L'heure décisive
X
Dans la coquette petite salle de théâtre du casino, brillamment remplie de spectatrices en toilettes claires, Charles Grisel, enfoncé dans son fauteuil, ne voyait ce soir-là en cette minute-là, qu’une seule femme, Denise, debout sur la scène, blanche autant que les roses glissées dans sa ceinture, blanche comme l’était pareillement sa robe de souple mousseline de l’Inde… Denise qui s’inclinait, répondant aux acclamations du public qui la rappelait pour la troisième fois.
Le concert de charité, dont la musique de Vanore était l’élément, avait superbement réussi. Mais violoniste, orchestre, choristes, auraient en vain tenté de se le dissimuler, le succès éclatant, souverain, triomphal, était pour Denise Muriel. Succès d’artiste, mais aussi succès de femme.
Ébloui, Charles Grisel la contemplait maintenant comme une merveilleuse inconnue dont il venait d’avoir la révélation ; bouleversé, non par la magie de la musique, mais par l’immatérielle caresse d’une voix que tous disaient destinée à devenir célèbre ! et surtout par la séduction qui émanait de cette jeune créature vibrante, par le caractère de beauté passionnée qui transfigurait le visage pâli où il ne voyait plus que les larges prunelles d’ombre ardente, et la bouche très rouge, fraîche autant qu’un fruit savoureux.
Et, comme les autres, il l’avait applaudie avec une fougue éperdue, tressaillant d’un complexe sentiment, fait d’admiration et, en même temps, d’impatience irritée, parce qu’elle était livrée ainsi à la curiosité d’un public, qui avait, autant que lui, le droit de la contempler et de l’entendre, de la juger, de goûter le charme de sa beauté de femme.
Il n’était pas le seul à éprouver cette impression qui, plus intense, aiguë à en être une souffrance, énervait d’Astyèves à quelques pas de lui ! Placé un peu en dehors du cercle des Arnales, il n’applaudissait pas, lui, exaspéré de la fumée d’encens dont cette foule enveloppait Denise, des acclamations, des réflexions dont elle était l’objet qui se croisaient autour de lui, des sourires sottement satisfaits de Mme Arnales, des froids éloges d’Yvonne, — sourdement envieuse, — de l’admiration trop vive des hommes qui détaillaient sa beauté avec des mots hardis, en lui jetant des fleurs qu’elle laissait s’écraser à ses pieds.
Et tandis qu’il gardait son masque de froide nonchalance, — la furieuse contraction de ses lèvres voilée par la moustache, — un désir jaloux et fou grondait en lui de saisir, d’emporter dans ses bras, comme un trésor précieux, cette vierge à laquelle jamais encore il n’avait osé adresser une parole d’amour, de lui murmurer enfin les mots qui, divinement, alanguissent l’âme des plus hautaines…
Une dernière fois, elle s’inclinait… Ce fut pour lui une délivrance de la voir disparaître. Le concert s’achevait par une marche sonore, et les dames quêteuses se plaçaient aux portes de sortie qui conduisaient vers l’espèce de hall où le bal allait avoir lieu… Parmi elles, était Denise. Ainsi maintenant encore, elle appartenait au public !… Peut-être même de toute la soirée, il ne pourrait la trouver seule un instant…
Du moins, il voulait se donner cette chance, pour la voir mieux, de l’aborder seulement quand la cohue aurait défilé devant elle. Et laissant passer le flot, il resta debout, la regardant, hanté par le rêve d’aller vers elle sans souci de rien ni de personne ; ce rêve qui l’avait fait tressaillir en ce jour d’été où il la rencontrait pour la première fois.
Ainsi qu’il l’avait souhaité en cette minute-là, il n’était plus un étranger pour elle, il avait su briser un peu sa réserve orgueilleuse de jeune sphinx et il avait entrevu quelle source vive de tendresse, d’énergie, de douceur et de passion enfermait l’apparence un peu hautaine. Guidé par le tact subtil que surexcitait en lui le souci de la femme qui lui plaisait, il avait, sans se l’avouer, entrepris et conduit, avec une sûreté délicate, l’œuvre de séduction ; attiré d’autant plus vers Denise, qu’il la sentait plus résolue à ne pas se laisser conquérir.
Par d’autres déjà, il avait connu la séduction des causeries qui sont une fête pour l’esprit, la révélation exquise d’une vraie âme de femme, enfermée dans une forme charmante… Pour d’autres, il avait éprouvé la même soif de la présence, le même besoin obsédant de la lumière d’un regard, d’un sourire, de la caresse d’une voix… Pas une, peut-être, ne lui avait en même temps inspiré cet involontaire respect, cette estime très haute qui arrêtaient sur ses lèvres les folles paroles d’aveu.
Mais comme, ce soir-là, était forte la tentation, tandis qu’à quelques pas de lui, il la sentait palpitante encore de l’émotion artistique éprouvée ! Maintenant qu’il connaissait toutes les expressions de son visage, il voyait, comme si la foule ne les eût pas séparés, le frémissement des lèvres, la flamme plus rose des pommettes, l’éclat des yeux, le frisson de tous les nerfs ; si maîtresse d’elle-même qu’elle se montrât, répondant aux hommages avec cette réserve presque grave qui ne permettait nulle équivoque sur sa personnalité de femme.
Devant elle, défilait la colonie Arnales : Mme Arnales bienveillante et protectrice, prodigue d’exclamations flatteuses ; les femmes de son cercle à l’unisson, quelques-unes enthousiastes avec sincérité, les autres aimables des lèvres, avec une secrète impatience d’un succès auquel il leur était impossible de prétendre et qui exaltait l’attention des hommes pour cette trop séduisante chanteuse.
En effet, très volontiers, ouvertement ou non, la plupart évoluaient vers elle, ou se massaient de façon à la contempler à leur guise dans son rôle de quêteuse, attendant qu’ils pussent se faire présenter, s’ils n’avaient acquis déjà le droit de la saluer.
Perdu à dessein dans la phalange masculine, le peintre Stanay crayonnait sa svelte silhouette, tout en expliquant à Étienne Daloy qui, lui aussi, observait la jeune fille avec sa curiosité de romancier psychologue :
— Avez-vous remarqué comme elle a le don de s’habiller ? Regardez-la auprès des autres femmes, même des plus « réussies » de cette brillante société ! Chez toutes, plus ou moins, vous sentez l’œuvre du couturier, greffée sur celle de la corsetière. Elle ! voyez comme elle a l’intuition de ce qu’il faut pour conserver, à sa forme jeune, cette souplesse de ligne qui est un délice pour les yeux !… Comme elle sait mettre d’harmonieuse originalité dans sa toilette, de telle sorte qu’elle en fait une délicate œuvre d’art dont elle est la vraie créatrice. Il faut que j’obtienne d’elle quelques séances. Telle qu’elle est ce soir, drapée plutôt qu’habillée dans cette étoffe vaporeuse, avec son visage de jeune muse grave, mais aussi de femme passionnément féminine, elle réalise un type d’une séduction rare…
— Oui, fit Daloy qui avait écouté la digression, son regard aigu, toujours arrêté sur Denise ; et vous avez raison de dire qu’elle est bien femme ! Quel merveilleux instrument d’amour, elle serait ou sera !
Stanay se mit à rire :
— Pas commode à faire vibrer ! paraît-il.
— Bah ! il suffirait d’un exécutant habile !
— Que j’aimerais fort à pouvoir être ! Mais je n’ai pas l’espoir. Et, comme disent les bonnes gens, m’est avis que beaucoup sont dans mon cas ! Son heure n’est pas encore venue !
Un remous dans la foule sépara brusquement les deux hommes. La salle maintenant était comble. Le murmure des voix se fondait en une rumeur joyeuse, dans l’air alourdi par le parfum des fleurs, disposées en corbeilles dans le hall. Des groupes se formaient. Mme Vanore, radieuse, recevait les félicitations auxquelles son mari se dérobait résolument. Avec un plaisir naïf, elle y répondait, un peu grisée par le succès de l’homme qu’elle adorait ; succès auquel, largement, comme tous, elle associait Denise, dont elle célébrait, la première, l’admirable voix de théâtre, exhalant son désir de lui voir accepter le rôle écrit pour elle par Vanore.
— Bon gré, mal gré, il faudra bien qu’elle se décide à le chanter ! répétait-elle, souriante. Aucune artiste ne pourrait le faire comme elle ! Déjà, elle serait engagée à l’Opéra-Comique, en de très brillantes conditions, si elle y avait consenti ; mais elle est une vraie enfant sur ce chapitre. Mon mari a déjà eu fort à faire pour la déterminer à aborder les concerts ! Demandez-lui ce qu’il pense de la sauvagerie de sa belle interprète ! Le voici qui veut bien reparaître !
Il circulait, en effet, causant avec M. Arnales, qui promenait un œil distrait et ennuyé sur ce décor banal de casino ; lui qui était un amoureux fervent des belles œuvres d’art et prenait de moins en moins son parti de dépenser dans le monde, de façon stupide à son gré, les heures qu’il eût pu voir fuir si douces, dans sa bibliothèque, parmi ses collections précieuses…
Mais il était trop courtois pour se dispenser d’accompagner sa femme et il se contenta de soupirer en constatant qu’elle ne paraissait nullement en dispositions de partir.
Avec son imperturbable aisance, elle avait su bien vite s’arroger les meilleures places, pour elle et ses amis ; et, à travers sa face-à-main, elle lorgnait de haut la foule qui l’entourait, s’interrompant pour envelopper d’un coup d’œil satisfait sa fille Yvonne, jolie silhouette ennuagée de rose, autour de laquelle s’empressait une cour masculine, soigneuse de se faire inscrire sur le petit carnet de bal.
— Sa robe est infiniment mieux réussie que celle de Marguerite, qui ressemble décidément à une vraie poupée ! remarquait-elle, observant « l’amie de cœur » de sa fille. Cette petite ne supporte pas l’examen !… Des yeux de porcelaine ! Un nez trop court ! Une bouche quelconque !
Marguerite d’Hennecour n’avait certes pas conscience de l’aimable jugement ainsi porté sur elle ; mais elle n’en était pas moins de méchante humeur, exaspérée de constater que le chef-d’œuvre qui l’habillait ne lui permettait cependant pas d’éclipser son amie ; ni surtout Sabine, dont la petite figure irrégulière rayonnait sous la clarté des yeux magnifiques. Toujours gamine, sinon de tenue, car le regard maternel la maintenait, du moins de langage ; coquette avec une audacieuse insouciance d’enfant, elle avait déjà le secret de tenir en éveil, autour d’elle, les hommes séduits par sa piquante drôlerie… Ce dont Yvonne lui en voulait un peu, ce que ne lui pardonnait pas Marguerite qui, en phrases poliment désagréables, la rabrouait sur sa juvénile admiration pour Denise. Mais la petite ripostait :
— Marguerite, ma chère, ne vous montrez pas si dédaigneuse pour le charme et le talent de Mlle Muriel, car les mauvaises langues pourraient murmurer : « Ils sont trop verts ! »
— Quelle stupidité ! Sabine. Que voulez-vous, grand Dieu ! que j’envie à votre étoile ?
— Dame ! je vois bien des choses dont vous et moi, nous ne sommes pas pourvues comme elle… Des choses qui font que ces messieurs frétillent avec ensemble en son honneur ! Oh ! ce qu’à sa place, je m’amuserais à les faire griller à petit et à grand feu !… Mais elle, point ! Elle les traite par le mépris… Ce qui, après tout, est peut-être encore le moyen le meilleur pour se faire adorer !
— Conclusion, elle est de l’espèce des grandes coquettes, jeta Yvonne de sa voix haute.
Sabine bondit, abandonnant le cavalier avec lequel elle commençait à flirter.
— Par exemple ! en voilà une invention !
— Une invention ?… Hum !… Monsieur d’Astyèves, qu’en pensez-vous ? Regardez-la donc, la belle Denise, causer avec ce gros garçon, le riche cousin de Mme Vanore, qu’elle a complètement subjugué ! Demain, il s’apercevra qu’il est amoureux fou d’elle ; alors, il mettra ses gants blancs et s’en ira lui offrir sa bourse et son cœur. Ce après quoi, nous irons assister à la célébration de leurs justes noces !
Un sursaut de colère fit bondir le cœur de Bertrand et sa réponse tomba incisive :
— Mlle Muriel ne me paraît pas femme à se vendre !
— Non…, mais il faut bien se faire une raison. Et, somme toute, je crois qu’il est plus agréable de devenir la femme d’un garçon riche que de gagner sa vie sur les planches !
Elle sentait bien qu’elle allait trop loin et ne serait pas suivie par cet homme-là même qu’elle souhaitait presque jalousement s’attacher. Mais sa vanité ne pardonnait pas à Denise un trop éclatant succès. Bertrand s’inclina avec une ironie discrète :
— De cela, mademoiselle, je suis mauvais juge, puisqu’il s’agit d’un sentiment tout féminin.
L’orchestre jetait les premières notes d’Estudiantina avec un bruit sec de castagnettes… Aussitôt, il y eut, vers la phalange des danseuses, un mouvement général de tous les jeunes hommes et des couples se levèrent, commençant à tournoyer. Yvonne s’était détournée pour répondre à l’invitation, respectueusement murmurée, d’un cavalier qui venait réclamer la valse promise. Bertrand, lui, n’avait encore formulé aucune demande, résolu à garder sa liberté…
Peut-être, enfin, il allait pouvoir approcher Denise. Jusqu’alors, il avait dû renoncer à l’aborder tant elle était entourée. Grisel avait été plus heureux, et le souvenir de la mordante réflexion d’Yvonne le fit tressaillir. Que ce garçon fût amoureux d’elle, rien de plus naturel ni de plus vraisemblable ; mais qu’elle en fût touchée, au point de se laisser épouser, elle, le jeune sphinx dédaigneux ?… Il haussa les épaules à cette perspective vague, soudain évoquée. Pourtant, une obscure inquiétude en restait en lui, irritante comme une épine dans la chair…
Tout à coup, il s’apercevait que la seule idée qu’elle pourrait être à quelqu’un lui était intolérable.
Il s’approcha d’elle qui s’était assise, lassée de son long rôle de parade, laissant, à quelques pas d’elle, Grisel causer avec Mme Vanore. Elle lui sourit, non pas seulement des lèvres, mais aussi de son regard que faisait si profond le cerne des yeux, ce soir-là.
Il s’inclina sur la main qu’elle lui tendait :
— Enfin, on peut arriver jusqu’à vous !
— Mais ce n’était pas chose si difficile ! Savez-vous qu’en vous voyant ainsi rester à l’écart, j’avais fini par croire que…
Elle s’arrêta. Un éclair de malice avait passé sur son visage, lui donnant un charme inattendu de petite fille rieuse.
— Que…
— Que je n’avais pas chanté à votre gré et que vous me fuyiez… par politesse, craignant ma pénétration.
— Est-ce que, par suite de je ne sais quel phénomène, vous seriez subitement devenue coquette ? Car vous n’avez jamais pensé pareille chose !
Elle se mit à rire.
— Si, vraiment, un peu.
— Alors, pour vous rassurer, bien que vous pratiquiez la sainte horreur des compliments, fussent-ils seulement la vérité même, je vous dirai…
— Que c’était bien ?
— Mieux que bien !
Son regard avouait tout ce qu’il n’articulait pas, ayant peur d’en trop dire. Elle le sentit et son visage, pâli un peu, se rosa :
— Ainsi je puis partir avec la certitude que, comme Vanore, vous êtes content de moi, vous, un vrai connaisseur ?
— Partir ! Vous n’allez pas partir encore si vite ?… Vous allez rester pour le bal ?
— Non, je suis fatiguée. D’ailleurs, les artistes ne peuvent se mêler à leur public, ce serait contre tous les usages.
Presque violemment, il jeta :
— Ne dites donc pas de pareilles choses ! Vous savez bien que vous êtes au-dessus de toutes les femmes, ici, et qu’il n’y a pas un homme qui n’en juge ainsi !
— Pas un homme, peut-être… Et encore ! Mais il n’y a pas que les hommes…
Elle disait cela avec un détachement si sincère qu’il n’eut même pas l’idée de protester. Il pria seulement :
— Vous allez partir, soit. Mais avant, accordez-moi une valse, je vous en supplie.
Un désir aigu, presque douloureux dans son intensité, l’étreignait de posséder un instant l’illusion qu’il l’emportait, appartenant à lui seul, comme il l’avait rêvé. Elle ne répondit pas. Une clarté étrange s’était soudain allumée dans les prunelles qu’elle attachait sur lui. Elle n’avait plus rien d’une petite fille. Elle était une vraie femme, l’énigme charmeuse dont le mystère l’affolait. Il répéta :
— Je vous en supplie… Vous voulez bien, n’est-ce pas ?
Mais elle secoua la tête, se ressaisissant dans un sursaut de sa volonté pour échapper au charme subtil. Devant eux, les couples valsaient et l’orchestre jetait dans l’air chaud la griserie de ses sonorités caressantes.
— Ce que vous me demandez n’est pas possible. Pour toutes sortes de raisons, je préfère ne pas danser. Il est plus sage, bien plus sage que je parte. Et si vous saviez à quel point j’ai soif de silence, d’ombre, de calme, vous auriez pitié de moi et n’essayeriez plus de me retenir ! D’ailleurs, voyez vous-même, on vient me chercher.
Mme Champdray, en effet, avançait vers eux, un léger pli d’ennui barrant son front entre les sourcils ; et, tout de suite, elle expliqua :
— Denise, ma petite, Grisel m’annonce un contretemps bien fâcheux, nous sommes sans voiture ; la nôtre nous a été subtilisée et il ne s’en trouve, en ce moment, aucune devant le casino. Les Vanore sont dans le même cas et s’effrayent aussi d’avoir à subir encore cette cohue dansante, sans savoir même quand ils auront chance d’en être délivrés.
Une exclamation jaillit des lèvres de Denise :
— Il fait si beau ! partons à pied, puisque vous ne craignez pas la marche.
— A pied ? Y pensez-vous ? enfant. Comment s’arrangerait votre voix de l’humidité de la nuit ?
— Ma voix ! Oh ! madame, vous savez bien que rien ne lui fait mal. Elle est aussi solide que moi.
C’était vrai. Pourtant Mme Champdray hésitait encore. Mais Blanche Vanore aussi était prête à partir pédestrement, tentée, non par la magie du clair de lune, mais par la pensée de retrouver plus vite ses enfants, quoiqu’elle demandât, un peu craintive :
— Est-ce que la route ne va pas être bien déserte ?
— Blanche, nous serons là pour vous défendre, soyez sans crainte, répliqua aussitôt Grisel.
— Mais Mme Champdray et Denise pensent comme moi…
— Mme Champdray, je l’espère, me fera l’honneur d’accepter que je l’accompagne jusque chez elle.
C’était d’Astyèves qui intervenait, résolu à ne pas se laisser enlever cette jouissance imprévue du retour dans la nuit auprès de Denise. Mme Champdray arrêta sur lui un regard pensif, trop clairvoyante pour n’avoir pas démêlé ce qui se passait en son faible cœur d’homme. Mais elle était de la race des joueuses qui ne craignent point les coups audacieux ; et, sûre de Denise, elle ne redoutait pas de voir s’aviver le sentiment qui jetait d’Astyèves vers la jeune fille…
Lentement, elle répondit d’un ton qui ne refusait pas :
— Ne serais-je pas indiscrète en vous enlevant à toutes les jeunes filles qui, sans doute, vous attendent comme danseur ? Les Vanore sont assez nos voisins pour qu’ils puissent nous ramener au logis sans dérangement.
— C’est un soin dont je me permets de réclamer la faveur, car je serais infiniment heureux de me le voir confié ! Le bal ne va pas s’achever si vite que je n’aie tout le temps d’y remplir mes devoirs de politesse, après avoir eu le plaisir de vous escorter.
Mme Champdray fit un geste d’acquiescement.
Denise, elle, n’avait pas dit un mot, comme si elle n’entendait pas le débat. Mais, obscurément, une pensée vague flottait en elle, qu’elle aimerait à marcher, dans la belle nuit paisible, auprès de cet homme qu’elle sentait à elle, ce soir-là, tout à elle ! Ses nerfs détendus soudain, une étrange soif de repos, de protection, de tendresse l’envahissait…
Avec un abandon d’enfant très lasse, elle se laissa envelopper par lui dans sa mante de drap rose dont le capuchon, ourlé de dentelle, nimbait son visage.
Devant le casino, sous le couvert des rameaux épais, s’allongeait l’avenue baignée d’ombre avec de fugitifs sillages de lumière d’argent ; les cimes des arbres, pâlies par la clarté de lune qui descendait du ciel immense. C’était bien la nuit qu’elle avait espérée dont la sérénité tomba comme un baume sur sa fièvre. Et instinctivement, dans un besoin impérieux d’en jouir à son gré, sans conversation importune à son oreille, elle laissa les groupes se former et fit quelques pas en avant…
Mais bien vite près d’elle, s’éleva la voix tentatrice :
— Ne vous enfuyez pas ainsi toute seule ! Laissez-moi marcher près de vous… Laissez-moi jouir d’un bonheur tellement inespéré qu’il me semble le posséder en rêve seulement…
Il lui parlait du même accent de chaude prière qu’un moment plus tôt au bal.
Elle dit, la voix un peu lente, tressaillant d’un sourd frémissement qui avait la douceur d’une joie :
— Je ne m’enfuyais pas. Je me sentais seulement d’humeur trop silencieuse pour infliger ma société à quelqu’un. Cette nuit est pour moi apaisante comme une berceuse… Je voudrais pouvoir longtemps ainsi en être enveloppée !
— Moi aussi, puisqu’elle me permet d’oublier le reste du monde et m’apporte l’illusion d’avoir enfin le droit d’aller près de vous, qui semblez devenue l’âme même de ma vie…
Pour la première fois, il lui parlait ainsi… Mais pour l’enhardir, lui, pour la rendre faible, elle, il y avait l’envoûtement de la nuit amoureuse, le mystère troublant de l’obscurité à travers laquelle ils avançaient, oublieux déjà de ceux qui les suivaient…
Pourtant, elle avait eu un léger mouvement. Il eut peur de la voir se dérober. L’heure, pour lui, était bien passée où, par un chevaleresque scrupule, il cherchait à se détourner d’elle, ayant pleine conscience de ce qu’il avait à lui offrir en retour de ce qu’il souhaitait d’elle. Aujourd’hui, il était prêt à une folie pour la conquérir… Mais, aussi, il savait bien quelle femme elle était ; qu’un mot, un geste lui eussent irréparablement enlevée, prononcés ou tentés avant la minute suprême où la volonté défaille… Et sa voix se fit suppliante pour implorer :
— Soyez très bonne, très indulgente ! J’irai près de vous, si vous le préférez, sans vous parler, sans vous demander même le don de votre voix, de cette voix dont la magie a fini par me faire perdre toute ma raison… Je vous jure que je mérite que vous vous montriez généreuse, car j’ai si peur de vous déplaire, — et ainsi, de vous perdre ! — que cette crainte m’a donné le courage, dont je ne me serais jamais cru capable, de vous taire… ce que vous semblez ne pas vouloir entendre… Et pourtant si vous saviez — écoutez ceci comme une confession que j’ose parce que je ne vois pas vos yeux sévères — quels rêves je fais, j’ai envie de vous murmurer, comme une prière très humble… Des rêves qui me hantent depuis que je vis près de vous, avec l’espoir insensé que votre cœur enfin sera entraîné par le mien !
Presque bas, elle dit avec une sorte de supplication grave :
— Ne parlez pas ainsi, il ne faut pas…
— Pourquoi ? Au contraire, il faut que vous sachiez. La vérité a toujours le droit d’être entendue, parce qu’elle est la vérité… Demain, vous ferez de mon aveu ce que vous voudrez, vous oublierez toutes les paroles que, ce soir, je n’ai plus la sagesse d’enfermer dans ma pensée ! Demain, je recommencerai à me taire si vous l’exigez… Mais laissez-moi, une fois au moins, vous dire un peu ce que vous m’avez jeté dans l’âme… Jamais encore aucune femme n’avait exercé sur moi cette incessante et irrésistible attraction qui, tous les jours, me ramène vers vous avec l’espérance qu’enfin je découvrirai le secret de vous toucher…
Elle répéta encore, un peu d’une voix de rêve :
— Il ne faut pas dire ces choses, que je ne devrais pas écouter…
Mais il ne parut pas l’entendre ; pas plus qu’il ne s’apercevait maintenant que, l’obscure avenue traversée, la route montait vers les Xettes dans la blanche clarté que versait le disque pâle, suspendu très haut dans la nuit.
Il ne savait plus qu’une chose, c’est qu’il marchait à côté d’elle, si près qu’il avait aux lèvres la senteur d’œillet, qui était son parfum ; qu’à chaque pas, il frôlait les plis du manteau qui emprisonnait tout entier son jeune corps svelte… Ainsi que sa fière volonté gardait, bien caché, le mystère de son cœur.
Et, de cet accent très doux que l’âme écoute, il continua :
— Vous avez bien accepté les fleurs que vous jetaient les autres, dont l’admiration m’était un supplice, vous pouvez bien me permettre de vous offrir l’aveu de ce que j’ai dans le cœur pour vous qui vous êtes emparée dédaigneusement de moi, non pas seulement par votre merveilleux talent, mais par… tout ce qui fait de vous une femme ne ressemblant à aucune autre !
— Oh ! si, pareille à toutes les autres ! murmura-t-elle, secouant la tête.
— Pas pour moi… Vous êtes l’unique !… Vous êtes entrée dans ma vie dès le premier jour où je vous ai vue, là-bas, chez Mme Arnales ; entrée si victorieusement que j’ai eu peur de vous, parce que je vous devinais trop puissante… J’ai hésité à venir ici, sachant que je vous y trouverais et je prévoyais quelle tentation serait pour ma faiblesse ce bonheur délicieux de sentir quelque temps ma vie effleurer la vôtre, sans avoir le droit de vous en dire merci… Ce bonheur, je l’ai goûté, mais il ne me suffit plus !… Je ne puis plus me résigner à vous entrevoir seulement, lointaine et indéchiffrable, à jouir seulement comme les autres du timbre affolant de votre voix, des clartés et du mystère de votre regard, de vos sourires et de vos silences, de vos pensées dont vous livrez juste assez pour qu’on désire passionnément les pénétrer toutes ; de la grâce jeune de vos gestes, de vos fiertés, de vos froideurs, qui sont une séduction devant laquelle je ne puis plus me défendre… J’ambitionne tous ces trésors pour moi seul… J’ai la soif de trouver les mots qui m’ouvriront votre âme close, qui me mériteront de pouvoir enfin vous donner tout bas le nom qui est le vôtre dans ma pensée, ma Denise.
Elle n’essayait plus de l’interrompre. Ce qu’il lui disait là, depuis bien des jours, elle en entendait l’aveu silencieux. Mais les mots qui le lui murmuraient soudain, dans la douceur recueillie de cette nuit tiède, distillaient une ivresse qui, délicieusement, brisait sa volonté.
Elle avançait maintenant, envahie par la sensation de se mouvoir en un rêve charmeur, le regard perdu vers les lointains, voilés d’une gaze de brume, de ce paysage vaste dont la clarté de lune faisait un paysage de songe ; où, à leurs pieds, frissonnait un lac d’argent entre des montagnes d’ombre. Elle avait oublié ceux qui marchaient derrière elle, sur la route blanche ; bien seule avec cet homme qui la berçait de l’éternel cantique d’amour, dont le murmure fait tressaillir divinement l’âme de toutes les jeunes, quand elles ont aux lèvres le goût chaud de la vie.
A travers la nuit silencieuse, elle entendait monter vers elle sa voix soudain changée, assourdie et profonde, dont les sonorités passaient sur elle comme une enveloppante caresse, et, plus que les paroles mêmes, lui révélait quel émoi bouleversait l’orgueilleux dilettante jusqu’alors si maître de lui-même. Tout son être, à cette heure, criait vers elle ; et elle éprouvait une sorte de joie étrange à le sentir vaincu ; à se sentir, elle, la toute-puissante, la femme dispensatrice suprême d’un bonheur dont, seule, elle possédait pour lui la source vive… Elle ne le jugeait plus ; pas plus qu’elle ne songeait à se dérober, ni ne raisonnait, emportée par le grand souffle de passion dont il l’enveloppait impérieusement… Elle n’était plus que l’aimée écoutant celui qui l’aime, et elle eût voulu que cet instant ne s’achevât pas encore, où chantait en tout son être l’allégresse divine…
Pourtant, le terme en était venu. La côte était gravie et devant eux, c’était la maison de Mme Champdray. Machinalement, elle s’arrêta. Lui, comme elle. Sous la pâle lueur d’argent, il la vit, silhouette souple dans son grand manteau rose, son jeune visage ébloui, avec des prunelles profondes où flottait la même mystérieuse expression d’ivresse grave qui entr’ouvrait les lèvres et les faisait trembler…
Alors, comme un torrent, la tentation jaillit en lui de l’attirer dans ses bras, de meurtrir de baisers les yeux dont il adorait le regard, la bouche désirable qu’il avait soif de sentir brûler sous la sienne…
Pourtant, il ne fit pas un geste vers elle… Un instinct lui criait que s’il s’abandonnait ainsi, il la perdait !
Mais la tentation était si violente que, cette fois, avec une sensation de délivrance, il vit approcher Mme Champdray, qui avait monté la côte au bras de Grisel. La voix sourde, il dit :
— Denise, vous me pardonnez de vous avoir ainsi parlé ?… Je vous aimais trop, je ne pouvais plus me taire…
Sans un mot, elle inclina la tête et resta immobile, la bouche close, tandis que les adieux s’échangeaient autour d’elle ; et, à peine, il effleura la main dégantée que la sienne avait implorée, tant elle la déroba vite. Mais nulle parole ne lui eût été plus précieuse que le regard rencontré une seconde dans la double étoile des yeux…
Il la vit lentement, aux côtés de Mme Champdray traverser le jardin, puis elle disparut dans la maison…
— Bonsoir, petite, allez vite dormir maintenant et ne rêvez pas trop à vos succès ! dit Mme Champdray, embrassant le jeune front qui se tendait, comme chaque soir, vers elle.
Dormir ! Un bizarre sourire passa sur les lèvres de Denise. Une fièvre semblait la brûler ; et, seule dans sa chambre où la lune découpait un carré de lumière, elle rejeta instinctivement son manteau, avec l’impression d’une flamme qui lui dévorait le visage. Mais elle ne s’approcha pas du cadre de la fenêtre ouverte sur la nuit enchantée, comme si elle eût eu peur de retrouver là d’Astyèves, lui murmurant les mots que toute sa jeunesse souhaitait entendre encore… Ah ! ces mots, éternellement les mêmes, éternellement charmeurs, comme ils avaient pénétré dans son cœur de vingt ans, son pauvre cœur de femme créé pour se donner, qui étouffait dans la fière solitude où elle l’enfermait !
— Il m’aime ! mais moi, moi, pourtant, je ne l’aime pas ? pensa-t-elle avec une sorte d’épouvante.
Alors pourquoi l’avait-elle écouté ?… Comment avait-il pu jeter en elle cette ivresse qui la dominait peu à peu quand il lui parlait sur la route solitaire…
Pourtant, elle n’était pas une fille romanesque et elle savait bien de quel alliage était fait l’amour dont elle venait d’entendre l’aveu. Il l’aimait, comme d’autres déjà l’avaient aimée ! Non pour l’épouser et pour l’arracher ainsi à son avenir de travail, à cette vie de théâtre dont elle était menacée !… Alors, pourquoi ne lui avait-elle pas répondu comme aux autres, dédaignant leur injurieux hommage ?… Pourquoi, à cette heure où elle descendait dans l’intimité de son âme, y découvrait-elle que s’il fût venu à elle lui demandant d’être sienne à jamais, la petite graine d’amour qu’il avait déposée en son cœur, que de toute sa volonté elle avait empêchée de germer, se fût épanouie en une plante superbe dont le fruit les eût divinement enivrés…
Oh ! être aimée ! Être la vie, l’âme, le tout d’une autre créature, quelle douceur ! En était-il une comparable à celle-là, même ne donnât-elle qu’une illusion de bonheur ? D’où venait donc que tout à coup, elle le sentait ainsi avec cette intensité douloureuse ? D’où venait qu’à cette heure tout son être jeune appelait cette caresse du regard, de la voix, des lèvres qui fait défaillir l’âme dans une félicité sans nom dont le souvenir demeure vivant même au cœur des aïeules…
Ah ! Dieu, était-ce donc qu’elle aimait d’Astyèves ? qu’il l’avait vaincue parce que son amour, dominateur et suppliant, l’avait enveloppée alors que, pour un moment, nul souci matériel, nulle préoccupation de la vie quotidienne ne la maintenait de force hors du rêve… Parce que cet amour s’était révélé à elle dans l’enchantement des jours d’été, des crépuscules tièdes, des soirs étoilés, dans le silence vibrant des beaux bois où l’ombre était parfumée, où l’air bruissait comme un chant dans les aiguilles des sapins…
Les mains jointes d’un geste d’angoisse, elle songeait, toute brisée, inconsciente des minutes qui s’enfuyaient, son regard fixe arrêté sur le vaste ciel limpide. La lune était maintenant très haut et la nuit claire épandait son calme infini sur les montagnes obscures estompées par la brume, sur les bois silencieux, sur les métairies blanches où les êtres reposaient dans la mort bienfaisante du sommeil…
Discrètement, sa porte s’entr’ouvrit.
— Denise, ma chérie, êtes-vous souffrante ? Depuis que vous êtes rentrée dans votre chambre, je ne vous ai pas entendue remuer. J’ai frappé et vous ne m’avez pas répondu.
C’était Mme Champdray qui, devant l’obscurité de la pièce, s’arrêtait surprise.
Denise tourna la tête et son blanc visage alors apparut très grave sous le reflet de lune qui, seul encore, éclairait la pièce. D’un mouvement de créature qui s’éveille, elle se dressa. Une ombre de sourire glissa sur sa bouche et, la voix lente, elle dit :
— Ma chère grande amie, c’est ma sagesse qui est malade ! Il me vaudrait mieux, je crois, repartir pour Paris. Je me croyais bien forte et je découvre que je suis faible autant que les autres… Ah ! je désire trop être aimée !
A peine, vraiment, elle avait conscience qu’une âme entendait ce cri jailli de la sienne. Elle songeait tout haut, certaine d’être comprise, quel que fût l’aveu qui lui échapperait.
Mme Champdray l’attira doucement :
— Pauvre enfant ! sûrement, vous l’aurez, votre part d’amour… Mais il faut l’attendre de qui seulement peut vous la donner ! Ne vous fiez pas aux autres hommes. Ils vous feront souffrir quand vous leur aurez abandonné votre cœur…
— Je le sais…, sans illusion… C’est pourquoi je n’ai aucune excuse pour montrer cette misérable lâcheté !
— Enfant, il ne faut pas être si sévère pour vous-même ; demain, vous retrouverez toute votre vaillance et je vous y aiderai de mon mieux, si vous le désirez. Ce soir, petite Denise, vous avez mal aux nerfs ; vous avez trop chanté de musique capiteuse, trop entendu de paroles qui grisent… Et aussi trop regardé le clair de lune ! Il faut maintenant que l’enfant soit sage, qu’elle ferme sa fenêtre, allume prosaïquement sa lampe et s’en aille bien vite dormir sans plus rêver ni penser…
Il y avait une autorité apaisante dans l’accent de Mme Champdray ; et de lui trouver cette délicate tendresse de mère, une reconnaissance infinie pénétra Denise. Comme une enfant fatiguée, elle appuya sa tête sur l’épaule de son amie.
— Oh ! madame, que vous êtes bonne, et que toute mon âme vous remercie…
— De bien peu de chose, ma chère petite fille… Allez vite vous reposer. Et que la paix soit avec vous…
D’un geste affectueux qui ressemblait à une bénédiction, elle avait posé la main sur les cheveux de Denise. Puis, doucement, comme elle était venue, ayant elle-même allumé la lampe, elle sortit de la pièce…