L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2: ouvrage composé des documents reçus par le 'New-York Herald' de 1878 à 1882
CHAPITRE VII.
L’île Bennett.—La séparation.
L’île Bennett.—Excursions de M. Newcomb dans l’île.—Observations astronomiques et hydrographiques.—Les marées de l’île Bennett.—Un mot sur nos chiens.—Départ de l’île.—Melville reçoit le commandement de la baleinière en remplacement de Danenhower.—Ses instructions.—En vue de l’île Fadiewski—«Le camp des Dix-Jours.»—Nos embarcations.—Accident arrivé à la baleinière.—On perd de vue le canot de Chipp.—Celui-ci nous rejoint au bout de deux jours.—Koltenoï—Semenowski.—Une chasse au renne.—Nouvel accident survenu à la baleinière.—La tempête.—Position respective des trois canots.—Les trois canots sont séparés par la tempête.—Continuation du voyage de la baleinière.—Une manœuvre difficile.—La tempête s’apaise peu à peu.—Nous gouvernons à l’est.—La terre.—Difficultés pour aborder.—Nous entrons dans une rivière.—Discussion au sujet de cette rivière.—Nous continuons à la remonter.—Nous abordons enfin.—Les bas-fonds entravent notre marche en remontant la rivière.—Une journée agréable à terre.—Trois indigènes.—Nous sommes sauvés. La bienheureuse médaille.
Avec la prise de possession de l’île Bennett, nous en avons fini avec le premier des fragments du journal de de Long qui ont vu le jour. Nous allons donc reprendre la suite du récit du lieutenant Danenhower.
La première des libertés octroyée aux gens de l’équipage par le lieutenant Chipp fut celle, pour chacun, de disposer de son temps au gré de son humeur pendant la journée du lendemain. D’ailleurs, le capitaine, sur l’avis du docteur, avait résolu de séjourner pendant plusieurs jours à l’île Bennett, afin de reposer ses hommes. En outre, nos embarcations avaient besoin de réparations, la baleinière principalement. Celle-ci, à cause de sa longueur, étant fort difficile à manœuvrer rapidement au milieu des glaçons, nous étions obligés de présenter son étambot dès que nous prévoyions un choc, il en était résulté que ses gabords étaient brisés. Le corps de cette embarcation avait beaucoup souffert, de sorte qu’il était devenu souple comme un panier. Nous ne pouvions donc repartir avant de l’avoir réparée. Ce délai nous permit de visiter les côtes de l’île ainsi que l’intérieur. Deux expéditions furent envoyées le long des côtes: l’une, composée de M. Dunbar et de deux Indiens, partit à l’est du point où nous nous trouvions, et revint au bout de deux jours, après avoir touché à la pointe nord-est. M. Dunbar nous raconta, à son retour, qu’il avait vu, le long de cette partie de la côte, plusieurs vallées couvertes de gazon, et dans lesquelles il avait trouvé de vieux bois de rennes, du bois flotté, ainsi qu’une multitude d’oiseaux. A son avis, cette partie offrait plus de ressources que celle où nous avions abordé. La seconde de ces expéditions, sous la direction du lieutenant Chipp et de M. Collins, s’était dirigée vers le sud, et, après avoir visité les côtes sud et ouest, nous en fit un tableau attrayant; il rapportait, en outre, quelques échantillons de lignite pris sur différents points du rivage. Ceux-ci furent essayés par M. Melville, qui déclara qu’on pourrait s’en servir pour chauffer les chaudières à vapeur.
Pendant que ces deux expéditions accomplissaient leurs missions respectives, d’autres membres de notre petite troupe pénétraient dans l’intérieur de l’île, et allaient à la chasse ou à la recherche du bois flotté, afin d’économiser notre provision de combustible.
Les matelots nous rapportèrent plusieurs centaines d’oiseaux qu’ils avaient tués en quelques heures soit avec des pierres, soit avec des bâtons. Ces oiseaux furent partagés entre nos différents groupes, mais leur chair produisit sur tous, y compris le docteur, absolument le même effet qu’eût produit de la viande de veau tué trop jeune. Je fus le seul à échapper à cet inconvénient, sans doute parce que je mangeai chaque jour la valeur d’une demi-botte de cochléaria. Aussi, chacun se remit avec plaisir à notre ancien régime du pemmican; au reste, nous nous étions rassasiés bien vite de la chair de ces oiseaux.
Nous allons maintenant emprunter quelques détails sur l’intérieur de l’île à M. Newcomb qui l’a spécialement visitée.
«Aussitôt après la cérémonie de prise de possession, dit-il, je fis une première excursion dans l’île. Le lendemain, je repartis dès le point du jour avec mon fusil et mon carnet pour continuer l’étude commencée la veille. Ce jour-là, malgré le brouillard, une légère brise soufflait au sud; nous eûmes quelques rayons de soleil. Je suivis d’abord le rivage, où je remarquai un courant rapide près de la côte, en même temps qu’une élévation de marée de deux pieds. Poursuivant ma course au-delà d’un rocher auquel nous avions donné le nom de gouvernail, à cause de sa forme, j’essayai d’atteindre le point où les pingouins et les guillemots avaient coutume de se reposer. Il me fallut, pour y arriver, gravir une pente de douze cents mètres sur des roches désagrégées qui cédaient souvent sous le pied. Arrivé au terme de mon ascension, je pus considérer autour de moi une multitude d’oiseaux de tous les âges, depuis celui encore couvert de duvet, à celui qui est déjà parvenu à moitié de sa croissance. Les pingouins étaient assis en longues files, comme les citoyens de «Cranberry centre» à une réunion du conseil de la ville, et faisaient un grand vacarme. Imaginez-vous maintenant des rochers en forme de tourelles, d’un ton brun, riche et chaud, taillés dans le flanc d’une montagne et couronnés d’une végétation courte, mais d’un vert éclatant, et vous aurez une idée du paysage qui s’offrait à mes yeux. Ajoutez sur ces tapis de verdure des rangées d’oiseaux d’un noir de charbon avec des taches blanches sur les ailes et des pieds d’un rouge éclatant, surveillant silencieusement l’intrus qui s’introduisait dans leur domaine et vous aurez un tableau complet de la scène où je me trouvais, à moins que votre imagination ne puisse s’égarer jusqu’à se représenter un goëland au plumage d’un blanc pur passant à tire d’aile au fond du tableau, et faisant résonner de ses cris discordants chaque anfractuosité des rochers qui constituaient le décor de cette scène. L’ascension avait été relativement aisée, malgré la raideur de la pente; mais la descente fut difficile et même périlleuse; en maints endroits, il me fallut creuser un trou pour y appuyer la pointe de mes pieds, ou enfoncer mon poignard jusqu’à la garde dans la terre meuble pour me soutenir pendant que je me laissais glisser. A un certain endroit, je manquai cette marche improvisée et me mis à dégringoler. Heureusement je ne descendis qu’une vingtaine de pieds, n’y laissant que mes ongles et une partie de mes habits, déjà usés. Quelques minutes plus tard, j’entendis une voix me crier: Look out sir! (Prenez garde!); au même instant, je vis arriver une avalanche de pierres et de terre. Heureusement un rocher faisant saillie se trouvait près de moi; je me blottis dessous, et l’avalanche passa roulant comme une trombe sur la place que je venais de quitter. C’était Shawell qui me valait cette alerte. Au bas de la montagne, il me raconta que jamais il n’avait espéré s’en tirer.
»Depuis lors, j’ai eu maintes aventures périlleuses, desquelles je me suis tiré; mais ce pauvre Shawell, mon compagnon de ce jour-là, n’est plus, hélas! C’était un brave camarade, toujours gai, et dont l’heureux caractère a puissamment contribué à entretenir la bonne harmonie dans notre camp.
»Deux jours plus tard, je me rendis à un point dangereux et sauvage, situé à quelques sept cents mètres sur le flanc d’un rocher, où je tuai quarante pingouins. On eût dit que chaque détonation de mon fusil, en ébranlant l’air autour de moi et en se répercutant cent fois au milieu des rochers qui l’environnaient, allait faire crouler celui qui me portait.
»Le 1er août, je fis une nouvelle excursion et m’éloignai de sept à huit milles de notre campement. J’eus, dans cette circonstance, l’occasion de visiter la plus vaste agglomération de nids que j’aie jamais vue. L’endroit où elle se trouvait, servait d’asile à des milliers de pingouins, de guillemots et de goëlands de toutes espèces. A chaque détonation, ils s’élevaient en l’air en rangs si serrés, que la lumière du soleil en était littéralement obscurcie. Ils faisaient un tel vacarme que je crus que le rocher allait s’écrouler, et, à ce moment, on eût en vain essayé de se faire entendre à quelques pas. L’espèce la plus commune, parmi ces oiseaux, était la mouette tachetée. J’arrivai quelquefois jusqu’à six ou huit pieds des nids avant que la mère ne l’abandonnât. En vérité, j’enviais à ces jolies créatures leur tranquille demeure.
»Le site le plus charmant que je rencontrai dans cette île, est une vallée qui se prolonge jusqu’au bord de la mer. Au centre coule un torrent d’une eau pure et glacée, qui baigne, en passant, le pied d’un groupe de rochers, qui s’élève à mi-côte et dont l’aspect rappelle les grands castels des temps jadis. Sans doute j’étais le premier être humain dont le pied foulât cette enceinte. Involontairement je m’arrêtai comme pour attendre que quelque gigantesque chevalier sortît de son donjon pour me demander de quel droit je me permettais d’envahir son domaine. Je ne rapportai de cette excursion que quelques œufs et quelques oiseaux, mais une ample provision de cochléaria.»
»Pendant la nuit du 3 août, nous fûmes témoins d’un vaste éboulement. Une partie de la côte s’écroula près de notre camp avec un bruit formidable. D’énormes rochers furent précipités du flanc de la montagne jusque dans la mer. Les flots, rejaillissant alors à une hauteur prodigieuse, vinrent retomber autour de nous en une pluie fine.
»Pendant que chacun errait ainsi à son gré, le capitaine ne restait point inactif, il avait établi un observatoire à la pointe méridionale de l’île, à laquelle il avait donné le nom de cap Emma, en l’honneur de Mme de Long, et prenait les hauteurs du soleil pour rectifier les erreurs de nos chronomètres. Malheureusement, le temps presque constamment brumeux ne fut guère favorable à ce genre d’observations.
»D’un autre côté d’autres observations étaient faites sur les mouvements de la marée, très sensibles en cet endroit, et l’on peut même dire extraordinaires pour cette partie du globe. La glace sur laquelle nous étions campés était continuellement en mouvement et semblait s’abaisser régulièrement avec le flux et le reflux. Une échelle de marée avait été installée au rocher du gouvernail, où Bartlett et Ninderman allaient à chaque heure noter le niveau de la mer. Autant que je puis me rappeler, la plus grande élévation du flot observée fut de trois pieds. Les mouvements de va et vient de la mer se succédaient régulièrement à six heures d’intervalle.
»Outre ces observations et les objets d’histoire naturelle amassés par M. Newcomb, nous avions recueilli, pendant notre séjour à l’île Bennett, une caisse d’échantillons, minéralogiques, qui a pu être sauvée, car cette caisse a été retrouvée dans la cachette faite par le capitaine à l’embouchure de la Léna, et se trouve aujourd’hui en ma possession. Parmi les échantillons les plus précieux, il faut citer certaines améthystes et certaines opales devant lesquelles le docteur ne cessait de s’extasier. Malheureusement, ceux-ci sont probablement perdus.
»Avant de quitter l’île Bennett, j’avais remarqué que la mer était plus libre au sud et à l’ouest qu’à l’est. Cette remarque me fait supposer que dans les saisons favorables un vaisseau pourrait aborder cette île et y trouverait une excellente base d’opérations pour une exploration au nord.
»Jusqu’à présent nous avons eu peu d’occasions de parler de nos chiens, dont quelques-uns nous rendaient de véritables services; mais plus de la moitié, soit faute de nourriture, soit faiblesse naturelle, n’étaient plus propres à rien. De quarante que nous avions pris en partant de Saint-Michel, seize étaient morts de leur mort naturelle ou avaient été étranglés par les autres pendant les deux hivers que nous venions de passer dans les glaces. Quand la provision de nourriture que nous avions apportée pour elles fut épuisée, commença une longue période de disette pour ces pauvres bêtes, car le gibier était rare. Chaque homme de l’équipage avait, il est vrai, son favori, avec lequel il eût volontiers partagé sa ration, si elle eût été suffisante; mais malheureusement il n’en était pas ainsi. A l’île Bennett, nous en avions encore vingt-trois; mais la veille de notre départ, nous dûmes nous résoudre à sacrifier les plus mauvais. Onze, je crois, furent tués dans cette circonstance. Nous prîmes le reste à bord des canots, mais il furent pour nous la cause de bien des ennuis. La plupart, en effet, sautaient sur les blocs de glace que nous cotoyions et nous finîmes par les perdre. Seuls, Kasmalka et Suvoyer, furent assez dociles pour rester avec nous jusqu’au bout.
»Nous quittâmes l’île Bennett le 6 août, c’est-à-dire cinquante-trois jours environ après le commencement de notre retraite. A partir de ce moment, notre marche devint plus rapide, car nous pûmes nous servir de nos embarcations. Néanmoins, la prévoyance nous empêcha d’abandonner nos traîneaux.
»Ce ne fut que deux jours plus tard, c’est-à-dire le 8, que nous les laissâmes sur un glaçon avec une partie de nos provisions et tous les objets qui ne nous étaient pas absolument indispensables. C’est aussi à partir de cette époque que nous commençâmes à voyager pendant le jour. A l’île Bennett, le docteur Ambler, qui jusque-là avait fait partie de notre troupe, fut adjoint à celle du capitaine, en même temps que Melville recevait le commandement de mon canot, c’est-à-dire de la baleinière. En le lui conférant, de Long lui avait remis des instructions écrites, lui indiquant la conduite à suivre, quels que fussent les événements postérieurs.»
Bien que ces instructions ne soient que mentionnées dans le récit de Danenhower, nous croyons devoir les reproduire ici in-extenso.
Expédition arctique américaine.
Cap Emma, île Bennett, par 76° 38´ latitude nord et 148° 20´ longitude est.
5 août 1881.
A Monsieur Geo. W.-Melville, aide-ingénieur de la marine des États-Unis.
Monsieur, nous quitterons l’île Bennett demain, et poursuivrons notre route (sur la glace ou sur l’eau, suivant les circonstances) dans la direction du sud magnétique. Si, à un moment donné, nous nous embarquons dans nos canots, je vous ordonne de prendre le commandement de la baleinière et de le conserver jusqu’au moment où je vous en relèverai ou vous assignerai d’autres fonctions. Chacun des hommes soumis à mon autorité qui prendra place dans cette embarcation, à quelque moment que ce soit, entrera sous votre responsabilité et devra se soumettre à vos ordres. De votre côté, vous devrez mettre tous vos soins et toute votre sollicitude pour assurer le salut de vos subordonnés aussi bien que celui de votre canot. Autant que les circonstances le permettront, vous devrez vous tenir aussi près que possible de mon propre canot; mais si, par malheur, nous venions à être dispersés, tous vos efforts devraient tendre à poursuivre votre route vers le sud, jusqu’à ce que vous ayez atteint la côte de Sibérie, et à longer celle-ci vers l’ouest jusqu’à la Léna.—L’embouchure de ce fleuve est le point vers lequel nous nous dirigeons.—Arrivé là, vous auriez, en cas de dispersion des canots, à remonter le fleuve jusqu’à une station russe, d’où vous pourriez communiquer avec une ville, ou même y être envoyé pour mettre votre parti en sûreté. Au cas où mon canot viendrait à être séparé des deux autres, vous vous trouveriez par là même sous l’autorité du lieutenant C.-W. Chipp, et tant que vous resteriez près de lui, vous devriez vous soumettre à ses ordres.
George-W. de Long,
Lieutenant de la marine des Etats-Unis,
commandant de l’expédition.
Après la retraite de mon commandement, je reçus néanmoins l’ordre de rester dans la baleinière en qualité de simple passager, et de prêter mon concours, comme marin, dans les moments difficiles. Pendant tout le reste du voyage, je portai moi-même mes bagages personnels et fis tout ce qui était en mon pouvoir pour aider mes compagnons.
M. Dunbar fut aussi détaché de sa troupe et adjoint à celle du lieutenant Chipp.
Jusqu’au 20 août, notre marche fut assez rapide. Ce jour-là, de larges canaux s’ouvraient devant nous et nous offraient une route facile, qui nous faisait envisager l’avenir avec sécurité. La brise était fraîche et favorable; le premier canot, suivi de près par la baleinière et le second canot, avait réussi à se frayer heureusement un chemin au milieu des glaçons flottants. Tout semblait donc marcher à souhait, lorsque Chipp fut subitement enserré par deux îles de glaces et n’eut que le temps de hisser son canot sur l’une d’elles. Ce contre-temps le retarda, car il lui fallut traverser cette île de glace pendant plus d’un mille entraînant son canot derrière lui avant de le remettre à flot.
Il ne faudrait cependant pas s’imaginer que cette partie de notre voyage s’accomplit sans encombre, car nous devions souvent stationner pour trouver un passage au milieu des glaces qui nous environnaient de toutes parts, et plus d’une fois il nous arriva de retourner sur nos pas pour tenter fortune ailleurs. Cette manière de voyager était pénible, mais cependant bien préférable à celle que nous avions dû adopter pendant la première partie de notre retraite, pendant laquelle il fallait emmener avec soi ses embarcations et ses traîneaux. Cependant l’accident survenu à Chipp nous fut fatal, par suite de la perte de temps qu’il nous occasionna; car le vent, s’étant élevé subitement, nous fûmes forcés de chercher un refuge sur un glaçon pour l’attendre, et, pendant la nuit, les glaces s’accumulèrent en si grand nombre autour de nous, que nous restâmes pendant dix jours dans notre prison flottante.
Pendant tout ce temps, nous eûmes en vue une terre dans la direction du sud-ouest, qui nous avait été signalée, le 16, par M. Collins. Nous voyions aussi un assez grand nombre d’oiseaux passer au-dessus de nos têtes, et, de temps en temps, nous apercevions des phoques et des walrus.
Le capitaine avait d’abord pris cette terre pour une des îles de l’archipel de la Nouvelle-Sibérie, mais il revint de son erreur et reconnut que nous étions à la hauteur de l’île Fadiewskii. Les glaces nous emportèrent le long de la côte orientale de cette île jusqu’au 28 août, et alors nous pûmes reprendre notre marche. Nous donnâmes au point où nous nous étions trouvés bloqués par les glaces le nom de camp des Dix-Jours. Cet arrêt nous fit, à la vérité, perdre du temps mais, nous sûmes en profiter pour répartir nos vivres par tête et pour faire à nos embarcations les réparations dont elles avaient besoin.
Nous nous étions aperçus, en effet, que nos canots, après avoir été traînés et heurtés à chaque instant pendant le long parcours que nous avions fait sur la glace, n’étaient pas assez étanchés pour empêcher l’infiltration des eaux, de sorte que nous étions obligés de les vider tous les quarts d’heure; mais, malgré les réparations que nous leur fîmes, nous ne pûmes empêcher cet état de choses, qui, pour la baleinière, dura jusqu’au moment où nous abordâmes au village tongouse.
Nous mîmes enfin nos embarcations à flot, dans l’après-midi du 29; mais, après une série de tours et de détours au milieu d’un labyrinthe de glaces flottantes, nous arrivâmes au fond d’un canal sans issue, dont nous ne sortîmes qu’après cinq heures de marches et de contremarches au bout desquelles nous hissâmes nos canots sur un petit glaçon que le courant entraînait rapidement vers le sud, dans le canal qui sépare l’île Fadiewskii de la Nouvelle-Sibérie, et nous nous y établîmes pour passer la nuit. Le lendemain matin, nous nous trouvâmes au milieu d’une mer libre de glace, ayant la terre à l’ouest, à sept milles environ. C’est alors que nous doublâmes la pointe méridionale de l’île Fadiewskii, où nous abordâmes un peu plus tard. En longeant la côte, nous y remarquâmes des monticules de terre qui semblaient disparaître rapidement sous l’action des eaux, et faire place à des bas-fonds. Au-delà, s’étendait une tundra humide; c’est là que nous allâmes établir notre camp. Aussitôt nos tentes installées, chacun partit à la chasse. Les empreintes de pieds de rennes étaient nombreuses, mais on n’aperçut aucun de ces animaux. En rentrant au camp, Bartlett raconta qu’il avait vu, sur le sable, des empreintes de bottes qui indiquaient clairement qu’un homme civilisé avait abordé dans cette île, quelque temps auparavant. De son côté, le cuisinier avait rencontré, à deux milles environ à l’ouest du camp, une hutte dans laquelle il avait trouvé un morceau de pain noir, une petite défense et une courbe de canot taillée dans le bois d’un renne.
M. Newcomb revint à son tour, pliant sous le poids de deux os de la jambe d’un mammouth (le tibia et le péroné) qu’il rapportait sur son épaule; il avait, en outre, trois canards (H. Gacialis) et une douzaine d’autres oiseaux.
Dès le lendemain, nous reprîmes notre route en nous dirigeant vers l’ouest, le long de la côte, où nous vîmes plusieurs huttes en ruine et une énorme quantité de bois flotté. Nous aperçûmes quelques bandes de canards et d’autres sauvagines. Newcomb parvint à tuer une vingtaine des premiers qui furent accueillis, avec de véritables transports, par tout le monde. Pendant la nuit, nous fîmes plusieurs tentatives pour aborder, mais ce fut en vain, et nous dûmes y renoncer, l’eau manquant partout de profondeur.
Jusqu’ici, aucun détail n’a été donné sur nos canots. C’est peut-être l’instant de nous y arrêter, au moment où ils vont devenir nos seuls moyens de salut, et de vous signaler leurs mérites respectifs. J’y ajouterai les noms de ceux d’entre nous qui montaient chacun d’eux.
Le canot no 1 avait à son bord: le capitaine de Long, le docteur Ambler, M. Collins, Ninderman, Erickson, Gortz, Noros, Dressler, Iverson, Knach, Boyd, Lee, Ah Sam, Alexis.
Sa plus grande longueur était de vingt pieds quatre pouces; sa largeur de six pieds, et sa profondeur, du bord supérieur du plat-bord jusqu’à la naissance de la quille, de deux pieds deux pouces; il tirait vingt-huit pouces d’eau lorsqu’il était chargé. C’était celle de nos trois embarcations qui pouvait porter la plus lourde charge. Il était muni d’un mât et d’une voile à bourcet. En outre, il possédait un jeu de six avirons. C’était une excellente embarcation pour la mer. Sa lourde quille en chêne le protégeait quand on était obligé de le traîner sur la glace, et assurait sa stabilité au milieu des flots.
Le canot no 2 était commandé par le lieutenant Chipp; il portait, en outre, M. Dunbar, Sweetman, Staar, Warren, Kuehne, Johnson et Shawell.
Sa plus grande longueur était de seize pieds trois pouces; sa largeur de cinq pieds un pouce, et sa profondeur, de la partie supérieure des plats-bords à la naissance de la quille, de deux pieds six pouces.
C’était une mauvaise embarcation pour la mer; elle ne portait que quatre avirons. Son faible tonnage ne permettait pas à Chipp de prendre avec lui toutes ses provisions, de sorte que le capitaine avait encore deux de ses boîtes de pemmican au moment de la séparation. Il résulte de ce fait que le lieutenant Chipp a dû se trouver promptement à bout de vivres.
Le canot no 3, c’est-à-dire la baleinière, dont le commandement avait été, ainsi que nous l’avons vu, remis à l’ingénieur Melville, portait, en outre, le lieutenant Danenhower, Cole, Newcomb, Leach, Manson, Wilson, Bartlett, Landertack, Steward, Anequin.
Sa plus grande longueur était de vingt-cinq pieds quatre pouces, sa largeur de cinq pieds six pouces, et sa profondeur de deux pieds deux pouces; son tirant d’eau sous charge était d’environ vingt-quatre pouces; ce qui était en partie dû à la quille qu’elle possédait comme les deux autres canots. Comme le no 1, elle était munie d’un mât et d’une voile à bourcet avec un jeu d’avirons. Je me rappelle qu’avant notre départ de Mare-Island, le chef charpentier me dit qu’il n’avait jamais vu un canot mieux assemblé. Au reste, l’expérience a suffisamment prouvé que cet homme n’avait pas tort d’avoir une opinion aussi avantageuse de notre embarcation.
Après cette digression, revenons à notre récit. Après ces tentatives inutiles, le capitaine se décida à longer le bas-fond qui relie les îles Fadiewskii à celle de Koltenoï. Nous avions un vent d’est modéré, mais le capitaine eut la malheureuse idée de vouloir se maintenir par quatre pieds d’eau. Il en résulta que son canot touchait à chaque instant, et qu’il nous fallait de pénibles efforts pour le renflouer.
Un peu plus tard, nous prîmes la direction du sud, mais le bateau du capitaine s’étant engagé au milieu de brisants, il fut à un moment obligé de nous appeler pour le remorquer avec la baleinière.
A partir de ce moment, la glace ne se montra plus en grande quantité et sembla même diminuer. Cependant un jour, vers midi, nous nous engageâmes au milieu d’un rideau de glaces flottantes, où la baleinière eut le malheur de heurter une pointe de glaçon cachée sous l’eau. Aussitôt après le choc, une voie d’eau se déclara et force nous fut de chercher un bloc de glace pour la hisser dessus, mais nous ne pûmes y parvenir avant qu’elle ne fût aux deux tiers remplie d’eau. Heureusement l’avarie fut facile à réparer. Dans l’après-midi nous eûmes à traverser une vaste étendue d’eau libre où la mer, à la vérité, était très houleuse, et le vent soufflait avec une certaine violence. Néanmoins nous nous laissâmes aller au vent pour suivre le sillage du capitaine; mais les vagues nous secouaient d’une façon terrible.
Vers trois heures, par suite d’une fausse manœuvre du maître d’équipage, la baleinière fut emportée sous le vent par une grosse vague qui survint à babord. L’écoute n’étant pas lâchée à temps, le bateau fut presque couché sur le flanc. Une seconde lame survenant pendant qu’il était dans cette position l’emplit à moitié. Alors il commença à vaciller et à s’enfoncer. Chacun se jetant sur tout ce qui lui tombait sous la main, s’empressa d’épuiser l’eau, et le bateau revint à flot. Jamais je n’avais eu peur dans un canot, mais j’avoue qu’en cette circonstance notre position était réellement effrayante. Nous ne pouvions, en effet, attendre de secours de personne, et si un autre paquet de mer eût embarqué sur l’instant, c’en eût été fait de nous.
Ce jour-là le froid était rigoureux. Deux heures après cet accident nous rencontrâmes encore des glaces au milieu desquelles nous eûmes à nous frayer un passage. A ce moment, le canot de Chipp étant resté en arrière et en pleine eau, nous conçûmes de graves appréhensions à son sujet. Le capitaine voulant l’attendre hissa son canot sur un banc de glace, où nous le rejoignîmes pour y passer la nuit. Le lendemain la tempête soufflait toujours. Comme nous n’avions nul indice du second canot, le capitaine fit hisser un pavillon noir pour indiquer à Chipp l’endroit où nous nous trouvions et nous nous décidâmes à passer la nuit sur le même glaçon. Le lendemain matin, Bartlett vint nous prévenir que la glace se refermait sur nous et que si nous restions en place, nous serions emprisonnés. Deux heures plus tard, en effet, toutes les issues étaient fermées. Nous nous trouvions alors en vue de l’île Koltenoï.
Enfin le deuxième canot fut signalé par Erickson, qui nous fit remarquer deux hommes qui arrivaient vers nous en marchant sur la glace: c’étaient Chipp et Kuehne. Ils nous racontèrent que leur canot s’étant trouvé à moitié rempli d’eau et près de sombrer, ils avaient pu cependant le conduire jusqu’à un glaçon et le hisser dessus. Ils ajoutèrent qu’à ce moment Kuehne était le seul d’entre eux en état de marcher; les autres avaient été dix minutes ou un quart d’heure avant de pouvoir rétablir la circulation dans leurs jambes percluses.
Ainsi que nous l’avons dit antérieurement, le capitaine avait donné l’ordre, au commandant de chaque canot, de faire son possible pour atteindre l’embouchure de la Léna, si on venait à se séparer; mais il lui avait recommandé, en outre, de toucher à l’île Koltenoï. Chipp avait heureusement suivi ces instructions, parce qu’il n’avait pas sa part de vivres. Nous-mêmes, d’ailleurs, avions été obligés de nous mettre à la demi-ration. En arrivant, Chipp nous prévint qu’en transportant nos canots pendant l’espace de deux milles à travers le banc de glace, nous pourrions atteindre la terre. Il retourna ensuite à son canot et nous envoya ses hommes pour nous aider; de sorte que, après un travail des plus pénibles qui dura six heures, nous le rejoignîmes avec nos canots. Le soir, nous prenions terre à la pointe sud de l’île Koltenoï, et nous établissions notre campement sur un cap, situé au pied d’une montagne, lequel formait une baie superbe.
Nous étions alors, je crois, au 6 septembre. Nous restâmes sur l’île pendant trente-six heures. Les traces de rennes y étaient nombreuses. Nos chasseurs partirent donc à l’envi à la recherche de ces animaux, mais ils ne rapportèrent que quelques oiseaux, qui, néanmoins, furent bien accueillis de nous tous. Mais nous n’aperçûmes pas un seul phoque.
Le lendemain nous partîmes en rangeant la côte méridionale jusque vers midi. Cette côte est d’une élévation moyenne et présente quelques petites plages. De loin en loin, nous y apercevions un gros hibou blanc, silencieux et solitaire, perché sur le sommet d’une falaise. A midi, il nous fallut entreprendre un portage laborieux, pendant lequel M. Dunbar tomba épuisé sur la glace, souffrant de violentes palpitations. Quand nos embarcations furent remises à flot, nous reprîmes notre route et nous nous arrêtâmes seulement à minuit, pour camper, sur la côte, dans un endroit découvert et stérile.
Le lendemain, 7 septembre, nous prîmes la direction de l’île Stobovoï, qui gît à cinquante milles au sud-ouest de la pointe méridionale de Koltenoï. Ce jour-là, nous eûmes une brise fraîche, et il nous fallut passer la nuit dans un endroit fort dangereux, où, à plusieurs reprises, les glaces menacèrent de nous écraser.
Le 8, nous passâmes en vue de Stobovoï sans nous y arrêter. Cette île nous parut aride et dénudée, et ne pas mériter la peine d’être visitée; d’ailleurs, nous ne la vîmes que de loin.
Dans la soirée du 9 septembre, nous avions atteint l’extrémité septentrionale de l’île Semenowski; nos canots furent hissés sur une île de glace, où notre campement fut installé pour la nuit.
Le 10, la pointe septentrionale de Semenowskii fut doublée de bonne heure. Nous continuâmes notre route en rangeant la côte occidentale; vers midi, le capitaine donna l’ordre d’aborder pour dîner et visiter l’île. Plusieurs pistes de rennes ayant été signalées dans la direction du sud, il suggéra l’idée à nos chasseurs de se déployer en tirailleurs pour faire une battue dans toute la largeur de l’île et de s’avancer dans cet ordre jusqu’à l’extrémité méridionale. Il espérait que quelques-uns d’entre nous parviendraient ainsi à mettre bas quelques pièces de gibier.
Ce plan étant adopté, nous partîmes donc au nombre de dix pour le mettre à exécution. Avec Kuehne, je suivais le rivage, tandis que Johnson, Bartlett, Noros, M. Collins et les deux Indiens faisaient le tour des collines, quand un renne femelle, accompagnée de son faon, se leva devant nous; et ces deux animaux prirent aussitôt la direction du nord de toute la vitesse de leurs jambes, car ils avaient aperçu les canots qui côtoyaient le rivage; néanmoins nous leur envoyâmes nos balles, mais les honneurs de la journée revinrent à Noros, qui abattit la mère. Celle-ci fut aussitôt apportée au rivage, d’où nous la fîmes parvenir à Chipp en la laissant glisser du haut d’une falaise. Celui-ci la fit aussitôt dépecer; alors le capitaine donna l’ordre de débarquer de nouveau, et, dans la soirée, il expliqua à Melville les motifs qui le faisaient agir ainsi en lui disant que ses gens, aussi bien que lui, étaient épuisés de fatigue et avaient besoin de repos et de se rassasier. A vrai dire, tous les jours précédents, c’est-à-dire depuis plus de vingt jours, nous avions été strictement rationnés, et n’avions pu rassasier notre faim une seule fois. Melville lui dit néanmoins que tous les hommes du canot étaient en parfaite santé et désiraient perdre le moins de temps possible.
Le renne fut alors distribué tout entier, et le départ remis au lundi, c’est-à-dire à trente-six heures plus tard. Malgré les pronostics presque certains de l’arrivée d’une tempête.
En effet, le vent soufflait du nord-est depuis deux ou trois jours, et nous avions observé qu’en pareille circonstance nous étions à peu près sûrs d’essuyer une violente tempête; nous avions donc à craindre qu’un coup de vent ne vînt nous assaillir le lundi ou le mardi.
Le même soir, Chipp me pria de l’accompagner à la chasse aux ptarmigans qui n’étaient pas rares dans ces parages. J’acceptai son invitation et partis avec lui. Nous trouvâmes quelques bandes de ces volatiles, mais il nous fut impossible d’en abattre un seul. Ce fut la dernière fois que j’eus l’occasion de me trouver en tête à tête avec Chipp. Sa santé s’était considérablement améliorée, et il se montra très gai; néanmoins, il envisageait l’avenir sous les couleurs les plus sombres.
Le lundi matin, 12 septembre, nous partîmes de Semenowski pour nous diriger droit au sud, en longeant la côte occidentale d’une autre île qui se trouve au sud, et vers onze heures du matin, nous nous engageâmes dans un champ de glaces flottantes, en suivant le sillage du canot no 1, qui nous précédait. Nous étions presque sortis de ce passage dangereux, et n’avions plus qu’à franchir un étroit canal entre deux îles de glace pour nous trouver en eaux libres, lorsque par suite d’une manœuvre mal exécutée, la baleinière heurta le glaçon que nous avions sous le vent. Le choc fut si violent qu’une pointe de glace fit un trou dans le flanc de la baleinière du côté de tribord. L’eau fit alors irruption avec tant de violence que c’est à peine si nous eûmes le temps de nous amarrer à la glace. Heureusement nous pûmes clouer rapidement une feuille de plomb sur l’orifice du trou et le danger fut bientôt conjuré. A partir de ce moment nous ne rencontrâmes plus de glaces flottantes. Ce fut pendant qu’on réparait notre avarie que j’eus mon dernier entretien avec M. Collins, qui vint nous rejoindre sur l’île de glace; il se montra aussi aimable que de coutume et eut comme toujours quelque histoire drolatique à nous conter. Le docteur fut aussi très affable et s’enquit particulièrement de ma santé.
Dès que la baleinière fut remise en état, nous reprîmes notre route en appuyant un peu au sud-est. Le capitaine qui tenait la tête, marchait vent arrière. Les deux autres embarcations venaient derrière lui, mais comme la baleinière était meilleure voilière que son canot, il nous était difficile de nous tenir dans la position qui nous était assignée; c’est-à-dire en arrière et à portée de voix. Chipp occupant le second rang hiériarchique, fermait la marche et formait l’arrière-garde.
Le vent fraîchit alors rapidement et la mer grossit. Vers cinq heures, notre position était perdue, et nous nous trouvions à neuf cents mètres environ du quart de vent du premier canot. Melville m’ayant demandé alors si nous pouvions reprendre notre place sans trop de danger, comme la chose était possible, je lui indiquai les manœuvres à faire, mais il m’invita à les faire exécuter. Je pris donc le commandement de l’embarcation.
J’empannai soigneusement pour arriver dans le sillage du premier canot, puis répétai la même manœuvre une seconde fois, en ayant soin d’amener la voile à chaque fois et en tenant deux avirons dehors, afin d’éviter de gagner de l’avant. C’est alors que je plaçai à la barre du gouvernail le matelot Leach, qui était notre meilleur timonier, car mes yeux ne me permettaient pas de m’y placer moi-même. Nous rangeâmes ensuite le premier canot au-dessus du vent, puis nous prîmes des ris, afin de ne pas nous éloigner de lui, mais cette manœuvre permit aux lames d’embarquer. Vers le soir, mes compagnons virent le capitaine se lever dans son canot et agiter les bras, comme pour nous faire signe de nous éloigner, mais je ne vis point ce geste. On me dit aussi que Chipp amenait sa voile.
A ce moment, Melville me consulta sur ce que nous avions à faire. Je lui dis que nous pouvions continuer d’aller vent arrière jusqu’à la nuit, mais qu’après nous serions menacés de rencontrer de jeunes glaces au milieu des ténèbres. En même temps, je lui conseillai de préparer une bonne semelle. Il me dit alors de prendre le commandement et d’agir à ma guise, ce que fis. J’ordonnai donc à Cole et à Manson de prendre trois des pieux de la tente, qui étaient longs d’environ huit pieds, et de les lier fortement deux à deux, par les extrémités, de façon à former un triangle, dont l’intérieur fut rempli avec un morceau de toile à voile. Leur donnant ensuite le câbleau du bateau, je leur en fis faire une drague, semblable à l’attache d’un cerf-volant, au milieu de laquelle fut attaché notre palan. L’extrémité des pieux étant garnie de cuivre, je pensais que leur poids, joint à ceux de la toile mouillée et du double cordage, rendrait notre semelle (drag.) assez lourde pour la faire descendre au fond de l’eau, me réservant, au cas contraire, d’y joindre notre pot-à-feu de rechange et le seau du bateau.
La tempête était alors arrivée au plus haut degré de sa violence: les vagues grossissaient et s’abattaient sur nous avec fureur. Leach, toujours à son poste, s’acquittait admirablement de sa tâche, mais malgré son adresse ne pouvait empêcher les vagues d’embarquer plus ou moins. Aussi quatre d’entre nous étaient constamment occupés à les rejeter à mesure qu’elles entraient, sinon le canot eût été rempli au bout de quelques minutes. Quand la semelle fut terminée, je la fis placer en avant du mât, en état d’être jetée à l’eau, et j’enroulai moi-même le câble, de façon à ce qu’il se déroule sans difficulté. Malheureusement les hommes étaient épuisés, et notre bateau ne possédait que deux matelots capables de tenir l’aviron dans une manœuvre aussi difficile que celle que je méditais, surtout au milieu des circonstances dans lesquelles nous nous trouvions; tous les autres, en effet, à l’exception de Leach, étaient trop inexpérimentés. Pendant longtemps j’observai les vagues et vis qu’elles se succédaient par séries de trois, et après la troisième, qui était la plus forte, se produisait quelques instants d’accalmie. Alors j’assignai à chacun son rôle: Wilson et Manson devaient se mettre aux avirons et maintenir le bateau sur la crête de la vague; Cole devait se tenir à la drisse pour baisser la voile, qu’Anequin et le cuisinier devaient se tenir prêts à serrer aussitôt. Enfin Bartlett était chargé de lancer la semelle. Quant à Leach, il restait au gouvernail. J’avais ensuite expliqué la manœuvre avec précision. A ces mots: «Lower away» (amenez), le gouvernail devait être tourné à tribord, la voile abaissée, le rameur de babord devait nager avec son aviron, tandis que son compagnon sillerait avec le sien. Toutes ces dispositions prises, j’attendis pendant plus de cinq minutes l’instant favorable, car notre vie à tous dépendait du succès de la manœuvre; quand je le crus arrivé, je criai: «Lower away» (amenez), et chacun fit son devoir; le canot vira de bord en faisant un terrible plongeon et fut hors de danger, tête à la mer. Nous laissâmes alors les avirons, et la semelle fut lancée; mais comme elle ne produisait point tout l’effet que j’en attendais, je la chargeai avec le pot-à-feu et le seau. Cole me suggéra ensuite l’idée de jeter à la mer un sac de toile peinte en lui maintenant la gueule ouverte, celui-ci, en s’emplissant, devait nous rendre le même service qu’une semelle. C’est, en effet, ce qui arriva. Nous restâmes dans cette position pendant toute la nuit. La plupart des hommes se couchèrent sous la voile. Melville qui était épuisé et dont les jambes étaient extraordinairement enflées, s’endormit aussi à côté du mât, me laissant la direction du canot.
Leach et Wilson gouvernèrent avec une rame pendant toute la nuit. Quant à moi, je m’assis à leurs pieds pour veiller. Le tenon supérieur du gouvernail ayant été enlevé, nous prîmes celui-ci à bord. A ce moment, nous n’avions plus d’eau douce, la nôtre ayant été gâtée par les paquets de mer que nous avions embarqués. Mais le soir qui précéda notre départ de Semenowski, Newcomb nous avait rapporté plusieurs ptarmigans, que les gens des autres tentes avaient rebutés; après les avoir plumés et dressés, nous les mîmes dans notre marmite, et nous les trouvâmes délicieux le lendemain.
Le 13 septembre, vers dix heures du matin, je remarquai que les vagues changeaient de direction, et ne nous venaient plus droit du nord. J’en conclus que le vent était passé au sud-est, ce qui me laissait espérer de le voir devenir plus maniable. Vers midi, la mer commença à rouler affreusement à babord, et le bateau plongeait du côté de l’arrière. Nous étions complétement mouillés et nos couvertures étaient tellement trempées et gonflées qu’elles tenaient sous les traverses et ne pouvaient être remuées ni arrangées autrement, pour mieux équilibrer le bateau. J’imaginai alors de tendre le tapis de caoutchouc, et, pendant sept heures, je tins dans cette position avec le maître d’équipage, qui le maintenait par l’autre bout. Nous réussîmes ainsi à empêcher une grande quantité d’eau d’embarquer. A quatre heures et demie du soir, je dis à Melville qu’il était temps de se remettre en route. La mer était encore grosse à ce moment-là, mais commençait à s’apaiser, et en mettant le cap à l’ouest, nous pouvions porter graduellement au sud-ouest, pendant qu’elle tomberait.
Quoique la mer fût encore démontée, nous virâmes de bord, sans embarquer une goutte d’eau; nous mîmes d’abord le cap à l’ouest, mais à huit heures, nous prenions la direction du sud-ouest, que nous gardâmes toute la nuit. Le temps étant devenu meilleur; Melville me releva, et je pus alors me coucher en avant du mât; mais au bout d’une heure, voyant qu’il m’était impossible de dormir, je repris ma place.
Le 14, à six heures du matin, je donnai l’ordre de préparer le déjeuner, mais quelques minutes plus tard, nous fûmes fort surpris de toucher par deux pieds d’eau. Il fallut donc reculer; je recommandai alors de courir dans la direction de l’est. D’après mes calculs, nous étions, au moment où nous avions viré de bord pour quitter le capitaine à cinquante milles environ de Barkin, notre point de ralliement; je supposais également que la tempête nous avait emportés à quinze milles au moins vers le sud-ouest; mais comme pendant la nuit nous avions parcouru environ vingt-cinq milles, nous devions donc nous trouver sur les bas-fonds au nord de Barkin. Toutes ces réflexions me firent dire à Melville que si nous continuions notre route à l’ouest nous n’avions aucune chance de trouver un point pour débarquer; tandis que si nous mettions le cap à l’est pour atteindre une eau profonde et diriger ensuite notre course droit au sud vers les points élevés qui se trouvent sur la côte, nous trouverions un endroit d’un abord facile. Ce conseil fut suivi, car Melville, tout en conservant le commandement, m’écoutait volontiers en toute circonstance.
A un autre moment, Bartlett nous dit qu’il apercevait une terre basse couverte de troncs d’arbres. Invité à regarder une seconde fois et à examiner sérieusement si c’était la côte, il reconnut s’être trompé: ce qu’il avait pris pour une terre n’était qu’une flaque d’eau entourée de bas-fonds.
Nous avions cependant l’occasion de remarquer qu’autour de nous l’eau n’était plus qu’à demi-salée; en outre, elle était recouverte d’une mince pellicule de jeune glace. Cette remarque ne nous empêcha point, toutefois, de poursuivre notre route vers l’est, appuyant de temps en temps au sud; mais, chaque fois que nous tentions d’avancer dans cette direction, nous étions arrêtés par des bas-fonds. Je remarquai bientôt qu’un fort courant nous portait à l’est, tandis que les vents soufflaient faiblement du sud. Pendant la nuit entière, nous appuyâmes vers l’est-sud-est, et de très bonne heure, le lendemain matin, la sonde nous donna neuf brasses d’eau. J’engageai aussitôt Melville à se diriger droit au sud; mais comme il manifestait le désir d’aller au sud-ouest, comme l’avait recommandé le capitaine, je fis gouverner dans cette direction, que nous conservâmes jusqu’au 17 septembre au matin. A ce moment, le vent était si faible que souvent, pour avancer, nous étions obligés de reprendre nos rames. Au point du jour, la sonde nous donnait dix pieds d’eau, et à partir de ce moment, nous eûmes la terre presque constamment en vue. A deux reprises, nous essayâmes d’aborder en traversant des brisants qui nous barraient le passage, mais nous ne pûmes approcher à plus d’un mille du rivage. Voyant la terre se prolonger du sud au nord, j’en conclus que nous nous trouvions au sud de Barkin, et, le vent d’est nous favorisant, je proposai de remonter au nord. Ma proposition étant acceptée, le cap fut mis dans la direction du nord, où nous nous attendions trouver le capitaine et le lieutenant Chipp; nous espérions, en tous les cas, atteindre Barkin avant la tombée de la nuit.
Nous étions alors dans une condition déplorable. Il faut dire que depuis quatre-vingt-seize heures nous n’avions pas quitté notre canot et que pendant tout ce temps nos vêtements avaient été constamment humides. J’avais cependant eu la précaution d’ôter de temps en temps mes mocassins et de me frictionner les jambes pour rétablir la circulation. En outre, je battais la semelle presque continuellement. En vain j’avais invité mes compagnons à suivre mon exemple, mais ils n’avaient point voulu m’écouter. Aussi Leach et Landertack avaient les jambes considérablement enflées et la peau crevée en maints endroits; les autres n’étaient guère en meilleur état, tandis que le lendemain j’étais le plus ingambe de toute la bande.
Nous remontions au nord depuis une demi-heure environ, quand nous remarquâmes deux langues de terre basses et marécageuses qui s’avançaient vers la mer, indiquant clairement l’embouchure d’un cours d’eau peu profond. Cette vue nous fit tenir conseil, et, pour ma part, je fus d’avis que nous devions aborder le plus tôt possible, afin de faire sécher nos vêtements. Cet avis fut écouté et suivi immédiatement. Nous mîmes le cap sur l’intervalle qui séparait les deux langues de terre et entrâmes dans l’embouchure de la rivière avec vent arrière; mais le courant était très fort. Au milieu, nous trouvions jusqu’à cinq brasses d’eau, tandis que sur les côtés la profondeur allait en diminuant rapidement, de sorte que la rivière, ayant de quatre à cinq milles de large, nous ne pûmes approcher à plus d’un mille de la rive. Je proposai néanmoins de la remonter jusqu’à midi, afin de voir ce que nous avions à faire. Cette heure arrivée, je ne pus m’empêcher de manifester l’opinion que nous étions dans quelque rivière sortant d’un marais et débouchant dans l’Océan à trente ou quarante milles au sud de Barkin. Je fis remarquer, en outre, que si nous retournions en arrière, le vent soufflant de l’est, nous aurions à lutter contre lui, mais qu’alors le courant serait pour nous, et qu’enfin si une tempête survenait, nous serions à l’abri des brisants.
Ces réflexions avaient décidé Melville à revenir sur ses pas et à suivre la côte jusqu’à Barkin; mais Bartlett, prenant alors la parole, dit qu’à son avis nous devions être dans une des branches latérales de la Léna.
—Qu’en pensez-vous? me demanda Melville.
—Bartlett peut avoir raison, lui répondis-je, mais il me semble que si cela était, nous devrions avoir une terre plus élevée à babord. Cependant la direction de cette rivière correspond assez exactement à celle d’une des branches du fleuve. Mais pour nous convaincre de son identité il nous faudrait trouver une île qui existe à une trentaine de milles de son embouchure.
—Mais remarquez, reprit Bartlett, qu’un cours d’eau aussi considérable, dont le volume est plus fort que celui du Mississippi à son embouchure, ne peut être le simple déversoir d’un marais.
Je maintins néanmoins l’opinion que j’avais émise au début, reconnaissant, toutefois, que les rives de ce cours d’eau pouvaient nous offrir une excellente place pour débarquer avant la nuit.
Nous continuâmes donc de remonter le courant, et, vers sept heures, nous pûmes débarquer près d’une hutte nommée Orasso, qui, pendant l’été, servait d’abri aux chasseurs qui fréquentent ces parages.
Cent huit heures s’étaient écoulées depuis notre départ de Semenowski; et pendant tout ce temps nous n’avions pas mis le pied hors de la baleinière. Aussitôt à terre, notre premier soin fut d’allumer du feu, autour duquel les hommes se groupèrent immédiatement sans même prendre la précaution de faire un peu d’exercice pour rétablir la circulation dans leur membres engourdis. Aussi la plupart eurent-il à s’en repentir, car la nuit fut pour eux une véritable nuit d’agonie pendant laquelle il leur semblait qu’on leur enfonçait des millions d’épingles dans les bras et dans les jambes. Bartlett m’avoua le lendemain que cette nuit avait été l’instant le plus cruel qu’il eût passé de sa vie.
Pour ma part, je me gardai bien d’imiter leur exemple. Avant d’entrer dans la hutte et même de m’approcher du feu, j’eus soin de marcher pendant quelques instants, et ne rentrai que pour prendre ma ration de pemmican et une tasse de thé; et à ce moment, notre ration n’était plus, depuis la séparation des trois canots, que du quart de la ration ordinaire. Ensuite, je m’enfonçai dans mon sac, en m’étendant les pieds dans la direction du feu, où tous mes camarades avaient déjà pris leur place. Une fois couché je m’endormis comme un enfant et me réveillai le lendemain frais et dispos.
Dès le point du jour, nous nous mîmes à inspecter les abords de notre hutte, où nous ne tardâmes pas à trouver des empreintes de pieds humains, des débris de poisson et des cornes de rennes. Nous découvrîmes un morceau de bois sculpté représentant un renne portant un petit enfant sur son dos. Tous ces indices de la présence de nos semblables nous causèrent une joie immense, car nous ne pouvions tarder à rencontrer des indigènes.
Vers sept heures, nous nous remîmes en route en remontant la rivière; mais deux heures plus tard nous fûmes arrêtés par les bas-fonds au milieu desquels il fut impossible de trouver un chenal assez profond pour permettre à la baleinière de passer. Bartlett fut alors envoyé en reconnaissance; mais il n’avait pas fait une centaine de pas, que m’apercevant qu’il boitait, je courus après lui et le fis revenir au bateau. Prenant alors sa place, je m’éloignai d’un demi-mille environ en suivant le cours de la rivière. A cette distance j’aperçus plusieurs cours d’eau encombrés de bas-fonds qui venaient du nord-ouest. Revenant alors au canot, j’engageai Melville à faire préparer le thé pendant que Manson et moi nous opérions une reconnaissance plus étendue. Nous partîmes donc tous les deux, et nous avançâmes assez loin; Manson, dans cette circonstance, avait des yeux pour moi. Nous finîmes par découvrir une éminence juste devant nous, à deux milles environ, et sur le bord de la rivière. Nous nous y rendîmes. Je le priai d’examiner soigneusement le cours de cette dernière et de voir s’il pourrait y découvrir un passage pour arriver jusqu’au point où nous nous trouvions, car j’étais sûr qu’en cet endroit la rivière devait être profonde. Manson, après un examen scrupuleux, me dit qu’à son avis on pourrait trouver le passage que je désirais, sauf sur un court espace. Nous reprîmes alors le chemin du canot. Le terrain que nous avions parcouru pouvait être élevé d’une dizaine de pieds au-dessus du niveau de la mer, et recouvert d’une couche de lichen. Nous y avions remarqué un nombre considérable de pas de rennes, surtout aux endroits où ces animaux venaient s’abreuver; nous avions aussi découvert une autre hutte bâtie dans une petite plaine. De retour à la baleinière, nous fîmes part à Melville de ce que nous avions vu, et aussitôt tout le monde remonta dans le bateau. Cette fois la fortune nous favorisa, car nous trouvâmes un chenal, et, peu de temps après, nous étions en eau profonde. Chemin faisant, nous rencontrâmes une île, ce qui me fit croire que Bartlett ne s’était pas trompé dans ses conjectures.
Dans l’après-midi, nous fîmes au moins trente milles, et vers le crépuscule nous arrivâmes au pied d’un monticule d’une soixantaine de pieds de hauteur, au-delà duquel nous espérions voir le lit de la rivière incliner vers le sud. Nos tentes furent plantées en cet endroit, et nous y passâmes la nuit. Le lendemain, je partis vers quatre heures avec Bartlett pour faire une nouvelle reconnaissance. Nous découvrîmes bientôt deux grandes rivières qui se dirigeaient vers le nord-ouest, tandis qu’une autre encore beaucoup plus considérable venait du sud.
Nous revînmes ensuite au camp, et réveillâmes nos camarades, puis on prépara le thé. Un vent frais de l’ouest soufflait alors juste dans la direction de la rivière, de sorte que nous allions l’avoir à combattre en même temps que le courant.
Néanmoins, quand notre déjeuner fut terminé, je m’occupai, avec les quatre hommes restés valides, de charger le canot.
Nos tentes ne furent pliées qu’au dernier moment, et quand tout fut prêt, nous aidâmes Melville et Leach à monter dans la baleinière; puis, après avoir cargué la voile à cause du vent, je me mis au gouvernail, tandis que Bartlett se tenait à l’avant pour sonder le lit de la rivière avec une perche. Ces dispositions prises, nous nous éloignâmes de la rive pour gagner la rive opposée qui se trouvait un peu sous le vent. Cette manœuvre nous présenta quelque difficulté; cependant nous réussîmes à l’exécuter. En remontant la rivière, nous aperçûmes sept rennes sur les collines qui bordaient la rive, mais nous ne nous arrêtâmes point pour essayer d’en tuer.
Vers onze heures, deux huttes s’offrirent à nos yeux sur la rive occidentale, et comme l’endroit me paraissait propice pour débarquer, je proposai d’y faire halte et de faire sécher nos vêtements, qui en avaient grand besoin. Ce jour-là était un dimanche; ce fut en réalité notre premier jour de repos depuis bien longtemps. En débarquant, nous trouvâmes deux belles huttes d’été, aux parois inclinées sous un toit ayant la forme d’une pyramide tronquée avec une ouverture pour le passage de la fumée. Les Russes donnent le nom de palatka à ces sortes de huttes, que les Tongouses désignent sous le nom d’orasso. Pendant toute la journée, le soleil brilla dans tout son éclat, de sorte que nous pûmes ouvrir tous nos sacs et faire sécher notre garde-robe. Ce temps superbe et la certitude que les secours dont nous avions besoin ne pouvaient se faire attendre, furent cause que nous passâmes ce dimanche dans l’allégresse. Nous en profitâmes aussi pour écrire une relation succincte de l’arrivée de la baleinière à l’embouchure de la Léna. Nous enterrâmes ce document au pied d’une perche au sommet de laquelle nous laissâmes un drapeau américain, afin d’attirer l’attention et de faire reconnaître la place de notre dépôt.
En arrivant, nous avions trouvé, dans une des huttes, quelques débris de poisson, ainsi qu’un morceau de pain noir dont notre Indien s’était régalé. Dans chacune d’elles, on voyait, en outre, les cadres sur lesquels les Tongouses font sécher leurs filets et leur poisson.
Nous repartîmes le lendemain, lundi, 19 septembre, continuant toujours à remonter le cours de la rivière. Chacun de nous avait alors ses attributions; ainsi les hommes formaient deux équipes de rameurs qui se relevaient toutes les deux heures; Melville, assis à l’arrière, commandait la manœuvre; moi-même j’étais assis au gouvernail et Bartlett, debout à l’avant, sondait avec une perche. Tout allait à merveille: un vent faible aidait nos rameurs; nous espérions donc atteindre, avant la tombée de la nuit, la première station indiquée sur les cartes, lorsque nous tombâmes au milieu de bas-fonds et de bancs de sable qui barraient le lit de la rivière, et à une heure, nous étions encore à plus d’un mille de la rive occidentale, où se trouvait le village que nous cherchions.
Apercevant une pointe de terre, je proposai d’y aborder pour y installer nos compas prismatiques et prendre quelques relèvements pendant qu’on préparerait le dîner. Après deux heures d’un travail opiniâtre, pour vaincre le courant, nous atteignîmes la rive, et notre cuisinier était en train d’allumer le feu, quand, à notre grande surprise, comme aussi à notre grande joie, nous aperçûmes trois indigènes. Ceux-ci étaient montés dans des canots qu’ils manœuvraient avec de doubles pagaies pour doubler la pointe de terre où nous nous trouvions. Nous sautâmes aussitôt dans la baleinière pour aller à leur rencontre; mais notre vue sembla les intimider, car ils commencèrent à rebrousser chemin. Laissant alors les avirons, nous leur montrâmes du pemmican. Après beaucoup d’hésitation, le plus jeune, qui avait environ dix-huit ans, finit par approcher et prit le morceau de pemmican que nous lui tendions. Il appela ensuite ses deux compagnons qui vinrent à leur tour. Nous les décidâmes à nous suivre à l’endroit de la rive où nous venions de débarquer; nous y fîmes du feu pour préparer notre thé. L’un de ces indigènes nous fit alors présent d’une oie et d’un poisson, c’est-à-dire de tout ce qu’ils possédaient pour le moment.
Pendant qu’on préparait notre dîner, nous examinâmes leurs canots que nous trouvâmes très propres et remplis de filets. Ayant remarqué qu’un de ces indigènes portait un vêtement gris avec un collet de velours, je le lui indiquai du doigt tout en l’interrogeant du regard. Il prononça alors le nom de Boulouni. Lui ayant montré de la même façon le couteau qu’il portait à sa ceinture et qu’il nommait boaktah, il répéta le nom de Boulouni. J’en conclus qu’il me désignait ainsi le nom de la localité où il avait acheté ces objets.
Nous nous mîmes alors joyeusement en devoir de faire honneur à l’oie et au poisson que ces gens nous avaient donnés, tout en savourant notre thé avec délices, car nous vîmes que l’heure de délivrance avait enfin sonné. Après le repas, les trois indigènes nous montrèrent tous leurs engins de chasse et de pêche, tandis que, de notre côté, nous leur faisions voir notre boussole, le chronomètre et nos fusils, ce qui parut leur faire un extrême plaisir. Ils firent ensuite le signe de la croix, et, nous tendant les mains, nous dirent «Pas hec bah», puis ils nous montrèrent leurs croix qu’ils baisèrent. Heureusement, j’étais encore en possession d’un certain talisman, qu’un de mes amis catholiques, de San Francisco, m’avait envoyé avant mon départ, en me recommandant de le conserver précieusement, me disant que si je le portais, je reviendrais sain et sauf de mon voyage: c’était une médaille qu’il avait fait bénir exprès pour moi. Bien que je n’eusse pas, à la vérité, une foi inébranlable dans les vertus de cette médaille, je la montrai aux indigènes qui vinrent immédiatement y déposer dévotement un baiser.
C’était là le seul objet que nous eussions à montrer à ces braves gens, pour leur faire voir que nous étions chrétiens. Aussi vous pouvez vous imaginer les sentiments qui nous animaient tous à la vue de ces gens qui étaient les premiers que nous vissions depuis près de deux ans; et j’avoue que jamais, auparavant, je n’avais ressenti autant de reconnaissance pour les missionnaires, que ce jour-là, qui nous ramenait au milieu des peuplades chrétiennes.