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L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2: ouvrage composé des documents reçus par le 'New-York Herald' de 1878 à 1882

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CHAPITRE IV.

Seconde année dans les glaces.

Le navire une seconde fois dans ses quartiers d’hiver.—Commencement de la nuit de trois mois.—Observations astronomiques et téléphoniques.—Fêtes de Noël et du nouvel an.—Canal Melville.—Trou Dunbar.—Retour de la lumière.—Terre.—Extraits du livre de loch.—L’île Jeannette.—Épaisseur de la glace.—État de la glace.—Une seconde île.—L’île Henrietta.—Descente d’une troupe d’explorateurs sur cette île.—Description de l’île Henrietta.—Melville trompé par l’heure.—Il laisse un cairn sur l’île avec des papiers pour constater sa prise de possession.—Préparatifs à bord en vue de la rupture définitive des glaces.—État de celles-ci.—La débâcle commence.

Le navire fut établi dans ses quartiers d’hiver dès le mois de septembre. Des remblais de neige furent élevés tout autour, et le quartier des matelots fut réinstallé sur ce pont que la tente couvrit dans toute sa longueur. On y comprit même le faux-pont. Économie et rationnement furent à l’ordre du jour pour les vivres et les vêtements aussi bien que pour le charbon. Toutefois le règlement d’hiver, pour les repas, les heures d’exercice, etc., ne fut appliqué que le 1er novembre.

Malgré ce que nous venons de dire, l’été de 1881 avait été relativement calme, mais en octobre les glaces reprirent leur mouvement, et vers le milieu du mois la nappe se fendit de nouveau en une infinité de morceaux qui, s’empilant les uns sur les autres, formèrent des monticules dont les étreintes eussent été funestes pour tout navire qui se fût trouvé pris entre eux. Le thermomètre tomba à 46° vers le 15. Lorsqu’on marchait sur la neige, qui avait recommencé à tomber, elle résonnait sous les pieds rendant un son métallique capable de couvrir celui de la voix.

«Lorsque la glace, dit M. Newcomb, venait de se rompre près de nous, vous entendiez un bruit sourd et prolongé puis vous ressentiez une sorte de trépidation qui vous avertissait que quelque chose se passait sous vos pieds; puis soudain la glace s’enfonçait avec le bruit d’un coup de canon. Bien que prévenu, ce bruit ne laissait jamais que de vous faire tressaillir. Mais le glaçon vous entraînait, et il n’était que temps pour vous de chercher asile sur un autre, qui, souvent, vous réservait la même surprise. Maintes fois j’ai été acteur dans cette scène qui vous charme et vous attire.»

Novembre et décembre furent aussi extrêmement froids bien que dans le premier la température subît de grandes variations, tombant à -33° dans la première semaine pour se relever à +8° vers la fin. Au reste toutes les fois que la glace venait à se rompre il se produisait un relèvement de la température produit par dégagement de chaleur qui se dégageait de la crevasse. Les plus basses températures coïncidaient toujours avec le temps clair. On observa plusieurs météores dans le courant de ce mois. Ces phénomènes avaient surtout de l’intérêt pour M. Collins, qui avait toujours quelque chose d’intéressant à nous dire à leur sujet, et cela avec ce charme de langage qui lui était propre.

Pendant le mois de décembre, le navire ressentit de nombreuses commotions et la pression des glaces devint terrible.

Le soleil nous était apparu par réfraction, pour la dernière fois, le 10 novembre; le 11 il avait disparu.

Heureusement, pendant ces deux mois, nous n’eûmes à supporter aucune tempête violente.

Pendant le premier hiver, les observations météorologiques avaient été faites d’heure en heure. M. Collins y apportait un soin extrême, et ne perdait jamais une occasion de recueillir quelque donnée nouvelle, intéressante pour la science. Au reste, il était aidé dans ce travail par chacun des officiers, qui venait à son tour lui prêter son concours.

Les observations astronomiques furent d’abord confiées au lieutenant Danenhower, mais lorsqu’il tomba malade, le capitaine et le lieutenant Chipp, le remplacèrent. Ce dernier, qui était un électricien accompli, reprit, en outre, le programme donné par l’Institut smithsonien aux marins du Polaris, et s’attacha à étudier tous les phénomènes électriques, principalement les variations du galvanomètre pendant les aurores boréales. Il recueillit ainsi plus de deux mille observations, qu’il se proposait de soumettre, à son retour, à un spécialiste, afin de faire rectifier ses erreurs d’appréciation. Il remarqua que l’écart putatif de l’aiguille était toujours en raison directe de l’intensité d’éclat des aurores.

Il installa aussi des fils téléphoniques en dehors du navire, mais ceux-ci ne lui causèrent guère que des ennuis, car, à chaque instant, ils étaient brisés par le vent ou par le mouvement des glaces. Les téléphones du navire fonctionnaient, au contraire, d’une façon très régulière. Parmi ses observations astronomiques, il en fit sur les éclipses des satellites de Jupiter, qui lui fournirent d’excellentes données pour corriger les erreurs de nos chronomètres; pour ce genre d’observation il employait un télescope marin perfectionné, qu’il avait monté sur un baril. Il employa aussi, par la suite, un télescope de transit, monté de la même façon. Ces observations étaient bien préférables aux observations lunaires pour régler nos chronomètres.

Comme l’année précédente, le jour de Noël fut un jour de réjouissance pendant lequel les hommes de l’équipage, nous donnèrent une charmante soirée, dans la cabane du pont. Bouquets et bouquetières, rien n’y manquait. «Les bouquets, dont un se trouve en ce moment sous mes yeux, dit M. Newcomb, à qui nous empruntons tout le récit de cette fête, étaient faits avec du papier vert et du papier violet, et le matelot Johnson vint nous les offrir en adressant à chacun un de ses plus gracieux sourires. Pauvre camarade! il est aujourd’hui disparu. C’était un brave garçon et un matelot d’élite. De tous ceux qui, cette nuit-là, prirent part à la représentation comme acteurs, neuf sont parmi les manquants.

»Voici le programme de cette représentation:

MINSTRELS DE LA JEANNETTE.

PROGRAMME.

Première Partie.

Ouverture, exécutée par la troupe tout entière.  
The Slave Sweetman.
Nelly Gray Wilson.
What should make you sad? G.-W. Boyd.
The spanish cavalier E. Star.
Our Boys H. Warren.

Deuxième Partie.

Le grand Ah Sam et Long Sing, donneront une de leurs étonnantes représentations tragiques.

Solo d’accordéon, par le célèbre M. Dressler.

Chants sérieux-comiques, par M. Wilson.

Rentrée d’Alexis et d’Anequin.

Solo de violon, Knack.

La lanterne magique, Sweetman.

Pour finir, la pièce populaire des DEUX FRÈRES SIAMOIS.

PERSONNAGES:

Le professeur M. Boyd.
Agent, amoureux de la fille du professeur. H.-W. Leach.
La fille du professeur W. Shawell.
Les deux frères siamois P.-E. Johnson et H. Warren.

FINAL.

The Star Spangled Banner, par la troupe tout entière.

La veille de Noël 1880.

»Le vendredi soir, 31 décembre, nous eûmes une nouvelle représentation, la dernière donnée par les hommes de l’équipage, à l’ouverture de laquelle M. Collins lut un long prologue, aux applaudissements de toute l’assemblée.»

Le mois de janvier fut remarquable à cause de ses variations de température; au reste il fut plus doux que les deux précédents. Vers le 15, le vent se fixa au sud-est et nous fit dériver vers le nord-ouest. La profondeur de la mer augmentait graduellement à mesure que nous avancions dans cette direction, tandis qu’elle diminuait dans toutes les autres. Dans sa marche forcée, le navire suivait donc une espèce de chenal. Celui-ci reçut le nom de canal de Melville, car notre ingénieur fut le premier à signaler son existence. Chaque matin, le lieutenant Chipp faisait des sondages, qui, au bout d’un certain laps de temps, nous permirent de juger, à l’estime, de notre direction, avec une précision telle que nos supputations se trouvaient correspondre exactement avec les calculs basés sur les observations. Pour mieux préciser la vitesse du mouvement qui nous emportait, le lieutenant avait établi une échelle graduée d’après l’espace parcouru dans la journée: un mouvement lent correspondait à trois milles; un mouvement modéré, à six; un mouvement rapide, à neuf; enfin un mouvement très rapide, à douze. Avant de faire une observation, M. Chipp tenait toujours compte de la direction et de la rapidité du courant ainsi que de la position du navire. D’ailleurs, son jugement était excellent.

Février fut le mois le plus froid cette année-là. La moyenne de température établie pour les trois mois précédents ne fut que six degrés plus basse que celle des trois mois correspondants de l’année 1880. Nos sondages continuaient à être de trente-trois brasses. Cependant un matin M. Dunbar signala quarante-quatre brasses. Cet endroit fut désigné sous le nom de trou Dunbar. Au reste nous devions y revenir un peu plus tard.

Ce fut le 15 février que nous revîmes le soleil pour la première fois, et son apparition fut saluée par plusieurs salves de cheers. Nous dérivions alors rapidement vers le nord-ouest, et la neige s’était tellement accumulée autour du navire qu’à cinquante ou soixante mètres, on ne voyait plus que la cheminée et les épars. Le glaçon au milieu duquel nous étions emprisonnés avait considérablement perdu de son étendue; on eût dit que la Jeannette était dans son dernier dock. Mais à ceux qui prétendent qu’un navire court peu de dangers dans l’Océan Arctique, on pourrait répondre: «On voit que vous n’y êtes jamais allé, car un navire pris dans les glaces est comme celui qui se trouve sous un feu roulant.»

Le commencement du printemps n’offrit aucun incident digne d’être noté. Ce ne fut que le 6 avril que nous vîmes le premier guillemot de l’année; néanmoins, pendant ce mois, nous aperçûmes un plus grand nombre d’oiseaux que nous n’en avions remarqué l’année précédente à pareille époque. Nous distinguâmes même parmi eux quelques espèces nouvelles. Cependant les êtres animés étaient rares et tous les hommes durent partir à la chasse quand le docteur demanda des vivres frais pour l’indien Alexis. Celui-ci était paraît-il, menacé du scorbut, et souffrait beaucoup d’abcès qu’il avait aux jambes. Du reste la santé générale de l’équipage faiblissait à vue d’œil. A la visite réglementaire du premier mai, le docteur Ambler dut porter six ou sept hommes sur la liste des malades et les mettre au régime du whiskey et de la quinine. La saison était bonne cependant, et nous n’avions éprouvé aucune des tempêtes si fréquentes au printemps. Toutefois, quand je dis que la saison était bonne, il faut entendre aussi bonne qu’elle pouvait l’être dans l’Océan Arctique.

Enfin, le 18 mai, le vieux pilote Dunbar qui, depuis le commencement, du mois se tenait dans les hunes, cherchant avec opiniâtreté à découvrir la terre, parvint à en découvrir une au sud-ouest. La joie causée à bord par cette découverte fut indescriptible, car nous n’avions vu aucune terre depuis de longs mois, et depuis deux ans, le pied d’aucun de nous n’en avait foulé le sol. «Bien que le voisinage de cette terre dût rendre notre position plus critique encore, dit M. Newcomb, à cause de la rupture des glaces qui, à chaque instant, pouvait être fatale au navire, je ne pus cependant me défendre d’un certain sentiment de sécurité, comme si sa proximité seule suffisait à assurer notre sûreté.»

Ce qui va suivre est extrait du livre de loch, tenu jour par jour, à bord de la Jeannette par le capitaine de Long. Nous pourrons ainsi combler une lacune qui existe dans la narration du lieutenant Danenhower à qui l’état de ses yeux ne permettait pas de suivre le cours rapide des événements survenus jusqu’à la date fatale du 12 juin, jour où la Jeannette sombra.

Avant de citer ces extraits, M. Jackson, nous fait remarquer que le capitaine de Long, après avoir franchi le 180e méridien, a négligé d’avancer les dates d’un jour, comme il aurait dû le faire, dans la persuasion où il était que tôt ou tard, il serait, comme les navigateurs qui l’ont précédé dans ces latitudes, forcé de repasser ce méridien et entraîné dans la direction du nord-est. «C’est pourquoi, dit M. Jackson, je donnerai les dates réelles afin de marquer la position géographique de la Jeannette. En outre, ajoute-t-il, j’emprunterai au livre de loch, non-seulement le rapport officiel sur la découverte des îles, mais je le citerai jusqu’à la dernière page où se trouve une note écrite au crayon, de la main du lieutenant de Long.»

EXTRAITS DU LIVRE DE LOCH.

Loch du steamer arctique américain la Jeannette, tel qu’il a été tenu pendant que ce navire était emprisonné au milieu des glaces, et s’en allait à la dérive jusqu’à cinq cents milles au nord-ouest de l’île Herald dans l’Océan Arctique.

Mardi, 17 mai 1881, midi.—Latitude par observation directe: 60° 43´ 20´´ nord. 161° 53´ 45´´ est, par observation chronométrique faite dans l’après-midi; sonde: 43 brasses; fond vaseux. La ligne à plomb indique un faible courant au nord-ouest. Temps sombre et gris dans la matinée; clair et agréable dans l’après-midi. A sept heures du soir, le pilote Dunbar signale du haut du mât une terre portant au sud 78° 45´ ouest (magnétique) ou 83° 15´ ouest (vrai). Cette terre semble être une île, et la partie qui est visible pour nous a la forme indiquée dans les gravures jointes au présent livre.

Le rideau de brouillard qui en couvre une partie et s’étend au nord empêche d’en voir toute l’étendue. Cette île est également visible du pont; mais il est impossible d’en estimer la distance.

Aucune terre n’étant marquée sur nos cartes dans ces parages, nous supposons qu’il nous est permis de la considérer comme une nouvelle terre. Quoiqu’il en soit, c’est la première que nous voyons depuis le 24 mars, jour où nous avons aperçu pour la dernière fois la côte de la Terre de Wrangell.

Mercredi, 18 mai 1881.—76° 43´ 38´´ latitude nord; 161° 42´ 30´´; longitude est.

La terre découverte hier est restée en vue pendant toute la journée, d’une façon bien plus distincte. Nous pouvons aujourd’hui en déterminer la forme avec une grande exactitude.

Les nuages d’hier, ou le banc de brouillard, pour me servir de l’expression employée par les matelots pour les désigner, étant disparus de la partie supérieure de l’île, nous pouvons y distinguer des pointes rocheuses dont les flancs sont couverts de neige qui s’étendent derrière dans la direction de l’ouest, et se terminent en une masse conique qui simule le sommet d’un volcan.

Jeudi, 19 mai 1881.—76° 44´ 50´´ latitude nord 161° 30´ 45´´ longitude est.

Des matelots chargés de faire un trou dans la glace du côté de babord sont arrivés à dix pieds deux pouces de profondeur sans atteindre la face inférieure de la croûte glacée. Ayant recommencé un autre trou, ils l’ont poussé jusqu’à quatre pieds, puis, se servant d’une vrille ils ont atteint deux pieds deux pouces plus bas, soit en tout quatorze pieds deux pouces, sans arriver à la surface liquide. L’eau suintant à travers la glace et s’amassant au fond du trou, ils n’ont pas cherché à pénétrer plus avant. Toutefois, il y a lieu de supposer que la nappe de glace avait plus d’une épaisseur en cet endroit, et que des glaçons s’y trouvaient superposés; d’ailleurs, le suintement de l’eau semble corroborer cette opinion.

La nappe de glace s’est entr’ouverte à cinq cents mètres environ, à l’est du navire, mais s’est refermée en partie vers dix heures du soir. Au moment ou les bords de la glace se sont rejoints, le navire a ressenti plusieurs secousses assez légères.

Nous avons eu l’île complétement en vue pendant toute la journée. Vers six heures du soir, nous avons, à plusieurs reprises, entrevu, mais d’une façon distincte, une terre élevée à l’ouest de la première, avec laquelle elle semblait reliée par une pente neigeuse.

Le centre de la terre, que nous avons reconnu être une île, porte maintenant à l’ouest (vrai); mais comme aujourd’hui nous n’avons pu faire une observation, il nous est impossible de déterminer sa position ni sa distance par rapport à nous.

Samedi, 22 mai.—76° 52´ 22´´, latitude nord 164° 7´ 45´´ longitude est;—Le point de l’île qui, le 16, portait nord 83° 15´ ouest (vrai) gît aujourd’hui sud 78° 30´ ouest (vrai), d’où on peut conclure que cette terre se trouve de 24 à 35 milles de nous. La position du point observé est, par conséquent, 76° 47´ 20´´ latitude nord et 159° 20´ 45´´ longitude est.

D’après nos observations, faites à l’aide du sextant, il se trouve que l’île, telle que nous la voyons aujourd’hui sous-tend un angle de 2° 10´.

Du 21 au 23 mai, le livre de loch ne fait aucune mention de l’île.

Mercredi, 25 mai.—70° 16´ 3´´ latitude nord, 159° 33´ 30´´ longitude est.—Ce matin, à huit heures, nous avons observé de nombreuses crevasses qui s’étendent à perte de vue entre les glaçons; les uns communiquent et s’embranchent les uns avec les autres, tandis que d’autres sont simples; mais leur direction générale est nord-ouest. En traînant, de temps en temps, les canots sur la glace, on aurait pu s’éloigner de plusieurs milles du navire; mais aucune de ces solutions de continuité n’était suffisamment large pour livrer passage à ce dernier.

Nous ne nous étions pas trompés en signalant l’existence d’une terre à l’ouest; celle-ci existe en réalité au point indiqué.

Comme pour la première, nous nous croyons fondés à la considérer comme une nouvelle terre. C’est une île également, mais dont on ne peut encore déterminer l’étendue ni l’éloignement.

Voici les relèvements que nous en avons pris:

Mât du navire (ship s. head), sud 14° ouest (vrai).

Extrémité orientale de l’île découverte le 17 courant, sud 17° ouest (vrai).

Point le plus rapproché de l’île aperçue aujourd’hui, sud 69° 30´ ouest (vrai).

Le sextant nous a donné les angles suivants:

La première île sous-tend un angle de 2° 42´; son altitude est de 0° 16´.

L’île vue aujourd’hui sous-tend un angle de 3° 35´; son altitude est de 0° 10´.

L’intervalle qui sépare ces deux îles couvre un angle de 49° 55´.

Mardi, 31 mai.—Pas d’observations.—L’équipage est occupé à creuser une tranchée autour du navire, et, à partir de quatre heures du soir, s’est mis à monter des vivres et à faire tous les préparatifs pour une expédition en traîneau, qui doit quitter le navire demain matin.

Mercredi, 1er juin.—Pas d’observations.—A neuf heures du matin, un parti, composé de l’aide-ingénieur Melville, de M. Dunbar, des matelots W.-F.-C. Ninderman et H.-H. Erickson, du chauffeur de première classe Bartlett et de Walter Shawel, s’est mis en route pour essayer d’aborder sur l’île que nous avons découverte le 25, qui se trouve actuellement au sud-ouest un demi-ouest (vrai), à une distance approximative de douze milles. Ce parti emporte avec lui le Dingy, solidement attaché sur un traîneau attelé de quinze chiens, avec des vivres pour sept jours, des havre-sacs, des sacs pour dormir et enfin des armes.

Au départ des explorateurs, tout l’équipage était assemblé sur la glace. Le traîneau s’est mis en marche au milieu d’une triple salve de «Cheers.» A six heures du soir, on pouvait encore apercevoir la petite troupe à cinq milles du navire.

Jeudi, 2 juin.—77° 16´ 14´´ latitude nord.—On voit encore les voyageurs du haut des mâts; ils semblent arrivés à moitié chemin de l’île.

Samedi, 4 juin.—77° 12´ 55´´ latitude nord, 158° 11´ 45´´ longitude est.—L’apparence crevassée de la glace à l’avant du navire semble indiquer que celui-ci tend à se relever de son ber. Pour faciliter son exhaussement et pour le soulager de la pression exercée sur la quille et sous l’hélice, l’équipage a passé toute la journée à creuser la glace sous les voûtes d’arcasses et dans le voisinage du propulseur.

La glace avait la dureté du cristal de roche et adhérait si fortement contre les parois du navire, qu’elle portait imprimée en creux l’empreinte des plus petites inégalités du bois. Le grain de celui-ci et les fils de l’étoupe y étaient visibles sur les parties du glaçon dont la coque avait pu se détacher dans son mouvement ascensionnel.

Les relèvements de l’île que nos explorateurs sont allés visiter fournissent les indications suivantes: extrémité sud S. 52° ouest vrai; extrémité septentrionale sud 51° ouest vrai.

Dimanche, 5 juin.—Pas d’observations.—A 11 heures du matin, un feu a été allumé sur l’avant. On y a jeté force goudron et étoupes, afin d’obtenir une fumée épaisse et noire. C’était le signal convenu avec Melville pour lui indiquer notre position. A 4 heures, une brume épaisse s’étant élevée, nous avons tiré un premier coup de canon avec une pièce ordinaire; un second lui a succédé, mais avec le canon destiné à la pêche de la baleine. Pendant ce temps-là, nos charpentiers travaillaient activement à réparer la chaloupe à vapeur.

Lundi, 6 juin.—Pas d’observations.—L’équipage est assemblé pour la revue et la lecture du règlement. L’officier commandant passe ensuite l’inspection du navire. A 1 heure, célébration du service divin dans la cabine. A 6 heures, Melville et sa troupe sont en vue; ils reviennent vers le navire. Aussitôt, la garde de tribord reçoit l’ordre de se porter au-devant d’eux. A 9 heures, Ninderman, Erickson et Bartlett arrivent le long des flancs du navire, ramenant le pilote Dunbar, qui a été frappé de cécité complète par la réverbération de la lumière sur la glace. Le traîneau les accompagne. Melville et Shawell arrivent à leur tour à 10 heures 20.

Arrivés à cette date, nous quitterons pour un instant le livre de loch, afin de conserver, autant qu’il nous est possible, aux événements, leur ordre chronologique, et de donner quelques détails plus circonstanciés sur les deux îles que venait de découvrir l’équipage de la Jeannette.

On ne chercha point à aborder sur la première, mais néanmoins sa position astronomique put et fut sans doute déterminée d’une façon exacte, grâce aux données dont se servit le capitaine de Long. Pour faire cette détermination, il eut recours à la triangulation, opérant sur une base établie par observation sur une longue ligne, comprenant le chemin parcouru pendant plusieurs jours d’une marche rapide. Il avait fixé les extrémités de cette ligne de base au moyen de l’horizon artificiel et du sextant.

«Au moment de la découverte de cette île, dit le lieutenant Danenhower, j’étais confiné dans ma cabine, mais toutes les nouvelles m’étaient apportées par Dunbar, Melville, ou Chipp, qui entraient dans des détails tellement circonstanciés que je pouvais presque me représenter cette terre aussi fidèlement que si je l’avais vue. C’est ainsi que j’appris qu’elle était rocheuse et de peu d’étendue, qu’au prime abord elle avait paru très élevée dans sa partie méridionale, et s’en allant en pente douce vers le nord; mais que les jours suivants on avait observé des montagnes derrière cette déclivité, et l’on avait été porté à lui accorder une surface plus grande qu’on ne l’avait supposé. On prit des profils de cette île, des diverses positions où l’on se trouva par rapport à elle; mais c’eût été un acte de folle témérité d’y tenter une descente, car le navire était à ce moment entraîné avec rapidité dans la direction du nord-ouest. En outre, la nappe de glace qui nous retenait prisonniers changeait d’aspect à chaque instant.

»La deuxième île découverte quelques jours plus tard semblait plus vaste, et on eût dit que le courant qui emportait le navire était ralenti par son extrémité septentrionale. A cette époque le lieutenant Chipp, le Dr Newcomb et plusieurs matelots étaient malades et couchés à la suite d’indispositions qu’on sut plus tard avoir été causées par des sels de plomb contenus dans certaines de nos conserves. Pour moi j’étais toujours dans le même état.

»C’est pour cette raison que Melville eut la bonne fortune de visiter le premier l’île qui a reçu le nom d’île Henrietta, et d’y planter le drapeau américain, mission dont il s’acquitta, d’ailleurs, avec beaucoup de bonheur. Au moment du départ, le capitaine évaluait approximativement à douze milles la distance entre le navire et la côte, mais le mauvais temps l’avait empêché de la mesurer. Ce trajet fut aussi pénible qu’on peut l’imaginer; Melville et ses compagnons eurent à faire l’escalade d’énormes monticules de blocs de glace, toujours en mouvement, pour laquelle les chiens du traîneau leur étaient non-seulement inutiles mais nuisibles. Aussi en arrivant à terre, étaient-ils épuisés de fatigue, ce qui décida Melville à donner l’ordre à sa troupe de s’arrêter après une courte excursion, et de se coucher pour dormir. Son intention était de se reposer jusqu’à dix heures le lendemain matin; mais, surexcité sans doute par l’inquiétude, il se réveilla; sa montre marquait sept heures—sept heures du soir vraisemblablement.—Sans plus tarder, il éveilla ses compagnons. Ceux-ci admirent de confiance qu’ils avaient passé douze heures dans leurs sacs, quoiqu’à la vérité le temps leur avait semblé bien court. On se remit donc en marche pour visiter l’île dans laquelle on remarqua deux montagnes, qui reçurent, l’une le nom de mont Sylvie, du nom de la fille du capitaine, et l’autre celui de mont Chipp, en l’honneur de notre premier lieutenant. Divers autres points furent encore baptisés, ainsi deux promontoires furent dédiés à M. Bennett, une pointe basse reçut le nom de pointe Dunbar, et enfin un cap élevé d’environ 1,200 mètres, et complétement dénudé, rappellera aux générations futures l’infirmité dont est affligé M. Melville, duquel il a reçu le nom. Toutes ces dénominations ont été choisies par les matelots, et, dans la suite, elles ont été scrupuleusement respectées.

»Avant de quitter l’île Henrietta, Melville construisit un cairn sous lequel il déposa une boîte de cuivre contenant quelques numéros du Herald apportés de New-York par M. Collins, et un cylindre du même métal renfermant les documents d’usage, plus une lettre du capitaine, dans laquelle celui-ci manifestait sa résolution de rester sur la Jeannette jusqu’au dernier moment, et exprimait l’espoir d’arriver à de hautes latitudes.

»Pendant le trajet du navire à la côte, Dunbar s’était tenu constamment en avant des autres pour explorer la glace et chercher le meilleur chemin; mais il s’était tellement fatigué les yeux à cet exercice pénible, que ceux-ci lui refusèrent tout service; il fut même frappé d’une cécité complète. Cet accident affecta tellement ce vieux loup de mer, à qui les forces physiques n’avaient jamais fait défaut, que dans son découragement il supplia Melville de l’abandonner, ce que celui-ci, naturellement, se garda de faire. Le reste de la petite troupe supporta sans se plaindre les fatigues de cette excursion. D’ailleurs, je dois dire que ces hommes étaient l’élite de l’équipage.

»Pendant l’absence de Melville, la terre nous parut un moment si rapprochée de nous, que Markham Lee me dit: «Mais je veux y aller et en revenir avant dîner.» Ce jour-là, je montai sur le pont et pus juger, de mes propres yeux, que l’île se trouvait encore à vingt ou trente milles; aussi je conseillai à Lee de renoncer à son projet. Melville, que je consultai après son retour sur la distance qu’il avait parcourue, me déclara qu’il ne pouvait l’évaluer à dix milles près; mais cependant qu’elle devait varier entre dix-huit milles au minimum et vingt-huit au maximum. Au reste la route qu’il avait suivie en revenant était tout autre que celle qu’il avait parcourue en allant, car la Jeannette, toujours emportée par les glaces, s’était rapprochée de l’île. J’obtins encore de sa bouche quelques détails sur la configuration de celle-ci, et sur ses productions:

«L’île Henrietta, me dit-il, est élevée et rocheuse, et certains points peuvent atteindre 2 à 3,000 mètres d’altitude. Elle est couverte, dans toute son étendue, d’une couche de neige et de glace qui atteint, dans certains endroits, de cinquante à cent pieds d’épaisseur. Elle possède, en outre, trois glaciers, dont deux petits à l’est, et un très vaste au nord, qui s’étend jusqu’au point où nous avons débarqué, d’où il offre à l’œil un spectacle majestueux et grandiose. Près de la côte, sous le cap Melville, la mer présente dix-huit brasses de profondeur, et la côte est taillée à pic. En fait d’animaux, nous n’avons pas aperçu un seul mammifère, phoque ou autres, et nous n’avons pas rencontré la moindre trace d’ours. Les oiseaux y sont principalement représentés par une multitude de pingouins et de guillemots, qui trouvent un asile sûr pour leurs nids sur les promontoires de Bennett. Shawell y tua plusieurs individus de la dernière espèce, et Bartlett y découvrit une multitude de nids et d’œufs, mais tous placés dans des endroits inaccessibles. Quant au règne végétal, le nombre des espèces que nous y avons rencontrées se réduit à cinq: deux petites mousses, deux beaux lichens et une graminée. On ne trouve pas même de bois flotté sur la côte.»

M. Newcomb nous rapporte que pendant les quelques jours passés dans le voisinage de l’île Henrietta, il avait observé que le nombre des guillemots s’était accru dans une notable proportion. Ces oiseaux, poussés sans doute par la curiosité, venaient tournoyer autour du navire. «Je remarquai, dit-il, que chaque matin ils se dirigeaient vers le nord-est, d’où ils revenaient le soir. Supposant qu’ils y allaient pour chercher leur nourriture, je voulus m’en convaincre, et, quelques jours après, j’eus l’occasion de vérifier le fait, car, en ayant tué quelques-uns, je trouvai leur estomac rempli de débris de crustacés et de morceaux d’un petit poisson (G. Gracilis.) Dans une circonstance, je vis même un guillemot plonger dans les flots laissés à découvert par une crevasse de la glace, et revenir à la surface avec un de ces poissons dans son bec, qu’il se mit aussitôt en devoir de tuer en le frappant contre la surface de l’eau; mais je ne sais s’il l’avala tout d’un coup, car, effrayé de ma présence, il s’envola presque aussitôt. Le jour du départ de Melville pour l’île Henrietta, je tuai aussi un bruant (P. Nivalis) adulte. J’avais déjà remarqué cette espèce, mais sans pouvoir me la procurer.»

Après le retour des explorateurs, la glace qui environnait se rompit dans toutes les directions. Les crevasses qui se formèrent alors et la proximité de la terre rendirent nos chasses plus fructueuses, et je fus même très heureux dans quelques-unes de mes excursions. Ce fut, à un autre point de vue, une heureuse circonstance, car nous pûmes nous procurer des vivres frais, dont nous avions grand besoin.


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