L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2: ouvrage composé des documents reçus par le 'New-York Herald' de 1878 à 1882
The Project Gutenberg eBook of L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2
Title: L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2
Editor: Jules Geslin
Release date: June 23, 2017 [eBook #54963]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Laurent Vogel, Isabelle Kozsuch and the Online
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L’EXPÉDITION
DE
LA JEANNETTE
AU POLE NORD
L’EXPÉDITION
DE
LA JEANNETTE
AU POLE NORD
RACONTÉE PAR TOUS LES MEMBRES DE L’EXPÉDITION
OUVRAGE COMPOSÉ
Des documents reçus par le "New-York Herald" de 1878 à 1882
TRADUITS, CLASSÉS, JUXTAPOSÉS
PAR
JULES GESLIN
TOME SECOND
PARIS
MAURICE DREYFOUS, ÉDITEUR
13, RUE DU FAUBOURG-MONTMARTRE, 13
Tous droits réservés.
QUATRIÈME PARTIE
NOUVELLES RECHERCHES
L’EXPÉDITION DE LA JEANNETTE AU POLE NORD
QUATRIÈME PARTIE
NOUVELLES RECHERCHES
CHAPITRE I.
Première entrevue de M. Jackson et des survivants de la Jeannette.—Joie causée à ces derniers en recevant leurs lettres et des nouvelles de la patrie.—Tous les naufragés arrivés à Irkoutsk sont en bonne santé, à l’exception de Jack Cole et du lieutenant Danenhower.—Accueil qui leur fut fait en arrivant à Irkoutsk.—Danenhower dans l’embarras.—Pauvre Jack Cole!—Ses excentricités.—Avis au lecteur sur la marche de l’ouvrage.
Dès son arrivée à Irkoutsk, le premier soin de M. Jackson, fut naturellement de s’occuper des hommes de la Jeannette qui se trouvaient dans cette ville. Une heure après il était près d’eux. Ceux-ci étaient au nombre de douze: le lieutenant Danenhower, le docteur Raymond Newcomb, naturaliste de l’expédition; Jack Cole Herbert W. Leach, Henry Wilson, Knack, E. Manson, John Landertack, Anequin, l’un des Indiens embarqués à Saint-Michel de l’Alaska, et le Chinois Charles Long-Sing, tous arrivés à l’embouchure de la Léna avec le canot no 3. Avec eux se trouvait Louis Noros, le compagnon de Ninderman, dont nous avons déjà raconté le pénible voyage.
Quant à Melville, Bartlett et Ninderman, nous savons qu’ils étaient partis pour le delta à la recherche de de Long et de sa troupe.
Il leur remit aussitôt les lettres dont il s’était chargé, et, en outre, plusieurs liasses de journaux américains, de date récente, entre autres un numéro du Graphic, contenant une gravure représentant la Jeannette, et les portraits de tous les officiers; enfin un gros paquet de numéros du New-York Herald, qu’il avait apportés à leur intention.
«Ai-je besoin de dépeindre, dit-il, les transports de joie avec lesquels ces lettres et ces journaux furent accueillis par les naufragés, qui allaient y trouver enfin, des nouvelles de la patrie absente? Je crois pouvoir vous affirmer que pas un ne ferma l’œil cette nuit-là, tant étaient grandes l’émotion et la joie de tous. Seul, le lieutenant Danenhower ne pouvait goûter entièrement cette joie générale, car le docteur lui avait expressément défendu de faire usage de ses yeux, et il portait même un bandeau. Il me pria donc de lui lire ses lettres, ce que je m’empressai de faire.
»A l’exception de Jack Cole, et du lieutenant Danenhower, continue M. Jackson, tous les hommes sont en bonne santé et à peu près remis des fatigues et des privations qu’ils ont endurées pendant la retraite et pendant le pénible voyage qu’ils ont eu à faire, de l’embouchure de la Léna à Yakoutsk. Ils sont tous logés en ce moment, avec le lieutenant Danenhower et le docteur Newcomb, chez M. Strekofsky, secrétaire particulier du général Pedaschenko, vice-gouverneur général de la province.
»La maison de M. Strekofsky est située dans un faubourg au-delà de l’Angara. De ce point la vue s’étend sur la nappe de glace qui couvre encore la rivière, et sur la jolie ville d’Irkoutsk, gracieusement étagée sur la rive opposée. »A leur arrivée à Irkoutsk, les naufragés furent accueillis avec une extrême bienveillance par les autorités. On les pria de se considérer comme les hôtes du gouvernement et on les invita à se faire livrer par n’importe quels magasins tous les vêtements dont ils pouvaient avoir besoin. Ils profitèrent de cette invitation; mais le lieutenant Danenhower dut tressaillir quand l’hôtelier et le tailleur lui présentèrent leurs notes. Les instructions envoyées de Saint-Pétersbourg par le général Ignatieff avaient, paraît-il, été mal interprétées par le vice-gouverneur. Le premier ordonnait que l’argent envoyé par son intermédiaire, fût immédiatement mis à la disposition du lieutenant pour lui permettre de faire face aux dépenses journalières de sa troupe, mais cet argent ne lui avait point été remis.
»Nos compatriotes ont été également l’objet de l’accueil le plus empressé de la part des habitants d’Irkoutsk, qui leur prodiguèrent les invitations les plus cordiales. Leur conduite a été, du reste, parfaitement correcte, et personne n’a le moindre excès à leur reprocher.
»Les compagnons de Cole sont obligés de le surveiller chacun à son tour. Mais comme un soldat cosaque ne le quitte ni jour ni nuit, cette surveillance est assez facile. La première fois que je le vis, il vint m’embrasser. Il agit de même, paraît-il, avec tous ses amis, me manifestant le plaisir que lui causait mon arrivée; car il se disposait lui-même, me dit-il, à se rendre aux bureaux du Herald. Pauvre malheureux! sa raison l’a abandonné pendant la traversée de l’île Semenovski, à l’embouchure de la Léna, et aujourd’hui son esprit divague complétement. A bord, Jack était le plus paisible et le meilleur des hommes. Ce ne fut que dans les derniers jours de la retraite que son cerveau se dérangea, et ses compagnons s’en aperçurent seulement le jour de la terrible tempête qui dispersa les canots. Ce jour-là, il était resté pendant douze heures à la barre du gouvernail. Dans les jours qui suivirent l’arrivée à terre, il était d’une humeur assez querelleuse; son imagination lui faisait voir les machines les plus étranges: la dernière était un orgue de Barbarie, rempli de jeunes garçons et de jeunes filles; mais depuis mon arrivée, son idée fixe est qu’il se trouve actuellement à New-York. Chaque fois qu’il sort,—sous bonne garde, bien entendu,—pour faire sa promenade journalière, il annonce qu’il se rend aux bureaux du New-York Herald. A son retour, il vient raconter au lieutenant qu’il n’a pu trouver le chemin. Danenhower l’invite alors à prendre patience, lui disant qu’il a le plan de la ville, dans sa poche et qu’il le conduira directement à la porte du journal quand il en sera temps.
»Hier soir un Danois, résidant à Irkoutsk, vint voir les naufragés, et, pour les récréer, leur fit de la musique sur le piano de M. Strekofsky. Jack était là comme les autres, et pendant toute la soirée resta parfaitement calme sur son siége; on eût dit, en le voyant, qu’il était en extase.
»Quelquefois il est vraiment original. Le jour où Danenhower et ses hommes allèrent rendre visite au général Tchernaieff, gouverneur d’Yakoutsk, ils emmenèrent Cole avec eux; mais dès qu’ils furent introduits, celui-ci s’avança hardiment vers le général et l’embrassa en lui disant: «Eh bien! mon vieux camarade, comment ça va?» Un autre jour, les naufragés s’étant rendus chez le vice-gouverneur général de la Sibérie orientale, furent reçus par celui-ci et par sa femme. Jack, pensant qu’il était de son devoir d’aller présenter ses hommages à cette dame, s’approcha d’elle et l’embrassa sur les deux joues,—familiarité qui, d’ailleurs, fut pardonnée avec une grâce vraiment charmante. Un autre jour enfin, Jack perdit patience. C’était à Irkoutsk; le pauvre garçon, ennuyé d’avoir un gardien qui ne pouvait le comprendre, commença à devenir bruyant. «Qu’as-tu donc?» lui demanda un de ses camarades.—«Eh! répliqua Jack, croirais-tu que ce satané drôle, qui a passé toute sa vie dans le pays, ne comprend pas encore un seul mot d’anglais?»
Quant au lieutenant Danenhower, il occupait, chez M. Strekofsky, une chambre qu’on avait soin de tenir constamment fermée à la lumière. C’est dans cette chambre obscure que M. Jackson passa des journées entières avec lui, écoutant le récit du voyage de l’infortunée Jeannette au milieu des glaces, notant pour ainsi dire, sous la dictée du lieutenant, chacune des péripéties de ce long drame!
A partir de ce moment nous serons obligés, au moins pour un temps, d’abandonner l’ordre suivi par M. Jackson dans la relation des événements qui se sont succédé pendant les deux années que la Jeannette a passées dans les glaces. Afin d’éviter des répétitions, nous intercalerons, dans le récit du lieutenant Danenhower, une foule d’incidents survenus pendant le voyage et notés par M. Newcomb, qui a bien voulu faire des extraits de son journal pour les transmettre à M. Jackson. Nous insérerons aussi, dans cette partie de notre ouvrage, un long fragment du journal du capitaine de Long, dans lequel ce dernier raconte en détail les derniers moments de la Jeannette et les débuts de sa pénible retraite sur la glace jusqu’au moment où la troupe des naufragés arriva sur l’île Bennett.
Le lieutenant Danenhower n’a point été, à la vérité, un témoin oculaire constant des événements qu’il raconte, car environ un an après le départ de la Jeannette, son œil gauche fut atteint d’une affection qui se communiqua par sympathie à son œil droit. Obligé, par cette cause, de rester pendant six mois privé de lumière et confiné dans sa cabine, il eut à subir treize opérations. Bien que, par la suite, son état se fût un peu amélioré, il resta néanmoins porté sur la liste des malades jusqu’à la fin, et ne put prendre une part bien active aux travaux de ses compagnons. Au début de la retraite, le capitaine de Long crut même devoir lui retirer le commandement de la baleinière, qui lui revenait de droit, pour le remettre à M. Melville. Mais celui-ci, comme nous le verrons plus tard, lui restitua en fait son autorité, pendant tout le temps de la traversée de l’île Semenovski, à l’embouchure de la Léna, en lui abandonnant la direction du canot qu’il commandait. Et, de l’avis de tous, l’équipage de la baleinière ne fut sauvé que grâce à ses efforts. Malgré la faiblesse de sa vue, en effet, le lieutenant Danenhower accomplit bravement et noblement sa tâche. Aujourd’hui, il attend à Irkoutsk qu’on lui fasse l’extraction de l’œil gauche, pour éviter la perte complète de l’œil droit, qui autrement serait certaine. Bien que dans les conditions malheureuses où il s’est trouvé, le lieutenant Danenhower n’ait pu prendre aucune note, il est doué d’une mémoire si prodigieuse, qu’il a pu, grâce à elle, retracer les principaux événements du voyage en citant leur date exacte. D’ailleurs, nous devons ajouter que ses collègues s’empressèrent, pour charmer ses ennuis, de venir lui raconter fidèlement tout ce qui se passait dans le petit monde qui s’agitait au-dessus et autour de lui. C’est donc le récit fait par le lieutenant Danenhower à M. Jackson, complété par les notes de M. Newcomb, qui fera le fond de la fin des chapitres suivants.