L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2: ouvrage composé des documents reçus par le 'New-York Herald' de 1878 à 1882
CHAPITRE VI.
La retraite.
Le premier jour de la retraite.—Les difficultés commencent dès le début.—Les suites d’un malentendu.—Première crevasse dans la glace.—Un travail pénible.—L’été est la plus mauvaise saison pour voyager sur les glaces de l’Arctique.—Misère des naufragés pendant cette saison.—Quelques-uns d’entre eux se sont chargés d’objets non portés sur la liste réglementaire.—Conséquences de cette infraction.—On traverse, en radeau de glace, les ouvertures qui se sont produites dans la glace.—État des malades.—Notre première bonne journée.—Notre ordre de marche.—Marchant au sud et s’en allant au nord.—Pénible découverte.—Changement de direction.—Pourquoi nous redoutons les crevasses dans la glace.—Danenhower demande avec insistance à prendre part aux travaux de la retraite.—Motifs de mon refus.—Le soleil, le brouillard et la pluie alternativement.—La retraite continue.—Les bons et mauvais jours se succèdent.—Les aiguilles de glace.—Première vue de la terre.—Un ours.—Je vois distinctement la terre.—Quelle est cette terre?—Espoir de trouver la mer libre.—Plus de semelles de bottes.—M. Collins tue un phoque.—Mieux dîné que chez Delmonico.—Un autre phoque.—Nouveau festin.—Chipp rayé de la liste des malades.—Approche de la terre.—Difficultés pour atteindre le rivage à travers les glaces flottantes.—Changements à vue.—Alternatives de pluie, de brouillard et d’éclaircies.—Le vent fait rage.—Enfin nous mettons le pied à terre.—Prise de possession de l’île Bennett au nom des États-Unis.
Le lendemain, le capitaine de Long prépara une relation du voyage de la Jeannette, racontant tout ce qui était arrivé à ce malheureux navire, et mentionnant la découverte des îles Jeannette et Henrietta, etc. Dès que cette relation fut terminée, elle fut enroulée et cousue dans une feuille de caoutchouc noir qu’on plaça dans un bidon vide, lequel était destiné à rester sur la glace près du lieu de la catastrophe.
A 5 heures du soir, continue le journal de de Long, eut lieu un nouvel appel général des hommes, qui fut suivi du souper, que désormais nous appellerons déjeuner. Ce repas fut aussi bref que possible. L’ordre de lever le camp fut ensuite donné à 6 heures moins 10 minutes; mais, quoique le départ fût fixé à 6 heures précises, il était 6 heures 20 quand on se mit en route. Tous les hommes valides partirent alors avec le premier canot, tandis que les chiens conduits par Anequin faisaient de vains efforts pour les suivre avec le traîneau no 1. Le canot marcha sans trop de difficultés, mais le poids du traîneau était au-dessus des forces de nos chiens. Nous étant arrêtés un instant, nous revînmes leur prêter la main afin de les tirer d’une ornière profonde où ils étaient tombés; mais il fallut bientôt se rendre à l’évidence: la besogne était trop lourde pour ces pauvres bêtes. Je détachai donc six hommes du premier canot et je revins avec eux pour prendre le traîneau. Ce malheureux incident fut cause de tous les ennuis qui vinrent nous contrarier pendant la première journée.
La veille, j’avais envoyé M. Dunbar pour indiquer, au moyen de guidons noirs, la route que nous devions suivre pendant notre première étape. A son retour, je ne vis que trois de ces guidons et ne supposai pas qu’il pût y en avoir davantage. Melville, expédié en avant pour transporter les vivres de la journée, laissa ceux-ci, comme je le lui avais dit, au troisième guidon; mais quand arriva le premier canot, Dunbar leur fit remarquer qu’il existait un quatrième guidon, lequel indiquait la fin de l’étape du premier jour. Naturellement je ne pouvais être partout, sur une longueur d’un mille et demi, de sorte que Melville ignorant quelle était mon intention s’en rapporta à ce que lui disait Dunbar et se remit en marche avec le premier canot, laissant les vivres près du troisième guidon.
Pendant ce temps je faisais avec mes six hommes des efforts surhumains pour faire franchir un quart de mille au traîneau no 1, au second canot et à la baleinière. Ne voyant point revenir Melville ni ses hommes, nous commencions à être inquiets, ne sachant à quelle cause attribuer leur retard. A ce moment nous vîmes Chipp, qui était en avant, s’arrêter tout court devant un obstacle invisible pour nous. Je courus aussitôt vers lui et je me trouvai en face d’une crevasse qui venait de s’ouvrir dans la glace, et nous séparait du reste de nos gens. En outre, pour la traverser il devenait nécessaire de décharger le reste des bagages que nous avions avec nous pour les transborder au moyen d’un radeau.
Le contre-temps était sérieux. J’envoyai immédiatement chercher le youyou, pendant que j’aidais Chipp et le traîneau des malades à franchir cette crevasse. Chipp fut ensuite chargé de porter aux gens du premier canot l’ordre de revenir. Mais en attendant leur retour le temps se passait, et tout ce que nous eûmes à faire, mes six hommes et moi, aidés par les chiens, fut d’amener le deuxième canot, la baleinière et les traîneaux no 1 et no 2 sur le bord de la crevasse, prêts à être embarqués sur le radeau. Melville arriva enfin avec sa troupe vers dix heures du soir. Nous nous mîmes aussitôt en devoir de lancer les deux embarcations en travers de la crevasse que nous parvînmes à hisser de l’autre côté. Pour ne pas décharger nos traîneaux, nous cherchâmes un passage ailleurs et, au moyen de grands glaçons qui nous servirent de radeaux, nous arrivâmes, non sans risques, à leur faire traverser la crevasse. Pendant cette opération le patin de droite du traîneau no 1 vint à fléchir et nous fûmes obligé de nous arrêter court, sinon nous l’eussions brisé complètement. Les traîneaux no 2 et no 5 eurent chacun un patin mis hors de service, les tenons des montants s’étant brisés. Ce ne fut qu’à minuit dix que nous fûmes hors de ce mauvais pas et, comme résultat obtenu, nous avions trois traîneaux hors de service, une heure de retard pour notre dîner, des provisions à un demi-mille plus loin, et notre batterie de cuisine, nos lits, notre premier canot encore un demi-mille plus loin que nos provisions. Cependant il n’y avait aucun remède à cet état de choses, aussi nous attelant de nouveau à nos deux embarcations, nous partîmes en avant, et à une heure et demie nous étions près du troisième guidon où se trouvaient nos provisions.
On nous raconta que pendant le voyage du premier canot, Landertack avait eu des crampes violentes. Lee également était sujet à ces crampes, dont nous ne pouvions attribuer la cause qu’à l’effet de l’empoisonnement par l’effet des sels de plomb.
Enfin à 7 heures du matin nous soupâmes. A 8 heures une sentinelle fut désignée et chacun de nous se glissa dans son sac, épuisé de fatigue.
Le lendemain de Long écrivait dans son journal: «Tous les hommes semblent frais et dispos; et, chose étrange à dire, pas un de nous ne se ressent du pénible travail d’hier. Quant aux malades, Chipp est presque remis sur ses jambes; Alexis, le steward, et Kuehne sont mieux. Notre expérience jusqu’à présent n’est à la vérité pas trop encourageante: ces chemins affreux, cette neige molle et profonde, ces infernales crevasses ont singulièrement augmenté les difficultés que nous avons rencontrées. Les nécessités de la situation où nous nous trouvons, nous ont forcés à surcharger nos traîneaux, qui, lors même que nous aurions une route commode sur la glace unie seraient arrêtés par la neige aussi bien que n’importe quels autres traîneaux. Vingt-huit hommes et vingt-trois chiens qui nous restent, sont obligés d’employer toutes leurs forces réunies pour mettre en mouvement un traîneau de 1,600 livres et le faire avancer de quelques pieds seulement à chaque fois, mais quand ce traîneau vient à glisser sur la pente d’un monticule de glace pour aller disparaître au pied, dans un amas de neige, il faut alors des efforts herculéens pour l’en tirer. Quoique la température ait varié hier entre 20 et 25° seulement, nous étions en manches de chemises, et cependant nous transpirions comme par une chaude journée d’été. Il devient évident que nous devons diminuer nos charges et augmenter le nombre de nos voyages. J’avais espéré réduire le nombre de ceux-ci à trois; mais j’aurai lieu de me tenir pour heureux désormais, si nous parvenons à transporter nos canots et nos provisions d’une étape à l’autre en six tournées consécutives.»
Le lendemain dimanche (lundi), la majeure partie des provisions restées au premier campement furent amenées et réparties entre les divers traîneaux. La journée du lundi fut employée à transporter le reste, et le mardi de Long écrivait sur son journal, que sa troupe ne se trouvait encore qu’à un mille et demi de son point de départ du vendredi précédent. La nuit suivante il plut abondamment, de sorte qu’on fit peu de chemin.
A aucune époque de l’année, dit de Long, la marche n’est plus pénible que maintenant. Si, pendant les mois d’hiver et du printemps, le froid est pénible, du moins il fait sec. L’automne ou la fin de l’été sont les moments les plus favorables pour voyager dans ces régions, parce qu’alors la neige a disparu, et la surface de la glace est excellente. Mais actuellement on enfonce dans la neige ramollie, de sorte qu’il est presque impossible d’avancer, et s’il survient une série de jours pluvieux, la misère de l’infortuné voyageur est à son comble. Les chiens eux-mêmes se réfugient sous les canots pour y trouver un abri ou viennent pleurer à l’entrée des tentes pour qu’on leur permette d’y entrer. Lorsqu’on est à terre, le bruit des gouttes d’eau que le vent fouette contre les vitres, ne manque pas d’un certain charme, mais ici celui de la pluie qui frappe sur la toile de nos tentes, en est complétement dépourvu. Point de feu naturellement autre que celui de notre cuisine, et pas un fil de nos vêtements qui soit sec. En outre de petits filets d’eau qui vous tombent sur le dos, par les trous ménagés pour la ventilation de la tente, viennent encore ajouter à notre humidité. Nos haltes répétées et nos arrêts prolongés m’ont fait remarquer que plusieurs membres de la troupe avaient emporté des objets en dehors de ceux portés sur la liste réglementaire. Je suis étonné du nombre d’objets d’un poids insignifiant qui ont pu se glisser ainsi furtivement dans nos bagages; mais ce qui me surprend encore plus c’est le poids qu’ils ajoutent à notre charge. Une nouvelle inspection devient donc nécessaire avant d’aller plus loin.
Mardi, 21 juin (mercredi, 22), à deux heures du matin, la pluie a cessé. M. Dunbar est envoyé en avant pour tracer une route et placer les guidons. A 3 h. 1/2, je partis accompagné de Knack, avec un traîneau attelé de neuf chiens, pour porter en avant quatre cent cinquante livres de pemmican et cinquante livres d’extrait de Liebig. M. Dunbar nous a tracé deux routes, l’une au milieu de glaçons amoncelés, l’autre à travers une plaine ravinée. Sur un point, le chemin est affreux; nous devons y rencontrer une crevasse qui, si elle s’élargit, nous forcera d’établir un pont, ou d’avoir recours à un radeau de glace pour la passer. Nous avons donc une rude journée en perspective.
Tout le monde est debout à six heures du soir. A sept heures et demie, nous nous mettons en route. Melville part en avant avec les traîneaux no 1 et no 2; Erickson et Leach retournent à notre ancien campement avec deux traîneaux attelés de chiens, pour en rapporter le reste des provisions. Nous laissons nos tentes debout, avec nos couchettes et notre batterie de cuisine ici pour le cas où nous serions obligés d’y revenir pour dîner. Le docteur et les malades restent naturellement avec les tentes. A 8 h. 1/2, Melville revient avec sa troupe après avoir conduit les deux traîneaux jusqu’au bord de la crevasse dont j’ai parlé ce matin, car celle-ci s’est élargie comme je l’avais prévu. A 9 heures un second convoi se met en marche; à 9 1/2, je l’ai suivi avec le reste de la troupe. Comme Dunbar était resté près de la crevasse avec deux hommes afin d’amener un gros glaçon pour établir un pont, j’avais donné l’ordre à Melville, au cas où le premier aurait réussi dans son entreprise de faire passer immédiatement nos effets de l’autre côté de la crevasse: comme il ne revenait pas, j’en conclus qu’il exécutait cet ordre. Impatient de voir par moi-même l’état des choses, je renvoyai en arrière Erickson et Leach qui étaient de retour, pour prendre avec un traîneau attelé de trois chiens, le youyou que nous avions encore laissé au campement, et, plaçant la batterie de cuisine du no 1 dans l’autre traîneau à chiens, je partis en avant. Il était minuit, nous étions donc arrivé au mercredi 22 juin (jeudi 23.) A peine avais-je fait un quart de mille, que j’arrivai sur le bord d’une crevasse. Là, malgré mes efforts, les chiens sautèrent chacun sur un glaçon en renversant le traîneau, et m’entraînant moi-même après avoir éparpillé toute la batterie de cuisine; puis, quand ils furent arrivés sur l’autre bord, ne pouvant plus avancer à cause du traîneau, ils s’assirent sur leur derrière et se mirent à hurler tout leur soûl. Je me hâtai de rassembler mon bien ainsi dispersé, puis, redressant le traîneau, je lui fis franchir la crevasse, et alors mes chiens ne sentant plus de résistance, reprirent leur route; mais cet accident me fit perdre une heure et quand j’arrivai près de Melville, je le trouvais embarqué avec tous les canots et tous les traîneaux, sur un radeau de glace, aucun de nos bagages n’étant encore de l’autre côté de l’ouverture. Je lui criai de dîner, lui disant que je le rejoindrais un peu plus tard quand le youyou serait arrivé. Mais, étant parvenu à prendre possession d’un bloc de glace, il vint me chercher et me transporta avec mes chiens et mon traîneau jusque sur son radeau. Alors, nous nous mîmes immédiatement en devoir d’établir un pont, et avant de nous asseoir pour dîner, nous avions déjà fait passer deux traîneaux sur la glace solide. Il était 1 h. 1/2 quand nous prîmes notre repos. Erickson et Leach arrivèrent à 2 h. avec le youyou. A 2 h. 20 nous nous remîmes à la besogne et bientôt la baleinière et le second canot eurent rejoint nos premiers bagages sur la glace solide. Pendant que Melville et sa troupe retournaient en arrière pour chercher le premier canot, je partais avec Erickson et Leach et les deux attelages de chiens pour conduire le pemmican et le biscuit au bout de l’étape. A notre retour sur le bord de la crevasse, nous trouvâmes le docteur et les malades embarqués sur un glaçon, car les deux bords de l’ouverture s’étant écartés pendant notre absence, notre pont avait été détruit; nous en construisîmes un second en amenant de nouveaux blocs de glace et tout chancelant qu’il fût, nos malades purent s’y aventurer et nous rejoindre; nous passâmes ensuite les médicaments, et enfin, après tant de travaux nous nous trouvâmes tous campés à 6 heures du matin, sur un banc de glace solide où Melville était venu nous rejoindre avec le premier canot qu’il avait dû mettre à l’eau pour lui faire traverser l’ouverture de la glace. A 7 heures nous commencions à souper. Il eût été impossible de trouver des gens plus fatigués et plus affamés que nous ne l’étions. Aussitôt notre repas terminé nous nous couchâmes. Pendant ces dix heures d’un travail accablant nous n’avions parcouru qu’un demi-mille.
Mercredi, 22 juin (jeudi, 23).—Nous ne nous sommes relevés qu’à 6 heures du soir. L’état de nos malades n’est que passable: Chipp a eu une mauvaise nuit, c’est du reste, celui d’entre nous qui peut le moins résister à la fatigue. Quant à Alexis, la moindre douleur d’estomac l’abat et le rend incapable de tout effort. Landertack a la mine d’un homme qui se rend à un enterrement il compose son visage pour la circonstance. Danenhower est toujours à moitié aveugle. De son côté, M. Dunbar recommence à se fatiguer; je lui ai conseillé de prendre des précautions pendant quelques jours, afin de ne pas épuiser complètement ses forces.
Notre départ s’est opéré comme d’habitude; mais à 11 heures 55, nous avons atteint notre première halte. C’est la première fois qu’il nous arrive d’être en avance; il est vrai nous n’avons rencontré que de la glace solide.
Jeudi, 23 juin (vendredi, 24).—A minuit un quart, notre dîner était prêt; à 1 heure un quart, nous nous remettions en marche. Vers 2 heures, le ciel s’est éclairci et le soleil s’est mis à briller de tout son éclat; alors le brouillard s’est dissipé comme par enchantement. A 7 heures, nous atteignions le dernier guidon. Voici la première journée où nous ayons réellement fait quelques progrès, cependant je ne crois pas avoir franchi plus d’un mille et demi, malgré un travail opiniâtre de sept heures. La surface de la glace me semble extrêmement raboteuse dans la direction du sud. Je crains que notre prochaine étape soit courte. Mais nous allons dormir jusqu’à ce soir, et nul ne sait ce qui se passera d’ici-là, peut-être notre réveil nous ménage-t-il quelque surprise.
Notre longitude est 152° est.
Nous nous sommes glissés dans nos sacs à huit heures et demie du matin; à six heures, tout le monde était debout. Nous nous sommes mis immédiatement en devoir de déjeuner. A sept heures, M. Dunbar est parti en avant pour reconnaître la glace et nous indiquer le meilleur chemin. A huit heures il est de retour, et «en avant!»
Pour ne plus me répéter, je vais donner ici, une fois pour toutes, notre ordre de marche. Nous avions, en effet, abandonné notre plan primitif de retraite: d’abord parce qu’il était impossible à un moment donné de prévoir l’état de la glace pendant celui qui allait suivre; ensuite parce qu’il était impossible également aux hommes de soutenir ce travail de dix heures sans tomber épuisés avant longtemps. A mesure que notre charge diminuera, nous pourrons modifier notre plan actuel et revenir au premier; mais pour l’heure présente, il ne peut plus être question de le suivre.
Melville avec sa troupe s’attelle au traîneau no 1, déjà surnommé le «Walrus», lequel demande l’emploi de toutes leurs forces. Celui-ci, rendu à destination, il revient prendre les autres qu’il amène ordinairement deux à deux. Erickson et Leach avec leurs traîneaux attelés de chiens parcourent la même distance à plusieurs reprises; d’ailleurs leur journée n’est qu’un va-et-vient continuel.
Quand Melville a fini avec les traîneaux, il revient avec ses hommes chercher les embarcations. C’est alors que je fais partir le docteur avec les malades qu’il doit conduire jusqu’au lieu de la halte, tandis que je suis moi-même avec leur traîneau. Pendant ce temps-là, les embarcations arrivent; et tandis que les cuisiniers préparent le dîner, Melville et son monde conduisent les traîneaux à la prochaine étape. Vient ensuite le dîner: c’est ordinairement vers minuit. Une heure plus tard, nous nous remettons en route. Les embarcations vont rejoindre les traîneaux; le docteur arrive ensuite avec ses malades, et nous continuons à avancer dans le même ordre jusqu’à cinq heures et demie ou six heures du matin. C’est l’heure où j’arrive moi-même avec l’arrière-garde. Pendant que les cuisiniers préparent le souper et que les chiens amènent la dernière charge, les tentes sont plantées et nous nous mettons à souper à sept heures. A huit heures, nous nous couchons pour ne nous relever qu’à six heures du soir. Nous travaillons donc pendant neuf heures par jour; il nous en reste dix pour dormir et nous reposer, trois pour prendre nos repas, et deux pour installer notre camp et préparer notre nourriture, plier nos tentes, et tracer notre itinéraire.
Toutefois, je dois dire ici qu’il n’est pas de travail plus pénible que celui de tirer nos traîneaux. De mon côté, mes deux officiers étant malades, j’ai autant de besogne que j’en peux faire. Heureusement j’ai dans Melville un appui solide, qui peut les remplacer, et tant qu’il restera en bonne santé, tout ira bien. De son côté, le docteur s’emploierait volontiers à tirer le traîneau comme un simple matelot, mais je le crois nécessaire auprès des malades, et lui ai ordonné de rester près d’eux.
Aujourd’hui nous avons fait une bonne journée, car nous avons avancé d’un mille et 1/4 au moins, malgré la glace qui, deux fois, s’est ouverte devant nous, et nous a donné quelque ennui pour faire passer nos chiens et leurs traîneaux. Heureusement les grands traîneaux étaient déjà passés. Un des premiers s’étant à moitié renversé dans une crevasse, nous avons été obligés de couper le trait des chiens pour empêcher ceux-ci de se noyer et en même temps retenir le traîneau par derrière. Le chemin que nous aurons à parcourir pour notre prochaine étape se présente sous un aspect favorable. Nous nous trouvons sur un champ de vieille glace qui semble avoir encore plusieurs milles d’étendue. Cependant la journée d’aujourd’hui a été extrêmement désagréable à cause des flaques d’eau que nous avons rencontrées à la surface de cette glace. A maintes reprises les hommes ont eu de l’eau jusqu’aux genoux, et tirer un traîneau dans de semblables conditions est un travail fort pénible. Çà et là autour de nous, l’eau s’est accumulée sur certains points où elle forme des flaques qui gèlent pendant la nuit, mais que la chaleur du soleil suffit pour dégeler au milieu du jour, et c’est à travers ces mares que nous avons à opérer notre retraite. Dans quelques jours cette eau aura disparu au travers de la glace, mais nous ne pouvons attendre, car nous ne savons encore quelle est notre position.
Chipp est toujours très faible: il a peine à se rendre d’une étape à l’autre même en faisant de fréquentes haltes. Je crains sérieusement pour lui. Landertack est guéri et a repris son service hier. Alexis, encore malade, est incapable de tout travail.
Star, qui souvent se distrait en lisant ce qui est écrit sur les papiers servant d’enveloppe à nos provisions, m’apporte une lettre qu’il a trouvée hier sur du café; elle est ainsi conçue:
«Je vous écris afin de vous exprimer les souhaits que je forme pour votre grande entreprise. J’ai l’espoir qu’en parcourant ces lignes, elles vous rappelleront le confort que vous laissez derrière vous dans la patrie pour les progrès de la science. Si vous le pouvez, adressez-moi quelques mots; mon adresse est: G. J. K. Post office box, New-York city.»
Le samedi, 25 juin, nous surprend à minuit, au moment où nous préparons notre dîner. A une heure, nous sommes à table. J’ai pris l’altitude du soleil à minuit. Quelle stupeur! Mes calculs donnent 77° 46´ de latitude nord. Cependant, je suis sûr de mon observation. Je reprends donc mes calculs et les refais une demi-douzaine de fois. Toujours le même résultat; à chaque fois, j’obtiens 77° 46´. J’examine alors mon sextant; il était en parfait état, et plus je l’examinai, plus ma stupeur augmente. Partir du 77° 18´ nord, marcher dans la direction du sud pendant une semaine et, au bout de ce temps, se trouver à vingt-huit milles plus au nord que son point de départ, n’est-ce pas suffisant pour rendre quelqu’un anxieux et perplexe? Longtemps je médite ce résultat, lui cherchant une cause d’erreur; un moment je suis porté à attribuer cette erreur à un effet extraordinaire de réfraction; mais, jetant les yeux sur les notes que j’ai prises pendant mon observation du 23, et dont je ne me suis pas servi, il faut bien me laisser convaincre que c’est 77° 46´. Aussi mon anxiété est à son comble. Cependant, à 4 heures 1/2 et à 7 heures 1/2 du matin, je fais de nouvelles observations. Cette fois, c’est 77° 43´. Plus inquiet que jamais, je prends la résolution d’attendre midi, afin de prendre la plus grande altitude du soleil, car je me défie des résultats donnés par des observations faites quand le soleil est près de l’horizon. Mais l’observation de midi, au moment où le soleil passait au méridien, me donna de rechef 77° 42´. Il ne reste donc plus de doute: mes observations du matin étaient exactes; celle de minuit n’était même entachée d’erreur que par suite de la plus grande réfraction, causée elle-même par la basse latitude où nous nous trouvions. Il me faut donc accepter la position et modifier mes plans en conséquence. Au lieu de marcher droit au sud, j’appuierai plus au sud-ouest, car la direction de notre mouvement de dérive étant nord-ouest, nous la couperons plus rapidement qu’en allant droit au sud, et nous arriverons ainsi plus vite sur la bordure des glaces.
Pour diriger sa route, une région aussi accidentée que celle qui s’étend devant nous, mérite un examen plus sérieux que celui qu’on peut faire en poussant une pointe en avant; j’ai donc expédié M. Dunbar pour nous chercher un chemin, afin de sortir de l’endroit difficile où nous nous trouvions, tandis que je reste au camp, prêt à partir au premier signal. Après la pénible journée d’hier, ces quelques heures supplémentaires de repos n’étaient pas hors de saison, et, si nous trouvions une route commode, nous pourrons faire une longue étape cette après-midi.
Dimanche, 26 juin, 1 heure 15 du matin.—M. Dunbar étant revenu, je suis parti en tête de la troupe. Melville est tombé dans l’eau par accident et a été trempé jusqu’à la ceinture. Pendant la matinée, le Walrus (traîneau no 1) a failli s’enfoncer, en plongeant de l’avant, sous la glace. Néanmoins, on a pu l’arrêter à temps et le retirer. Quoique la route ait été généralement meilleure qu’hier, comme il nous a fallu construire au moins cinq ponts, nous n’avions fait qu’un demi-mille dans la direction du sud-ouest au moment de faire halte, c’est-à-dire à six heures et demie du matin. Depuis minuit, la chaleur avait été accablante, quoique le thermomètre marquât seulement 23° au soleil. Le ciel était sans nuage; une légère brise soufflait du sud-sud-ouest. Nous avons tellement souffert de la chaleur que nos mains et nos visages étaient gonflés et bouffis. Pour ma part, je souffrais considérablement des mains. A sept heures et demie du matin, le dîner était prêt. A huit heures et demie, j’ai lu le service divin, et à neuf heures, nous nous sommes glissés dans nos sacs pour dormir.
Lundi, 27 juin, 1 heure du matin.—Nous nous sommes mis en marche à 2 heures 5 du matin, et, depuis ce moment jusqu’à 7 heures, nous avons eu à accomplir la tâche la plus rude que nous ayons encore eue. Cependant nous n’avons franchi qu’un demi-mille dans la direction du sud-sud-ouest, ce qui nous fait pour onze heures d’un travail ininterrompu un mille et un quart seulement. En quittant le lieu de notre halte, nous nous sommes trouvés en présence d’une crevasse de vingt pieds de largeur, qu’il nous fallait traverser, mais, pendant que nous y établissions un pont, elle s’est élargie de plus du double. Enfin, au prix des plus grands efforts, nous sommes parvenus à rassembler trois larges fragments de glace sur lesquels nous avons eu des peines inouïes à faire passer nos traîneaux et la baleinière. Quant aux deux autres embarcations nous avons été obligés de les mettre à l’eau. A environ un tiers de mille plus loin, nous sommes arrivés sur le bord d’une autre ouverture de soixante pieds de largeur. Cette fois, il nous a fallu remorquer et tenir en place une véritable île de glace épaisse de trente pieds; mais à peine cette besogne était-elle finie, que les deux bords de l’ouverture se sont éloignés l’un de l’autre, de sorte que nous nous sommes vus forcés d’aller à la recherche d’autres blocs de glace pour rétablir notre pont mobile. La glace semble se ramollir partout et s’en aller à la dérive sans résistance. Cependant la saison n’est pas encore assez avancée pour que nous puissions espérer trouver des canaux de quelque longueur, quant aux crevasses et autres solutions de continuité, nous en trouvons assez qui nous causent beaucoup d’ennuis. Travailler comme des nègres, pendant dix ou onze heures chaque jour, pour n’avancer que d’un mille est au moins décourageant; mais encore, savoir d’un autre côté qu’on est vraisemblablement entraînés de trois milles dans le nord-nord-ouest, quand on fait un mille au sud-ouest est vraiment capable d’inspirer des inquiétudes à un homme. Melville et le docteur sont seuls de notre troupe à qui j’ai fait connaître la latitude sous laquelle nous nous trouvons, mais je veux que nul autre n’en soit instruit. Sans doute, cette désagréable nouvelle jetterait le découragement parmi nos hommes qui se laisseraient peut-être aller au désespoir. J’évite donc brusquement toutes les questions que Chipp, Danenhower et Dunbar peuvent m’adresser à ce sujet. Jusqu’ici tout le monde est gai et plein d’entrain, on entend même les hommes chanter le long de la route. Puissions-nous ainsi conserver longtemps notre santé et notre ardeur.
L’état de Chipp s’améliore.
Mercredi, 29 juin.—Étant parti en avant avec M. Dunbar et les deux attelages de chiens, nous sommes arrivés subitement sur le bord d’une nappe d’eau, qui, autant que le brouillard nous a permis d’en juger, nous a paru former un canal d’une certaine longueur. Je suis revenu en toute hâte chercher le youyou pour m’en assurer. Mais, hélas! j’en ai été pour ma peine. Ce canal dont nous avions espéré nous servir se terminait brusquement, et une autre ouverture semblable de vingt-cinq pieds de large lui succédait, et pour traverser celle-ci nous fûmes obligés d’y établir un pont. Notre bonne fortune voulut cependant qu’un large glaçon se trouvât sous notre main, de sorte qu’après un rude effort, Dunbar, Shawell et moi, nous réussîmes à le mettre en place, et un rapprochement heureux des deux bords de la crevasse nous en fit un pont solide. Malheureusement les crevasses se succédaient, ce qui nous obligea à construire un certain nombre de ces ponts. Jamais pareille malchance ne nous avait poursuivis. Nous n’avions pas plus tôt traversé une crevasse qu’une autre s’ouvrait plus loin; à un moment nous en étions entourés. Le pis est que toutes étaient dans la direction de l’est à l’ouest. Il semblait que pas une ne pût se former du nord au sud pour ouvrir un chemin à nos embarcations, et toutes celles que nous voyons de l’est à l’ouest serpentent et se terminent en fissures étroites au milieu de fragments de glaces amoncelées, entre lesquels il est impossible de frayer un passage pour les bateaux. Souvent il nous est arrivé d’avoir à faire des ponts sur trois ou quatre de ces canaux dans l’espace d’un demi-mille; et quand je songe que Melville et ses hommes ont chaque jour six et souvent sept fois à parcourir la même route, aller et retour, je ne peux me défendre d’un sentiment d’effroi à l’idée du chemin qu’ils parcourent. Si on ajoute à cela les voyages que font les chiens, et le transport des malades, on ne trouvera pas extraordinaire que nous redoutions la rencontre de ces crevasses. Le champ sur lequel nous marchons actuellement est composé de vieille glace, fort dure, qui certainement ne fond jamais. J’ai mesuré un glaçon auquel j’ai trouvé trente-deux pieds neuf pouces d’épaisseur, et sur les points où il n’est pas sali par la boue, sa tranche rappelle la blancheur de l’albâtre. La route est assez bonne sur cette glace, et les traîneaux ne sont pas trop difficiles à tirer. J’ai rencontré un autre bloc de seize pieds d’épaisseur qui, à mon avis, était le produit d’une année, car il ne montrait pas la moindre trace de soudure de couches superposées.
Danenhower m’a demandé aujourd’hui, avec insistance, de lui permettre de s’employer à quelque chose, prétendant qu’il était capable d’aider à tirer les traîneaux, etc. Mais, comme je le crois absolument incapable de faire quoi que ce soit, et qu’à mon avis son œil le rendrait plus nuisible qu’utile, s’il tentait de faire quelque chose, j’ai repoussé sa demande en la remettant à l’époque où il ne serait plus porté sur la liste des malades. Chipp semble reprendre des forces. La température s’est maintenue à 30° pendant toute la journée, mais elle paraissait beaucoup plus basse, car pendant toute la journée nous avons eu un brouillard intense qui nous pénétrait jusqu’aux os. Chaque jour nous avons les pieds mouillés dès le matin, et nous restons dans cet état jusqu’à notre dernière halte.
Jeudi, 30 juin.—Vers minuit, nous avons observé sur l’horizon une ligne de nuages noirs du côté de l’ouest, qui s’étendait du nord-ouest au sud-ouest. Pendant notre halte, ce nuage s’est étendu comme à l’ordinaire sur tout l’horizon du nord au sud, et à une heure du matin, le ciel était entièrement couvert. Le temps est devenu brumeux, et une pluie fine et pénétrante a commencé à tomber. Le retour journalier de ce phénomène météorologique me fait croire que nous approchons de l’eau libre, car je ne peux admettre qu’un pareil brouillard soit produit par les vapeurs qui s’élèvent des crevasses de la glace. Chaque jour, vers minuit, le soleil se cache et l’eau perd lentement sa chaleur sous forme de vapeur, que le vent emporte à travers la plaine de glace où elle se condense et se dépose sous forme de brouillard, etc. Généralement, quand nous nous levons à 6 heures du soir, le soleil brille de tout son éclat, et quand nous nous couchons il recommence à paraître. Mais entre minuit et l’heure où nous nous arrêtons pour camper, le ciel est brumeux.
Après notre dîner, c’est-à-dire à 2 heures du matin, nous nous sommes remis en marche. Etant partis en avant avec M. Dunbar, nous avons tracé une étape d’un mille et demi, au bout de laquelle se trouvait une vaste étendue de glace unie. A la vérité, la route exigeait la construction de quelques petits ponts, et des travaux pour l’ouvrir et la mettre en état, ainsi qu’un détour de cinq milles. Néanmoins nous sommes parvenus à vaincre ces difficultés sans autre accident qu’un traîneau de Saint-Michel brisé, et la rupture d’une des traverses du traîneau du premier canot. En maints endroits nous avons rencontré à la surface de la vieille glace, des flaques d’eau qui m’ont paru de même nature que celles dont parle le capitaine Nares, lesquelles fournirent constamment de l’eau potable à l’équipage de l’Alert. Voyant quelques-unes de ces flaques geler par une température de 32°, je me suis imaginé que l’eau devait en être douce; mais le docteur, l’ayant essayée avec du nitrate d’argent, a reconnu qu’elle contenait beaucoup de sel.
Vendredi, 1er juillet.—La route que nous avons parcourue était bien bonne, mais il a commencé à pleuvoir à 6 heures 1/2 du matin. Pendant tout le temps de notre sommeil, la pluie n’a cessé de tomber par averses, et quand l’heure du lever est arrivée, on pouvait entendre le bruit des gouttes d’eau sur notre tente. Naturellement nos sacs sont mouillés, et quelques-uns, celui d’Erickson, et le mien en particulier, sont trempés comme des éponges. Erickson, Boyd et Knack se sont couchés avec des chaussures sèches, mais en se relevant, ils étaient mouillés jusqu’aux genoux. Je me suis arrangé de façon à ramener mes pieds dans un endroit sec, et alors j’ai pu dormir assez à mon aise pendant quelques heures, c’est-à-dire jusqu’à ce que mes membres endoloris aient commencé à me faire ressentir l’infernale dureté de la glace sur laquelle nous étions couchés. La neige nous offrirait une couche plus molle, mais la chaleur de notre corps, en la fondant, en aurait fait un marais. D’un autre côte la fonte des neiges a produit une si grande quantité d’eau sur la glace qu’il est impossible de trouver un endroit assez sec pour que notre tapis de caoutchouc nous soit de quelque utilité. Le moment du dîner est pour nous le plus désagréable de toute la journée. Après nos premières heures de marche, nos pieds et nos jambes sont mouillés, mais tant que nous sommes en mouvement, nous n’y songeons point; c’est seulement pendant la halte que nous sommés obligés de faire pour prendre notre repas, que nos pieds se refroidissent et restent dans cet état jusqu’à notre arrivée au lieu du campement, où nous pouvons changer de chaussures pour nous coucher.
Dimanche, 3 juillet.—Ce n’est qu’à minuit que nous avons rencontré la glace unie, j’entends par là celle couverte d’une couche de neige épaisse de deux pieds et à moitié fondue, qui recouvre des trous dans lesquels nous plongeons souvent jusqu’aux genoux au moment où nous nous y attendons le moins. Nous nous sommes arrêtés pour dîner. A ce moment le soleil a voulu percer à travers les nuages et le brouillard, mais la température a paru s’abaisser; aussitôt, afin d’éviter le vent autant que possible, nous avons étendu nos tentes, et nous nous sommes entassés derrière pour prendre nos repas.
A 9 heures du matin, j’ai lu aux hommes les articles du code maritime et ensuite le service divin. Une demi-heure plus tard, nous sommes allés nous coucher. Excepté Chipp et Danenhower, tout le monde est gai et plein d’entrain, et tous semblent jouir d’une excellente santé. Nous avons des vivres en abondance et bon appétit, nous dormons bien, et J. Cole dit «que chaque jour il lui semble devenir plus alerte.» Mes observations nous placent par 77° 31´ de latit. N. et 151° 41´ de longit. E.; soit, depuis le 25 juin, un changement de position de treize milles au sud et de trente vers l’ouest. Comme d’après nos calculs nous avons fait douze milles, il semblerait que nous n’avons pas eu de courant contre nous. Toutefois je n’oserais l’affirmer. Il se peut que notre mouvement de dérive ait été arrêté pendant ces trois jours par le vent du nord, il me faut donc accepter la position telle qu’elle est et pousser vers la bordure des glaces.
Lundi, 4 juillet.—A deux heures moins le quart du matin, nous avons fait halte pour dîner. A trois heures, nous nous sommes remis péniblement en route, et bien que nous devions nous attendre à quelque confusion parce que le Walrus s’est engagé hors du chemin tracé, nous avons évité néanmoins toute perte de temps considérable. A six heures 20 du matin, tous nos bagages étaient à un mille plus loin. Aujourd’hui nous avons donc franchi deux milles et un quart en huit heures 20 minutes, ce qui ne nous était pas encore arrivé.
Pendant le dernier quart de mille nous avons rencontré une belle glace dure et unie, le long d’un canal étroit, de sorte que nous avons pu faire avancer deux traîneaux en même temps; nous avons même traîné ensemble la baleinière et le second canot, laissant le premier canot pour un autre voyage. En réduisant ainsi le nombre des voyages de sept à quatre, nous faisons une grande économie de temps, quoique nous ne puissions le faire que pour de courtes étapes, car un tel travail met bientôt les hommes hors d’haleine. Depuis seize jours que nous sommes en route, nous avons fait une brèche sensible à la masse des provisions traînées par nos chiens, aussi leurs traîneaux arrivent-ils au bout de l’étape un peu en avance sur les autres. J’ai donc ordonné de faire une nouvelle répartition des fardeaux...
L’avenir ne nous apparaît pas sous de trop sombres couleurs. Je remarque que nous ne consommons pas nos rations journalières de pemmican. Celles-ci sont d’une livre par homme et, chose extraordinaire, les chiens eux-mêmes ne mangent pas entièrement les leurs. Tous, nous aimons cette nourriture que nous mangeons froide, trois fois par jour, comme une véritable friandise; néanmoins il semble qu’une ration d’une livre soit trop forte. Mais le grand régal est l’infusion d’extrait de Liebig que nous prenons matin et soir. Notre ration journalière est d’une once par homme, ce qui est suffisant pour nous fournir à chacun une pinte de bouillon le matin et le soir. Je ne connais rien d’aussi rafraîchissant et en même temps d’aussi nourrissant pour ces régions que ce breuvage, quand il est chaud. Dans quelques tentes on réserve l’once entière pour le dîner, mais sous la nôtre nous préférons la prendre en deux fois: au commencement et à la fin de notre travail.
Nous avons arboré nos pavillons en l’honneur de ce jour, qui, pour moi, est bien triste. Il y a trois ans, en effet, aujourd’hui, nous baptisions la Jeannette au Havre; que de beaux projets, que de beaux rêves formés alors, qui se sont évanouis avec le navire! Je ne pensais point que trois ans plus tard, le 4 juillet me trouverait sur la glace, cherchant à regagner ma patrie, où m’attendent ceux qui m’accompagnaient de leurs vœux, et ce, sans avoir rien fait, et n’ayant à raconter que l’histoire de la perte d’un bâtiment. Mon devoir envers ceux qui m’ont suivi est de les ramener sains et saufs dans leur patrie; je leur dois donc toutes mes forces et toute mon intelligence; à moi seul incombe le fardeau de les soutenir jusqu’au bout, ce qui m’oblige à désirer aussi mon retour; mais si ces deux devoirs ne s’imposaient point à moi, je crois qu’il me serait indifférent d’être disparu avec la Jeannette. Comme les résultats ne répondent pas toujours aux bonnes intentions, je dois me forcer d’envisager mon malheur en face et d’apprendre à en tirer tout le parti possible. Néanmoins, ce sera une rude épreuve pour moi d’attacher à mon nom la renommée d’un homme qui, après avoir entrepris une expédition polaire, a laissé couler son navire sous le 77e parallèle.
Nous nous sommes couchés à neuf heures du matin; appel à 6 heures du soir; déjeuner à sept; en marche à huit. A trois cents mètres du camp, nous sommes arrivés sur le bord d’une ouverture de 150 pieds de large, qui nous barrait le passage. Comme maintenant nous doublons nos convois, c’est-à-dire que nous emmenons deux traîneaux en même temps, un canal de cette largeur eût été cause de bien des ennuis pour nous. Cependant, apercevant un glaçon peu épais au milieu de ce canal, il m’est venu à l’idée de l’utiliser afin de ne pas perdre de temps. J’ai envoyé le youyou, qui a réussi à l’amener et nous avons pu nous en servir comme de radeau pendant qu’on allait chercher les autres embarcations. Les deux canots et les deux traîneaux ont été ensuite transbordés, ainsi que le reste de nos bagages. Un peu plus loin, nous avons eu à recommencer la même opération, et à construire encore plusieurs ponts avant d’atteindre la glace solide que j’avais visitée le jour précédent avec M. Dunbar. La glace que nous avions trouvée auparavant sans solution de continuité, se trouvait remplie de crevasses et s’en allait à la dérive. Ce n’a été que le lendemain, à une heure du matin, que nous avons jugé tous nos bagages suffisamment en sécurité pour nous arrêter et prendre notre repas. La neige tombait à ce moment là en larges flocons, qui nous ont forcés de tirer nos tapis de caoutchouc de nos canots pour nous en faire des abris, de sorte que, comme le disaient quelques-uns d’entre nous, notre campement, pendant le dîner, ressemblait à une foire de campagne. Mais je ne pus m’empêcher de rappeler que ce jour-là, à Hoboken, bien des gens faisant une partie de pique-nique auraient accueilli avec plaisir une partie de la fraîcheur que nous ressentions; mais cette idée paraissant faire naître de tristes pensées, je n’en ai pas dit plus long.
A deux heures du matin, nous nous sommes remis en marche. Les crevasses de la glace nous ont causé encore quelques ennuis, mais nous nous sommes mis courageusement à établir des ponts. Pendant que nous y travaillions, on eût dit que tout le champ de glace entrait en mouvement, et l’agitation et les secousses qui se sont succédé pendant un quart d’heure ne nous en ont donné une preuve que trop sensible. De gros blocs de glace, qui auparavant étaient retenus en dessous, se trouvant dégagés, se sont relevés et sont venus émerger à la surface, comme de monstrueuses baleines. Quand les bords des îles de glace venaient à se rencontrer, d’énormes blocs en étaient détachés et restaient debout. Parfois ils atteignaient jusqu’à vingt-cinq et trente pieds de haut. Une masse de blocs séparés se trouvant réunis, ont été chassés sur un énorme glaçon, où ils se sont entassés et ont formé un monceau ressemblant à un édifice de trente pieds au-dessus de la surface du glaçon. Au milieu de grincements et de sourds grondements que nous entendions de tous côtés, s’élevaient insensiblement au-dessus de la surface de la glace de gros sillons semblables à d’immenses talus de neige. Quand de longues aiguilles de glace se trouvaient élevées à trente pieds, elles s’inclinaient en arrière, puis se brisaient en gros fragments qui retombaient, qui glissaient d’eux-mêmes à la surface de la banquise à des distances énormes. Cependant nous avons quitté, je crois, la glace paleocrystique. Depuis hier, nous marchons sur un champ de glace qui ressemble à la banquise dans laquelle nous sommes entrés près de l’île Herald, et presque partout me paraît plus âgée d’une année. Si je ne me trompe, nous pouvons être sortis du courant des glaces mobiles, et nous trouver sur celles qui enserrent les îles Liakoft. Dans ce cas, nous ne serons pas longtemps, j’espère, avant de trouver un canal dont nous pourrons tirer parti.
Chipp est loin d’être aussi fort qu’il voudrait nous le faire croire. Hier le docteur, afin de se rendre compte de son état, a essayé de lui supprimer le whisky. Or, pendant la nuit dernière (c’est-à-dire pendant le temps que nous consacrons au sommeil), Chipp n’a rien mangé et n’a pu dormir. En outre, pendant tout le temps, il frissonnait et poussait des gémissements. Nous tenons ce fait de Dunbar, car Chipp affirme qu’il est parfaitement portant, et prie Dunbar de ne pas le démentir quand le docteur le questionne. Il est assez fou, en effet, pour désirer reprendre son service, se croyant capable de travailler.
Vendredi, 8 juillet.—Cette journée a débuté par le trajet le plus écœurant après la journée la plus décourageante que nous ayons eue jusqu’ici. Un vent du nord-ouest a disloqué la glace dans toutes les directions, excepté dans celle que nous désirions, de sorte que notre travail n’a été qu’une succession de transbordements à l’aide de radeaux ou d’établissement de ponts. Le vent était pénétrant, puis sont survenus le brouillard et la pluie habituelle, de sorte que nous étions mouillés et transis de froid. A deux heures du matin, nous n’avions pas encore dîné. Il nous a fallu six heures pour parcourir notre dernier demi-mille; il était sept heures quand nous nous sommes arrêtés pour installer notre camp, et à 7 heures 1/2, nous nous sommes mis en devoir de souper. Le baromètre était à 29. 58, et le thermomètre marquait 31°. Nous sommes allés nous coucher à 9 heures du matin.
Tout le monde était debout à 6 heures du soir. Brise fraîche du nord-ouest. De trois à cinq heures, le ciel s’est découvert par endroits et le soleil s’est montré. A 8 heures, rafales de neige. A 8 heures 1/2, nous nous mettons en marche; grâce à un bon chemin, nous faisons une bonne étape jusqu’à minuit cinq.
Samedi, 9 juillet.—Nous avons encore transporté tous nos bagages un quart de mille plus loin, et nous avons fait halte pour dîner. Le chemin parcouru aujourd’hui va nous dédommager de tous nos déboires et de tous nos contre-temps d’hier. Quand la glace n’est point disloquée, notre marche est assez rapide; mais ces infernales crevasses nous font perdre beaucoup de temps. D’ordinaire, quand nous avons avancé d’un mille, les hommes en ont fait sept. Les allées et les venues, les marches en avant pour reconnaître la route, mon retour en arrière pour amener l’arrière-garde me font parcourir trois fois la route le soir et le matin; aussi la fatigue que j’éprouve me fait comprendre avec quel plaisir Melville et ses hommes doivent voir arriver l’heure du campement. Le vent du nord-ouest a persisté, et bien que nous nous soyons mis à l’abri de nos canots pour dîner, nous avons eu froid, et notre condition était vraiment misérable. Le brouillard de chaque jour est encore venu empirer la situation; aussi je crois que personne n’a été fâché, quand à une heure dix j’ai donné le signal du départ.
Dimanche, 10 juillet.—Nous avons rencontré un nombre considérable de ces glaçons de forme bizarre auxquels Parry a donné le nom d’aiguilles de glace, et dont il attribue la formation à la chute des pluies sur les glaçons. Pour nous, ces aiguilles sont le résultat de la fonte plus rapide du sel sur certains points des glaçons que sur d’autres. Quand ces parties sont fondues, ce qu’il en reste affecte la forme de longs épis, dont un rayon de miel coupé en deux peut donner une idée assez exacte.
J’ai obtenu une bonne observation, ce matin, qui m’a permis de déterminer notre position. D’après mes calculs, nous sommes par 77° 8´ 3´´ de latitude nord et par 151° 38´ de longitude est,—soit un changement de position de 26 milles 1/4 dans la direction sud 30° est. D’après notre estime, nous avions fait seize milles au sud-ouest; ce qui démontre avec combien peu de certitude on agit dans les conditions où nous sommes. Tout ce que nous pouvons faire est de continuer de marcher dans la même direction. Si notre longitude est exacte, c’est, en effet, au sud-ouest, à mon avis, que nous atteindrons le plus tôt la bordure de glace.
Nous avions soupé à sept heures et demie; j’ai lu l’office divin à neuf heures moins un quart, et à neuf heures nous sommes allés nous coucher.
Après notre souper, le cri de terre est venu susciter un peu d’émotion parmi nous. Nous découvrions, en effet, quelque chose an sud-ouest, qui, à vrai dire, avait l’apparence de la terre; mais le brouillard prend si souvent des formes trompeuses que nous ne pouvions être sûrs de rien. Or, comme la plus rapprochée des îles de la Nouvelle-Sibérie est à 120 milles de nous, à moins que nous ne devions découvrir une île nouvelle, ce n’est point une terre que nous avons vue aujourd’hui. J’estime que nous avons parcouru trois milles et demi dans la journée, c’est-à-dire en neuf heures et demie.
Nous sommes partis à huit heures un quart; à neuf heures j’ai pris les devants et j’ai rencontré Anequin, qui revenait en toute hâte pour chercher un fusil, disant que M. Dunbar avait vu un ours. Arrivant en tête de la troupe, j’ai, en effet, trouvé M. Dunbar, qui, réellement, avait rencontré maître Bruin, et, en homme prudent, car pour toutes armes il n’avait qu’un bâton, il avait pris ses jambes à son cou. Mais à un détour il s’était trouvé à trente mètres de la bête, qui l’a poursuivi pendant une certaine distance. Enfin, celle-ci s’est arrêtée pour le regarder et s’est tenue à une distance respectueuse jusqu’au moment où Anequin est apparu avec son arme.
Des nuages que nous avions aperçus au sud-ouest sont pour nous un indice plus certain de la présence de l’eau libre que tout ce que nous avons vu jusque-là. Je les ai fait remarquer à M. Dunbar, qui m’a dit qu’à son avis ces nuages ne se trouvaient point au-dessus de la glace. Voulant m’en assurer, j’ai grimpé sur un monticule de glace élevé d’une vingtaine de pieds au-dessus du niveau de l’eau, et, examinant soigneusement l’horizon avec une lunette, j’ai vu très distinctement de la terre et de l’eau. C’était donc bien une terre que nous avions aperçue hier. En tous les cas, j’affirme avoir vu de la terre et de l’eau. Mais quelle est cette terre? Personne ne peut encore le dire. Est-elle nouvelle? ou nos calculs de longitude étant inexacts, est-ce quelque portion de la Sibérie? Ce ne peut guère être, en tous les cas, une des îles Liakoff. Heureuse coïncidence: la nouvelle direction que nous suivons nous y conduit tout droit. En voulant sortir plus rapidement des glaces j’ai donc fait sagement de quitter la direction du sud pour celle du sud-ouest. M’en rapportant à mon jugement, je peux estimer la distance de cette terre à dix ou quinze milles, et comme j’ai pu distinguer de vastes nappes d’eau libre en même temps qu’une longue bordure de glace, il serait possible qu’arrivés sur la limite du champ de glace que nous traversions si laborieusement, nous nous trouvions en face d’une mer ouverte qui pourra nous donner passage jusqu’à la côte de Sibérie, vérifiant ainsi en partie les affirmations des explorateurs russes. Nous avons renversé tant de théories émises par nos devanciers, qu’il serait difficile de nous faire croire que nous pouvons avoir laissé la glace derrière nous près du cercle arctique. Voilà un mois que la Jeannette a disparu, et je ne peux imaginer aucun travail plus pénible que celui qui nous est incombé depuis. Au reste, le fait est incontestable, et il n’est pas un de nous qui ne reconnaisse que c’est la plus terrible besogne qu’il ait faite de sa vie. Traîner, toujours traîner, et nul ne sait combien. Les faux pas sur un terrain glissant, les soubresauts et les saccades de la courroie du traîneau sont terriblement agaçants, et le travail à la pioche sur la glace flottante fait mal dans tous les os.
Mardi, 12 juillet.—Nous n’avons pu distinguer de nouveau la terre aperçue hier. L’horizon était couvert de brume au sud-ouest. Nous avons vu de nombreux guillemots, quelques goëlands, un pingouin, et, fait extraordinaire, le docteur a pris un papillon vivant, que j’ai conservé; celui-ci n’est point un habitué des glaces, et a certainement été apporté par le vent du sud-est ou par celui du sud-ouest qui lui a succédé.
Le lieutenant de Long continue ensuite de raconter jour par jour les incidents survenus pendant la retraite, signalant tous les transbordements sur des radeaux de glace et la construction de tous les ponts. Il ajoute ensuite qu’on a revu de nouveau au sud-ouest ce qu’on a pris pour une terre, et que plusieurs hommes de la troupe affirment avoir aussi découvert de l’eau.
Le 14 juillet, il ajoute: La semelle des bottes de nos hommes s’use si rapidement sur les angles de la glace que nous traversons, que notre provision de peaux de réserve ne suffit plus aux réparations. J’ai déjà permis d’enlever pour cet usage le cuir des avirons du youyou, et, ce matin, j’ai dû faire enlever la garniture du gouvernail du premier canot. Ce cuir durera plus longtemps que des morceaux de peau, mais j’espère que bientôt mon esprit sera délivré de ce souci...
Vendredi, 15 juillet.—Nous marchons toujours au sud-ouest; nous avons encore aperçu la terre. Au reste, tout me fait croire à son voisinage et à celui de l’eau libre. Pendant notre dîner (vers 2 heures 20 ou 22 du matin), la lune s’est montrée pour la première fois, je crois, depuis deux mois. Une autre vue qui nous a fait plus de plaisir est celle d’un phoque dans un canal, tout près de nous, et que M. Collins a tué. Cette fois, le youyou est arrivé à temps pour l’empêcher de couler à fond. Ce phoque est venu juste à temps pour varier notre nourriture. A sept heures et quart, nous nous sommes assis dans la tente no 1 pour faire un souper réellement délicieux. Après notre long régime de pemmican, cette variante n’est ni plus ni moins qu’un extra. Rompant cette fois avec nos habitudes du bord, nous n’avons point laissé refroidir notre capture et nous l’avons encore moins pendue pour plusieurs jours dans notre garde-manger; car, à deux heures, l’animal recevait le coup de grâce; à quatre heures, il était dépouillé de sa peau; à sept heures, nous commencions à le manger, et véritablement nous n’eussions pas fait un pareil festin chez Delmonico. La part revenant à notre tente fut bouillie dans l’eau avec trois onces et demie d’extrait de Liebig et un litre de croutons, et ce fut pour nous une fête dont je me rappellerai longtemps. Le cuisinier de la tente no 4 fit frire une partie de la ration afférant à cette tente, et Melville me raconta qu’il avait trouvé à ce mets le goût d’huîtres frites.
Samedi, 16 juillet.—Temps clair et agréable. L’île nous est apparue plus distinctement qu’hier; mais nous n’avons pu distinguer aucune trace d’eau libre. M. Collins a tué un autre phoque que nous avons repêché avec le youyou, ce qui nous a procuré l’occasion d’un nouveau festin. Dans la soirée, il m’est survenu un petit accident assez désagréable. Voulant me rendre au sommet d’un monticule de glace afin de mieux examiner la terre, je suis parti un peu en avant avec M. Dunbar. Le monticule se trouvant un peu en dehors de la route, il m’a fallu franchir quelques crevasses assez larges pour y arriver. En allant, tout se passa au gré de nos désirs, mais, en revenant, ayant à franchir une crevasse de quatre pieds de large, j’ai choisi pour sauter un endroit où la glace peu solide m’a crevé sous les pieds, de sorte que je suis tombé dans l’eau jusqu’au cou. Heureusement, mes habits m’ont retenu un moment à la surface, et M. Dunbar a pu me saisir par la tête, croit-il, mais surtout par les favoris, à mon avis; toujours est-il que j’ai cru qu’il allait m’enlever la tête de dessus les épaules. Mon sac se trouvant en arrière, aussitôt après avoir rejoint le youyou, j’ai envoyé me le chercher. Bientôt après, j’avais des vêtements secs, et, grâce au beau soleil que nous avions, ceux que je venais de quitter séchèrent rapidement.—Le traîneau attelé de chiens étant venu à verser, nous avons perdu 270 livres de pemmican...
Mais l’événement de la journée a été la capture d’un beau gros phoque bien gras, qui nous a fourni des vivres et de la graisse pour nos bottes. Un autre fait aussi important est l’apparition d’un walrus: c’est le premier que nous voyons depuis fort longtemps; mais, quoique blessé par M. Collins et par Ninderman, ce walrus est finalement resté au fond de la mer.
La terre nous est encore apparue plus distinctement aujourd’hui, mais il m’a été impossible de distinguer la moindre étendue d’eau libre. D’après mes observations notre latitude est 76° 44´, et notre longitude 153° 25´ est,—soit, depuis le 10, c’est-à-dire depuis six jours, une avance de trente-quatre milles vers le sud-est. Comme la terre que nous voyons porte à l’ouest et au sud de l’ouest vrai, je ne peux croire que ce soit une des îles Liakoff, lors même que nos calculs de longitude seraient erronés.
Notre phoque nous a fourni un déjeuner délicieux à six heures.
Chipp, rayé ce matin de la liste des malades, a repris son service. C’est un renfort pour Melville, qui n’a plus qu’à s’occuper de préparer la route et à installer les ponts à la place du docteur, qui passe au cadre de réserve.
A neuf heures du soir, l’île est plus distincte que jamais. Je sens renaître l’espoir d’avoir fait une nouvelle découverte.
En repassant mes calculs de longitude, j’ai rectifié notre latitude. Je trouve actuellement 76° 41´ de latitude et 153° 30´ de longitude est; soit trente sept milles parcourus dans la direction du sud, quarante-trois degrés est depuis le 10. La sonde nous accuse trente-trois brasses...
Dimanche 17 juillet.—M. Dunbar croit que nous atteindrons la mer libre d’ici deux jours, mais la terre me paraît toujours aussi éloignée...
Un plongeon que j’ai fait aujourd’hui à travers la glace nous a révélé une curieuse ruse chez les morses. L’amphibie, cause de mon malheur, avait deux trous conduisant à la mer et communiquant ensemble par une galerie recouverte de neige et d’une mince couche de glace.
Je suppose qu’il se ménageait ainsi un réduit au cas où un ours serait venu à lui couper la retraite près du trou où il venait respirer; il y avait en effet une cavité où il s’était couché et gratté, car elle était toute tapissée de poil.
A partir de cette date, jusqu’au mardi 26 juillet, les notes du capitaine de Long s’étendent sur les difficultés d’avancer sur la glace. Plus les naufragés approchent de la terre et plus l’état de la glace qu’il faut traverser devient chaotique. Pendant ce temps, ils ont tué un phoque, un ours, un walrus. MM. Collins et Chipp ont signalé une apparence de terre, mais les indices en étaient si vagues que de Long n’a pas jugé prudent de se détourner de sa route pour en vérifier l’existence. Enfin, il raconte que le 26 juillet, M. Collins s’étant levé pendant que les autres dormaient, a pu voir, en face du camp, une vallée dans l’île et distinguer de l’eau entre la plaine de glace où se trouvent les naufragés et une ceinture de glace qui entoure la terre.
Je crois que nous sommes assez à l’ouest pour n’avoir point à redouter d’être entraînés par le courant de glaces flottantes, à moins que nous ne soyons dans un tourbillon créé par ce courant et qui nous pousserait plus près de terre. Comme il est impossible de rien distinguer, ce serait une folie de se lancer au milieu de ce chaos d’où l’on ne pourrait sortir; j’attendrai donc jusqu’à ce que je puisse profiter de quelque occasion favorable pour aborder.
Je n’oublierai jamais, je crois, la journée d’hier: nulle part au monde on ne peut rencontrer une série de difficultés et de contre-temps pareille à celle que nous avons eue, ni assister à un tel changement à vue dans la position des glaçons et des canaux qui les séparaient. A peine avions-nous commencé à manœuvrer nos embarcations le long d’une crevasse où nous croyions trouver une route sûre et commode, qu’elle se fermait. Quand nous étions sur la glace c’était pis encore. Tantôt elle rompait sous nous, tantôt elle s’éloignait, s’en allant à droite quand nous voulions aller à gauche et vice versa; aussi chaque fois que nous étions parvenus à mettre en sûreté nos bagages en traversant une crevasse, c’était comme si nous les avions sauvés de la destruction; ajoutez à cela que pendant tout ce temps nous avions la terre à moins d’un demi-mille. Cette terre, comme pour nous tenter, semblait nous inviter à aller nous mettre à l’abri sur son sol immuable et reposer nos membres fatigués sur la pente de ses collines couvertes de mousse.
Hier matin, quand je pris la résolution d’aborder, décidé à lutter au besoin pendant vingt-quatre heures pour triompher de toutes les difficultés qui se présenteraient, nous avions tant de voies ouvertes devant nous que j’étais embarrassé du choix, car toutes paraissaient devoir nous conduire à la côte; mais un quart d’heure après, je n’avais plus devant les yeux qu’un dédale inextricable de glaçons et de canaux. Il n’est pas besoin de dire que quand, à six heures du soir, j’abandonnai mon projet, nous étions tous épuisés et incapables d’un nouvel effort. Nous étions tous mouillés jusqu’aux genoux, et les crampes que nous ressentions dans nos jambes raidies, ont persisté encore pendant une heure ou deux après que nous avons été plongés dans nos sacs. D’ailleurs, nous étions tous trop fatigués pour goûter le repos dont nous avions besoin. Néanmoins nous sommes tous très bien portants ce matin, et personne ne se ressent de ses fatigues. Peut-être notre position est-elle meilleure, au reste, que si nous avions poursuivi nos efforts, car si nous n’étions pas arrivés à terre après un travail continuel de vingt-quatre heures, nous nous serions probablement trouvés entraînés pendant la nuit par la force du courant à plusieurs milles de la terre. Aujourd’hui le brouillard s’est levé à midi, et nous a permis de voir la terre pendant quelques instants. La pression de la glace, en tournant autour de la pointe orientale de l’île, nous a refoulés dans la baie, et entre le glaçon qui nous porte et le rivage existe un espace presque libre de deux milles environ de largeur. Je suppose que les nombreux blocs et monticules de glace qui entourent notre glaçon nous offriraient de sérieuses difficultés pour lancer nos embarcations. En dehors de ces amas de glace, la mer brise avec force; en outre le vent souffle par rafales. La tente no 6 a déjà été renversée deux fois. Je veux donc attendre l’après-dîner pour voir la tournure que prendront les choses.
A midi et demi, un ragout d’ours nous a offert un excellent repas. A une heure et demie, le brouillard nous a, de nouveau, caché la terre. D’ailleurs, rien n’était changé dans notre situation. Si je n’avais suivi que mes désirs, j’aurais donné désormais l’ordre de marcher en avant, mais la prudence m’a forcé d’attendre que le vent se modérât. Le baromètre a baissé; la pluie est tombée par grains, et il était impossible de rien distinguer au milieu du brouillard. J’ai donc pris la résolution d’attendre que le temps s’améliore: alors je lancerai le second canot afin d’essayer de porter quelques provisions à terre.
En un moment la sonde nous indique trente brasses, sans révéler l’existence du moindre courant. Notre glaçon supporte évidemment une forte pression qui le tient solidement en place. Probablement à la première occasion, l’amas de glaces brisées qui nous enserre va se disperser sans laisser l’espace nécessaire pour lancer nos canots, au cas même où notre glaçon ne serait pas poussé impétueusement vers la côte.
Pendant l’après-midi, l’apparence de la glace a changé constamment. A un moment, elle paraissait aller de notre glaçon à la côte. A un autre, nous apercevions des canaux libres de glace. Notre glaçon s’est même trouvé isolé comme une île pendant un instant, de sorte qu’il eût été possible de lancer les embarcations pour atteindre le rivage. J’avoue que j’ai été tenté de le faire, mais j’ai réfléchi que la baleinière ne peut prendre autre chose que son équipage avant que ses gabords ne soient réparés, et que, dans ces conditions, les deux canots auraient six ou sept voyages à faire pour transporter tous nos bagages. D’ailleurs, avant que notre premier bateau eût été à l’eau, la glace s’est montrée entre la terre et nous, et la voie nous était fermée une fois de plus.
On croirait que la Providence dirige elle-même nos mouvements, car le glaçon sur lequel nous avons passé la nuit, est le seul de quelque étendue; partout autour de nous règnent la confusion et le chaos. Si j’en avais choisi un pour m’arrêter, il est difficile de dire où nous serions maintenant.
Nous sommes entraînés lentement vers l’ouest, dans la direction de la côte que nous longeons, à un mille ou un mille et demi de distance, et à l’heure actuelle (sept heures du matin), nous nous trouvons en face d’un large glacier, qui peut avoir vingt pieds de haut, et dont, avec une lunette, nous pouvons distinguer les bords déchiquetés. Pendant toute la journée, j’ai cherché attentivement un point pour atterrir, sans en trouver aucun. La côte n’est formée partout que de falaises abruptes ou de glaçons, et n’offre aucune place commode pour aborder. Le baromètre se tient immobile, et, quoiqu’il pleuve par instants et que nous n’apercevions qu’un ciel sombre, partout où le brouillard ne nous le voile pas, je compte sur une amélioration pour cette nuit. Un ragout d’ours fait les frais de notre souper, à six heures du soir, et nous allons nous coucher à neuf heures.
Mercredi, 27 juillet.—Appel général à six heures. Déjeuner à sept. Le vent a tourné à l’est et s’apaise. J’ai attendu, pendant toute la matinée, une éclaircie, avec patience. J’étais plein d’espérance, mais en ce moment (1 heure du matin), un brouillard impénétrable nous environne. Le baromètre a monté, la température est à 30°. Nos sondes accusent seize brasses d’eau. Je crains que nous n’ayons été entraînés trop à l’ouest de la baie où nous trouvions hier treize brasses, pour espérer de pouvoir y aborder. Dans ce cas, nous ouvririons la côte ouest de l’île. Le dernier espoir qui nous reste de rencontrer une voie ouverte dans le voisinage de cette île serait alors évanoui. Cependant nous avons lieu de nous estimer heureux. Chacun de nous jouit d’une excellente santé, malgré les terribles efforts qu’il nous a fallu faire pendant quarante et un jours consécutifs de marche sur la glace. Notre appétit est extraordinaire, et pendant la nuit, nous avons un sommeil réparateur et ininterrompu. Nous avons fait une telle brèche à la chair de notre ours, que nous aurons, pour souper, la ration ordinaire. (En cinq repas nous avons absorbé environ 250 livres de chair d’ours. Le poids brut de l’animal devait être de 450 livres.) La seule trace, qui nous reste de notre longue marche, est que nos pieds sont devenus sensibles, sans doute parce que nous les avons eus trop souvent humides.
Nous avons dérivé le long de la côte depuis hier soir, et le glacier qui se trouvait alors en face de nous est maintenant sur notre droite. Mais nous nous trouvons à la hauteur d’un énorme banc de glace qui s’étend sans doute jusqu’au rivage, et dont nous ne sommes séparés que par quelques petits canaux insignifiants. L’occasion était trop belle pour la laisser passer. Tout le monde s’est mis à l’œuvre. A sept heures un quart, nous partions avec quatre traîneaux à la fois. Les officiers eux-mêmes tiraient sur les traits; les embarcations sont enlevées à leur tour, et dans une heure tout notre bagage est amené sur le banc de glace. Mais nous découvrons bientôt que nous avons commis une erreur. Nous sommes encore sur une île de glace d’un mille et demi de large, et séparée du rivage par un chenal d’un demi-mille et rempli de glace brisée, formant un véritable dédale de canaux. J’ai reconnu aussitôt que nous ne pourrions surmonter cet obstacle pendant la nuit et que nous ferions mieux d’y consacrer un jour entier. Le vent ayant tourné à l’est-sud-est, soufflant avec une certaine violence, la pluie s’est ensuite mise à tomber avec persistance, et quand, à onze heures du soir, j’ai donné l’ordre d’établir le camp sur le glaçon, je crois que j’ai agi avec prudence.
Jeudi, 28 juillet.—Appel général à sept heures et déjeuner à huit. Temps brumeux et désagréable, avec un vent de l’est-sud-est. Nous entrevoyons la terre de temps en temps. Nous avons un peu dérivé vers l’ouest; le baromètre indique une baisse considérable de pression atmosphérique; le thermomètre est à 30°. En route à neuf heures moins dix. Envoyé M. Dunbar en avant, et quelque temps après nous avons réussi à traverser le bras de glace qui nous a arrêté hier, pour passer sur un petit glaçon que nous nous hâtons de traverser. Le brouillard nous enveloppe d’un voile impénétrable; je crains que nous ne soyons arrivé à un moment périlleux. M. Dunbar, revenu, m’annonce néanmoins qu’après avoir quitté ce glaçon, nous ne trouverons plus que de larges blocs de glace séparés par des canaux et s’étendant jusqu’à la ceinture qui entoure ce rivage large de deux pieds seulement. Pour nous, c’est une bonne fortune que nous ne pouvons laisser échapper; nous marchons donc en avant. Mais, malgré la hâte que nous employons à traîner notre dernier convoi à travers ce glaçon, quand nous atteignons le bord, tout est changé. La glace s’est brisée et nous nous trouvons en présence d’innombrables blocs de glace, se mouvant avec rapidité. Beaucoup de ces glaçons flottants ressemblent à de petites montagnes arrachées du pied d’un glacier, et avec leurs sommets arrondis et leurs arêtes à angle droit me font l’effet d’icebergs.
A midi et demi, tous nos bagages étaient arrivés sur le bord du glaçon; nous nous sommes mis alors à dîner. Le soleil essayait alors de faire passer ses rayons à travers le brouillard: j’espérais donc une éclaircie; mais à une heure et demie, quand nous voulûmes nous remettre à la besogne le brouillard était redevenu aussi épais qu’auparavant. La situation s’était cependant améliorée, car un grand glaçon se trouvait alors le long du nôtre et quelques blocs de glace nous offraient les matériaux pour faire un pont convenable. Nous marchâmes donc en avant, mais ce glaçon avait une surface peu étendue, et nous eûmes bientôt atteint le bord opposé. Ici, nouvelle source d’embarras. Heureusement nous avions devant nous un autre bloc plus étendu sur lequel nous pouvions passer. Tous nos bagages furent embarqués sur un radeau de glace, qui devait nous servir de bac, et que nous nous proposions de haler avec une ligne. Après un travail surhumain, notre radeau était débarrassé à quatre heures du soir, et nous commencions le halage.
Soudain, de toutes les poitrines s’échappa la même exclamation: «Regardez!» En face de nous, la terre, comme un immense château-fort, s’élevait à 2,000 pieds au-dessus de nos têtes, tandis que nous, nous l’évitions comme si nous nous fussions trouvés entraînés par le courant d’un moulin. La sonde fut jetée en toute hâte. Dix-huit brasses et demie. L’instant suivant, nous atteignîmes notre glaçon, et en avant! Nous y précipitâmes nos traîneaux et nos bateaux; voyant ensuite deux ou trois blocs de glace qui se touchaient presque, nous y glissons nos bagages en toute hâte jusqu’à ce que nous soyons arrivés en face de la ceinture de glace qui environnait l’île. La besogne avait été rude, car les hommes, avec les tentes et le reste de nos provisions sur les épaules, avaient eu peine à courir assez vite pour arriver sur le dernier bloc de glace avant que les autres ne fussent entraînés. Nous y étions enfin; mais là, notre position devint critique, car nous ne pouvions atteindre le banc de glace du rivage, dont nous étions séparés par un canal de dix pieds de large et rempli de glaces flottantes, tandis que notre radeau s’en allait à la dérive avec une vitesse de trois milles à l’heure. En outre, celui-ci n’était pas d’une grande solidité; dans sa course, il pouvait heurter quelques-uns des petits icebergs qui nous environnaient et se briser en nous séparant les uns des autres.
Le moment était vraiment dangereux. La pointe sud-ouest de l’île n’était plus qu’à un demi-mille, et c’était notre dernière planche de salut. Le fruit de plus de deux semaines de travail et d’efforts incessants était donc sur le point de nous échapper. Bientôt je remarquai que notre glaçon commençait à s’ébranler en décrivant un circuit, et pouvait être conduit par ce tourbillon dans une espèce de crique formée par la glace solide, et je jugeai que s’il s’y arrêtait quelques instants, nous aurions le temps de débarquer. «Attention!» m’écriai-je, et avec les traits de nos traîneaux à la main, nous guettâmes le moment opportun. Quelques minutes après, le glaçon se trouva poussé dans la crique, où il s’arrêta. «En avant, Chipp!» Celui-ci sauta aussitôt sur la glace solide. Le premier traîneau passa sans encombre, le second faillit verser, le troisième versa en entraînant Cole avec lui. Il fallut faire un pont pour pousser le quatrième. J’ordonnai immédiatement de faire passer les traîneaux de Saint-Michel, mais ils paraissaient retenus par quelque chose. Surveillant attentivement notre glaçon, je m’aperçus qu’il allait s’éloigner. «En avant avec le bateau!» Aussitôt dit, aussitôt fait, les embarcations sont à l’eau. Les hommes quittèrent les traîneaux pour se jeter dans les canots, et juste au moment où l’on commençait à hisser le canot no 1 sur l’autre bord, notre gâteau de glace m’emportait avec Melville, Iverson, Anequin, ainsi que six de nos chiens. Wilson avait emmené une partie de ceux-ci dans le youyou, mais nous ne pouvions le faire revenir pour prendre le reste. Chipp était sur la glace solide avec les canots, et je savais qu’il pouvait veiller à tout; en outre, j’étais presque certain que tous nos bagages étaient en sûreté. Quant à nous, qui étions sur notre radeau de glace, lequel s’en allait à la dérive, j’avais bien un peu d’inquiétude pour notre propre sort; mais un des coins de ce glaçon, venant à s’approcher d’un bloc de glace solide par un bond, nous eût bientôt mis en sûreté.
Enfin! mais quoique nous fussions sur la glace solide, nous n’étions pas encore à la rive. La ceinture de glace qui entourait l’île s’étendait loin du rivage et entre celui-ci et le point où nous nous trouvions, la banquise n’était qu’une masse confuse de blocs entassés et empilés les uns sur les autres et formant une chaîne de monticules ou se trouvant juxtaposés comme des rayons de miel: c’était donc une barrière infranchissable pour nos traîneaux. Mais pourvu que la base fût solide et que nous pussions y planter nos tentes, peu m’importait le reste. C’était assez pour moi de l’avoir trouvée à six heures et demie; j’ordonnai donc d’installer le camp (notre premier traîneau était arrivé sur la banquise à cinq heures), après avoir traîné tous nos bagages aussi près que possible de la terre, c’est-à-dire à une cinquantaine de pieds. La paroi de la falaise était littéralement animée par la multitude d’oiseaux de mer qui s’y tenaient perchés.
Le souper eut lieu à sept heures et demie du soir. A huit heures et demie, je réunis tous mes hommes pour la revue, et les conduisis tous sur le rivage où nos couleurs nationales furent arborées. Alors, les réunissant tous autour de moi, je leur dis:
«Cette terre que nous avons eu tant de peine à atteindre est une nouvelle découverte. J’en prends donc possession au nom du président des États-Unis et lui donne le nom d’île Bennett. Je vous propose, en outre, de consacrer cette prise de possession par trois hurrahs!»
Jamais hurrahs plus formidables ne sortirent de poitrines humaines. Me tournant ensuite vers le lieutenant Chipp, je lui dis: «Lieutenant, accordez aux hommes de l’équipage toute la liberté que vous pouvez leur accorder sur une terre américaine». Trois autres hurrahs furent alors poussés en mon honneur. Maintenant, je corrige la date et rappelle qu’à huit heures et demie du soir, le 29 juillet, j’ajoutai l’île Bennett au domaine des États-Unis. Je baptisai du nom de cap Emma, la pointe de terre sur laquelle nous avions pris terre. Nous allâmes nous coucher à neuf heures du soir. Un vent violent soufflait de l’est, tandis qu’un épais brouillard nous enveloppait et que les glaces flottantes passaient rapidement le long de la côte dans la direction de l’ouest. Pendant toute la nuit, les oiseaux firent un vacarme assourdissant, mais néanmoins nous dormîmes profondément.