L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2: ouvrage composé des documents reçus par le 'New-York Herald' de 1878 à 1882
CHAPITRE XII.
Les derniers jours de de Long et de son parti[4].
Le samedi, 1er octobre, 111e jour de la retraite.—Erickson subit l’amputation des doigts de pied.—Passage de la rivière.—Record laissé sur la rive orientale.—Une route glacée et des rations pour un jour encore.—Quatre quatorzièmes de livre de pemmican par homme et un chien mourant de faim pour provisions.—On trouve des empreintes de pas d’homme.—Alexis prend une butte de terre pour une hutte.—Conséquences de cette erreur.—Le lieutenant de Long, M. Collins et Gortz, passent à travers la glace.—Le dernier chien est tué et mangé.—Effroyable nuit.—L’état d’Erickson s’aggrave.—Il a les mains gelées.—La troupe cherche un abri dans une hutte.—Une ration de thé et une demi-livre de chien.—Mort d’Erickson.—Ses funérailles.—Dernière demi-livre de chien.—Départ.—Record laissé dans la hutte.—Alexis rapporte un ptarmigan.—Départ de Ninderman et de Noros.—Des morceaux de peau de renne pour nourriture.—Plus de thé.—Une cuillerée de glycérine pour nourriture.—La glycérine fait défaut.—L’infusion de saule arctique la remplace.—Lee supplie ses compagnons de l’abandonner.—Une demi-cuillerée à thé d’huile douce par homme et par jour.—Du thé de saule et deux vieilles bottes.—Alexis meurt.—Knack et Lee meurent.—Iverson meurt.—Dressler meurt.—Boyd et Gortz meurent.—M. Collins mourant.—Plus rien.—Jusqu’à quel point la fatalité s’est acharnée sur de Long et ses compagnons.
Après le récit des différents incidents qui ont accompagné la découverte des corps de de Long et de ses compagnons, l’imagination peut se retracer en partie les événements qui ont dû se passer pendant la longue et cruelle agonie des douze infortunés appartenant à l’équipage du canot no 1. Mais ce récit ne peut donner naissance qu’à des hypothèses lesquelles ne peuvent elles-mêmes s’appliquer qu’aux derniers moments de ces malheureux. Il nous faudra donc aller chercher ailleurs, pour apprendre ce qui s’est passé depuis le départ de Noros et Ninderman jusqu’au moment où leurs compagnons ont successivement rendu le dernier soupir; pour connaître la longue suite de tortures physiques et morales que ces hommes, mourants de faim et à moitié gelés, attendant toujours des secours qui ne devaient venir jamais, ont eu à souffrir, pour enfin nous faire une faible idée des angoisses de cet infortuné capitaine, qui, n’ayant plus d’espérance qu’en Dieu, a vu succomber un à un et sous ses yeux ceux qui s’étaient confiés à sa garde et qu’il était impuissant à sauver. La fin du carnet de de Long, que nous allons reproduire, nous racontera en partie toutes ces infortunes, qu’il faudrait avoir souffert pour les bien comprendre. Néanmoins la lecture de ces notes prises jour par jour, et presque heure par heure nous permettra de suivre pas à pas les progrès de la mort s’emparant peu à peu de ces hommes jeunes encore.
Nous reprendrons le carnet de de Long à une date antérieure de quelques jours au départ de Ninderman. Nous y trouverons quelques renseignements nouveaux, omis dans le récit de ce dernier, et qui méritent d’être relatés, et, en outre, de cette façon, le tableau que va nous fournir de Long sera complet.
Samedi, 1er octobre, 115e jour, et mois nouveau.—Aussitôt que le cuisinier est venu nous prévenir, tous les hommes ont été réveillés. Nous avons déjeuné à 6 heures 45, de thé et d’une livre de renne. J’ai ensuite envoyé Ninderman et Alexis examiner le cours principal de la rivière, pendant que le reste des hommes est allé chercher du bois.
Le docteur a repris l’amputation des orteils d’Erickson.
Il ne lui en reste plus qu’un.
Sans doute il aura à continuer sa besogne jusqu’à ce qu’Erickson n’ait plus de pieds, à moins que la mort n’arrive auparavant.
Temps clair; légers souffles du nord-ouest. Baromètre marque 30° 15´ à 6 h. 5. Température: 18° à 7 h. 30.
On a vu Ninderman et Alexis traverser la rivière. J’ai envoyé aussitôt des hommes pour transporter nos bagages de l’autre côté.—Laissé ici record suivant:
«Samedi, 1er octobre 1881.—Quatorze hommes ou officiers du steamer arctique américain la Jeannette ont atteint cette hutte le mercredi 28 septembre et ont été forcés d’y rester jusqu’à ce jour, pour attendre que la rivière gelât. Ce matin, ils se préparent à passer sur la rive occidentale, afin d’atteindre un des établissements qui se trouve sur la Léna. Nous avons deux jours de vivres, mais ayant été assez heureux jusqu’à présent pour nous procurer du gibier pour subvenir à nos besoins les plus pressants, nous n’avons aucune crainte pour l’avenir.
»Tous les hommes de la troupe sont bien à l’exception d’un seul, Erickson, qui a subi l’amputation des doigts de pieds qu’il avait gelés. On trouvera d’autres records dans plusieurs huttes sur la rive orientale de cette rivière que nous avons remontée en venant du nord.
»George W. de Long,
»Lieutenant de la marine des États-Unis,
»commandant de l’expédition.»
Suivait la liste des membres de la troupe attaché à ce record.
A 8 h. 30 nous avons fait notre dernière traversée de la rivière et mis notre malade en lieu sûr.
Ensuite nous avons marché jusqu’à 11 heures 20, emmenant Erickson et son traîneau. A cette heure nous nous sommes arrêtés pour prendre notre repas du midi, qui a consisté en une demi-livre de renne et du thé. A une heure, nous avons repris notre route pour marcher jusqu’à 5 heures 5.
A 8 heures, nous nous sommes glissés dans nos couvertures.
Dimanche, 2 octobre (112e jour).—Nous avons tous pu dormir jusqu’à minuit, mais à partir de cette heure, le froid a été si intense et si gênant qu’il est devenu impossible de songer au sommeil. A 4 h. 30, tout le monde était levé et s’était approché du feu. Le jour commençait à poindre. Erickson n’a cessé de rêver pendant toute la nuit, et, de fait, aurait tenu éveillés ceux que le froid n’aurait pas empêchés de dormir. Nous avons déjeuné à 5 h. d’une demi-livre de renne et de thé.
Belle matinée, brise légère du nord; baromètre marquant 30,30 à 5 h. 32.—Température 6° 35´.
Nous sommes partis à 7 heures, suivant le cours de la rivière partout où nous l’avons trouvé glacé. A 9 h. 30, j’ai acquis la certitude que nous nous étions éloignés du lit principal du fleuve. Je pense que nous avons pu faire deux milles à l’heure et nous devons avoir marché 2 heures 40. Cette après-midi, je pense que nous avons fait de 6 à 7 milles. Mais où sommes-nous? A l’entrée du cours de la Léna enfin, je crois. Sagasta me semble un mythe.
Nous avons vu deux vieilles huttes et c’est tout. Mais comme ces huttes ne se trouvaient pas sur notre chemin et que nous étions encore au milieu du jour, nous n’y sommes point allés.
Nous avons marché pendant toute la journée sur la glace, ce qui me fait croire que nous suivions le lit d’un cours d’eau; mais il était si étroit et si embarrassé que je ne peux croire qu’il fût navigable.
Il nous faut marcher sans relâche vers le sud, espérant que Dieu nous conduira à quelque station, car depuis longtemps j’ai reconnu que nous étions impuissants à nous sauver nous-mêmes.
Nous avons eu une journée claire et calme pendant laquelle le soleil a brillé sur nous de tout son éclat.
Une route glacée et des rations pour un jour encore. Bateaux glacés et naturellement tirés sur la rive. Pas une hutte en vue pendant toute la journée, et nous nous sommes arrêtés sur une pointe de terre élevée pour y passer une nuit froide et misérable. A souper nous avons mangé une demi-livre de renne et bu du thé. Nous avons allumé un grand feu. Ensuite il fallu nous préparer à passer une seconde nuit froide et pénible. Le vent était si pénétrant que nous avons été obligés de tendre nos demi-tentes comme paravents et de nous asseoir derrière où nous grelottions enveloppés de nos couvertures.
Lundi, 3 octobre 1881 (113e jour).—Le froid était si intense et notre position si misérable que j’ai fait servir le thé à tout le monde, et qu’ensuite nous nous sommes mis en marche pour continuer jusqu’à 5 heures du matin. A ce moment, nous avons mangé notre dernière ration de viande et bu une seconde fois du thé.
Il ne nous reste plus maintenant qu’une ration de 4/14 de livre de pemmican et un chien à moitié mort de faim.
Puisse Dieu venir de nouveau à notre aide! Quelle distance nous faudra-t-il parcourir avant de trouver une station ou un abri! Lui seul le sait.
Vent piquant. Le baromètre marquait 30, 23 à 1 h. 50.
Erickson semble s’éteindre. Il est faible et abattu; dès qu’il s’endort, il se met à parler soit en danois soit en allemand, peu en anglais. Personne ne peut dormir près de lui, lors même que les autres circonstances le permettraient. La nuit dernière ma montre s’est arrêtée à 10 h. 15, sans que j’en puisse deviner la cause. Je l’avais donnée à l’homme de garde. Je l’ai remise aussi exactement à l’heure que j’ai pu, et c’est sur cette heure approximative que nous nous fixerons désormais jusqu’à ce que nous puissions faire mieux. Le soleil s’est levé hier à 6 heures 40, c’est-à-dire avant que ma montre ne s’arrête. Nous avons fait cinq milles.
Pour nous, force signifie en avant! La traversée de la rivière, pour gagner la rive opposée où nous voyions de nombreuses trappes à renard, nous a fait perdre un peu de temps, et, par conséquent un peu de chemin. Nous avons aussi trouvé sur cette rive la trace d’un homme qui devait aller vers le sud. Nous avons suivi cette trace jusqu’au moment où nous l’avons vue se diriger vers la rivière pour se continuer sans doute jusqu’à la rive occidentale. A ce moment, nous avons été obligés de revenir sur nos pas, car nous ne pouvions plus suivre cette piste, la rivière étant libre de glace en cet endroit. En outre, un de ces innombrables bas-fonds qui infestent la rivière nous a forcés de faire un détour vers l’est. Aussi me suis-je hâté de regagner la rive occidentale que nous avons atteinte à 10 heures 10. Mangé nos derniers 4/14 de livre de pemmican.
A 1 heure 40, nous nous sommes remis en marche et nous avons fait une longue étape jusqu’à 2 heures 20. Alexis prétendait avoir vu une hutte de l’autre côté de la rivière; pendant notre dîner, il en vit une seconde. Dans les circonstances où nous nous trouvions, mon désir était de m’y rendre le plus promptement possible, mais elles étaient sur la rive gauche de la rivière, et nous nous trouvions sur la rive droite. Heureusement, nous avons rencontré un banc de sable qui nous a fourni un excellent terrain pour marcher, jusqu’à un point où nous avons pu traverser la rivière en diagonale. Nous sommes arrivés sur l’autre rive à 2 heures 20. J’ai fait aussitôt arrêter tout le monde et envoyé Alexis inspecter une seconde fois les environs, du sommet d’un tertre élevé. Il est revenu en annonçant qu’il avait aperçu une seconde hutte dans les terres, à un mille et quart environ de la rivière. L’autre hutte se trouvait au contraire à peu près à la même distance dans la direction du sud, mais sur une langue de terre élevée qui s’avançait dans la rivière. La difficulté d’emmener un malade sur un traîneau, à travers les terres, m’a décidé immédiatement à me rendre à la dernière, que nous pouvions atteindre en moitié moins de temps, en suivant le lit glacé de la rivière, puisqu’elle se trouvait sur la rive. Ninderman montant à son tour sur le tertre, est revenu, disant que ce qu’on apercevait dans les terres était bien une hutte, mais qu’il n’osait affirmer que c’en fût une autre qu’on voyait sur le bord. Cependant, Alexis était toujours très affirmatif. N’y voyant pas très bien moi-même, j’ai malheureusement pris ses yeux pour les meilleurs et donné l’ordre d’avancer dans la direction du sud. La petite troupe s’est donc mise en marche, Alexis et Ninderman tenant la tête. Nous avions fait un mille environ, quand soudain je suis passé à travers la glace en enfonçant jusqu’aux épaules, sans que mon sac pût m’arrêter. Pendant que je me débattais pour me relever, Gortz, qui était à cinquante mètres en arrière, s’est à son tour enfoncé jusqu’au cou, tandis que M. Collins, qui était derrière lui, plongeait aussi jusqu’à la ceinture. Cet accident nous a causé un moment d’arrêt. Mais nous étions à peine relevés que nos habits étaient couverts d’une croûte de glace, et nous courions le risque d’avoir les membres gelés. Nous nous sommes cependant traînés jusqu’à ce que, vers 3 heures 45, nous sommes arrivés au point où Alexis avait cru voir une hutte. Ninderman, suivi du docteur, est monté aussitôt sur la pointe de terre, et son premier cri a été: «La voilà, venez!» Nous étions à peine montés qu’il s’est écrié de nouveau: «Mais il n’y en a pas!» Cette nouvelle a été pour moi une cruelle déception et la cause d’une véritable frayeur. Ce qu’on avait pris pour une hutte n’était qu’une grosse butte de terre, mais de forme si régulière, qu’à cause de sa position singulière, on se fût imaginé qu’elle avait été élevée artificiellement pour servir de point de repère. Ninderman lui-même avait été tellement convaincu que c’était une hutte, qu’il en avait fait le tour pour trouver la porte et était ensuite monté dessus afin d’y chercher un trou au sommet. Mais tout cela en vain. Ce n’était réellement qu’une butte de terre. Ce n’a été qu’avec le cœur bien triste que j’ai fait établir notre camp dans une anfractuosité de la pointe de terre, pour y passer la nuit. Bientôt après, nous séchions ou plutôt nous brûlions nos vêtements à la flamme d’un grand feu, tandis qu’un vent glacé nous rongeait le dos.
Comme il ne nous restait aucune nourriture pour souper, j’ai dit à Iverson de tuer le chien et de le préparer. Quelques instants plus tard, toute la troupe, à l’exception du docteur et de moi, s’est repue avec délices d’un ragoût composé de toutes les parties de l’animal que nous ne pouvions pas emporter. Pour nous deux, c’était un mets nauséabond;—mais pourquoi m’étendre sur ce sujet désagréable? J’ai fait peser l’animal et nous avons trouvé qu’il nous donnait vingt-sept livres de viande. Il était gras, et, comme il avait été nourri de pemmican, sa chair devait être très nette.
Aussi, l’emplacement du camp trouvé, j’ai envoyé Alexis avec un fusil vérifier si l’autre hutte n’était point un mythe comme la première. Il est revenu à la brume, sûr cette fois de ne s’être pas trompé, car il est entré à l’intérieur de la hutte, qu’il a trouvée large et spacieuse; en outre, il y a trouvé des débris de renne et des os.
Alors, nous nous sommes préparés à nous accommoder de notre mieux de l’endroit où nous étions. Nous trois qui étions passés à travers la glace, nous nous tenions devant le feu où nous cuisions presque au milieu d’un nuage de vapeur. M. Collins et Gortz avaient bu un peu d’alcool, mais je ne pus en avaler.
Le froid intense qu’il faisait, joint au vent pénétrant du nord-ouest que nous ne pouvions éviter et contre lequel nous n’avions aucun abri, nous présageait encore une nuit plus pénible et plus misérable que les précédentes. Pour comble d’infortune, Erickson est tombé en délire et ses divagations sont venues comme pour mettre le comble à l’horreur de l’effroyable position dans laquelle nous nous trouvions.
Il nous a été impossible de nous réchauffer; quant à sécher nos vêtements, nous ne pouvions y songer. Chacun de nous paraissait ahuri et stupéfié, et j’avais tout lieu de craindre que quelqu’un de nous ne vînt à mourir pendant la nuit. J’ignore quelle température il a fait, car j’ai brisé mon thermomètre de poche dans une de mes nombreuses chutes sur la glace, mais je suis convaincu qu’il eût marqué plusieurs degrés au-dessous de 0 (Fahr.).
Une garde a été désignée pour entretenir le feu autour duquel nous nous sommes pressés pour passer notre troisième nuit sans sommeil. Si Alexis ne m’avait point enveloppé de sa peau de phoque et ne s’était point assis contre moi pour me communiquer de sa propre chaleur, je crois que je serais mort de froid.
Erickson pousse des gémissements, et dans son délire fait mille châteaux en Espagne.
Oh! puissé-je ne jamais passer une autre nuit pareille à celle-ci!
Jeudi, 4 octobre (114e jour).—Dès les premières lueurs de l’aube, nous nous sommes levés et nous sommes mis à circuler autour de notre campement pendant que le cuisinier préparait le thé. Le docteur, en visitant à ce moment le malheureux Erickson, a fait la triste découverte que celui-ci avait quitté ses gants pendant la nuit et qu’il avait les mains gelées. On s’est mis sur-le-champ à le frictionner, et, à 6 heures, la circulation était assez bien rétablie pour que nous puissions nous hasarder à le transporter. Aussitôt chacun a avalé sa ration de thé et repris son fardeau pour partir. Erickson ayant complétement perdu connaissance, nous avons été obligés de l’attacher sur son traîneau. Un vent violent du sud-ouest soufflait à ce moment et rendait la sensation du froid encore plus intense; néanmoins nous sommes partis, et, à huit heures, après deux heures d’une marche forcée, nous avons pu, grâce à Dieu, déposer notre malade dans une hutte assez spacieuse pour nous contenir tous. Nous nous sommes empressés d’y allumer du feu, et, pour la première fois depuis samedi matin, nous avons pu nous réchauffer.
Le docteur ayant examiné Erickson, l’a trouvé fort mal. Son pouls était devenu très faible. Il était toujours en délire, et, à la suite de la terrible nuit que nous venions de passer, il déclinait rapidement. Nous craignions même que son existence ne se prolongeât pas de quelques heures. J’ai fait alors réunir tout le monde autour de moi pour lire les prières des agonisants à côté du moribond. Tous y ont assisté avec recueillement, mais je crains que ma prononciation saccadée n’ait empêché de comprendre ce que je lisais. Une garde a ensuite été désignée pour entretenir le feu, et nous nous sommes tous couchés à l’exception d’Alexis. Celui-ci est parti à la chasse à dix heures, mais il est revenu à midi, complétement trempé, la glace s’étant brisée sous lui pendant qu’il traversait la rivière. Nous nous sommes levés à six heures du soir pour prendre un peu de nourriture, ce qui m’a paru indispensable, pour conserver mes forces. Chacun a reçu une demi-livre de chien et une ration de thé. C’est tout ce que nous avons pris de nourriture dans la journée. Néanmoins nous étions heureux de ne plus nous trouver exposés sans abri à l’ouragan qui soufflait du sud-ouest, et c’en était assez pour nous faire oublier notre disette.
Mercredi 5 octobre, 115e jour.—Le cuisinier s’est levé à 7 heures 30 pour nous préparer du thé avec les feuilles qui nous ont déjà servies hier. Il n’a rien autre chose à nous donner d’ici ce soir. Une demi-livre de chien sera notre ration de chaque jour, jusqu’à ce que nous ne trouvions d’autre nourriture.
Alexis est, de, nouveau, parti à la chasse à 9 heures. Pendant son absence, j’ai envoyé le reste des hommes ramasser des brindelles de bois pour couvrir le sol de la hutte qui dégèle sous nous et nous tient si humides que nous ne pouvons dormir.
L’ouragan de sud-ouest continue. Le baromètre marquait 30° 13´ à 2 heures 40.
Une des jambes d’Erickson commence à se décomposer, il s’éteint rapidement. L’amputation ne servirait désormais à rien, car probablement il mourrait pendant l’opération. Il a repris connaissance.
Alexis est rentré à midi sans avoir vu de gibier. Cette fois il avait pu traverser la rivière, mais le froid et la violence de l’ouragan l’ont forcé de revenir.
Je crois que nous sommes sur la côte orientale de l’île de Titary, c’est-à-dire à vingt-cinq milles de Kumah Surka que je suppose être une station. C’est là notre dernière espérance. Le rêve de Sagasta s’est, depuis longtemps, évanoui. La hutte, dans laquelle nous sommes, est toute neuve, mais ce n’est certainement pas la station astronomique, indiquée sur ma carte. En fait, cette hutte n’est même pas terminée, vu qu’elle n’a ni porte ni porche. Peut-être est-ce une hutte d’été. Cependant de nombreuses trappes à renard existent dans les environs. Notre dernière espérance de salut repose sur cette supposition et sur l’arrivée de jours moins mauvais, car je ne me sens plus rien à faire. Aussitôt que l’ouragan se sera apaisé, j’enverrai Ninderman avec un de ses camarades à Kumah Surka où ils se rendront à marche forcée pour y chercher du secours.
A 6 heures, on nous a servi à chacun notre demi-livre de chien et notre ration de thé de second chaud (infusé pour la seconde fois) et nous sommes allés nous coucher.
Jeudi, 6 octobre (116e jour.)—Tout le monde était debout à 7 h. 30. Pris une tasse de thé (troisième infusion) mélangée avec une once d’alcool. Tous extrêmement faibles. L’ouragan s’apaise un peu. J’ai envoyé Alexis à la chasse. Ninderman et Noros partiront à midi pour se rendre à marche forcée à Kumah-Surka. A 8 h. 45, notre compagnon Erickson a quitté cette vie. J’ai adressé quelques paroles de consolation et d’encouragement aux hommes. Alexis est revenu les mains vides. Trop d’amas de neige. Oh! mon Dieu, qu’allons-nous devenir? Il nous reste quatorze livres de chien pour faire les vingt-cinq milles qui nous séparent d’une station problématique. Il nous est impossible de creuser une fosse pour enterrer Erickson, car le sol est glacé et nous n’avons pas d’instrument. Il ne nous reste donc qu’à le descendre dans le lit de la rivière à travers la glace. Il est enseveli dans un morceau de la tente. J’ai fait préparer dix hommes, et après avoir pris une demi-once d’alcool, nous allons essayer de lui rendre les derniers devoirs, mais nous sommes si faibles que je ne sais si nous pourrons aller jusqu’à la rivière.
A 12 h. 40, j’ai lu l’office des morts et nous avons transporté notre pauvre compagnon jusqu’à la rivière. Après avoir ouvert un trou dans la glace, nous y avons fait passer son corps. Trois décharges de Remington ont été tirées sur sa tombe comme honneurs funéraires. Nous avons ensuite préparé une planche sur laquelle nous avons gravé l’inscription suivante: «En mémoire de H.-H. Erickson, 6 octobre 1881. U. S. S. Jeannette.» Cette planche sera fixée sur la berge de la rivière et presque sur sa tombe; ses vêtements ont été ensuite partagés entre ses camarades; sa bible et une mèche de ses cheveux sont entre les mains d’Iverson.
Nous avons soupé à 5 heures d’une demi-livre de chien et de thé.
Vendredi, 7 octobre (117e jour).—A déjeuner, nous avons mangé notre dernière ration de chien et bu du thé.
Notre dernière feuille de thé a été mise dans la bouillote ce matin, et nous sommes sur le point d’entreprendre un voyage de vingt-cinq milles avec quelques feuilles de thé déjà infusées et deux quarts d’alcool (2 lit. 272). Néanmoins, j’ai confiance en Dieu, et je crois que Lui, qui nous a nourris jusqu’ici, ne souffrira pas que nous mourrions de faim.
Nous avons commencé nos préparatifs de départ à 7 heures 10. Nous laissons derrière nous une carabine Winchester hors de service et cent soixante et une livres de munitions; il nous reste deux Remingtons et deux cent quarante-trois cartouches.
J’ai laissé la note suivante dans la hutte que nous avons quittée ce matin:
»Vendredi, 7 octobre 1881.—Les officiers et matelots ci-dessous dénommés, du steamer américain la Jeannette, partent d’ici ce matin pour se rendre à marche forcée à Kumah-Surka ou à quelque autre station située sur le bord de la rivière Léna.
»Nous sommes arrivés ici mardi, 4 octobre avec un de nos compagnons, malade, le matelot H.-H. Erickson qui est mort hier matin et a été enterré dans le lit de la rivière, à midi.
»Il a succombé aux suites des atteintes du froid qu’il avait enduré, et d’épuisement.
»Les survivants de notre troupe sont en bonne santé, mais nous n’avons plus de vivres, car nous avons mangé nos dernières rations ce matin.
»George W. de Long,
»commandant de l’expédition.»
Partis à 8 heures 30, nous avons marché jusqu’à 11 heures 20 pour faire environ trois milles. Au bout de ce trajet nous étions tous à peu près épuisés. Ayant rencontré un gros bloc de bois rejeté par le courant, j’ai pensé que la place était favorable pour chauffer de l’eau; j’ai donné l’ordre de faire halte pour dîner: une once d’alcool dans un pot de thé. Nous avons ensuite repris notre marche et nous sommes arrivés à un cours d’eau qui nous a semblé la branche principale du fleuve. En essayant de traverser, quatre d’entre nous sont passés à travers la glace; alors, craignant les effets du froid, j’ai fait allumer du feu sur la rive occidentale pour sécher nos vêtements. J’ai envoyé Alexis à la chasse pendant cette halte, en lui recommandant de ne pas trop s’éloigner et de ne pas rester trop longtemps; à 1 heure 30, il n’était pas encore de retour et on ne l’apercevait nulle part.
Légère brise du sud-ouest, brouillard, montagnes en vue dans la direction du sud.
Alexis est revenu à 5 heures 30; il rapportait un ptarmigan dont nous avons fait de la soupe, laquelle, avec une demi-once d’alcool, a constitué tout notre souper; nous nous sommes ensuite glissés sous nos couvertures pour dormir.
Légère brise de l’ouest. Pleine lune. Ciel étoilé. Température modérée.
Alexis a rencontré une rivière large d’un mille et sans glace.
Samedi, 8 octobre (118e jour).—Tous debout à 5 heures et demie. Déjeuner: une once d’alcool dans une pinte d’eau chaude.
Note du docteur.—L’alcool a été très précieux pour nous, donné à la dose d’environ trois onces par jour, conformément aux expériences du docteur Ambler: il trompe l’appétit et empêche les tiraillements d’estomac, il a soutenu l’énergie des hommes.
Nous avons continué de marcher en avant jusqu’à 10 heures 30. Une once d’alcool. De 6 heures 30 à 10 heures 30 nous avons fait cinq milles et nous sommes arrivés sur le bord d’un large cours d’eau. Nous nous sommes remis en marche et sur notre chemin, nous avons rencontré des bancs de neige et enfin une petite rivière qui nous a forcé à retourner sur nos pas. Halte à 5 heures. Nous n’avons avancé que d’un mille. Mauvaise chance. Neige. Vent froid du sud-ouest. Campé. Peu de bois. Une demi-once d’alcool.
Dimanche, 9 octobre (119e jour).—Tout le monde était éveillé à 4 heures 30. Une once d’alcool pour déjeuner. Lecture du service divin.
J’ai envoyé Ninderman et Noros en avant pour chercher du secours. Ils emportent leurs couvertures, une carabine cinquante cartouches et deux onces d’alcool. Je leur ai donné l’ordre, au moment de leur départ, de rester sur la rive occidentale de la rivière jusqu’à ce qu’ils atteignent une station. Ils sont partis à 7 heures. Trois hurrahs les ont salué à leur départ.
Je me suis mis en route avec le reste de la troupe, à 8 heures. Passés à travers la glace. Tous mouillés jusqu’aux genoux. Nous nous sommes arrêtés pour faire du feu et faire sécher nos vêtements. A 10 heures 30, nous nous sommes remis en route. Là on a eu des défaillances. A 1 heure, nous sommes arrivés sur la rive du fleuve. Halte pour dîner: une once d’alcool. Alexis a tué trois ptarmigans dont nous avons fait de la soupe. Nous suivons les traces de Noros et Ninderman, que nous avons perdus de vue depuis longtemps. En route à 3 heures 30. Nous sommes arrivés à un tertre élevé sur le bord de la rivière dans laquelle nous voyons de nombreux glaçons passer rapidement devant et s’en aller dans la direction du nord. A 4 heures 40, ayant trouvé du bois, nous avons fait halte. Nous avons rencontré un bateau de rivière qui va nous servir d’abri pour dormir. Une demi-once d’alcool pour souper.
Lundi, 10 octobre.—(120e jour).—Nous avons pris notre dernière once d’alcool ce matin à 5 heures. A 6 heures 30, Alexis est parti pour essayer de tuer des ptarmigans. Mangé des morceaux de peau de renne. Hier nous avons mangé la peau de renne qui servait à envelopper mes pieds.
Légère brise du sud-est.—Température supportable.
En route à 8 heures.—En traversant une crique, trois d’entre nous sont tombés à l’eau, de sorte que nous avons été obligés de faire du feu pour sécher leurs vêtements.—Nous sommes repartis à onze heures, mais la marche était horriblement difficile. Lee nous a supplié de l’abandonner. Nous avons rencontré quelques petites grèves et de grandes longueurs de berges élevées.—Traces nombreuses de ptarmigans.
Nous avons continué de suivre la trace de Ninderman et de Noros, et, vers trois heures, étant épuisés, nous nous sommes traînés dans une brèche de la rive, où nous avons allumé du feu avec le bois que nous avons pu trouver.—Alexis est ensuite parti pour chercher du gibier, mais est revenu les mains vides.—Nous n’avons rien pour souper qu’une cuillerée de glycérine. Tout le monde est faible, mais plein de courage. Que Dieu ait pitié de nous!
Mardi, 11 octobre.—(121e jour).—Ouragan du sud-ouest, accompagné de neige.—Nous sommes incapables d’aller plus loin. Alexis ne trouve plus de gibier et nous n’avons, pour toute nourriture, qu’une cuillerée de glycérine et de l’eau chaude. Plus de bois autour de notre campement.
Mercredi, 12 octobre.—(122e jour).—Nous avons pris, à déjeuner, notre dernière cuillerée de glycérine avec de l’eau chaude.—Pour dîner, nous aurons une couple de poignées d’écorce de saule arctique que nous ferons infuser dans un pot d’eau.—Chacun devient de plus en plus faible.—C’est à peine si nous avons assez de force pour aller chercher du bois.—L’ouragan du sud-ouest et la neige continuent.
Jeudi, 13 octobre.—(123e jour).—Thé de saule.—Vents violents du sud-ouest.—Pas de nouvelles de Ninderman. Nous sommes dans la main de Dieu; s’il ne vient à notre secours, nous sommes perdus; nous ne pouvons plus marcher contre le vent, et, rester ici, c’est mourir de faim.
Dans l’après-midi, nous avons fait un mille en avant pendant lequel nous avons eu à traverser une autre rivière ou un coude de la grande.—Après l’avoir traversée nous nous sommes aperçus que Lee avait disparu. Nous nous sommes réfugiés dans un trou de la berge, et j’ai envoyé à la recherche de Lee.—Il s’était laissé tomber sur la neige, et attendait la mort.—Nous avons récité tous ensemble le Pater et le Credo.—Après souper, l’ouragan redouble de violence.—Nuit horrible.
Vendredi, 14 octobre.—(124e jour).—A déjeuner, une infusion de saule, à dîner, la moitié d’une cuiller à thé d’huile douce et infusion de saule.
Alexis a tué un ptarmigan dont nous avons fait de la soupe.
Le vent du sud-ouest s’apaise.
Samedi, 15 octobre.—(125e jour).—Thé de saule et deux vieilles bottes.
Décidons de partir au lever du soleil.—Alexis broken down[5]. Lee également—arrivons à une embarcation—elle est vide. Halte et campement.
Au crépuscule, il nous semble apercevoir de la fumée dans la direction du sud.
Dimanche 16. (126e jour). Alexis broken down. Service divin.
Lundi, 17. (127e jour). Alexis mourant. Le docteur le baptise. Lecture de la prière des morts. Jour anniversaire de la naissance de M. Collins: 40 ans. Alexis mort d’épuisement et de faim, vers le coucher du soleil. Nous l’avons couvert du pavillon et couché sous la tente.
Mardi, 18 octobre, (128e jour). Calme et doux. Neige tombe. Alexis enterré dans l’après-midi. Nous l’avons déposé sur la glace de la rivière et couvert de glaçons plats.
Mercredi, 19 octobre, (129e jour). Coupons notre tente en morceaux pour nous envelopper les pieds. Le docteur est parti en avant pour trouver l’emplacement d’un campement. Nous avons changé de place à la brune.
Jeudi, 20 octobre, (130e jour). Temps clair, avec soleil mais très froid. Lee et Knack agonisants.
Vendredi, 21 octobre, (131e jour). Vers minuit, le docteur et moi avons trouvé Knack mort entre nous deux.
Lee a rendu le dernier soupir vers midi. Nous avons lu les prières des morts quand nous l’avons vu sur le point de trépasser.
Samedi, 22. (132e jour). Nous sommes trop faibles pour transporter les corps de Knack et de Lee jusque sur la glace. Le docteur, M. Collins et moi les avons portés de l’autre côté de la pointe de terre pour les soustraire à notre vue.
Mes yeux se ferment.
Dimanche, 23 octobre, (133e jour). Tous assez faibles. Nous avons dormi ou du moins nous sommes reposés aujourd’hui, puis nous avons été chercher du bois avant la nuit. Lu une partie du service divin.
Lundi, 24 octobre, (134e jour). Nuit cruelle.
Mardi, 25 (135e jour).
Mercredi, 26 octobre, (136e jour).
Jeudi, 27 octobre, (137e jour).—Iverson broken down.
Vendredi, 28, (138e jour). Iverson est mort ce matin.
Samedi, 29, (139e jour).—Dressler est mort cette nuit.
Dimanche, 30, (140e jour).—Boyd et Gortz sont morts pendant la nuit. M. Collins est mourant[6].
Ici, s’arrête le carnet de de Long.
Au moment où la dernière note y a été inscrite, trois des hommes de la troupe vivaient encore: le lieutenant de Long, le docteur Ambler et le cuisinier chinois Ah Sam; mais lequel a survécu aux deux autres pour recevoir leur dernier soupir? Nul ne le sait et nul ne le saura jamais.
Nous nous arrêterions ici et n’ajouterions plus un mot si nous ne devions encore montrer avec quel acharnement la fatalité semble s’être attachée à cet infortuné de Long et à ses compagnons. Nous avons déjà vu que si Ninderman et Noros, à leur arrivée à Bulcour, étaient repartis immédiatement avec des traîneaux, au secours de leurs compagnons, la plupart de ceux-ci eussent été sauvés. Nous savons, d’un autre côté que, si la baleinière avait pu faire une vingtaine de milles de plus, ils auraient rencontré les deux voyageurs bien avant leur arrivée à Bulcour et eussent pu se porter au secours de leur commandant; mais le destin voulut qu’on les conduisît à Gemovyalack en les détournant du chemin de Boulouni. Enfin, chacun se rappelle le dernier dialogue de M. Danenhower avec M. Jackson. Ce n’est pas tout; M. Jackson va nous raconter comment cette malheureuse troupe a débarqué à trente milles d’un village habité toute l’année où elle aurait pu trouver des secours; elle n’en eut malheureusement pas connaissance, et comment aussi elle passa à quelques verstes d’un magasin rempli de viande de renne; mais nous nous arrêtons là pour laisser la parole à M. Jackson.
«Le sort, dit-il en parlant de de Long, paraissait lui être contraire. S’il eût abordé trente milles plus à l’ouest, il fût tombé sur un village habité toute l’année par les indigènes. Ce village se trouve au nord d’Upper-Boulouni. Il passa aussi à vingt verstes d’une hutte, où étaient suspendus les cadavres de vingt rennes que les indigènes tenaient en réserve pour l’hiver. En outre, il n’avait pas avec lui un seul fusil de chasse; il avait même donné l’ordre, en quittant son premier campement, de les abandonner sur la glace; or, dans les contrées qu’il devait traverser, les rennes sont rares, tandis que les ptarmigans abondent. Le journal de de Long porte en effet, chaque jour, la mention: «Ici, traces nombreuses de ptarmigans», et pour les tuer Alexis n’avait qu’une carabine; aussi, tout bon tireur qu’il fût, ne tua-t-il que quelques-uns de ces oiseaux. Le jour où Ninderman et Noros quittèrent le reste de la troupe, une bande de plus de deux cents ptarmigans vint s’abattre à un quart de mille du campement, et cependant on ne put en tuer un seul. Avec un seul fusil de chasse, Alexis eût pu soustraire à la famine, et par conséquent sauver tous ses compagnons, bien que la saison fût trop avancée pour rencontrer des rennes. Autre fait que j’ai appris à Gemovyalack et qui montre jusqu’à quel point la fortune était contraire à ce malheureux de Long. Deux indigènes, revenant du nord du delta, et se dirigeant vers Bykoff, aperçurent sur leur chemin l’empreinte des pas de la troupe de de Long, deux jours après son passage; ils trouvèrent, en outre, une carabine Remington laissée par celui-ci dans une hutte, à moitié chemin entre le point de débarquement et celui où les cadavres ont été trouvés; mais, au lieu de suivre ces empreintes, ils se contentèrent d’emporter la carabine et de se retirer, craignant d’avoir affaire à des maraudeurs ou à des voleurs de grand chemin. Ayant entendu parler de Melville et de sa troupe, des trois canots et de la disparition du capitaine, en arrivant à Gemovyalack, ils s’abstinrent de dire ce qu’ils avaient vu, de peur d’être punis pour n’avoir pas suivi les traces qu’ils avaient rencontrées, et ce ne fut qu’après quelques jours qu’ils rompirent le silence, mais alors il était trop tard.
D’un autre côté, de Long commit une faute par suite de son excès de sollicitude pour ses livres et papiers particuliers, ainsi que pour les instruments scientifiques et autres bagages, dont il surchargea inutilement ses hommes. Il eût pu laisser tous ces objets dans sa première cache, mais il voulut, au contraire, les faire porter avec lui par ses hommes pendant toute la durée de leur pénible voyage. Quand on les emporta, en même temps que les cadavres, ils remplissaient un traîneau à chiens. De Long tenait tant à ses livres et à ses cartes qu’il dépensa ce qui lui restait de force pour essayer de les porter sur le sommet du tertre où il expira avec le docteur Ambler et Ah Sam, afin de les soustraire aux eaux de l’inondation, lors du débordement de la Léna au printemps; mais il ne put y porter que ses cartes.
Après le départ de Noros et de Ninderman, leurs compagnons ne firent plus que dix-huit milles dans l’espace de vingt jours, c’est-à-dire depuis le 9 jusqu’au 30 octobre, date à laquelle se termine son carnet. Même avant le départ de Ninderman, de Long était très faible; quand il avait marché pendant dix minutes, il était obligé de se coucher pour se reposer, et disait alors à ses compagnons: «Ne vous inquiétez pas de moi, marchez aussi loin que vous pourrez, je vous suivrai.» Après chaque journée de marche, il faisait construire d’énormes bûchers qu’il allumait à la nuit, et dont la flamme atteignait trente pieds de haut. Les débris du dernier de ces bûchers se trouvaient à quelques centaines de mètres de l’endroit où tous les membres de la troupe expirèrent. Par ce moyen, il espérait attirer l’attention des gens que, persistait-il à dire, on ne pouvait manquer d’envoyer à sa recherche. Mais ces bûchers brûlèrent en vain; à l’époque de sa mort, pas un être humain ne se trouvait dans un rayon de cent milles.
Le parti de Melville à Gemovyalack, s’en trouvait à peu près à cette distance.
La lumière produite par ces bûchers pouvait, au milieu de l’atmosphère glacée des plaines du delta, être aperçue à quarante ou cinquante verstes, et les partis de recherches se fussent trouvés alors dans ce périmètre, et de Long eût été évidemment secouru.
La grande croix qui surmonte le mausolée élevé sur la montagne voisine de la hutte de Matock, peut être aperçue de vingt ou trente verstes. Des arrangements ont été pris par Melville avec le général Tchernaieff, gouverneur d’Irkoutsk, pour que la pyramide entière soit recouverte d’une couche épaisse de terre, afin d’empêcher la chaleur du soleil de pénétrer jusqu’aux cadavres et de les dégeler. Si cette mesure est prise de bonne heure, les corps resteront intacts indéfiniment, parce qu’à une profondeur de deux ou trois pieds le sol du delta ne dégèle jamais. Ils pourront donc être enlevés plus tard, si on le désire.
Le général Tchernaieff a fait placer une inscription en russe sur la tombe, et tous les fonctionnaires de la région ont reçu l’ordre de veiller à ce que le monument soit maintenu en bon état.
SIXIÈME PARTIE
LE RETOUR
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