L'heure décisive
III
Les plus malveillants mêmes se voyaient bien contraints, par l’évidence, de reconnaître que nulle femme n’était plus digne de respect que Mme Claude Champdray, quel que fût son dédain avoué pour les conventions et les préjugés du monde ; et, de même, force leur était de rendre hommage à son intelligence hardie, à sa prodigieuse puissance de travail comme à sa chaude bonté de cœur.
Jeune, elle avait été la dévouée collaboratrice de son mari, un érudit original et subtil. Ensemble, ils réalisaient vraiment l’union idéale, une seule vie en deux êtres. Mais dans sa pleine force, Albert Champdray avait été enlevé par la brutalité stupide d’un accident de voiture. Elle avait survécu à cet effondrement de son existence, parce qu’il y avait en elle la source vive de toutes les énergies, même celle de souffrir sans être, pourtant, broyée par sa souffrance. Mais désormais seule, morte au bonheur, fuyant la pitié, elle était sortie de l’affreuse épreuve, l’âme à jamais ouverte à la compassion de toutes les misères de ses frères en douleur.
Vingt années s’étaient écoulées depuis le jour où elle avait été frappée ; elle ne s’était pas consolée, mais le temps avait fait son œuvre de baume. Le travail aussi avait été pour elle un viatique. Tout d’abord, afin d’achever une œuvre commencée par son mari, elle avait repris l’ouvrage préparé ensemble ; puis elle avait continué à écrire dans l’instinctif besoin d’échapper à elle-même, à la déchirante hantise du bonheur fini.
Désintéressée de sa propre destinée, elle s’était prise à observer celle des autres avec une sympathie mélancolique, son esprit intuitif et pénétrant attiré par l’étude des âmes ; aussi bien des âmes contemporaines, que des âmes d’antan qui avaient animé des êtres disparus qu’elle évoquait en des études psychologiques d’une sagacité ingénieuse et profonde, sous leur forme singulièrement vivante ; études dont la savoureuse originalité lui avait fait très vite un nom parmi les lettrés.
Puis, la masse du public avait connu ce nom dont elle s’était servie pour discuter les questions littéraires, sociales, artistiques, qui avaient intéressé son esprit toujours en éveil. Hautement, avec une franchise fière, elle avait soutenu ou combattu les uns et les autres, se créant ainsi des ennemis sans en avoir cure, mais aussi des amis qui pouvaient dire ce qu’il y avait de délicate bonté sous le masque un peu frondeur de l’écrivain. Très accueillante pour ceux qui avaient besoin d’elle, aux autres elle n’ouvrait sa porte qu’à bon escient, trop ménagère de son temps pour le gaspiller avec des fâcheux, des indifférents ou des snobs.
Bertrand d’Astyèves savait qu’il pouvait se tenir pour un privilégié, d’avoir été récemment convié à venir chez elle lui présenter ses hommages, après qu’il l’avait rencontrée tout l’hiver chez de communes connaissances.
Mais ce n’était pas l’unique désir de quelques moments de causerie avec une femme très intelligente qui l’attirait chez Mme Claude Champdray, le mardi suivant la matinée Arnales. Dans le tréfonds de sa pensée, un désir flottait, désir compliqué de dilettante, d’entendre parler de cette Denise Muriel, qui avait si fort intéressé sa nonchalance et qu’Yvonne Arnales, incidemment, lui avait dit être très amie de Mme Champdray.
Jamais pourtant, il ne l’avait rencontrée chez l’écrivain, mais, confiant en sa bonne étoile, il espérait qu’un heureux hasard voudrait bien l’y amener, justement ce même jour ; et il ne lui resta plus qu’à dissimuler sa déception quand il put constater que la destinée ne s’était pas, cette fois, montrée bienveillante à l’égard de sa fantaisie.
Aucun des visiteurs qui se trouvaient dans le salon de Mme Champdray ne pouvait, à son goût, remplacer Denise Muriel : un vieil académicien à tête d’oiseau, qui écrivait des romans psychiques et assaillait de questions géographiques un grand et solide garçon, attaché militaire en Perse, venu à Paris en congé de quelques mois… Et encore, un fin critique, conférencier humoristique d’autant plus apprécié que son auditoire pouvait toujours se demander s’il se moquait ou non de lui. Puis, une vieille dame spirituelle, d’une élégance de douairière, qui avait signé un volume de pensées de son nom très aristocratique, et avec elle, sa belle-fille ; point femme de lettres celle-là, délicieux joujou pour amateur masculin, poudrée, parfumée, habillée pour la fête des yeux qui papotait avec une désinvolture gamine, sans perdre son allure de grande dame.
Et, dirigée par l’esprit alerte de Mme Champdray, animée par la sonorité claire de sa voix un peu mordante, la conversation, interrompue une seconde par l’entrée de d’Astyèves, reprit son allure capricieusement vivante, s’éleva de nouveau amusante d’imprévu, évocatrice d’idées, emplissant de sa rumeur, la grande pièce lambrissée dont les hautes fenêtres, à multiples carreaux, s’ouvraient sur le jardin d’un vieil hôtel voisin.
Une question jetée tout à coup par la jeune vicomtesse d’Auroche fit tressaillir d’Astyèves, le désintéressa net des pittoresques récits de l’attaché militaire sur les danseuses de Téhéran. A Mme Champdray, elle venait de demander :
— Étiez-vous au dernier cinq heures de Mme Arnales ? Je n’ai pu y aller et je l’ai regretté fort, car il paraît qu’on y a entendu, dans les Poèmes sylvestres, de Vanore, une jeune chanteuse qui est une merveille.
Les yeux gris de Mme Champdray s’éclairèrent d’un sourire.
— Cette chanteuse n’est autre que ma petite amie, Denise Muriel. Il m’est déjà revenu qu’elle avait été admirable dans la symphonie de Vanore, que je n’ai pu moi-même aller écouter, et je suis ravie de constater de nouveau que son succès a été très grand.
— Chère madame, il a été plus que grand. Il avait toutes les allures d’un triomphe ! Mon mari m’est revenu emballé de la chanteuse à m’en rendre jalouse. Et la chronique affirme que tous ces messieurs étaient, plus ou moins, dans cet état d’enthousiasme aigu. Monsieur d’Astyèves, faut-il déclarer ici que, — c’est la chronique qui parle, — vous sembliez tout particulièrement sous le charme et que vous vous êtes montré, au buffet, le plus courtois chevalier de Mlle Muriel ?
— Déclarez, madame, sans scrupule, et ajoutez que je suis, comme il y a quelques jours, tout prêt à proclamer cette jeune fille une artiste rare, d’autant plus puissante sur ses auditeurs qu’en elle semble brûler le feu sacré, le feu dévorant !
La petite femme se mit à rire :
— Destiné à dévorer qui ?… Elle ou ses admirateurs ?
— Les uns et les autres en une commune flambée, glissa philosophiquement le critique.
Mme Champdray, d’un geste qui lui était familier, secoua en arrière sa tête grise, dont les cheveux frisaient drus, rejetés autour du front large :
— Vraiment ! Vous imaginez cela ? Eh bien, mon ami, j’ai grand’peur pour le bien fondé de vos suppositions. A ma connaissance, Denise Muriel est une façon de petite salamandre humaine ; elle passe et, selon toute apparence, elle passera à travers le feu sans se brûler. Monsieur d’Astyèves, pourquoi y a-t-il un doute au fond de vos yeux ?
Il sourit :
— Chère madame, je ne me permettrais pas de placer un doute là où vous apportez une affirmation ; et j’en possède d’autant moins le droit que je n’ai pas l’honneur de connaître Mlle Muriel.
— Ah ! que vous êtes tous les mêmes, vous autres hommes… Parce qu’une femme a le secret de vous émouvoir tout entiers, d’ébranler en vous toutes les fibres sensibles, immédiatement vous regimbez dans votre orgueil masculin et vous vous redressez, émettant en principe qu’elle aussi, par un juste retour, est nécessairement fragile… à votre mesure…
— Ce n’est pas moi qui l’ai dit, madame, c’est un grand poète : « Femme, ton nom est fragilité ! »
— Bah ! les grands poètes ne sont pas toujours de grands psychologues ! Ils peuvent se tromper comme les autres hommes ! Et ma petite amie Muriel m’a l’air d’humeur à considérer avec un détachement sceptique, dont je ne saurais trop la féliciter, les incendies qu’elle allume ! Vous pouvez lui faire l’hommage de votre respect, croyez-m’en. Elle n’a pas seulement l’incomparable tempérament d’artiste que vous lui reconnaissez justement, c’est de plus une fille de grand cœur, une vaillante et brave enfant que je plains avec toute ma sympathie pour les jeunes.
— Que vous plaignez ? répéta d’Astyèves interrogateur.
— Oui, parce que la vie ne sera pas aisée pour elle !
— Peut-on demander pourquoi ?
Mais Mme Champdray n’eut pas le loisir de répondre. Le timbre d’entrée avait annoncé un nouveau visiteur. Sur le seuil du salon, dont la porte venait de s’ouvrir, se découpait une svelte silhouette de femme. Et Bertrand songea que le destin était pour lui ! Il apercevait soudain, sous son regard, le jeune visage volontaire et passionné de Denise Muriel.
Les hommes s’étaient levés, même le vieil académicien, qui saluait d’un coup d’œil charmé cette fraîche apparition que la petite Mme d’Auroche considérait avec une curiosité sympathique.
Elle, tout droit, allait à Mme Champdray, lui présentant son front, d’un geste juvénile. L’écrivain l’embrassa maternellement avec un bon sourire :
— Ma chère petite fille, vous voulez donc donner raison au vieux proverbe : « Quand on parle des roses… » Frémissez si vous êtes de celles qui tiennent leurs amis pour redoutables… Au moment où vous êtes entrée, nous étions tous à potiner sur le compte d’une jeune chanteuse qui s’est couverte de gloire chez Mme Arnales.
Elle laissa tomber le compliment sans répondre, mais son regard se fit très affectueux :
— Je ne frémirai jamais, madame, quand je saurai que l’amie c’est vous ! Pour moi, vous êtes incapable de vous montrer autrement que l’indulgence même.
— En l’occasion, tout au moins, enfant, vous n’avez eu guère besoin d’indulgence, si je m’en rapporte à l’universel ouï-dire. Et je puis vous citer mes auteurs ! L’un d’eux même est ici présent…
Et elle désignait d’Astyèves qui, courtoisement, s’était effacé pour laisser prendre un fauteuil à la jeune fille, — un fauteuil en son immédiat voisinage d’ailleurs.
— Monsieur d’Astyèves qui, peut-être, vous a déjà été présenté…
La jeune fille attacha sur lui ce regard qui la faisait si lointaine.
— En effet, chez Mme Arnales… Je me souviens.
— Alors, ma petite, comme de juste, vous devez déjà soupçonner tout ce qu’il pense de votre chant… Ne froncez pas le sourcil, nous n’allons pas vous mettre sur la sellette, et je vous abandonne M. d’Astyèves s’il ne résiste pas à la tentation de vous remercier encore du régal artistique que vous lui avez offert ! Nous autres, pour être agréables à votre farouche modestie, nous retournons en Perse, vers les danseuses de Téhéran, dont M. de Vernes veut bien nous décrire les brillantes évolutions.
La conversation redevenait générale. D’Astyèves en profita :
— Ne craignez pas, mademoiselle, que je succombe à la tentation, si grande envie que j’en puisse avoir. Je me souviens trop bien que…
— Vous avez affaire à une personne aussi désabusée que le sage Salomon lui-même pour s’être pénétrée de la salutaire pensée émise par lui : « Vanité des vanités… » et le reste !
Elle parlait avec cette ironie légère qui éveillait chez d’Astyèves un désir aigu de l’arracher à son indifférence un peu dédaigneuse. Et se mettant à l’unisson, il demanda en souriant :
— Ne craignez-vous pas, mademoiselle, de commettre le péché d’ingratitude en exprimant de pareils sentiments, avec une pareille conviction ?
— Parce que…?
— Parce que vous n’avez pas le droit d’en être arrivée à un tel degré de pessimisme ou de sagesse.
— Je suis trop jeune, n’est-ce pas ? fit-elle avec une imperceptible raillerie mélancolique.
Hardiment, il répéta :
— Vous êtes trop jeune et vous avez reçu… beaucoup pour votre part…
Sans qu’il le cherchât, son accent avait fait de ses paroles un enthousiaste hommage. Un instant, elle attacha sur lui ses prunelles profondes, où passait un vol de pensées dont elle gardait le mystère ; mais elle savait déjà la valeur de ces admirations d’homme, et avec le même détachement sceptique, elle dit, obligeant sa belle voix musicale à prendre un ton de badinage :
— Je suis absolument de votre avis, je possède plus que beaucoup d’autres. J’ai un gagne-pain, une santé… de fer, un fonds d’énergie qui ne s’épuisera pas trop vite, j’espère… Je suis encore bien jeune, heureusement, et j’ai tout l’avenir devant moi… Un avenir que, sans doute, je ferai. Ce dont je suis un peu fière, — faute de mieux, allez-vous penser ! — parce qu’ainsi j’acquiers le droit de traiter de puissance à puissance avec ceux des hommes qui, ne trouvant pas leur route toute frayée, doivent la tracer eux-mêmes…
— Ceux-là seulement, n’est-ce pas, existent pour vous ?
— Pourquoi cette question ?
— Parce que j’ai la tentation de me révolter contre le dédain dont vous cinglez les infortunés à qui la destinée n’a pas imposé l’obligation de peiner tout le jour pour gagner leur pain quotidien, qui se trouvent réduits à n’être que des hommes du monde.
Elle sourit un peu.
— Mais je ne dédaigne nullement les hommes du monde ! Même, je les estime à leur valeur. N’imaginez pas que je condamne ceux-là surtout qui, sciemment ou non, se laissent dominer par le constant souci de donner à leur existence, l’harmonie, la séduction d’une œuvre d’art. Je crois bien même, au contraire, que j’envie ces privilégiés-là ! Seulement, comme entre eux et moi, il ne peut rien y avoir de commun, je les considère du même œil dont les petits, très sages, contemplent les brillants personnages d’une belle comédie dans laquelle ils n’ont à jouer que l’humble rôle de spectateurs. Je ne me sens en communion qu’avec les humbles travailleurs… Et je vais peut-être vous scandaliser…
— Ce serait pour moi une impression toute neuve dont je devrais vous être infiniment reconnaissant…
— Eh bien, il y a des jours… — j’avoue, n’est-ce pas ? — où je crains fort d’avoir une âme d’anarchiste, où je sens miens tous les découragements, les révoltes, les colères, que sais-je ? moi, de ceux qui, corps et âme, sont meurtris par la misère tous les jours de leur vie, pour arriver juste à ne pas mourir de faim ! Ah ! comme je comprends qu’ils supportent impatiemment certaines inégalités ! Moi non plus, je ne possède guère la vertu des humbles et des résignés, qui courbent la tête et acceptent sans plainte…
Elle parlait avec une apparente légèreté, mais aussi avec une aisance tranquille de femme indifférente à l’impression éveillée chez son interlocuteur ; et ainsi, s’avivait en elle une irritante séduction dont Bertrand subissait toute la puissance. Non, certes, elle n’était pas de la race de ceux qui demeurent écrasés sous leur destinée, cette jeune créature qui semblait pétrie de passion et de fière volonté.
D’un involontaire coup d’œil, Bertrand l’observait, tandis qu’elle faisait sa profession de foi avec une hardiesse paisible, de cette voix chaude dont la seule vibration était un chant. Dieu ! qu’elle était loin des misérables dont elle prétendait avoir l’âme, si élégante sous la blouse de linon mauve à plis, serrée à la taille par la ceinture de cuir blanc sur la jupe bleu sombre ; une toilette qui eût semblé insignifiante à un profane. Mais, à l’œil exercé de Bertrand, la seule forme impeccable du soulier, du gant de chevreau blanc, révélait la vraie femme de race.
Autour d’eux, on causait ; le vieil académicien à tête d’oiseau pérorait en longues périodes, tout juste coupées par les vives répliques de Mme Champdray, ou les réflexions fines de la douairière. La vicomtesse d’Auroche bavardait avec le conférencier, qu’amusait l’imprévu piquant de sa causerie, et qui, galamment, le lui laissait voir. Mais ses yeux vifs de mondaine clairvoyante observaient le groupe formé par Denise et d’Astyèves dont elle était trop loin pour suivre la conversation…
Bertrand reprit en souriant :
— Je crois bien que ceux dont vous vous faites généreusement la sœur considéreraient que vous appartenez à une aristocratie qui leur sera toujours fermée, celle de l’art…
— Oui, mais je vis de l’art, tout comme eux de leur travail…
— Avec cette capitale différence qu’il vous apporte des jouissances que ne leur donnera jamais leur labeur brutalement matériel.
Elle se mit à rire.
— De quel esprit subtil, vous êtes doué ! Je pourrais vous répondre que si, pour ma part, j’ai des jouissances esthétiques bien profondes qu’ils n’ont pas, j’ai aussi une part de tourments qu’ils ne peuvent connaître. Avouez-le…
D’Astyèves ne demandait pas mieux que d’avouer tout ce qu’elle souhaiterait, car il lui plaisait de voir s’émousser la réserve de cette séduisante créature qui prétendait si bien tenir son monde à distance. Mais ici un nouveau venu entrait, Gabriel Bollène, le critique d’art d’une grande revue qui, tout récemment, avait publié sur Denise Muriel un article très flatteur. De toute évidence, il la prisait comme femme autant que comme artiste ; car il ne dissimula pas son plaisir très sensible de la rencontrer. Tout de suite, il s’occupa d’elle, la félicitant de son interprétation des Poèmes sylvestres. Et, parce qu’elle répondait en femme qui sait la valeur de l’approbation donnée, d’Astyèves en éprouva un bizarre sentiment d’impatience où dominait le vif regret de ne pouvoir éconduire le fâcheux qui se mêlait d’accaparer à son profit l’attention de la jeune fille. Alors comme la musique était devenue le sujet de la causerie et qu’il était, lui aussi, un connaisseur délicat, il se lança brillamment dans la mêlée pour obliger Denise à lui répondre, comme à lui parler…
Le vieil académicien, point mélomane, n’en croyait pas moins devoir doctement exprimer ses opinions :
— C’est une marotte de ne vouloir plus, aujourd’hui, trouver de talent qu’aux compositeurs dont le premier mérite est de n’être pas Français !
Et se tournant vers sa voisine, la petite vicomtesse d’Auroche, il questionna :
— Me ferez-vous, par exemple, madame, l’honneur de me dire ce que vous adorez dans la musique du dieu Wagner ?
Elle eut un sourire fin :
— Moi, très profane, j’admire au petit bonheur, confiante dans le jugement des personnes compétentes.
— Mais, encore ? madame.
— Je m’incline surtout devant… la richesse de l’orchestration…
— Eh bien, madame, permettez-moi de vous le dire, vous n’êtes pas du tout wagnérienne ; vous devriez surtout être abîmée devant la beauté symbolique de l’œuvre, dans laquelle deux arts, la poésie et la musique, communient magnifiquement. Ah ! le symbolisme de Wagner ! ils me font rire, ceux qui en parlent sérieusement ! Je ne suis pas un imbécile, mais j’avoue très hautement que ce symbolisme me paraît digne des contes de la mère l’Oie. Les fameux sujets d’opéras devant lesquels le public se pâme docilement sont d’enfantines histoires que seules des cervelles de snobs imaginent d’affubler d’un sens métaphysique. Voilà pour le poème !… Quant à la musique…
— Quant à la musique ? répéta Gabriel Bollène tout prêt à se révolter contre la boutade rageuse du vieil académicien.
— Pour la musique, je déclare mon incompétence, mais quand il m’arrive de devoir entendre un opéra de Wagner, j’en sors plus profondément convaincu, chaque fois, que votre maître allemand, pour composer ses œuvres, prenait au hasard des poignées de notes et les égrenait sur le papier, au petit bonheur… Ce qui m’explique les sonorités stupéfiantes qui font hurler de douleur tous ceux dont le fanatisme et le snobisme — je répète le mot ! — ne sont pas en jeu.
Mme Champdray écoutait, amusée.
— Mon ami, vous doutez-vous que vous articulez des monstruosités et que ma petite Muriel — pour parler d’elle seule — vous considère en ce moment comme le dernier des mécréants… Mais elle ne veut pas la mort du pécheur, seulement qu’il se convertisse. Denise, ma mie, savez-vous ce qu’il faut faire ? Au lieu de traiter ce pécheur selon son crime de lèse-musique, travaillez à son amendement et chantez-lui quelque chose de ces maîtres étrangers qu’il anathématise.
Ce fut, dans le salon, une acclamation enthousiaste.
— Oh ! oui, mademoiselle, je vous en supplie ! pria la petite vicomtesse. Depuis que vous êtes ici, je ruminais l’idée de vous entendre et je n’osais prendre la liberté grande de vous demander de réaliser mon désir très vif !
Un peu interdite, Denise hésitait.
— Allons, enfant, soyez bonne ! insista affectueusement Mme Champdray. Accordez-nous la faveur que nous sollicitons !
— Accordez-la nous ! répéta d’Astyèves, presque bas, avec une ardente sincérité d’accent dans sa prière.
Elle ne lui répondit pas ; mais un sourire indéfinissable flottait sur sa bouche.
— Madame, que voulez-vous que je chante ?… du Schumann ?…
— Oui… les Amours du poète !…
— Soit, si vous le désirez.
— Qui vous accompagnera, Denise ?
— Oh ! moi-même, madame.
Elle enleva ses gants et s’assit au piano. Alors un grand silence se fit dans la haute pièce, si profond que, seul, s’entendait, presque fort, un gazouillis d’oiseau dans les rameaux feuillus que l’air chaud balançait devant la fenêtre ouverte… Puis, des notes vibrèrent, la voix de la chanteuse s’éleva…
Et une sensation d’ivresse, aiguë à en être affolante, ébranla Bertrand ; celle-là même qui avait étreint tout son être nerveux quand, pour la première fois, il avait entendu Denise Muriel. Comme ce jour-là, soudain, pour lui, n’exista plus que cette enfant dont l’art faisait une admirable créature de passion. A peine elle lui semblait la même femme, tant était devenue grave la belle ligne expressive du profil, et pâle le blanc visage sous l’ardente lumière jaillie de l’âme même qui palpitait dans la voix…
Oh ! cette voix ! profonde et veloutée, d’une ampleur incomparable, troublante comme un philtre versé par ces lèvres qui semblaient une fleur de sang… En lui, elle pénétrait de nouveau avec une puissance impérieuse qui ne laissait plus subsister que le seul désir, pareil à une soif, de l’entendre longtemps, toujours, pour s’enivrer de sa beauté !… Et le même mot : « Encore ! » dont tous l’imploraient quand elle eut fini la première mélodie, fut aussi celui qu’instinctivement il trouva seul à lui murmurer, ainsi qu’un pauvre demanderait une aumône sans prix pour lui…
D’ailleurs, elle ne se fit pas prier. Sans doute, elle se sentait en communion d’art avec ceux qui l’écoutaient dans la paix recueillie de la grande pièce silencieuse. Et, l’une après l’autre, elle chanta les mélodies qui racontaient l’éternel et douloureux drame d’amour dont elle faisait un vivant poème, frémissant des appels désespérés, des désirs, des regrets mélancoliques ou éperdus, des sanglots qui déchirent les âmes humaines, aimant en vain… Puis la voix se brisa sur les lèvres pâlies, les dernières notes modulèrent leur plainte poignante…
Alors elle se détourna et aperçut d’Astyèves debout près d’elle, une flamme dans le regard, et aussi Mme Champdray, les yeux voilés de grosses larmes.
— Oh ! madame ! fit-elle, saisie.
— Ma petite, vous êtes une preneuse d’âmes. Le jour où vous le voudrez, vous aurez à vos pieds une foule à qui vous ne laisserez pas un atome de liberté pour juger de votre talent… Ah ! quel don vous avez reçu ! enfant.
Une expression presque douloureuse contracta une seconde les lèvres de la jeune fille.
— Oh ! madame, ne me tentez pas et ne vous mettez pas contre moi ! C’est tout mon avenir de femme qui est en jeu…
— Mais, mademoiselle, vous êtes sûre de gagner la partie ! jeta la petite d’Auroche avec enthousiasme. Ah ! que je comprends l’emballement de mon mari ! votre voix fait perdre la raison ! Je suis sûre qu’elle me rendrait capable de toutes les folies… si j’étais homme ! En vous entendant, j’oublierais que, de par le monde, il existe d’autres femmes que vous, et je ne sais jusqu’où pourrait m’entraîner le charme que vous possédez !
Tous se mirent à rire de la sortie qui avait rosé le visage de Denise. Ce que la vive petite femme disait sous une forme plaisante, combien l’avaient éprouvé, combien même s’étaient cru permis de le murmurer à la trop séduisante chanteuse ! N’était-ce pas là l’impression violente qui mettait en déroute la sceptique sagesse de Bertrand d’Astyèves quand s’élevait la voix troublante ?…
Des rafraîchissements avaient été apportés et des groupes se formaient. Bertrand se rapprocha de la jeune fille, lui présentant un verre de sirop glacé.
— Voulez-vous m’accorder encore l’honneur de vous servir et, en même temps, de vous avouer très respectueusement que j’envie à Mme d’Auroche la liberté de vous dire ce qu’est votre chant pour ceux qui l’entendent ?
Il avait parlé avec une sorte d’emportement contenu dans l’accent, vibrant encore de l’émotion éprouvée, et elle sentit tout ce que l’hommage enfermait de complexe, s’adressant à la femme autant qu’à l’artiste. Imperceptiblement, ses lèvres se firent hautaines, alors qu’elle répondait pourtant avec un enjouement voulu :
— Prenez garde, vous allez me rendre bien orgueilleuse !
— Aucune femme ne pourrait, plus que vous, avoir le droit de l’être !
Une seconde, leurs regards se croisèrent, ceux de Denise pleins d’une gravité fière, ceux du jeune homme disant sa sincérité hardie. Mais elle ne répondit pas et se rapprocha de sa vieille amie.