah, j’écrivis quelques lignes pour mon frère qui habite Washington, et les confiai au Russe qui devait les mettre à la poste à Boulouni. Mes yeux ne m’auraient pas permis d’écrire une longue lettre. Je pris mon rifle et mon sac-lit, que je plaçai dans le traîneau de Spiridon et indiquai la route de son village. Cet ordre parut le surprendre beaucoup, mais il finit par obéir et nous nous mîmes en route. En arrivant chez lui, nous tînmes conseil avec Caranie. J’essayai de les décider à me conduire à Barkin, le lendemain matin. Mais ils me répondirent que le boos byral—la jeune glace,—les en empêcherait et qu’il était impossible de s’y rendre à cette époque de l’année. Nous allâmes donc souper, et après je me mis à la recherche de Wassili. Celui-ci consentit à me conduire à Kahoomah, que Kapucan me dit être au nord-ouest. Ne pouvant aller à Barkin, j’étais heureux de pouvoir au moins aller au nord-ouest, afin de répandre dans cette direction qu’il existait deux autres bateaux perdus. Le lendemain, nous partîmes, Wassili, Kapucan et moi pour Kahoomah, avec un attelage de douze chiens. Nous descendîmes d’abord une petite rivière au sud-est; en maints endroits la glace se rompit sous le traîneau qui alors plongeait avec son attelage dans une eau profonde. Cette direction du sud-est me surprenait, car Kapucan m’avait dit que Kahoomah se trouvait au nord-ouest. Ils me ramenèrent donc chez Kusmah, avec lequel ils eurent un nouvel entretien, et consentirent alors d’essayer de me conduire à Barkin. Je plaçai devant eux la boussole et leur indiquai la direction du nord-est, leur disant que Barkin ne se trouvait qu’à cinquante milles dans cette direction, mais ils me répondirent qu’il nous fallait aller d’abord au sud-est pour retourner ensuite au nord. Nous eûmes à attendre un autre traîneau de notre village pendant toute la nuit. Ce traîneau arriva le lendemain matin et nous partîmes pour le sud-est. Vers onze heures nous atteignîmes le bord d’une grande rivière qui coulait au nord. Je remarquai alors que le vieux Wassili, en examinant le courant, paraissait inquiet, rêveur. Je tirai de nouveau ma boussole, et quand l’aiguille fut devenue immobile les deux indigènes se mirent à chanter d’un air joyeux et surpris: «Tahrahoo», en indiquant la pointe de l’aiguille qui marquait la direction du sud. J’insistai néanmoins pour aller au nord, mais Wassili me dit que c’était impossible à cause du boos byral. Je me décidai alors à le laisser suivre son intention, afin de voir ce qu’il voulait faire. Vers quatre heures, après avoir traversé une région couverte de bois flotté, nous arrivâmes à une petite hutte, située près d’un promontoire élevé, et l’île à laquelle ils donnent le nom de Tahrahoo, se trouvait à environ trois milles de la rive. Ils me dirent qu’ils voulaient m’y conduire le lendemain matin. Nous vîmes arriver un autre traîneau à ce moment; il était conduit par un vieillard nommé Dimitrius. Celui-ci avait été envoyé après nous par Kusmah et m’apportait une bouillote et une théière. Vers le coucher du soleil, je montai avec Wassili sur le sommet du promontoire, d’où nous inspectâmes soigneusement le cours de la rivière et l’île adjacente. Il me dit que le steamer la Léna avait pris cette route pour remonter le fleuve, et qu’on pouvait peut-être apercevoir des indices de bateaux sur les îles voisines. Je lui dis alors que je désirais continuer le promontoire et me diriger vers le nord. Mais les deux vieillards m’affirmèrent que c’était impossible. Le lendemain matin, cependant, ils partirent vers l’île pour me satisfaire et nous marchions en avant, les deux vieillards et moi, pour sonder la glace. A un mille du bord, celle-ci devint noire et parut si peu consistante que mes deux compagnons refusèrent d’avancer. Je fus donc obligé de revenir sur mes pas après cette tentative inutile. Cependant, j’avais une preuve que les indigènes m’avaient dit la vérité, la glace n’était pas assez solide pour nous porter. Nous reprîmes donc le chemin de l’habitation de Kusmah, où nous passâmes la seconde nuit, et le lendemain nous retournâmes à Gemovyalack.

Kusmah ne fut point de retour au bout de cinq jours, comme il l’avait promis, et n’arriva que le 29 octobre, après une absence de treize jours. En arrivant, il nous raconta qu’il avait rencontré à Kumah-Surka deux hommes de la troupe du capitaine, lesquels lui avaient donné par écrit quelques renseignements sur les conditions où se trouvaient leurs compagnons au moment où ils les avaient quittés, et il remit à Melville la dépêche de Ninderman. Il termina son récit en ajoutant que ce dernier et son compagnon devaient être à Boulouni depuis la veille, c’est-à-dire le 28.

En apprenant cette nouvelle, Melville envoya immédiatement chercher le vieux Wassili et partit avec lui pour Boulouni, dans un traîneau attelé de chiens, afin de savoir le point exact où se trouvait le capitaine et lui porter des vivres et des vêtements.

En partant, il me chargeait du commandement de la troupe, m’ordonnant de la conduire à Boulouni le plus tôt possible.

Le 1er novembre, le commandant de Boulouni, Gregory Micktereff Bieshoff arriva au village de Gemovyalack. C’était un Cosaque de haute taille, aux favoris noirs, d’environ quarante-deux ans. Il avait très bonne tournure sous l’uniforme d’officier qu’il portait. Cet homme agit toujours pour nous avec beaucoup de bonté, d’intelligence et, souvent, d’à-propos.

Il apportait avec lui du pain, de la viande de renne et du thé; il me remit, en outre, le mémoire que Noros et Ninderman lui avaient confié pour l’envoyer au ministre des États-Unis à Saint-Pétersbourg.

«Boulouni, 19 octobre.

»A Son Excellence le ministre des États-Unis à Saint-Pétersbourg.

»Prière d’informer le secrétaire de la marine des États-Unis de la perte de la Jeannette.

»Le steamer arctique la Jeannette a été écrasé dans les glaces, le 11 juin 1881, par 77° 22´ de latitude nord et 157° 55´ longitude est ou à peu près. Trois canots sont sauvés, et on a pu sauver aussi trois ou quatre mois de provisions; nous avons pris la direction du sud-ouest avec nos traîneaux pour atteindre les îles de la Nouvelle-Sibérie. Après quinze jours de marche environ, nous arrivâmes en vue d’une île. Le capitaine résolut d’y aborder. Nous y restâmes environ quinze jours; le drapeau américain y fut planté à l’extrémité méridionale, et l’île reçut le nom d’île Bennett. Le lieutenant Chipp fut envoyé vers l’ouest avec l’équipage d’un des canots pour en déterminer l’étendue, tandis que le pilote Dunbar allait à l’ouest avec les deux Indiens. Ils revinrent tous au bout de trois jours. Nous restâmes encore une semaine sur l’île, et, reprenant les bateaux, nous partîmes vers le sud. Nous touchâmes aux îles de la Nouvelle-Sibérie et nous campâmes sur deux d’entre elles. De la plus méridionale nous nous dirigeâmes vers la côte septentrionale de la Sibérie, pour entrer dans un des bras de la Léna. Pendant la traversée, une tempête s’éleva qui nous fit perdre de vue les deux autres canots, commandés l’un par le lieutenant Chipp, l’autre par l’ingénieur Melville. Depuis nous ne savons pas ce qu’ils sont devenus; notre canot, presque submergé, ayant perdu son mât et sa voile, fut conduit à la rame pendant un jour et une nuit. Pendant ce temps il embarquait de l’eau continuellement, et nuit et jour il fallait travailler à le vider. Tout le monde avait les mains et les pieds gelés après la tempête; le capitaine en avait complètement perdu l’usage quand nous arrivâmes à la côte.

»Étant entrés dans une petite rivière, nous trouvâmes l’eau trop peu profonde pour y pénétrer. La glace commençait à se former. Le capitaine se décida à aborder à tout prix, après avoir exploré la côte voisine pendant deux jours. Le canot touchait à deux milles du rivage; le capitaine ordonna à tous les hommes en état de le faire, de sortir du bateau pour l’alléger, et de le hâler vers la rive. Mais au bout d’un mille, il fut impossible de le faire avancer plus loin. Alors, nous prîmes les papiers du navire et les provisions, et nous gagnâmes la côte. A ce moment, le capitaine pouvait se servir un peu de ses pieds et de ses mains. Voici les noms des membres de l’équipage du canot: le capitaine de Long; le chirurgien Ambler; M. Collins; W.-C.-C. Ninderman; Louis Noros; H.-H. Erickson; H.-H. Knack; G.-W. Boyd; A. Gortz; A. Dressler; W. Lee; N. Iverson; Alexis; Ah Sam. Il nous restait un chien. Nous restâmes quelques jours sur le rivage à cause de ceux d’entre nous qui avaient les pieds gelés; ensuite, laissant derrière nous les livres de loch et quelques autres objets que nous étions incapables de porter, nous partîmes dans la direction du sud avec cinq jours de provision. Erickson marcha quelques jours avec des béquilles, puis nous fîmes un traîneau pour l’emmener. Nous arrivâmes à une hutte le 5 octobre. Le 6 au matin, on coupa tous les orteils d’Erickson. Le capitaine me demanda si j’avais la force de partir avec un compagnon pour aller chercher du secours pour le reste de la troupe, dans une station, pendant qu’il s’arrêterait auprès d’Erickson. Pendant qu’il me parlait, celui-ci mourut. Nous l’enterrâmes dans la rivière. Le capitaine nous dit ensuite que nous irions tous ensemble à un endroit nommé Ow Titary, par 77° 55´ de latitude, mais dont la longitude était inconnue. Le 7 octobre, nous mangeâmes notre dernier chien et partîmes dans la direction du sud, avec environ un quart d’alcool, deux caisses d’étain contenant les papiers du navire, deux fusils et quelques munitions. Nous voyageâmes ainsi jusqu’au 9. N’ayant rien à manger, nous buvions chacun trois onces d’alcool. Le capitaine et le reste de la troupe devinrent si faibles qu’on s’arrêta. Je fus alors envoyé en avant avec Noros à une place nommée Kumah-Surka, à environ douze milles au sud pour y trouver des indigènes. Nous avions trois onces d’alcool et un fusil avec cinquante cartouches. Si nous ne trouvions personne à Kumah-Surka, nous devions continuer à marcher au sud. Il nous fallut cinq jours pour arriver à Kumah-Surka. Nous y trouvâmes deux poissons, et, après un jour de repos, nous repartîmes vers le sud. Nous n’avions plus rien à manger. Après avoir continué notre route jusqu’au 19, devenant de jour en jour plus faibles, nous nous laissâmes aller au désespoir et nous nous assîmes. Puis, nous relevant, nous fîmes encore un mille avant de trouver deux huttes et un magasin, dans lequel étaient déposées environ quinze livres de Blue moulded fish. Nous nous y arrêtâmes pendant trois jours afin de reprendre des forces, car nous étions trop faibles pour continuer notre route. Dans l’après-midi du 23, un indigène vint à notre hutte; nous essayâmes de lui faire comprendre que onze autres hommes se trouvaient plus au nord, mais nous ne pûmes nous faire entendre. Il nous conduisit alors à son campement, où nous trouvâmes six autres indigènes avec des traîneaux et des rennes. Ces gens étaient alors en route vers le sud. Le lendemain, on leva le camp pour aller à une station nommée Ajakit, où nous arrivâmes le 25. Nous essayâmes de faire comprendre que le reste de nos compagnons se trouvait au nord. Mais ce fut encore en vain. Ajakit est par 70° 55´ de latitude nord; nous ne connaissons pas la longitude, car la carte n’est qu’une copie envoyée par le gouverneur de Boulouni. Celui-ci vint le 27. Il connaissait le nom du navire, ainsi que l’expédition de Nordenskjold, mais ne pouvait parler anglais. Nous essayâmes de lui faire comprendre que notre capitaine mourait de faim et était déjà mort probablement; que nous désirions des indigènes pour nous accompagner, des rennes et de la nourriture pour eux; car je pensais qu’il ne nous fallait que cinq ou six jours pour les sauver. Mais le gouverneur me fit signe qu’il devait télégraphier à Saint-Pétersbourg, et alors il nous envoya à Boulouni. Nous avons de la nourriture et des vêtements à présent, mais notre santé est en mauvais état, et, dans l’espoir de nous rétablir bientôt, nous sommes vos humbles serviteurs.

»William C.-F. Ninderman,

»Louis Noros,

»Matelots de la marine des États-Unis, du navire la Jeannette

Ce mémoire contenait quelques détails sur la position du capitaine, mais ces détails n’étaient pas assez précis pour me permettre de partir immédiatement au secours de de Long; d’ailleurs je savais que Kumah-Surka était plus rapproché de Boulouni que de Gemovyalack, et je n’ignorais pas que Melville, après avoir vu Noros et Ninderman, pouvait joindre le capitaine beaucoup plus promptement que nous. Je résolus donc de lui envoyer ce mémoire par James Bartlett. Le commandant de Boulouni profita de cette occasion pour fixer un rendez-vous à Melville.

Bartlett partit le soir même de l’arrivée de Bieshoff. Comme on le conduisait avec un traîneau attelé de rennes, il devait vraisemblablement arriver à Boulouni quelques heures seulement après Melville, qui était parti avec un attelage de chiens. Les deux routes sont, en effet, tout à fait différentes selon le genre d’attelage. Avec des chiens le voyageur est obligé de suivre le cours du fleuve, et la distance de Gemovyalack à Boulouni est de deux cent quarante verstes; tandis qu’avec des rennes elle n’est plus que de quatre-vingts verstes, parce que la route traverse le pays. C’est ce qui explique pourquoi Melville et Bieshoff n’avaient pu se rencontrer.

Aussitôt après le départ de Bartlett, j’allai prier Bieshoff de se mettre en mesure de nous transporter à Boulouni le plus tôt possible; cette demande parut le contrarier, et il évita de me fixer le moment de notre départ. Craignant quelque mauvaise volonté de sa part, cette idée fut cause que je dormis mal et que je me réveillai dès quatre heures du matin. Je fus surpris, en me réveillant de voir Yaphem, qui couchait dans notre hutte, déjà debout et tout habillé. Je lui demandai donc où il allait; il me répondit qu’il se disposait à partir avec le commandant pour le village d’Arrhue: c’est là que nous avions rencontré Spiridon. De plus en plus surpris et ne sachant ce que signifiait cette manière de faire de Bieshoff, j’ordonnai à Yaphem de l’aller chercher sur l’heure. J’étais décidé à jouer serré avec ce Cosaque, ce qui, d’ailleurs, me réussit parfaitement. Celui-ci vint me trouver vers cinq heures du matin. Il était déjà en uniforme. Alors, sans le moindre préambule, je lui déclarai que si le lendemain matin nous n’avions pas de vêtements, et si je n’étais pas parti avec tous mes compagnons au point du jour, je ferais un rapport au général Tchernaieff, afin de le faire punir sévèrement, ajoutant que si, au contraire, sa conduite vis-à-vis de nous était correcte, et si nous étions prêts à l’heure dite, je le ferais largement récompenser. Bieshoff accepta gravement ma proposition, et se borna à me répondre: «Karascha» (c’est très-bien); mais, pour plus de sécurité, je l’invitai à passer la nuit dans notre hutte.

Le lendemain matin, 3 novembre, quatorze attelages comptant environ deux cents chiens étaient rassemblés dans le village. En outre, on nous avait apporté une ample provision de vivres et de vêtements de fourrure. Nous partîmes immédiatement pour Boulouni.

Chemin faisant, nous nous arrêtâmes à Burulak, où, on se le rappelle, Bieshoff avait fixé un rendez-vous à Melville. Celui-ci s’y trouvait. J’eus un long entretien avec lui pendant lequel il m’avoua qu’il n’avait plus le moindre espoir de retrouver vivants le capitaine et les gens de sa troupe. Cependant il était décidé à se rendre avec deux indigènes à l’endroit où Noros et Ninderman avaient quitté leurs compagnons. De là il se proposait de se rendre jusqu’au bord de l’Océan pour ramener les objets que de Long y avait laissés. Enfin, avant de me quitter il me pria de laisser Bartlett à Boulouni, quand je partirais vers le sud, ajoutant qu’il m’avait laissé des ordres écrits dans cette localité. Nous nous séparâmes alors, lui, partant pour le nord, tandis que nous nous dirigions sur Boulouni, où nous arrivâmes le dimanche suivant. Dès notre arrivée, Bieshoff me prévint que nous devions attendre jusqu’au samedi avant de partir pour Yakoustk, comme me l’enjoignait Melville dans les ordres écrits qu’il m’avait laissés. Mais la présence de douze hommes pendant une semaine se fit aussitôt ressentir sur les provisions d’hiver de Boulouni, qui ne peut avoir une réserve considérable, car cette localité ne compte qu’une vingtaine de maisons. En outre, elle était mal approvisionnée. Enfin, le samedi arrivé, nous poursuivîmes notre route jusqu’à Verschoyansk, qui est distant de neuf verstes de Boulouni. Jusque-là nos traîneaux furent attelés de rennes; mais de Verschoyansk jusqu’à Yakoutsk, c’est-à-dire pendant neuf cent soixante verstes, nos traîneaux furent attelés tantôt de rennes, tantôt de bœufs et tantôt de chevaux.


Nous atteignîmes Yakoutsk le 17 décembre, et Melville vint nous y rejoindre le 30 du même mois.


A la vérité, nous avons déjà donné les motifs qui avaient forcé Melville à se rendre à Yakoutsk, d’après une de ses lettres que nous avons reproduite antérieurement; néanmoins, nous croyons devoir reproduire encore un dialogue entre M. Jackson et le lieutenant Danenhower, dans lequel celui-ci explique les raisons qui ont guidé l’ingénieur Melville, non-seulement quand il est revenu à Yakoutsk, mais aussi quand il a pris le moins grand nombre possible de ses compatriotes pour opérer ses recherches. Voici donc textuellement ce dialogue:

—Pourquoi Melville vint-il à Yakoutsk, au lieu de continuer les recherches?

—Ceci est une longue histoire. En arrivant, il nous dit qu’il était venu pour chercher des renforts et demander le concours des autorités russes, ajoutant qu’en quittant Boulouni, il avait laissé des instructions au commandant de cette localité pour que, pendant son absence, il continuât les recherches dans la région déserte, où il avait trouvé les traces de la troupe du capitaine.

Au premier janvier tous les membres de notre troupe se trouvaient donc réunis à Yakoutsk.

—Dans quelles conditions étaient les hommes?

—La plupart étaient bien portants. Nous étions trois invalides seulement. J’avais l’œil gauche complètement hors service, et le droit affecté par sympathie. Cole était fou, il devait être étroitement surveillé; enfin Leach, ayant les pieds gelés, était incapable de faire quoi que ce soit de pénible.

—Et pourquoi les autres n’ont-il pas été emmenés pour faire des recherches en hiver?

—La plupart eussent été plus nuisibles qu’utiles, car ils ne pouvaient se faire comprendre et on aurait eu à les faire suivre par des indigènes. Vous ne pouvez vous imaginer combien l’homme blanc en général est inutile en pareille circonstance. Il n’est pas même capable de prendre soin de lui-même et il est obligé de s’en rapporter aux autres pour cela. L’homme blanc, au reste, ne peut résister à la rigueur extrême du froid de cette région.

—Quand Melville quitta-t-il Yakoustk?

—Le 27 janvier.

—Alors il y passa trente jours?

—Oui, en préparant l’expédition du printemps.

—Qui prit-il avec lui?

—Bartlett et Ninderman—Ninderman, parce qu’il était un de ceux qui avaient vu le capitaine en dernier lieu; et Bartlett parce qu’il avait appris quelques mots de russe, et pouvait très bien aller avec les indigènes.

—Pourquoi ne prit-il pas Noros aussi?

—Il ne désirait pas avoir Noros. A Yakoutsk, Melville reçut la première dépêche du secrétaire de la marine, lui ordonnant d’envoyer, sous un climat plus doux, les malades et ceux qui avaient les membres gelés. C’est pourquoi il m’ordonna de partir avec toute la troupe pour Irkoutsk et de gagner les rivages de l’Atlantique. En arrivant ici, je reçus l’ordre de rester et de continuer les recherches; mais j’étais complétement incapable de le faire. Après les longues émotions de notre vie dans le nord, mes yeux commençaient à s’inquiéter, ce qui me faisait souffrir de plus en plus; ayant ensuite eu froid pendant notre voyage en traîneau d’Yakoutsk à Irkoutsk, je fus forcé d’avoir recours aux soins d’un homme de l’art. Les deux oculistes que je consultai à cet égard me dirent que mon œil gauche était perdu et devrait être extrait pour empêcher l’œil droit d’être constamment affecté, ils me défendirent de lire et d’écrire, et me conseillèrent de rester ici jusqu’à ce que l’état de mon œil droit se fût amélioré. Au début, les consultations des oculistes furent très encourageantes au sujet de mon œil droit, et c’est pourquoi je proposai d’affréter le steamer la Léna, afin d’aller, au printemps, à la recherche de Chipp. Je demandai aussi deux officiers pour concourir à cette recherche, pensant que si l’œil droit venait à me faire défaut, quelqu’un se trouverait là pour prendre ma place.

—Que pensez-vous du sort de de Long et de sa troupe?

—Melville m’a raconté tous les détails de son excursion de vingt-trois jours. Il m’a dit qu’il avait suivi les traces de de Long et de ses compagnons jusqu’à la station de chasse établie pour l’été, à un endroit nommé Sisteraneck, sur la rive occidentale de la Léna, et que ces malheureux doivent se trouver quelque part entre cette station et Bulcour. Aucun de ces endroits n’est marqué sur les cartes ordinaires.

—Pensez-vous qu’ils soient encore vivants?

—Non. Ils étaient sans nourriture depuis deux jours quand Noros et Ninderman sont partis, et la région où ils se trouvaient est dépourvue de gibier et d’habitants. En outre, ils étaient insuffisamment vêtus; il ne reste donc plus raisonnablement d’espérance.

—Et Chipp?

—Je crois que son canot a été submergé pendant la tempête, car il avait déjà failli chavirer dans une autre occasion; c’était un très mauvais canot pour la mer. S’il a réussi à gagner la côte, comme il avait moins de vivres que les autres canots, il avait encore moins de chances que le capitaine de se sauver. Si son bateau a coulé, il reviendra probablement à la surface, lorsque les cadavres seront eux-mêmes remontés; car son poids spécifique n’est pas suffisant pour le retenir au fond. Le poids spécifique du pemmican est à peu près celui de l’eau, et nous avons remarqué que quelques boîtes, qui contenaient probablement de l’air à la surface, et les couchettes, une fois imbibées d’eau, étaient ce que le canot pouvait contenir de plus lourd; elles ont donc été vraisemblablement jetées à la mer par le vent; mais si, au contraire, ce canot a pu résister à la tempête, le vent du nord-est ayant continué de souffler pendant deux jours, après que celle-ci a été apaisée, Chipp et ses gens peuvent avoir été poussés à la côte, vers l’embouchure de l’Oleneck, s’ils n’ont point été entraînés au nord-est par le courant, comme le sont les bois flottants, c’est-à-dire sur les rives des îles de la Nouvelle-Sibérie.

Pour terminer ce récit, nous ajouterons le fragment suivant emprunté à une des lettres adressées par le lieutenant Danenhower à sa famille. Bien que ce dernier n’y raconte point tous les incidents de son voyage de Boulouni à Irkoutsk, nous y verrons du moins de quelle manière les naufragés ont été accueillis à Yakoutsk et nous apprendrons aussi quelques nouvelles excentricités du malheureux Cole:

»Yakoutsk (Sibérie), 30 décembre 1881.

»Voici encore une semaine presque passée, et Melville n’est pas revenu de Boulouni, mais je pense qu’il est en route et que bientôt il sera ici. Notre temps se passe paisiblement malgré notre impatience. Voici un aperçu du genre de vie que nous menons. Il fait jour ici à huit heures du matin, nous nous levons et allons déjeuner à un petit hôtel, tout près d’ici. Ensuite je lis et j’écris un peu et m’occupe des affaires qui peuvent me survenir. Vers deux heures, le traîneau du général Tchernaieff vient me prendre pour m’emmener dîner; je quitte ordinairement la maison du général vers quatre heures, pour rentrer; alors, si je n’ai point de visite à recevoir, je fais la sieste et tue le temps de mon mieux jusqu’à neuf heures. Nous allons alors souper à notre petit hôtel et rentrons nous coucher.

»Comme je vous l’ai dit autrefois, j’ai trouvé des gens aimables dans toutes les parties du monde que j’ai visitées, et Yakoutsk ne fait pas exception à la règle générale. Hier, par exemple, nous avons passé une agréable soirée chez M. Carrilkoff, négociant d’Irkoutsk, qui nous a reçus de la façon la plus cordiale. Sa femme est charmante et c’est un véritable plaisir de voir leurs trois jolis enfants. Ils possèdent un superbe piano, le premier que nous avons vu et entendu depuis notre départ de San Francisco.

»J’ai emmené avec moi notre pauvre Jack Cole pour lui donner un peu de distraction. Cette nuit-là, en effet, sa tenue a été correcte et cette visite lui a fait du bien. Après l’alerte de la nuit précédente, je suis heureux de l’avoir vu tranquille hier. Quelques instants après minuit, je fus réveillé par un bruit que j’entendis dans ma chambre; c’était le «vieil homme» qui cherchait une allumette. Je le pris par le bras, et, après l’avoir réprimandé vertement, je le renvoyai au lit. Il s’en alla paisiblement, mais peu après je l’entendis sortir; au bout de cinq minutes, comme il ne rentrait point, je réveillai le Cosaque pour l’envoyer après lui. Ce dernier revint sans l’avoir trouvé; je m’habillai alors immédiatement et me rendis au bureau du chef de la police qui le fit chercher dans la ville. Je redoutais qu’il ne se couchât dans la neige comme il l’avait déjà fait une fois dans les montagnes. On le ramena au bout d’une heure avec l’extrémité des pieds gelés. Je les lui frottai aussitôt avec de la neige et les lui ranimai, mais il aura sans doute à souffrir d’engelures pendant longtemps.

»Le lendemain matin il était tranquille et raisonnable, et me pria de le bien surveiller «parce que, disait-il, il perdait quelquefois la tête.» C’est un homme respectable, d’une cinquantaine d’années, qui était auparavant un excellent marin. Le grand malheur en ce moment est qu’il n’ait rien à faire que de tuer le temps. Ce matin, j’ai été réveillé par un des hommes qui est venu m’avertir que le «vieil homme» avait chanté pendant quatre heures, et qu’on ne pouvait le faire rester tranquille. Je me suis levé et l’ai trouvé tout habillé et prêt à partir. M’étant dirigé vers lui, je lui ai posé la main sur l’épaule en lui disant: «Venez avec moi», et alors je l’ai conduit sur sa couchette, puis je lui ai dit: «Retirez vos vêtements.» Il m’a obéi. «Couchez-vous, et attendez, pour vous lever, que je vous le dise.» Il s’est couché et ensuite a dormi paisiblement jusqu’à huit heures. Heureusement, j’ai de l’empire sur lui et je peux le faire obéir, ce qui me permet d’espérer l’emmener en Amérique sans le faire enchaîner.

»Yakoustk est une ville de 5,000 habitants, située sur la rive occidentale de la Léna. C’est la principale ville de cette partie de la Sibérie et la résidence du gouverneur qui est actuellement le général Tchernaieff. Les maisons sont bâties en bois mais ne sont pas peintes. Les rues sont fort larges, et chaque habitant possède une vaste cour ou jardin. Son principal commerce est celui des fourrures et pendant l’été, on y apporte par la rivière une quantité considérable de viande fraîche. Le climat est extrêmement rigoureux. Pendant neuf mois de l’année, la neige y couvre la terre, et en hiver le thermomètre descend à 70° au-dessous de 0.

»Depuis notre arrivée, il est descendu à 68° au-dessous de 0, et aujourd’hui il est aux environs de 35°. En été, la température monte jusqu’à 95°, mais les nuits sont froides.

»On rencontre beaucoup de chevaux et de bœufs dans le voisinage de cette ville. Les indigènes d’Yakoutsk mangent du cheval, mais les russes ne se nourrissent que de bœuf, de gibier, de pommes de terre, de choux et de quelques autres légumes. Le pays produit encore quelques baies, du froment et du seigle; aux environs de la ville, on y élève aussi quelques rares moutons et des oiseaux de basse-cour. La Noël des Russes arrive douze jours après la nôtre. Ils ont une longue série de fêtes pendant le prasnik, qui, de fait, est déjà commencé, de sorte qu’en ce moment il est fort difficile d’en obtenir quelque travail. Je suis allé chez un tailleur pour commander des vêtements, mais il a refusé de se charger d’aucun travail nouveau. Cependant, j’ai pu me procurer un misérable costume tout fait. Hier soir, en élevant un petit garçon en l’air, mon habit a craqué dans le dos, et dimanche dernier, pendant le dîner du gouverneur, mon pantalon s’est déchiré... de sorte que j’ai dû en faire remplacer le fond.

»Je me rétablis rapidement. Le Dr Capello, ayant examiné mon œil gauche, m’a dit que moyennant une opération très simple, je pourrai encore m’en servir. Il s’agit de couper, dans la membrane qui obscurcit la vue, ce qu’on appelle la pupille artificielle. Il me conseille d’attendre jusqu’à mon retour pour cette opération, car après, paraît-il, je devrai rester un ou deux mois dans une chambre obscure. Ma santé générale est excellente, et je suis vigoureux et gai.

»Naturellement nous recevons peu de nouvelles de l’Amérique; cependant j’ai pu en recueillir quelques-unes ici et là. Il est souvent question de la mort de Garfield, et, d’après la rumeur publique, j’ai appris qu’il avait été frappé d’une balle par «Guiteau», dans un wagon, près de Long Branch. Cet événement paraît avoir excité une vive émotion chez les Russes.

»Hier soir, je lisais dans un journal de Tomsk, que l’Alliance a été envoyée en croisière à la recherche de la Jeannette, et qu’elle est parvenue au 80° 55´ de latitude nord sur la côte occidentale du Spitzberg. Il est probable que si notre vaisseau avait pu résister aux glaces pendant dix ans, il eût été entraîné dans ces parages.

»Il me faut terminer cette longue lettre en faisant des vœux pour toute la famille. J’attends avec impatience de vos nouvelles, et à mesure que je me rapproche de vous, cette impatience s’accroît. Mes amitiés à toutes les personnes amies qui s’enquièrent de moi.

»Votre fils tout affectionné,

»John

Sur une feuille séparée et datée du 31 décembre se trouvait le post-scriptum suivant:

»Samedi, 31 décembre 1881.

»Melville est arrivé hier, au moment où je terminais ma lettre. Il a fait un voyage au nord de Boulouni pour rechercher de Long et ses compagnons. Il a trouvé le livre de loch et des instruments cachés près de l’endroit où leur canot a touché terre; mais il n’a découvert personne. Les recherches se continuent et sont maintenant limitées à l’étroite bande de pays, où l’on a suivi les traces des naufragés. Aujourd’hui Melville télégraphie pour obtenir la permission de rester dans le pays, en même temps qu’il demande pour moi l’autorisation de retourner aux États-Unis. Nous avons 4,100 milles à parcourir avant d’atteindre une station de chemin de fer. Mes amitiés à tous.

»John


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