L'heure décisive
VIII
Dans son grand cabinet de travail, ouvert sur l’horizon du lac, où la lumière pénétrait doucement tamisée par les larges stores écrus, Mme Champdray écrivait. Elle s’arrêta, entendant sous sa fenêtre la voix de Denise et, repoussant un peu le feuillet que noircissait sa haute écriture, presque masculine, elle appela :
— Denise, vous sortez ?
La porte s’ouvrit.
— Oui, madame. Peut-on, sans vous déranger, entrer vous dire au revoir ?
— Entrez, enfant. Vous êtes toujours la très bien venue. Où courez-vous encore après avoir circulé toute la matinée ? intrépide petite promeneuse.
— Ce matin, je n’étais pas en route pour mon plaisir. J’avais la répétition du concert de charité au casino et de la messe en musique de dimanche. Vanore est sans pitié quand il s’agit de me produire. Toutes les occasions lui paraissent bonnes.
— Parce que, sachant mieux que personne tout ce que vous valez, petite, il est fier de vous et prépare, dans son affection pour vous et dans son amour pour la musique, votre avenir d’artiste dont vous ne vous souciez pas assez.
Une ombre voila le jeune visage souriant.
— Follement, j’espère toujours y échapper, quoique chaque jour me pénètre davantage de la conviction que j’espère en vain. Les circonstances seront plus fortes que moi, et le théâtre me prendra à un moment ou à un autre. Pendant que je suis ici, au moins, je veux l’oublier…
— Et moi, maladroite, je vous rappelle vos craintes, ma pauvre petite. Pourtant Dieu sait que je trouve sage de vivre pleinement dans l’heure présente quand elle n’est pas trop mauvaise… Fuyez-moi, ma chérie. Allez-vous-en jouir de cette belle journée… Où cela ?
— Aux Gouttridos. Mme Vanore y emmène goûter ses enfants et leurs amis.
— Une petite fête enfantine à laquelle leur père se dérobera, tandis que le bon Grisel y figurera allégrement dans la certitude de vous y retrouver. Ma mie, ayez donc un peu pitié de ce garçon et ne lui tournez pas absolument la tête comme aux autres…
— Aux autres ?…
Mme Champdray sourit :
— Je parle de la colonie masculine habitant la villa Arnales qui m’a l’air de brûler en votre honneur plus ou moins discrètement.
— Comme on brûle pour un modeste professeur de chant, puisque c’est surtout le personnage que je remplis chaque jour en ce moment chez Mme Arnales.
— Une vraie corvée que vous avez acceptée là, enfant. Il fallait confier à Vanore le soin de leur déclarer que les amateurs de leur qualité ne devaient point se mêler de chanter sa musique et laisser ces musiciennes, du genre perruches, patauger à leur aise dans les chœurs qu’elles ont la regrettable ambition d’exécuter !
Une amertume un peu mélancolique effleura la bouche fraîche.
— Ç’aurait été plus agréable pour moi évidemment, car j’ai le caractère si malheureux que le professorat me paraît sans nul charme ; mais ce n’eût pas été raisonnable. Et, bon gré, mal gré, je dois être sage !
Elle s’arrêta court, ne voulant pas s’abandonner à d’inutiles confidences sur ses soucis matériels. Ah ! oui, certes, elle n’avait que trop de motifs de ne négliger nulle occasion de parer aux dépenses inattendues provoquées par la façon de vivre de Mme Muriel, aux eaux. Mais cela ne devait regarder qu’elle seule. Et, sans permettre à sa vieille amie de lui répondre, elle poursuivit, s’obligeant à trouver un accent gai :
— D’ailleurs, ces séances musicales ne sont pas aussi absolument insipides que vous le supposez ! Elles se trouvent coupées par toutes sortes d’incidents pouvant être qualifiés d’amusants, quand on les regarde d’un certain côté. Ce sont les conseils et les appréciations de Mme Arnales sur l’effet des chœurs, les rappels à l’ordre adressés à Sabine qui bavarde, flirte hors de propos, et riposte aux observations avec sa désinvolture pittoresque, les impatiences contenues d’Yvonne, quand elle s’aperçoit trop bien de tout ce qui manque à sa voix, etc., etc… C’est une façon de vraie petite comédie qui se joue aux répétitions ! Les choristes masculins, heureusement, relèvent le niveau des chanteurs. Plusieurs sont vraiment bons musiciens…
— Surtout d’Astyèves, n’est-ce pas ? Ce garçon est décidément doué à merveille en tout. Il est né pourvu de ce qui peut constituer un séducteur moderne… Physiquement, il a pour lui son allure de gentilhomme, aujourd’hui on dit de clubman aristocratique… Au moral, il possède une très vive intelligence de raffiné, une discrète ambition, un égoïsme nonchalant et distingué d’homme de goût habitué à suivre sa seule fantaisie, à rechercher les choses finement délectables, pour sa propre satisfaction ; susceptible d’emballements violents que sa froide volonté saura toujours maîtriser, coûte que coûte, quand il le jugera sage, ayant juste assez de cœur pour réussir à jouer un personnage de charmeur, sans compromettre son propre repos… Une nature intéressante à étudier, en somme ; sinon à laquelle il faudrait se fier ! Cet homme, si chevaleresquement courtois pour les femmes, saurait, j’en suis sûre, se montrer cruel, — dans l’ordre sentimental, s’entend ! — non pas avec une inconscience, mais avec une insouciance parfaite !
Mme Champdray avait parlé d’un seul jet de pensée, avec la mordante vivacité dont elle était coutumière quand un sujet la préoccupait. Denise, droite devant elle, le regard enfui vers les lointains fleuris du jardin, l’écoutait attentive, devinant que ce jugement très net, qu’elle sentait si juste, lui était délicatement destiné. Car la femme clairvoyante qu’était Mme Champdray avait vite pénétré l’œuvre de séduction entreprise par Bertrand d’Astyèves, volontairement ou non…
Une seconde, le regard de Denise s’arrêta dans celui de sa vieille amie, avouant sans honte qu’elle avait compris le conseil ; puis, se penchant, d’un geste d’affection, elle embrassa Mme Champdray :
— Merci de veiller ainsi sur votre fille ! Mais ne craignez rien pour elle… Vous savez que les circonstances se sont chargées de la rendre aussi sceptique que votre prudence peut le souhaiter et qu’elle est bien résolue à ne pas se permettre de souffrir par le fait de M. d’Astyèves ni d’un autre…
— Et ce sera sagement à elle !… Sur cette double conclusion, sauvez-vous, ma chérie, vous serez en retard, et j’oublie, moi, tout à fait mes paperasses en bavardant avec vous.
Elle obéit et sortit.
Dehors, c’était toujours la fête lumineuse d’un été remarquablement beau. A travers les frondaisons vertes, l’air vibrait de chaud soleil et bruissait dans les aiguilles des sapins dont la senteur subtile flottait dans la brise… Et une fois encore, tandis que de son pas souple, elle descendait la côte des Xettes, toute la jeunesse de Denise lui monta au cerveau, la pénétrant de l’invincible besoin d’oublier tout souci dans la sérénité de l’heure présente. En bas de la côte, elle dut s’arrêter, au moment de traverser la route pour gagner le sentier qui grimpait aux Gouttridos. Dans un fin poudroiement de poussière, un mail arrivait, lancé au trot de ses quatre chevaux dont les sabots heurtaient la terre très sèche, celui des Arnales illuminé de visages jeunes, de robes claires, de chapeaux fleuris…
Un petit sourire de raillerie retroussa une seconde la bouche de Denise :
— Eux en haut ! moi en bas, dans la poussière, ainsi qu’il convient ! Comme c’est symbolique !
Les hommes s’étaient découverts pour la saluer, plus d’un, avec le regret ravivé qu’elle se fût refusée le matin à faire partie de la promenade. Bertrand d’Astyèves, lui, n’était pas parmi eux ; peut-être retenu auprès de sa mère, arrivée depuis plus d’une semaine à Gérardmer, et installée dans une villa où il habitait maintenant avec elle.
Il avait su la décider à ce voyage en lui laissant l’espoir que son séjour à Gérardmer, en même temps que les Arnales, pourrait favoriser le mariage avec Yvonne que souhaitait tout bas son ambition maternelle.
La vérité, c’est qu’il avait voulu reconquérir sa liberté d’action qu’il ne pouvait posséder, étant l’hôte de Mme Arnales, afin d’user à son gré de toutes les occasions de rencontrer Denise, sans être entravé par l’hospitalité reçue.
Et cela, elle l’avait bien deviné, avant même qu’il le lui eût hardiment avoué dans l’abandon soudain d’une causerie…
Oh ! ces causeries, comme elles avaient été nombreuses, nouant entre eux d’indéfinissables liens dont elle avait à peine conscience. Tout à coup, parce qu’elle regardait en arrière vers ces jours d’août qui s’étaient écoulés légers et doux, elle s’apercevait soudain de la place qu’y avait tenue Bertrand d’Astyèves. A peu près quotidiennement, elle l’avait vu, pendant des excursions faites en une même société ; aux brillantes réceptions de Mme Arnales où elle remplissait son personnage d’artiste ; et bien plus, bien mieux encore, durant d’exquises soirées musicales chez les Vanore et chez Mme Champdray. Ensemble, ils avaient parlé de toutes choses, en des conversations qui, jamais, ne se ressemblaient ; quelques-unes avaient été spirituellement gaies ; d’autres, presque graves, les meilleures peut-être… D’autres encore avaient ressemblé à des escarmouches dans lesquelles leurs deux personnalités, — masculine et féminine, — s’attiraient, se dérobaient, se heurtaient, se séduisaient ; dans lesquelles, sourdement, grondait la passion de l’homme…
Et, sans cesse, partout, elle lui avait senti la même curiosité, le souci constant d’elle, vers qui il était jeté par l’attrait violent dont elle avait eu l’intuition dès leurs premières rencontres. Elle avait reçu de lui ces mille soins délicats et discrets qui disent à une femme qu’elle est l’unique, fût-ce même pour un fugitif instant… Mais toujours aussi, avec sa clairvoyance de vierge qui sait, elle avait senti le frôlement d’un désir impérieux de la conquérir, de faire naître en elle, le même vertige qui l’entraînait, lui…
D’abord indifférente et sceptique, elle s’était dérobée, dédaigneuse de cette attention dont il lui faisait l’honneur ; autant qu’elle l’était des hommages des autres hommes rencontrés chez Mme Arnales, qui, tous, pour peu qu’elle parût y consentir, lui eussent volontiers murmuré qu’elle était mieux que belle, exquisement faite pour éveiller l’amour ! Pourquoi donc peu à peu, l’avait-elle distingué parmi les autres ? Comment avait-il su l’intéresser, l’étonner, la charmer même quelquefois ; faire qu’elle ne s’offensât pas d’être recherchée par lui avec une sorte d’audace passionnée qui contredisait bizarrement son apparence de froideur nonchalante…
Songeuse maintenant, elle avançait d’une allure plus lente, sa pensée, aiguisée par les dernières réflexions de Mme Champdray, fouillant dans son souvenir pour y chercher le pourquoi de l’intense et nouvelle sensation d’allégresse sans nom, dans laquelle il lui semblait délicieux de vivre. Était-il possible que le parfum d’amour dont Bertrand l’enveloppait en fût l’aliment ; qu’elle, toujours si bien gardée dans sa hautaine volonté de ne se permettre ni un rêve, ni un espoir, pût avoir laissé cet étranger se mêler même un peu à sa vie solitaire, alors que, jamais, il ne devait être rien pour elle !… Puisqu’elle n’était pas de celles qu’on épouse, elle ne devait pas s’exposer à ce qu’on pût la croire des autres…
Lui, Bertrand, comment la jugeait-il ?… Une rougeur passa sur son visage. Gravement, elle songea :
— Il me faut prendre garde à moi ! En ce moment, j’ai trop fort le désir d’aimer, le besoin d’être aimée. Et je n’en ai pas le droit…
Une impatience fière la secouait d’être faible ainsi, de ne pouvoir mieux étouffer la plainte sourde de son cœur de vingt ans. Certes non, elle n’aimait pas d’Astyèves ! Mais c’était déjà trop qu’il lui plût si fort, qu’elle goûtât vraiment sa présence, qu’elle éprouvât un dangereux plaisir à le sentir, près d’elle, tout vibrant du trouble où elle le jetait, non plus seulement par son chant, mais par son charme de femme. Si sûre d’elle-même qu’elle pût espérer l’être, la sagesse lui criait de se dérober — pour n’être pas tentée, — à la douceur grisante de se savoir la toute-puissante…
— Mademoiselle Muriel, peut-on vous accompagner ?
Elle tourna la tête, arrachée brusquement à sa rêverie. En bas de la rude côte qui montait aux Gouttridos, elle aperçut la figure ronde et souriante de Charles Grisel qui soulevait son chapeau de paille pour la saluer. Jeté sur ses larges épaules, des épaules de charretier, disait dédaigneusement Yvonne Arnales, il portait un filet gonflé de paquets.
En quelques enjambées, il l’eut rejointe et alors s’arrêta, pour tamponner son front moite, son cou vigoureux que le soleil avait tanné et qui luisait, avec des tons de cuivre, dans la blancheur du col de flanelle.
— Quelle chaleur ! Comment pouvez-vous trotter si vite, mademoiselle Denise ! Je vous voyais détaler avec tant de prestesse que j’ai eu peur un instant de ne pouvoir vous rejoindre. Vous êtes une sylphide… Auprès de vous, je me produis l’effet d’un éléphant !
Il parlait avec sa bonne humeur communicative, immobilisé pour reprendre haleine, sa large poitrine de garçon trop gros, se dilatant éperdument. Il était si serviable et de commerce si facile, qu’elle lui accordait une bonne amitié, lui pardonnant une inconsciente et naïve vanité de sa grande fortune de manufacturier, son manque de distinction qui n’atteignait, d’ailleurs, point la vulgarité, son absence totale de culture artistique, voire même littéraire, avec une intelligence très vive d’homme d’affaires.
A cette heure, où il troublait sa songerie, il n’était guère le bienvenu. Mais il paraissait si content de l’avoir rencontrée qu’elle n’eut pas le courage de se dérober et, résignée, elle interrogea, attendant de bonne grâce qu’il eût retrouvé assez de souffle pour entreprendre la montée :
— Mme Vanore est déjà partie avec les enfants ?
— Oui, des enfants, des gouvernantes et une voiture à âne, emportant les provisions du goûter.
— Y en avait-il donc tant que cela ?
— Mais… suffisamment ; j’y ai veillé et je crois que nous goûterons bien !
Il avait une telle conviction d’accent qu’elle se mit à rire, distraite, malgré elle, de ses préoccupations.
— Est-ce que vous seriez gourmand ?
— Très gourmand ! je l’avoue à ma grande confusion. J’espère qu’en vous faisant ma confession, je ne vous choque pas trop, vous qui avez l’appétit d’oiseau d’une Parisienne. Pour me pardonner ce défaut, si vous jugez que c’en est un, songez que dans notre province, les distractions chôment et que les bons repas finissent par en constituer une qui n’est pas à dédaigner. Ma table est célèbre dans notre région !
De toute évidence, il en était satisfait, — comme de tout ce qu’il disait ou faisait, — mais avec tant de candeur, qu’on eût été bien rigoureux de lui en vouloir. Instinctivement, Denise s’était remise à marcher. D’un pas lourd, il la suivit sur la route ensoleillée où, trop rarement, des bouquets d’arbres jetaient leurs découpures d’ombre. Il répliquait avec le même entrain :
— Je voudrais bien, mademoiselle, vous faire goûter de ma cuisine, car elle serait digne de vous, j’en suis sûr, et capable de vous rendre gourmande à votre tour ! Et puis, j’aimerais beaucoup à vous faire connaître ma maison et mes serres qui sont tout à fait remarquables, disent tous les connaisseurs, mes usines et mes terres qui les entourent, riches en bois superbes dont les chasses sont fameuses. Ne pourriez-vous…
Et soudain son accent devint presque timide, ses yeux bleu pâle prirent une expression de prière :
— Ne pourriez-vous venir avec les Vanore passer une journée chez moi ?… Je serais très heureux de vous faire les honneurs de ma maison. Elle ne vous déplairait pas, il me semble. Le salon est orné de belles tentures que m’a procurées un tapissier de Paris. Vous trouverez, par exemple, qu’il y manque un piano ; mais je ne suis malheureusement pas musicien du tout. Jamais je ne l’avais regretté avant cet été, quand j’ai vu comme tous trouvaient beau ce que vous chantez…
— Cela ne vous semble pas ainsi ? interrogea-t-elle, amusée de nouveau.
De son accent de bonne humeur, il avoua, sans façons :
— La musique de Vanore me paraît un bruit discordant et incompréhensible, qui me ferait volontiers hurler comme une bête ! Je puis le déclarer carrément, car il le sait et en rit. Et pourtant, croyez-moi, c’est la simple vérité que je vous dis ! Quand vous la chantez, elle me semble tout autre… Le son de votre voix est une caresse…
Un pli léger raya le front de Denise ; et, pour empêcher que la conversation n’évoluât vers elle, sans relever les paroles du jeune homme, elle reprit, la pensée un peu distraite :
— Vous ne devez guère avoir de loisirs pour regretter de n’être pas musicien ! Vos journées semblent remplies par tant d’occupations !
— Ah ! diable, oui, elles le sont ! bien plus encore, j’en suis certain, que vous ne pouvez l’imaginer ; tellement que je me sens tout désorienté quand je me vois, par hasard, comme ici, libre de disposer de mes heures pour mon seul plaisir !
— Cela ne vous paraît pas très agréable ?
— Agréable, oui, dans une certaine mesure… Mais, par moments, j’ai l’impression de commettre une mauvaise action en me déchargeant ainsi de mon travail, alors que mes ouvriers continuent à peiner pour moi ! C’est que, voyez-vous, mademoiselle Denise, je vis tellement mêlé à eux, que nous finissons par former tous une grande famille dont je me sens le chef, un peu le père… Et il n’est pas chic à un père de famille de prendre des vacances quand ses enfants en sont sevrés !
Une vraie sympathie éclairait le regard dont Denise enveloppa une seconde son robuste compagnon de route. Elle savait qu’il était réellement bon, que son exclamation n’était pas une phrase vaine, et elle eut un sourire très amical pour lui répondre :
— Je crois qu’en pensant ainsi, vous devez bien simplifier le problème, qu’on dit si difficile à résoudre, des rapports entre les patrons et les ouvriers !
— Bah ! il ne l’est pas autant que le prétendent tous les politiciens de malheur dont le terrible bavardage envenimerait toutes les situations ! Ah ! que je les exècre ! Autant que les écrivassiers qui, à tort et à travers, se mêlent de donner leur avis, au gré de leur imagination, sur ce qu’ils appellent la question sociale, alors qu’ils n’y connaissent rien, mais rien du tout ! en somme, parce qu’il leur manque l’expérience que nous autres, hommes d’action, pouvons seuls avoir… Sapristi ! qu’ils se taisent donc sur ce qu’ils ignorent ! S’ils veulent barbouiller du papier, qu’ils imitent la foule de leurs confrères qui se complaisent à couper des cheveux en quatre, à disséquer leurs soupirs et à présenter la vie humaine comme un écheveau d’inextricables difficultés… alors qu’en vérité, elle est si simple ! Ne trouvez-vous pas ?
Si simple ! En l’entière sincérité de son âme, il en jugeait ainsi ; et, une seconde, Denise l’envia, elle qui ne savait que trop combien, au contraire, peut être douloureusement compliqué le problème d’une destinée ! D’instinct, il s’était arrêté, mis hors d’haleine, autant par sa loquacité que par la rudesse de la côte, pénible pour sa corpulence ; et, d’un œil d’envie, il considérait le bouquet d’arbres qui avoisinait la ferme des Gouttridos, but de leur excursion. Elle, pensive, regardait l’horizon qui, superbement, s’élargissait à leurs pieds, moiré d’ombres et de lumières, enserrant de ses montagnes bleues la nappe étincelante du lac…
Secouant la tête, elle dit d’un ton léger, peu soucieuse de discuter avec Grisel :
— Non, je ne suis pas tout à fait de votre avis, ni sur la simplicité de la vie, ni sur la réprobation que méritent, d’après vous, les écrivains qui étudient uniquement nos pauvres âmes avec un intérêt que je comprends fort !… peut-être parce que je vis auprès de Mme Champdray, qui est une admirable psychologue. Songez que nos actes, surtout les plus graves ne sont, en somme, que la mise en œuvre de nos idées, de nos sentiments ! Comment ne pas s’intéresser tout d’abord à leur origine ?
La figure joyeuse de Charles Grisel s’était un peu assombrie. Il semblait perplexe, presque confus, et se remit à marcher, la tête penchée vers la terre, blonde de soleil :
— Vous trouvez, n’est-ce pas ? que je parle comme un ignorant, un idiot ! et que je ferais mieux de me taire que de juger de ce qui n’est pas de ma compétence…
— Mais du tout ! Je…
— Oh ! si, si ! Et vous avez raison ! Je suis un homme d’affaires, rien de plus ! Je ne me connais pas un brin aux choses de l’esprit, et les méditations philosophiques me sont impossibles. Elles m’endorment fatalement ! Pourtant, je ne suis pas tout à fait ennemi de la lecture. Je reçois cinq ou six journaux d’opinions contraires, afin d’éclairer mon jugement ; mais les romans ne sont guère mon fort. Puisque je vous fais mon humble confession, je vous avouerai que je n’ouvre guère ces sortes de bouquins-là que, par hasard, en chemin de fer. Ainsi, l’autre jour, en venant ici, j’en ai acheté un, qui ne m’a pas ennuyé, d’ailleurs, car il renferme des idées justes. Je l’avais choisi parce que je sais son auteur un de nos plus célèbres écrivains !
— Quel était ce roman ? questionna Denise intriguée.
— Le Maître de forges. Il est vraiment fait avec beaucoup de talent et je comprends que l’auteur ait tant d’admirateurs ! Vous l’avez lu ?
— Oui, je le connais…, dit-elle évasivement, redoutant un peu une digression littéraire de Grisel, qui n’eût pas plus hésité sur ce sujet que sur celui de ses machines ou de ses propriétés…
Mais si, volontiers, il eût développé son sentiment sur le roman en question, stimulé par le désir de ne point passer pour un complet illettré aux yeux de Denise, il n’en eut pas le loisir, car la ferme était atteinte ; et, dévalant à leur rencontre, accourait Jean Vanore, l’aîné des enfants, le fidèle chevalier de Denise, qui la saluait d’une exclamation de reproche :
— Comme vous arrivez tard ! Maman avait peur que vous ne veniez pas. Vous lui aviez promis d’être ici de bonne heure !
Prestement, Grisel riposta :
— C’est moi qui ai retardé Mlle Muriel, en lui demandant la permission d’être son cavalier… Et les gros individus de mon espèce ne montent pas vite ! Ne la gronde pas, mon garçon… Et puis, mets-toi bien dans la tête que, autant que toi, j’aime la compagnie de Mlle Denise… Chacun son tour d’en profiter !…