L'expédition de la Jeannette au pôle Nord, racontée par tous les membres de l'expédition - volume 2: ouvrage composé des documents reçus par le 'New-York Herald' de 1878 à 1882
CHAPITRE XV.
M. Gilder—Retour de l’expédition.
M. Gilder apprend la nouvelle du désastre de la Jeannette à Nishne Kolymsk.—Il part pour Verschoyansk.—A Yakoutsk.—Le capitaine Jurgens.—Les bords de la Léna.—Voyage à la remorque.—A Irkoutsk.—La soupe froide et le quass.—Le général Anoutchine.—Arrivée à Paris.
Jusqu’ici le nom du colonel Gilder n’a pour ainsi dire été cité que pour mémoire dans le cours de ce récit. C’est qu’en effet sa qualité de correspondant du New-York Herald à bord du Rodgers semblait lui assigner une place bien ailleurs. Mais la triste fin de ce navire, envoyé à la recherche de la Jeannette, força M. Gilder à adjoindre au rôle de correspondant de journal, celui d’estafette. Chargé par le capitaine Berry de se rendre à la première station télégraphique russe pour y annoncer au gouvernement des États-Unis la nouvelle de l’incendie du Rodgers; il se mit immédiatement en devoir de remplir sa mission. Sans souci de ses intérêts personnels comme sans crainte des dangers et des fatigues qui pouvaient l’atteindre dans un voyage d’hiver de trois mille verstes, à travers un pays couvert de neige et peuplé d’habitants à demi sauvages, au milieu desquels les russes, malgré un siècle d’occupation, n’ont encore pu s’implanter, il s’équipa à ses frais et partit. Nous n’entrerons point dans le récit des tribulations sans nombre qu’il eut à endurer jusqu’à Nishne Kolymsk. C’est dans cette ville qu’il eut, pour la première fois, connaissance du sort de la Jeannette et de son équipage. Mais les rumeurs qui y circulaient étaient trop vagues et trop contradictoires pour qu’il pût encore prendre un parti. Il se rendit donc à Verschoyansk. Là, les nouvelles avaient plus de consistance. Il obtint des détails précis sur le désastre de l’expédition, l’arrivée de Melville et de de Long sur le delta, les dangers que couraient ce dernier et ses compagnons; l’expédition de Melville, à sa recherche, etc. Sa détermination fut vite prise. Ses compatriotes mouraient peut-être de faim et de froid à l’embouchure de la Léna, et sa présence n’était pas nécessaire à Irkoutsk. Un courrier pouvait porter ses dépêches et arriver plus promptement que lui. Ce courrier fut donc expédié aussitôt, et M. Gilder, prenant congé de M. Varsowa, qui lui avait servi pour ainsi dire de mentor de Nishne Kolymsk jusqu’à Verschoyansk, partit pour le nord. Mais il était trop tard. M. Melville avait retrouvé les corps de de Long et de ses compagnons, de sorte qu’il n’arriva pour ainsi dire que pour constater les résultats des recherches.
Mieux vaut, au reste, laisser M. Gilder, raconter lui-même son voyage, depuis le moment où il reçut les premières nouvelles de la Jeannette, jusqu’à l’arrivée de tous les membres de l’expédition à Irkoutsk. Nous apprendrons par ce récit maints détails sur les mœurs des gens qui habitent le pays entre la Léna et la Jana, ainsi que les nombreuses tribulations qui attendent un voyageur dans cette contrée à l’époque de la débâcle des glaces au printemps.
N’ayant plus rien à faire dans le delta, il reprit presque aussitôt le chemin du sud et arriva le premier de tous ses compatriotes à Yakoutsk. C’est dans cette ville qu’il fut rejoint par Melville et le reste des explorateurs auxquels s’étaient réunis en route le capitaine Berry et le lieutenant Hunt. M. Gilder s’étant fait l’historien du voyage de retour, nous allons lui emprunter les quelques pages qui suivent.
J’arrivai sur les bords de la Léna, vers le soir du 30 mai, trente sept jours après mon départ de Werschoyansk, fatigué, ayant faim et soif.
Après avoir traversé les sables mouvants, dans lesquels nos chevaux enfonçaient presque jusqu’au poitrail, nous atteignîmes un groupe de maisons, et y rencontrâmes le sergent Kolinkov, le cosaque, qui avait accompagné M. Boboukoff jusqu’à la maison de l’île, où je l’ai trouvé après avoir traversé l’Aldan. Il était venu de Yakoutsk au-devant de nous, apportant des beefsteaks frais, du pain, et quelques bouteilles à la mine réjouissante. Il m’apporta en outre le bonjour du gouverneur, qui m’invitait à l’aller voir aussitôt mon arrivée. Le lendemain, nous arrivâmes à Yakoutsk, après avoir passé la rivière, large en cet endroit de quinze verstes, pendant la nuit, moi dormant, harassé de fatigues et heureux de voir que la partie la plus pénible de mon long voyage était achevée. Mon vieil ami, M. de Varowa, vint au-devant de moi sur la route, et me conduisit à sa maison, où la «petite Nanyah» me souhaita la bienvenue avec une apparence de plaisir, comme à un ancien compagnon de voyage. Peu de temps après, arriva un messager du gouverneur, qui m’invitait à venir le trouver immédiatement, vu qu’il avait chez lui une personne qui parlait l’anglais, et qui pourrait nous servir d’interprète. M’étant excusé de la malpropreté de mes habits de voyage, le vieux général me fit répondre poliment qu’il rougissait d’entendre un vieux soldat s’excuser devant un camarade des accidents d’une campagne, et me reçut de la manière la plus cordiale, me forçant à rester pour dîner, sans façon, «à la guerre comme à la guerre.»
Notre interprète était le capitaine Jurgens, de la marine russe, qui se rendait dans le delta de la Léna, pour y établir une station météorologique, comme anneau russe, dans la chaîne des stations destinées à faire des observations simultanées, et entourant les parages qui avoisinent le pôle arctique. Pendant toute la durée de mon séjour à Yakoutsk, j’ai été de toutes parts l’objet des attentions les plus délicates, et j’y ai noué des relations d’amitié qui, quoique devant probablement rester à l’état de simples souvenirs, seront toujours les plus agréables et les plus sincères de toute ma vie. Le gouverneur, général Tchernaïeff, fut pour moi un père plutôt qu’un amphitryon, et le sous-gouverneur, Basile Priklonsky, me traita en véritable frère. Le capitaine Jurgens, quoique lui-même simple visiteur, me comblait de prévenances et remplit patiemment les pénibles fonctions d’interprète, sacrifiant en tout temps ses propres aises à la satisfaction de mes désirs.
Sept jours après mon arrivée, les membres de l’expédition, qui étaient allés à la recherche, revinrent du delta de Léna, et partagèrent avec moi l’hospitalité de nos amis à Yakoutsk. C’étaient de vieux amis du commandant Melville et de ses compagnons immédiats, Bartlett, Ninderman et Greenbeck, et ils ne firent que renouer la connaissance de l’hiver précédent. Le capitaine Berry et l’enseigne Hunt, du Rodgers, les voyaient pour la première fois; ainsi que moi-même, MM. Jackson, votre correspondant spécial, et Larson, du London-Illustrated News, de même que Noros, de la Jeannette, comptaient parmi les anciens amis. Mais tous étaient animés des sentiments de la plus vive sympathie et de la reconnaissance la plus profonde envers les officiers du gouvernement russe à Yakoutsk. Le 11 juin, nous nous embarquâmes tous sur le petit steamer Pioneer, et fûmes accompagnés jusqu’à l’embarcadère par près de la moitié des habitants de Yakoutsk, y compris les officiers du gouvernement, qui étaient venus jusque-là pour nous dire un dernier adieu. On échangea une infinité de poignées de mains et de protestations d’amitié inaltérable, pendant que moi, qui m’étais russifié en Sibérie presque aussi facilement que j’étais devenu sauvage parmi les sauvages du Nord, j’embrassai et je fus embrassé à plusieurs reprises,—oh! l’horreur!—par tous les hommes.
Le Pioneer était un méchant petit steamer, qui nous inondait de flammèches, pendant qu’il luttait contre le courant rapide de la Léna. Ce fut là notre demeure pendant près de quinze jours, pendant lesquels nous luttâmes plus d’une fois, sans succès, de vitesse avec des barques, halées le long de la rive par une couple de gamins à la tête nue. Il n’y avait qu’un agrément dans notre navire: c’est qu’il y avait sur les tables, dans la cabine, de la place où l’on pouvait écrire presqu’en tout instant, parce qu’elles étaient rarement encombrées de plats. Ce qui ajoutait quelque peu à notre bien-être, c’était d’aller fourrager dans les villages, devant lesquels nous nous arrêtions pour faire du bois; mais, à notre grande surprise, cela détermina le capitaine à augmenter le prix de notre pension.
A Vitim, nous quittâmes le Pioneer, pour passer sur le Constantin, navire plus grand et plus confortable, où nous mangeâmes à la carte, et où nous étions mieux nourris. Il y avait à bord de ce navire une foule de passagers autres que notre société. C’était une cohue de Russes, de Yakoutes, de Tonkouses, de Tartares, de Mongols et de Gypsies. Dans le nombre il y avait deux femmes qui portaient une espèce de costume Bloomer, qui se voit assez communément dans les voyages en Sibérie. Il consiste en une chemise ample, serrée à la ceinture par une courroie, et un large pantalon fourré dans des bottes à talons hauts. Un Derby, ou chapeau de feutre mou, complète le costume, qui est original et attrayant.
Le paysage, le long des rives de la Léna est, en maint endroit, agréable et pittoresque. Des falaises, en forme de tours, s’élèvent directement sur le bord de l’eau ou décorent les pentes boisées, comme d’immenses châteaux féodaux. D’immenses champs, cultivés avec beaucoup de peine, mais avec fort peu d’adresse, s’enfoncent dans les forêts, et à des distances de vingt ou trente verstes, de jolis petits villages ornent les bords de la rivière. Dans chaque village, il y a une ou plusieurs églises du rite grec, à la coupole orientale, peinte aux couleurs vives ou dorées, ce qui donne un air de dignité à des constructions qui autrement ne formeraient qu’une collection peu intéressante de maisons bourgeoises. Mais j’ai remarqué que le goût pour la décoration est un des caractères distinctifs de l’architecture sibérienne. Dans les villes, les appuis et les liteaux des fenêtres sont ornementés, et même les tuyaux de plomb qui conduisent l’eau des gouttières dans la rue, se terminent en gueule de dragon, ou par quelque autre figure artistique. De petits balcons en saillie rompent la monotonie des murs plats en bois, et tout cela fait, peut-être, avec la même matière que les lourdes poutres dont la plupart des maisons sont construites. Souvent vous verrez les massifs volets des fenêtres peints en couleurs vives ou criardes; mais presque partout on aperçoit le désir d’embellir sa demeure. Plusieurs des églises en bois que j’ai vues sur la Haute-Léna, ne dépareraient pas le parc le plus élégant de l’Europe ou de l’Amérique.
Après cinq jours de voyage sur le Constantin, nous arrivâmes à une station au-delà de laquelle le navire ne pouvait plus passer. Je n’eus pas besoin d’autre chose pour me convaincre de ce fait, que de voir des troupeaux de bétail, passant à gué, un peu en amont. A cette station, nous prîmes les petits canots des stations de poste, et pendant cinq jours et cinq nuits, nous fûmes hâlés, le long du bord de la rivière, par des chevaux, qui par moments trottaient le long du rivage, d’autres fois marchaient dans l’eau, tandis que, par-ci, par-là, nous allâmes entièrement à la dérive jusqu’à ce que les chevaux eussent fait le tour d’une petite baie profonde et reparussent en avant de nous, dans une petite île. Nous, pendant l’intervalle, maintenions notre position contre le courant, ou nous avancions au moyen de perches que maniaient nos conducteurs.
Quatre jours de plus en voiture nous conduisirent à Irkoutsk, la seule ville véritable que, jusque-là, j’eusse vue en Sibérie. Nous descendîmes à l’hôtel Deko, auberge commode et bien tenue, où l’on fait tous les efforts possibles pour mettre à l’aise tous les hôtes américains et satisfaire leurs goûts. Un autre hôtel, l’hôtel de Sibérie nous tenta fréquemment pour y aller dîner, parce que la cuisine, qui s’y faisait, ressemblait à une cuisine plus civilisée qu’on aurait dû s’y attendre dans ce pays. De charmantes petites salles à manger, une cuisine réellement succulente et d’excellents vins vous laissait l’impression qu’on avait enfin franchi les frontières de la civilisation.
Il y avait là un plat, nouveau pour nous, et qui nous plaisait beaucoup. C’était une soupe froide, un plat éminemment sibérien. Cette soupe se fait avec des petites tranches de viande froide, des rouelles d’œufs durs, mélangées avec des têtes d’oignons et de la crême aigre, dans chaque portion individuelle on verse une bouteille de kwas, ce qui lui donne un goût rafraîchissant et piquant. Dans le milieu flottent des morceaux de glace transparente qui refroidissent le coulis.
Mais, demanda le lecteur inexpérimenté, qu’est-ce le «kwas»? Le kwas est un breuvage inoffensif, fait de pain noir et de levure; il est si pétillant, que, quand on le met en bouteille, il faut le boucher hermétiquement et ficeler le bouchon, pour qu’il ne saute pas. Je n’ose pas donner la recette de cette liqueur délicieuse, parce qu’elle est la clef de la soupe froide, ou okroschka, comme on l’appelle dans ce pays, et je connais un américain qui a l’intention de faire fortune à New-York, en montant un établissement (établissement de tempérance, bien entendu), dans lequel on ne débitera que ces deux articles, avec du pain naturellement. Il ne sera besoin là-bas que de l’introduction du système, pour s’assurer la clientèle de tout homme affairé qui aura faim et soif; car ces articles se recommandent d’eux-mêmes, lorsqu’on y a une fois goûté. Et puis, être servi par des jeunes filles, en frais et élégant costume russe, il n’en faudra pas davantage pour que tous les clients s’empressent d’apporter leur part à la fortune rêvée par l’homme entreprenant qui aura introduit cette bénédiction à New-York.
Le lendemain de notre arrivée, le général Anoutchine, gouverneur-général de la Sibérie orientale, revint en ville, d’un voyage prolongé qu’il avait fait à travers son gouvernement, jusqu’au Japon et en Europe par la voie du canal de Suez, en prenant pour son retour la route postale ordinaire. Il était accompagné de sa femme et de sa fille, qui, non seulement avaient parfaitement supporté les fatigues d’un aussi long voyage, mais qui se trouvèrent excessivement bien de cette excursion. La compagnie américaine toute entière alla présenter ses respects au gouverneur-général, qui la présenta à sa famille et la retint à dîner. Toute la famille, comme on le suppose sans peine, parlait le français couramment, et Mlle Anoutchine ajouta encore à ses autres perfections la connaissance de la langue anglaise. Le général Anoutchine est un homme encore jeune, quoique déjà grisonnant, mais un homme d’une grande force de caractère. Il est plein de politesse dans ses manières, et aimable envers tout le monde, de sorte qu’il s’est rendu très populaire partout où il est connu. Tandis que, récemment, de nombreux changements ont eu lieu dans le personnel des gouverneurs des provinces de la Russie et de la Sibérie, le général Anoutchine, dit-on, est plus solide dans son poste que jamais. Sa position, en outre, est fort importante; car il est absolument l’empereur de la Sibérie orientale, tout comme le czar l’est de la Russie. Nous avons visité le jardin public, le soir du second jour de notre arrivée à Irkoutsk, et nous y avons entendu un excellent concert, exécuté par un petit orchestre composé d’instruments à cordes et d’instruments de cuivre. Ce fut pour nous un spectacle inattendu et agréable, de revoir des dames et des messieurs élégamment vêtus, se promenant le long d’allées brillamment illuminées par de nombreuses lanternes chinoises, et d’entendre des morceaux choisis et connus de Wagner et de Strauss. Il y a, dans le jardin, un casino d’été, où nous avons été introduits par un membre du club, dans lequel nous eûmes nos entrées, moyennant une rétribution de 50 kopecks par personne et par nuit. Le club y possède un bon restaurant, avec les meilleurs vins et liqueurs qui se trouvent dans la ville, et on y passe la soirée en jouant aux cartes, avec des enjeux peu considérables. La société est d’autant plus brillante, que tous les officiers, en Russie et dans les possessions russes, sont tenus d’être toujours en uniforme, et, qu’à moins d’être un marchand, presque tout habitant est officier: les uniformes resplendissants donc sont nombreux. Mais tous semblaient être heureux de saluer les visiteurs américains, et de leur témoigner de l’amitié, et ces derniers se souviendront longtemps avec plaisir du court séjour qu’ils ont fait à Irkoutsk.
Ayant déjà raconté le voyage de M. Jackson, de Saint-Pétersbourg à Orenbourg et à Irkoutsk, nous n’entreprendrons point de relater les différents incidents qui ont pu signaler le voyage de retour des membres de l’expédition.
Qu’il nous suffise de dire que quelques semaines plus tard, M. Melville et ses compagnons arrivaient à Paris, d’où ils prenaient le chemin de l’Amérique. Inutile, croyons-nous, de faire le récit des ovations qui les attendaient. Tous avaient fait leur devoir, honneur à eux, mais à côté des ovations se trouvent des deuils qu’on doit respecter.