L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2: ouvrage composé des documents reçus par le 'New-York Herald' de 1878 à 1882
CHAPITRE II.
Départ de la baie Saint-Laurent.—Traversée du détroit de Behring.—Arrivée dans l’Océan Arctique.—Première entrevue avec les Tchouktchis.—Descente à terre.—Excursion à la baie où le professeur Nordenskjold a passé l’hiver.—Ce qu’on y trouve.—Les habitants de cette baie.—Erreurs des cartes.—La Jeannette prend la direction du nord.—Premières glaces flottantes.—On aperçoit un navire baleinier.—Un courant allant vers le nord-ouest.—L’île Herald est en vue.—La Jeannette reste prisonnière dans les glaces le 6 septembre.—Une chasse à l’ours—Tentative infructueuse pour aborder à l’île Herald.—Notre premier phoque.—Comment more seals kill him et make him more seal?—La Jeannette commence son mouvement de dérive.—Nos premiers ours.—Curieux phénomènes.—Invocation à la nouvelle lune.—La pression des glaces sur le navire.—Direction de notre mouvement de dérive.—Le Rodostistua rosea.—La Terre de Wrangel est en vue.—Difficultés des observations astronomiques dans l’Arctique.—Première rupture des glaces.—Moments d’angoisses pour l’équipage.—La nuit de trois mois.—Une aurore boréale.—Nouvelle alerte.—La glace se rompt de nouveau et emporte la hutte bâtie par les hommes de l’équipage et quatre chiens.—Histoire de cette hutte.—La Jeannette flotte librement.—Les glaces se rapprochent.—Moment terrible.—La pression cesse.—Les fêtes de Noël et du nouvel an.—Représentations théâtrales.
Ce fut le 27 août, à sept heures du soir, que la Jeannette quitta la baie Saint-Laurent pour prendre sa course vers le nord. Le lendemain nous traversâmes le détroit sans pouvoir y distinguer les îles Diomèdes, et le même jour nous doublions le cap oriental, qui nous parut taillé à pic et élevé. Le temps était si brumeux que nous ne pûmes faire d’observations et dûmes nous contenter de nos calculs pour diriger notre marche. Le 29, nous fîmes notre entrée dans l’Océan Arctique, où nous allâmes jeter l’ancre, à cinq heures du soir, dans le travers du cap Serdze-Kamea. Le lieutenant Danenhower ayant découvert des huttes sur la côte, nous ralliâmes la terre, où nous aperçûmes une station d’été. Le capitaine, accompagné du lieutenant Chipp, de M. Collins et du pilote Dunbar, prirent la baleinière pour toucher terre, mais ils ne purent y aborder, car la mer brisait avec force contre la ceinture de glace qui s’étendait le long de la côte. Des indigènes qui les observaient de la côte, s’apercevant de la difficulté qui leur faisait rebrousser chemin, lancèrent aussitôt un bidarah ou grand canot de peau, au milieu du ressac et vinrent à bord avec leur chef. On les fit descendre dans la cabine, où nous eûmes une longue conférence avec eux, sans que, toutefois, nous puissions retirer de grands avantages, car nous ne pouvions nous comprendre mutuellement. Les indigènes nous firent néanmoins comprendre, en portant leur main à leur bouche dans l’attitude d’un homme qui boit et en répétant le mot «schnapps», quel était le but de leur visite; mais le capitaine refusa de les satisfaire. Quand ils furent partis, le lieutenant Chipp les suivit, et parvint à la côte vers minuit. Il y rencontra une vieille femme de King’s Island, qui pouvait comprendre nos Indiens. Cette femme lui apprit que Nordenskjold avait hiverné avec la Véga, au nord de cette côte, et qu’il avait pris la route du détroit au mois de juin.
Ce jour-là nous avions pu faire des observations dans l’après-midi, qui nous firent remarquer que notre position près du cap Serdze-Kamea ne correspondait nullement avec nos calculs.
Le lendemain, nous rangeâmes la côte en nous dirigeant à l’ouest. Deux autres troupes d’indigènes vinrent le long de notre bord, mais se contentèrent de nous examiner. Ce sont eux, sans doute, qui ont raconté que notre pont était couvert de chiens et de charbon. Ce jour-là, nous vîmes quelques glaces flottantes qui s’en allaient au gré du courant. Le lendemain, 31 août, au point du jour, nous distinguâmes encore quelques huttes sur la côte. Le lieutenant Chipp, le pilote Dunbar, le lieutenant Danenhower et Newcomb, descendirent à terre avec la baleinière. Ils se proposaient d’entrer en relation avec les habitants de ce village, d’en obtenir quelques renseignements sur l’expédition suédoise.
«Après deux heures d’un travail pénible au milieu des glaces flottantes, sur lesquelles nous vîmes beaucoup de phoques, raconte le lieutenant Danenhower, nous atteignîmes le rivage, où nous trouvâmes des carcasses de morses encore toutes fraîches. C’était un indice pour nous que cette partie de la côte était habitée; mais il nous fallut aller chercher les habitants jusque sous leurs tentes de peau, tant ils semblaient défiants et timides. Nous trouvâmes parmi eux divers objets ayant été apportés par des marins, entre autres une caisse, sur laquelle on pouvait encore lire: «Centennial Brand of whiskey.» Il est donc évident, que les Tchouktchis qui habitent cette partie de la Sibérie se trouvent quelquefois en relation avec les trafiquants américains. Toutefois, les gens du village que nous visitions, nous furent de peu d’utilité pour le but que nous poursuivions. Heureusement, nous finîmes par rencontrer un jeune Tchouktchis, plus intelligent que les autres, et qui nous proposa de nous conduire à l’endroit où la Véga avait passé l’hiver. Cette proposition étant acceptée, il se mit à notre tête, et, se dirigeant vers l’ouest, nous fit traverser, pendant plusieurs heures, une tundra dont la mousse commençait à se dessécher, mais où nous n’aperçûmes pas la moindre trace de rennes. A la fin, nous arrivâmes au fond d’une baie, large d’une quinzaine de milles, et formée par deux promontoires qui s’avancent au loin dans la mer. Notre jeune guide nous l’indiqua comme celle où l’expédition suédoise avait séjourné pendant l’hiver. Cette baie ne nous présenta rien de particulièrement intéressant; nous aperçûmes, toutefois, sous les tentes des Tchouktchis qui l’habitent, quelques boîtes de fer-blanc portant le nom de Stockholm, des chiffons de papier avec des Sondes notées en langue suédoise, et enfin plusieurs portraits de femmes, sans doute ceux de quelques beautés de profession de la capitale de la Suède.
»Les Tchouktchis nous firent comprendre par signes que le navire qui avait passé l’hiver dans leur baie était parti sain et sauf dans la direction de l’est. Ils nous citèrent aussi le nom d’Horpish, qui, nous dirent-ils, pouvait s’entretenir avec eux dans leur propre langue,—vraisemblablement ils avaient ainsi défiguré le nom de Nordquist, dont il est question dans l’ouvrage du professeur Nordenskjold.
»Ces gens se montrèrent très hospitaliers pour nous: une vieille femme nous pressa même de goûter à du sang de morse, qu’elle nous présentait, mais nous nous crûmes obligés de la remercier. Ces Tchouktchis vivent sous des tentes couvertes de peau; ils sont robustes et bien proportionnés; mais d’une saleté repoussante. Ceux que nous vîmes, étaient bien vêtus et leur chef portait comme emblême de son autorité, une robe de calicot rouge. Nous leur achetâmes quelques-uns des portraits et quelques-unes des boîtes de fer-blanc dont je viens de parler, et nous reprîmes le chemin du navire.
»Cette excursion fut, pour la plupart des membres de notre petite troupe, la dernière occasion qu’ils eurent, pendant deux ans, de mettre pied à terre, car le soir, vers quatre heures, nous mîmes le cap au nord-ouest, dans la direction de la pointe sud-est de la Terre de Wrangell. A ce moment, nous sentîmes véritablement que notre voyage d’exploration dans l’Océan Arctique commençait.
»Pendant notre absence, le capitaine avait pu observer la hauteur du soleil à midi. Cette observation lui avait démontré que le point que nous occupions, se trouvait reporté à quinze milles dans l’intérieur des terres sur les cartes que nous avions. Il est vrai, nos positions astronomiques ne méritaient guère de confiance, à cause de l’état de l’atmosphère, mais, d’après nos calculs, nous étions déjà certains que la côte près de laquelle nous nous trouvions était mal indiquée sur les cartes. Toute cette côte présente un aspect riant et agréable. M. Collins a fait un croquis soigné, d’un gros rocher en forme de cœur, que nous avons supposé faire partie du cap Serdze-Kamea. Du point qu’occupait le navire, nous avions aussi en vue plusieurs montagnes affectant la forme de pains de sucre.
»Dès que nous nous dirigeâmes vers le nord, nous trouvâmes notre route obstruée par un immense champ de glaces flottantes. Le temps était orageux et brumeux.
»Le 1er septembre, nous aperçûmes une île que nous prîmes pour l’île de Kolioutchine, et qui se trouve à l’entrée de la baie du même nom. Le lendemain nous rencontrâmes de nouveaux amas de glaces flottantes divisés en blocs d’assez petit volume; nous appuyâmes alors vers le nord, puis vers le nord-est, et louvoyâmes ensuite le long de la banquise de la côte de Sibérie, où nous nous aventurions quelquefois quand nous rencontrions une solution de continuité.
»Dans l’après-midi du 4, nous aperçûmes un navire baleinier qui portait sur nous; nous ralentîmes notre marche pour l’attendre, mais le temps devint brumeux et il ne put venir même jusqu’à portée de la voix. Ce fut pour nous une grande déception car nous espérions lui remettre le courrier du navire, depuis qu’il était entré dans l’Arctique, et nos lettres particulières. Nous courûmes des bordées, nous nous amarrâmes à des glaçons à diverses reprises pour attendre une éclaircie. Ce même jour, vers quatre heures du soir, nous vîmes un arbre immense ayant encore ses racines, qui passa près de nous, entraîné par le courant. Cette vue remit en mémoire à notre pilote des glaces, M. Dunbar, un fait presque analogue dont il avait été témoin en 1865, dans les mêmes parages. C’est pendant l’été de cette année que le pirate Shenandoah détruisit la plus grande partie de la flotille des baleiniers américains occupés à la pêche au nord du détroit de Behring. «Au moment du désastre, nous dit M. Dunbar, je me trouvais dans la baie de Saint-Laurent; mais, quelques mois plus tard, notre navire étant venu à l’île Herald, je fus fort surpris de voir, près de la côte de cette île, des mâts entiers et des tronçons de mâts, ayant appartenu aux navires détruits. Toutes ces épaves s’en allaient à la dérive.»
Le fait que venait de nous signaler M. Dunbar nous fit soupçonner l’existence d’un courant dans la direction du nord-ouest.
Ce fut le même jour, 4 septembre, à six heures du soir, que l’équipage de la Jeannette aperçut l’île Herald pour la première fois, d’après M. Newcomb, naturaliste de l’expédition, et cette date semble faire époque dans les souvenirs de ce dernier. «Jusque-là, dit-il nous n’avions vu que des morses, des phoques et plusieurs ours; et aussi, de temps en temps, des bandes de dix ou douze phalarapes. Ces gracieux oiseaux n’étaient pas le moins du monde sauvages; nous les voyions tout près de nous, rangés en cercle, occupés à chercher leur nourriture. Ces intéressantes créatures nageaient avec vivacité à la surface des flots et offraient un spectacle si gracieux que je serais resté des heures entière à les considérer. Mais nous commençâmes alors à apercevoir des pingouins, des guillemots, de jolies mouettes tachetées et quelque bourguemestres; toutefois ces derniers étaient extrêmement défiants. Enfin nous voyions aussi de superbes goëlands ivoire. Parmi les individus de cette espèce, les uns avaient leur plumage d’adulte, tandis que d’autres portaient encore leur première livrée. Ces derniers, avec leurs taches noires sur un fond blanc, étaient vraiment jolis, tandis que le blanc pur du plumage des adultes, contractant avec la couleur noire de charbon de leurs pieds et de leurs jambes, offrait un coup d’œil ravissant. Nous rencontrâmes fréquemment cette espèce par la suite, et toujours elle se montra très familière.»
«Le 6 septembre, le capitaine, continue le lieutenant Danenhower, supposant, que nous avions devant nous le canal d’eau libre qui sépare la banquise de Sibérie de celle du nord de l’Amérique, ordonna de marcher en avant. Nous rencontrâmes alors de la nouvelle glace à travers laquelle le navire s’ouvrit un passage de vive force. Nous étions affreusement secoués, mais sans cependant éprouver la moindre avarie; à la vérité la Jeannette supportait parfaitement le choc. Mais vers quatre heures du soir, il nous fut impossible d’avancer d’un pouce. Alors nous couvrîmes nos feux, et après avoir amarré le navire avec ses ancres de glace, nous restâmes dans cette position. La nuit fut extrêmement froide, et le lendemain matin le navire était prisonnier. La veille, la nappe de glace qui nous entourait était encore divisée en glaçons ayant depuis dix mètres carrés jusqu’à plusieurs hectares de superficie, entre lesquels couraient d’étroits passages enchevêtrés comme un réseau d’artères, mais ce jour-là il n’existait plus la moindre solution de continuité. La situation resta la même pendant plusieurs jours, plutôt ne fit qu’empirer, car nous nous trouvâmes à la fin au centre d’une plaine d’environ quatre milles de diamètre, composée de glaçons accumulés et soudés ensemble. Nous avions alors l’île Herald parfaitement en vue au sud et à l’ouest. Elle était alors à vingt et un milles de nous, d’après nos relèvements par triangulation opérés sur une base de onze cents mètres.»
Pendant la période d’immobilité à laquelle le navire était alors condamné, chacun à bord charmait ses loisirs de son mieux; les matelots jouaient à la balle ou patinaient sur la glace nouvelle qui avait alors de quatre à six pouces d’épaisseur, tandis que les officiers allaient à la chasse. C’est à cette époque que M. Newcomb se trouva pour la première fois en présence de l’ours polaire. Voici en quels termes il raconte cette rencontre: «J’avais lu et entendu raconter tant de choses sur la férocité de cet animal, que je n’oublierai jamais les sentiments qui m’agitèrent, quand, pour la première fois, je vis venir vers moi deux de ces monstres. Ils étaient d’une taille énorme. J’étais seul alors avec M. Collins; néanmoins dès que nous les aperçûmes nous marchâmes à leur rencontre. En les voyant venir directement sur nous, j’étais bien convaincu qu’ils s’approchaient dans l’intention de nous attaquer, et je me disposais à soutenir vaillamment la lutte. Toutefois, lorsqu’ils nous virent approcher ils parurent hésiter, puis s’arrêtèrent tout à fait. Néanmoins nous avancions toujours en chargeant nos carabines; mais quand nous fûmes à quatre cents mètres, l’un d’eux nous tourna les talons et déguerpit. Le second nous laissa approcher encore d’une centaine de mètres, puis faisant volte-face à son tour se mit à trottiner sur les traces de son compagnon en secouant la tête d’une façon assez significative. Deux balles que nous lui envoyâmes le firent changer d’allure, et alors ce ne fut plus qu’une série de bonds désordonnés accompagnés de grognements entrecoupés. Voyant cette retraite précipitée, nous nous mîmes à les poursuivre de toute la vitesse de nos jambes; mais nous fûmes bientôt distancés. Tel fut le résultat de cette rencontre dans laquelle je m’attendais avoir à lutter jusqu’à ce que l’un ou l’autre des adversaires restât sur le champ de bataille. Aussi quand je vis ces deux monstres rebrousser chemin et battre en retraite au galop, je ne pus réprimer un certain sentiment de dégoût et de désappointement.
»Le même jour, je vis un corbeau: c’était le premier depuis notre départ d’Oonalachka. M. Collins, de son côté, aperçut un faucon, qui, d’après la description qu’il m’en donna, devait être le faucon d’Islande. Malheureusement je n’eus pas une seule fois l’occasion de voir ce rapace, pendant tout le temps de mon séjour dans l’Océan Arctique. Je le regrette vivement, car j’espérais apporter à la science quelques données nouvelles sur son arc de dispersion.»
Le 15 septembre, le lieutenant Chipp, le pilote Dunbar, l’ingénieur Melville et l’indien Alexis partirent avec un traîneau attelé de chiens pour aborder à l’île Herald. Mais à six milles de la côte ils arrivèrent sur le bord d’une vaste étendue d’eau libre, et durent rebrousser chemin. Cette excursion ne fut marquée par aucun autre incident que la mort de notre premier phoque, qui fut tué par l’indien Alexis. Après avoir enlevé la peau de sa victime, celui-ci lui enleva un petit morceau de chair à chacun des pieds de derrière, pour s’en faire des talismans, qui devaient lui porter bonheur à la chasse de cet animal «to give good luck; make seal kill him.» Il lui enleva ensuite la vessie et la vésicule du fiel qu’il purgea soigneusement de leur contenu en les trempant dans l’eau pour «make him more seals.»
Ce jour là, nous remarquâmes que le navire était emporté par les glaces, ce qui fit renoncer le capitaine à l’idée d’envoyer une nouvelle troupe pour essayer d’aborder à l’île Herald avec un bateau.
La surface de la glace était alors à peu près unie; seuls quelques monticules de glace apparaissaient de loin en loin, laissant, dans les intervalles qui les séparaient, de superbes endroits pour patiner. Les efflorescences de sel qui se formaient sur la glace produisaient sous les pieds, l’effet d’un tapis de velours. Chaque jour, nous apercevions le mirage d’une terre au sud-ouest, et quelquefois nous la voyions dans les nuages.
Le 17, le lieutenant Chipp et le pilote Dunbar, tuèrent chacun un ours: c’étaient nos deux premiers. Le même jour, M. Newcomb tua sept jeunes goëlands superbes. Il fit alors cette remarque, que tous ces oiseaux venaient du même côté, c’est-à-dire du côté sous le vent. Ils étaient attirés sans doute par l’odeur du sang des deux ours, plutôt que guidés par leur vue. Il nous dit avoir déjà remarqué le même fait sur les bancs de Terre-Neuve, où il y avait observé que, dans des circonstances analogues, les oiseaux arrivaient toujours du côté sous le vent.
Vers cette époque, un étrange phénomène fut observé.
C’était pendant la nuit; le matelot Manson, qui était de quart, s’étant approché de l’arrière pour consulter la boussole, fut fort surpris, en se retournant, de voir sur l’avant du navire, un gros globe, d’une couleur rouge sombre, qui oscillait horizontalement. Le diamètre de ce globe lui parut égal à celui du disque de la lune quand cet astre est dans son plein. Ce phénomène dura quelques minutes, puis disparut subitement.
Le même phénomène se reproduisit une seconde fois plus tard, et fut aperçu par le matelot Dressler, qui raconta le matin, qu’ayant vu la boule éclater, il était allé à l’endroit où il croyait qu’elle se trouvait, mais qu’il n’avait plus trouvé aucune trace de celle-ci.
Ces phénomènes furent l’objet de longues discussions à bord, aussi bien parmi les hommes de l’équipage que parmi les membres de l’état-major. On leur donna les explications les plus diverses, M. Collins en attribua la cause au dégagement de certains gaz formés sous l’influence de l’électricité.
«A cette époque, dit M. Newcomb, nous voyions quantité de morses. Un des Indiens et moi en tuâmes deux qui avaient de superbes défenses. Ces amphibies étaient endormis tout près l’un de l’autre sur le bord d’un glaçon d’où la moitié de leurs corps plongeait dans l’eau. Nos deux premières balles les ayant blessés mortellement, nous sautâmes à trois pas d’eux, et leur envoyâmes cinq autres balles, presque à bout portant pour les achever. Aussitôt qu’ils furent morts, l’Indien se dépouilla le bras droit et le plongea dans la gorge de celui qu’il avait tué; retirant ensuite son bras tout couvert de sang, il s’en frotta le front, sur lequel il appliqua aussitôt de la neige, disant que son père lui avait enseigné cette cérémonie, qui devait lui porter bonheur.»
La pression des glaces devint terrible à cette époque: sous l’effort de cette pression, le navire s’inclina peu à peu jusqu’à douze degrés. Le gouvernail fut alors démonté; les poulies du grand mât reportées à babord; la basse poulie attachée aux grosses ancres de glace accrochées à environ cent cinquante pieds du navire, et les amarres tendues pour maintenir celui-ci dans une position verticale. On laissa néanmoins le propulseur en place, mais en donnant aux ailes la position la plus convenable pour qu’elles n’eussent point à souffrir de la pression des glaces. Les machines furent suiffées, mais on s’abstint aussi de les démonter.
«A mesure que l’inclinaison du navire augmentait, dit le lieutenant Danenhower, on remarquait que la déviation locale de l’aiguille devenait plus sensible; elle atteignit même jusqu’à un degré et demi de plus qu’elle n’aurait dû atteindre. Cette perturbation était causée par la quantité considérable de fer employée dans la construction du navire, mais en outre et surtout par la présence des boîtes de fer-blanc de nos conserves, qui se trouvaient emmagasinées dans la cale et sur le gaillard d’arrière. Il fallut donc renoncer à faire les observations à bord et transporter nos instruments sur la glace et à une certaine distance du navire. A ce moment et plus tard nous remarquâmes que le mouvement tournant de la glace était très lent, c’est-à-dire que notre aimant se déplaçait peu—mais la nappe de glace qui nous enserrait avait sous l’influence du vent un mouvement cycloïdal dont la résultante était dans la direction du nord-ouest. Certes, notre position n’était nullement enviable; à tout instant notre navire pouvait être broyé comme une coquille de noix entre ces immenses masses de glace dont l’épaisseur générale variait entre cinq et six pieds. Mais en maints endroits où les glaçons s’étaient superposés et soudés ensemble, l’épaisseur atteignait plus de vingt pieds. Le bruit que faisaient ces montagnes de glace lorsqu’elles s’entrechoquaient, rappelait celui du tonnerre, et l’on voyait alors la jeune glace qui s’était formée dans le chenal qui les séparait voler en éclat et retomber à leur surface comme d’énormes morceaux de sucre.
»Le mois d’octobre fut assez tranquille; nous n’eûmes point à nous plaindre des tempêtes équinoxales; mais le froid devint extrêmement vif. Vers le 14, notre observatoire étant installé sur la glace, fut relié avec le navire par des fils téléphoniques, dont quelques-uns avaient plusieurs centaines de mètres de longueur.»
«Je fis, vers cette époque, raconte M. Newcomb, un grand carnage de guillemots; j’en tuai jusqu’à vingt-neuf dans la même journée. Ce sont des oiseaux au vol rapide et offrant un bon coup de fusil; le goût de leur chair est passable.
»Un autre jour, je tuai aussi deux petits goëlands d’une espèce particulière. Ces deux oiseaux arrivaient en suivant l’ouverture d’une fissure de la glace sur le bord de laquelle j’étais assis; quand ils furent à portée, je tirai le premier qui tomba dans l’eau, pendant que l’autre faisait un crochet pour s’enfuir dans une autre direction; mais je fus assez heureux pour l’abattre également. Ces deux goëlands étaient de l’espèce dite de Ross (Rodostistua rosea), qui est extrêmement rare. Ce sont des oiseaux au vol rapide et gracieux, ayant le dos d’un bleu azuré; les pieds et les tarses rouge vermillon; la poitrine et le ventre d’un rose thé, couleur de laquelle la teinte rosée est à peine perceptible, mais qui cependant s’harmonise admirablement avec le bleu perlé des couvertures. Ces deux jolis oiseaux avaient alors leur plumage d’automne, c’est la plus charmante espèce que j’aie jamais vue.
»Je vis plus d’oiseaux pendant ce premier automne que je n’en ai vu depuis, si j’en excepte toutefois le séjour que j’ai fait à l’île Bennett, où des milliers de pingouins, de guillemots et de goëlands avaient leurs nids.
»Vers la fin d’octobre et en novembre, il tomba un peu de neige par intervalle qui, en se durcissant, rendit la marche plus facile. J’en profitai pour faire de fréquentes excursions, en quête de spécimens d’histoire naturelle. Bien que ce fût l’époque où les oiseaux quittent ces parages, j’en tuai un bon nombre de très intéressants.»
La Terre de Wrangell était déjà en vue depuis quelques jours, mais ce fut le 28 et le 29 octobre que les gens de la Jeannette la virent dans son plein, et purent la distinguer des montagnes et des glaciers qu’ils reconnurent bien souvent par la suite, et dont M. Collins prit des croquis. Le navire s’en allait alors au gré du vent dans son mouvement de dérive. Les morses et les phoques abondaient dans ces parages, et les gens de l’équipage tuèrent deux ours. Deux baleines blanches passèrent aussi en vue du navire, mais ce fut les seules qu’on aperçut pendant toute la durée de l’expédition.
«La vie à bord était paisible, mais monotone, dit Danenhower; nous faisions de nombreuses observations, surtout d’étoiles. Les nuits étaient claires et fort propices pour se servir de l’horizon artificiel. Mais nous commençâmes à nous apercevoir et par la suite nous arrivâmes à nous convaincre que l’amiral Rodgers avait raison de dire que le sextant, l’horizon artificiel et le fil à plomb, sont les instruments les plus sûrs et les plus utiles pour l’exploration dans l’Océan Arctique. On ne peut guère se servir des différents télescopes parce qu’on ne peut faire d’observations minutieuses, qui, du reste, ne sont pas nécessaires dans ces régions. Le froid y est assez intense pour influencer les instruments, et il est presque impossible d’empêcher les lentilles de se couvrir de gelée ou de vapeur, ce qui nécessite des corrections de réfraction presque sans fin. L’expérience nous apprit, en outre, que sur cette plaine de glace, l’état de l’atmosphère varie constamment. Sans qu’aucun indice précurseur vînt révéler le changement qui allait s’opérer, la croûte glacée s’entr’ouvrait, et souvent alors nous voyions s’élever d’immenses colonnes de vapeur du niveau de la mer; ce phénomène persistait aussi longtemps qu’une différence considérable existait entre la température de l’air et celle de la surface de l’eau, qui était ordinairement de 29° Fahr., c’est-à-dire celle à laquelle l’eau salée se congèle.
»Vers le 6 novembre, la glace commença à se rompre autour de nous. Nous avions déjà remarqué qu’à l’époque de la nouvelle ou de la pleine lune, il se produisait, dans la croûte de glace, une grande agitation que nous attribuâmes à l’action de la marée. Mais ce phénomène fut plus sensible pour nous pendant l’époque où nous nous sommes trouvés entre l’île Herald et la Terre de Wrangell, ou encore quand la mer était peu profonde et que la sonde ne nous rapportait pas plus de quinze brasses. Au moment de chacune de ces phases, la glace se rompait autour de nous et les glaçons, suivant une marche constante, venaient s’amonceler autour du navire.»
Les journées du 6 et du 7, durent être terribles, à en juger par la note suivante empruntée au journal de M. Newcomb: «La glace est en mouvement comme hier; on entend des craquements effroyables. La pression est énorme. De gros blocs de glace arrivent sur nous, poussés sur nous par le vent comme des fétus. Le champ glacé qui nous environne, oscille d’une façon indescriptible. Notre navire est encore en bon état, mais pour combien de temps? nul ne le sait. Mon fusil et mon sac sont prêts pour partir s’il le faut et aller..... Dieu sait où.»
De son côté, le lieutenant Danenhower disait en partant à la même époque:
«La plaine de glace que quelques semaines auparavant nous voyions du haut du grand mât, parfaitement unie tout autour de nous, était alors bouleversée et dans un état de confusion dont la vue d’un vieux cimetière musulman peut seule donner une idée. Des fissures s’étaient produites dans la croûte de glace qui nous environnait et s’en allaient en rayonnant tout autour du navire. Les glaçons, en se heurtant et en se bousculant les uns les autres, produisaient un si épouvantable tumulte, qu’ils arrachaient à nos chiens des hurlements de frayeur.»
Cependant, la tranquillité se rétablit bientôt. Les jours suivants on observa plusieurs superbes halos du soleil, et le 10, apparut une aurore boréale que M. Newcomb décrit en ces termes: «C’est la plus belle que j’aie jamais vue. Elle formait six grands arcs intersectés de cirrhus à l’horizon et s’étendait de l’ouest-nord-ouest à l’est, couvrant ainsi presque la moitié de la voûte céleste. Le scintillement des étoiles à travers ce rideau lumineux produisait un effet magique. Spectacle vraiment grandiose! Ces franges éclatantes descendant perpendiculairement à l’horizon, le vacarme produit par les craquements des glaces qui, en s’entrechoquant, grondent comme le tonnerre, formaient l’ensemble d’une scène imposante qui restera éternellement gravée dans ma mémoire. On respirait presque de l’électricité.»
Cependant la longue nuit d’hiver approche, les lumières restent allumées pendant toute la journée dans l’intérieur du navire, et le soleil va bientôt disparaître sous l’horizon.
Depuis quelques jours, nous étions en vue de l’île Herald, et, en même temps, de la Terre de Wrangell, quand, pendant la nuit du 13, nous entendîmes résonner, dans toutes les parties du navire, un bruit qui nous fit supposer que la glace se retirait. Un coup d’œil au dehors nous permit, en effet, d’apercevoir, du côté de babord, une vaste nappe d’eau libre en même temps qu’une crevasse dans la glace, sous laquelle nous pouvions distinguer un courant rapide. Tout le monde monta immédiatement sur le pont et les préparatifs furent faits pour visiter le navire. Celui-ci se trouvait dans une position assez singulière. D’un côté, à babord, il était complétement dégagé, tandis qu’à tribord la passerelle reposait encore sur la glace, ce qui nous fit croire qu’un banc de glace s’était glissé sous la quille et nous maintenait dans cette position. Mais cet état de choses fut de courte durée: deux jours plus tard, une couche de jeune glace recouvrait l’espace libre et se trouvait assez forte sous nos sabords pour permettre qu’on s’aventurât à marcher. Notre navire se trouvait donc emprisonné pour la seconde fois.
A partir de ce moment, la pression commença à se faire sentir et augmenta jusqu’au 23 novembre. «Ce jour-là, après un temps calme pendant toute la journée, dit Danenhower, nous eûmes une magnifique nuit étoilée, dont M. Melville et moi nous profitâmes pour faire des observations, lorsque, vers onze heures, nous entendîmes un épouvantable craquement. La glace venait de se fendre à tribord et se détachait des flancs du navire pour s’en aller à la dérive, laissant celui-ci suspendu dans la moitié de la forme qui l’enserrait quelques minutes auparavant. Bientôt après, nous pûmes voir une assez vaste étendue de la surface de la mer complétement libre de glace et unie comme une glace. Nous n’entendions pas le moindre bruit autour de nous, si ce ne sont les hurlements de quatre chiens qui s’en allaient, emportés par la glace. Heureusement, quelques jours auparavant, nous avions remonté à bord tous nos instruments astronomiques, en prévision d’un semblable accident, et il ne restait sur la glace que notre chaloupe à vapeur et une petite cabane construite par nos hommes. On retourna chercher la chaloupe, mais la cabane fut abandonnée à son malheureux sort. Nous ne nous doutions guère alors que treize mois plus tard elle donnerait lieu à l’anecdote que nous raconterons tout à l’heure, et qui devait tous nous mettre en émoi.
»Le lendemain matin, nous pouvions distinguer, à trois milles de nous, le glaçon où le navire s’était trouvé encastré. L’empreinte de la coque y était encore parfaitement visible. Tout l’espace qui nous séparait de ce glaçon était libre; malheureusement, il était beaucoup plus large que long, et, de tous les autres côtés, la nappe de glace nous présentait l’aspect d’un gâteau, au moment où celui-ci sort du four, avec sa surface fendue et crevassée.
»Un des jours suivants, vers huit heures du matin, le glaçon qui retenait encore la Jeannette à tribord, se retira à son tour, laissant celle-ci s’en aller librement à la dérive, sous l’impulsion du vent. Celle-ci flotta ainsi pendant toute la journée, mais, vers sept heures du soir, elle fut poussée au milieu des jeunes glaces qui s’étaient formées et s’y engagea, pour y rester emprisonnée de nouveau. Ce nouvel incident nous toucha peu, car nous étions au milieu de la longue nuit d’hiver. Il faisait donc trop sombre pour que nous eussions aucune chance de trouver un passage dans le dédale de canaux que formaient entre eux les glaçons qui nous environnaient.
»Mais revenons à l’histoire de la cabane que les glaces nous avaient enlevée. Un jour Anequin, un de nos chasseurs de l’Alaska, revint au navire dans un état de surexcitation extraordinaire pour un Indien aussi peu communicatif: «Moi, avoir trouvé une maison de deux hommes», nous dit-il en arrivant. Il nous fit ensuite la description de cette maison. Quand on lui demanda s’il était entré à l’intérieur: «Non, répondit-il, moi avoir trop peur». On peut juger de notre surprise. Le lieutenant Chipp partit aussitôt pour vérifier le fait; il prit avec lui plusieurs matelots et emmena l’Indien pour leur servir de guide. Quand il fut arrivé à trois milles environ du navire, dans la direction du sud-est, il trouva la maison vue par Anequin, et reconnut la cabane abandonnée lors de la rupture de la glace.
»D’après les calculs que nous fîmes à cette époque nous reconnûmes que le mouvement de dérive qui nous entraînait nous avait déjà emporté à quarante milles du point où nous étions entrés dans les glaces.
»Jusque-là notre navire avait admirablement résisté aux pressions les plus fortes sans paraître faiblir. Mais une nouvelle épreuve l’attendait. Un jour, pendant que je me trouvais sous la tente du pont, j’aperçus au-dessous de moi la pointe aiguë d’un énorme glaçon qui pressait le flanc du navire, du côté de babord, un peu en arrière des chaînes de l’avant et juste en face de la grosse travée qu’on avait posée à cet endroit à l’intérieur du navire, en vertu des ordres exprès de l’ingénieur en chef de Mare Island, M. William Shock. L’étreinte devint si forte que le navire se mit à gémir dans toutes ses parties; par instant, les portes des cabines étaient tellement comprimées qu’il eût été impossible d’en sortir, si un accident était survenu; la grosse travée elle même s’enfonça de trois quarts de pouce dans le plafond sous l’effort de la pression; les planches du pont semblaient vouloir s’arracher de dessus les baux et on pouvait voir jusqu’à un pouce de profondeur dans leurs assemblages de mousqueterie, produit par le revêtement intérieur du navire, qui éclatait de toutes parts.
»Cette étreinte dura pendant le reste de la journée et pendant toute la nuit. Naturellement personne ne ferma l’œil et chacun avait son sac près de soi et se tenait prêt à partir. On commença même à faire des préparatifs pour quitter le navire. Les traîneaux et les embarcations furent descendus sur la glace prêts à servir en cas de nécessité. Pendant tout ce temps, le sort de la Jeannette fut véritablement en suspens. Enfin le lendemain la pointe de glace se rompit avant d’avoir entamé le flanc du navire. Alors un soupir de soulagement s’échappa de toutes les poitrines. Avec quel élan je remerciai du fond du cœur M. Shock de sa prévoyance. Car sans la bienheureuse travée, c’en était fait de la Jeannette.
»Le soir, la plaine de glace qui nous environnait ayant repris son apparente immobilité, nous pûmes prendre du thé. A ce moment on pouvait lire sur tous les visages un véritable sentiment de satisfaction, car le navire n’avait souffert que dans l’assemblage de quelques-unes de ses parties.»
Jusqu’ici nous ne nous sommes guère occupés que des événements qui se sont passés à l’intérieur du navire et n’ayant aucun rapport avec la vie intérieure des gens de l’expédition. Aussi, sans entrer dans de longs détails, croyons-nous devoir décrire l’existence de ces infortunés prisonniers des glaces pendant les deux longues nuits d’hiver qu’ils ont eu à passer au milieu de l’Océan Arctique.
«La longue nuit de trois mois, dit le lieutenant Danenhower, ne commença que vers le 10 novembre; néanmoins, le règlement d’hiver était entré en vigueur du 1er du même mois. Nous nous levions à sept heures pour répondre à l’appel général; les feux étaient ensuite allumés, et nous déjeunions à neuf heures; de onze heures à une heure, chacun était obligé de prendre un fusil et d’aller à la chasse par mesure sanitaire, car nous avions besoin d’exercice au grand air; à trois heures, la cloche nous appelait pour le dîner, à la suite duquel les feux de la cuisine étaient éteints, afin d’économiser le charbon. Entre sept et huit heures, le thé était servi, mais nous nous servions, pour le faire, de l’eau distillée qui nous était fournie par une chaudière Baxter. Celle-ci fonctionnait nuit et jour, car le docteur avait expressément défendu l’emploi, pour notre consommation, de l’eau provenant de la fonte de la neige ou de la glace. Celle-ci était beaucoup trop salée. Après le thé, chacun allait se coucher.
»Notre ordinaire se composait en majeure partie de conserves. Pour varier, cependant, nous mangions de l’ours et du phoque deux fois par semaine. Nous avions aussi du lard avec des haricots ou du bœuf salé une fois tous les huit jours; nous ne buvions jamais de rhum ni aucune autre boisson alcoolique, sauf les jours de grandes fêtes, c’est-à-dire deux ou trois fois par an.
»Comme combustible nous recevions cinquante livres de charbon pour la cabine et le poste des matelots; la cuisine n’en recevait également que quatre-vingts, car nous étions obligés de faire des économies sur ce chapitre.
»Malgré ce régime, un peu sévère, la discipline fut toujours parfaitement observée, et pendant les vingt et un mois de notre captivité, une seule punition fut infligée. Encore n’était-ce pas pour une infraction aux règlements nautiques, ni pour insubordination, mais bien pour un acte d’impiété.
»Au point de vue sanitaire, les règlements étaient strictement observés, et chaque mois tous les hommes de l’équipage étaient soumis à une inspection médicale. Aussi la santé générale se maintint-elle dans les meilleures conditions, eu égard au genre de vie que nous étions forcés de mener. D’un autre côté, les matelots jouissaient réellement d’un confort relatif.
»Mais ce qui contribua sans doute, au moins dans une certaine mesure, à soutenir le moral de nos hommes furent les divertissements auxquels donnèrent lieu les fêtes de Noël et du premier de l’an.
»Le jour de Noël, tous les hommes de l’équipage, réunis en corps et vêtus de leurs habits de gala, descendirent dans la cabine pour nous présenter leurs compliments.»
Chacun d’eux reçut un bon de faveur pour la table des officiers, où ils prirent part à un véritable festin, dont M. Newcomb nous a conservé la carte, que nous reproduisons ci-dessous:
Potage.
Soupe à la Julienne.
Poisson.
Saumon à la maître d’hôtel.
Viandes.
Canard arctique (lisez: phoque rôti). Jambon froid.
Légumes.
Petits pois (conservés); Succotash: Plum-pudding anglais de conserve, à la sauce froide. Mince pie.
Dessert.
Pale Sherry.
Bière.
London Stout.
Chocolat français et café.
«Hard Tack.»
Cigares.
Le 25 décembre 1879.
A bord du steamer arctique la Jeannette, prise dans les glaces par 72° de latitude nord.
Vint ensuite une représentation théâtrale improvisée, avec intermèdes de chants, de danses, etc., dans laquelle chacun des hommes de l’équipage joua un rôle. Voici le programme de cette représentation:
LES CÉLÈBRES MINSTRELS DE «LA JEANNETTE.»
PROGRAMME.
Première partie.
| Ouverture | Orchestre. |
| Ella Ree | M. Sweetman. |
| Soo Fly | H. Wilson. |
| Kitty Wells | Edward Star. |
| Mignonette | H. Warren. |
| Final | Ensemble de la troupe. |
| Ouverture | Orchestre. |
| Ella Ree | M. Sweetman. |
| Soo Fly | H. Wilson. |
| Kitty Wells | Edward Star. |
| Mignonette | H. Warren. |
| Final | Ensemble de la troupe. |
INTERMÈDE.
Deuxième partie.
1o Le célèbre Anequin, du grand nord-ouest, qui est connu du monde entier, amusera le public par une de ces fameuses pantomimes comiques dont lui seul a le secret.
2o Le grand Dressler jouera son solo favori sur l’accordéon.
3o M. Jack Cole, notre étoile, dansera ensuite un pas de clown et de gigue.
4o Enfin, solo de violon, par George Kuehne, seul rival d’Old Bull.
INTERMÈDE.
Troisième partie.
La soirée se terminera par la farce extra-bouffonne
MONEY MAKES THE MARE GO.
Personnages.
| Master Keen Sage | George W. Boyd. |
| Miss Keen Sage | W. Shawell. |
| Charles Tildene, jeune homme d’avenir, amoureux de miss Sage |
H.-W. Leach. |
| Julius Goodargold | W. Warren. |
Régisseur: A. Gortz.
Directeur: W. Ninderman.
Noël 1879.
C’est ainsi que se termina l’année 1879. Le 1er janvier 1880 eut aussi ses divertissements. Mais, malheureusement, nous ne pouvons entrer dans aucuns détails à leur sujet; mais ceux que nous venons de donner à propos de Noël suffisent pour démontrer qu’à cette époque le moral de tout l’équipage était excellent.