L'heure décisive
L’HEURE DÉCISIVE
I
Un remous se produisit à travers la phalange des hommes massés dans l’écartement des portières. Presque tous tentaient d’apercevoir la chanteuse apparue en cet instant sur l’espèce d’estrade, élevée de deux marches, qui occupait l’une des extrémités de l’immense salon. Une balustrade basse, de vieux chêne ouvragé, l’enserrait et en formait une façon de petit sanctuaire, riche de tapisseries anciennes, harmonieusement pâlies, de meubles rares, de bibelots précieux, rassemblés par un collectionneur amoureux des belles choses et assez fortuné pour s’en pouvoir offrir…
« Le sanctuaire de l’art », l’avaient baptisé les intimes de Mme Arnales, non seulement à cause des trésors que son mari y avait groupés, mais encore parce qu’elle avait le talent d’y faire défiler, pour la distraction des invités de ses cinq heures, les artistes dont elle possédait le secret d’avoir la primeur…
Par les fenêtres larges ouvertes sur le jardin de l’hôtel, entrait librement la lumière blonde d’une belle après-midi de juin finissante. Un souffle chaud, par moments, agitait d’un frémissement les palmes découpées des plantes vertes, soulevait de petits cheveux légers au front des femmes, animant d’un frisson la dentelle de leurs robes d’été… Alors aussi s’épandait, plus forte et plus subtile, la senteur des roses qui, à profusion, se mouraient dans des aiguières de Venise.
A la vue de la chanteuse, un léger murmure avait couru dans la très brillante assemblée, panachée de femmes du monde, savamment élégantes, et de clubmen ; de personnalités connues des lettres et des arts que leur célébrité avait fait adopter par cette société assez snob pour daigner mettre à haut prix les gloires consacrées.
Devant Bertrand d’Astyèves, quelqu’un expliqua :
— Il paraît que cette Denise Muriel est une future étoile, une élève de Mme Delborde qui a, dit-on, une voix étonnante. Elle va chanter les Poèmes sylvestres de Vanore, qui sont encore à peu près inédits. Il n’en a donné aucune audition publique.
Des exclamations s’entre-croisaient fondues dans un murmure discret où palpitait le battement léger des éventails.
— Qui l’accompagne ?
— Vanore lui-même. Il s’intéresse beaucoup à elle.
— Ah ! Ah ! souligna une jeune femme qui, à travers sa face-à-main, examinait l’artiste.
— En tout bien, tout honneur, madame. Ne commettez point le péché de jugement téméraire… Vous savez bien que si Vanore est un emballé, c’est un emballé qui, du moins pour l’heure, ne prétend plus adorer d’autre divinité que la musique ! On dit qu’il veut lancer la jeune personne pour le théâtre…
— Diable ! jeta un voisin. Espérons-le… C’est une jolie fille, toute jeune… Il a bon goût ! Vanore. Si le ramage ressemble au plumage ! Comment trouvez-vous l’objet ? d’Astyèves.
— Mon cher, votre étoile est encore invisible à mes humbles regards.
— Approchez-vous, un peu… Vous restez campé dans votre indifférence de blasé et dans votre embrasure de fenêtre. Ah ! quel parfait diplomate vous êtes, toujours maître de votre impassibilité, et quelle puissance vous deviendrez quand votre ministre vous enverra jouer votre personnage dans quelque ambassade !…
Le jeune homme eut un sourire imperceptiblement railleur que voila sa courte moustache blond fauve.
— Mon ami, vous me comblez et, par suite, vous me plongez dans la confusion ! Faites-moi plutôt une petite place, afin que je jouisse moi aussi, du rayonnement de l’étoile, à supposer que les étoiles rayonnent !… Par tout ce que j’entends dire d’elle, je suis induit en violente tentation de l’entrevoir…
Tout en parlant, il avait fait un pas en avant et, à son tour, soudain, il aperçut la chanteuse que son regard de connaisseur en beauté féminine enveloppa toute… Très svelte, d’une sveltesse de jeune pin riche de sève ardente, elle se tenait immobile près du piano à queue, souple et droite dans les plis sobres de sa robe d’un rose pâle d’hortensia ; l’échancrure du corsage dégageant la nuque fine, la tête un peu rejetée en arrière… La claire lumière d’été baignait la chevelure châtain dont elle cuivrait les moires blondes, nimbait le visage si blanc que les cils y faisaient une ombre noire sous les paupières abaissées, que les lèvres y prenaient un éclat de fleur de sang ; de belles lèvres jeunes qui, au repos, avaient ainsi une singulière expression de gravité mélancolique, presque amère.
— Tiens, tiens !… Pas banale du tout, cette Denise Muriel ! murmura d’Astyèves avec une curiosité d’observer mieux la jeune fille qui, les yeux attachés sur la musique que tenaient ses doigts gantés de clair, attendait que Vanore, assis au piano, eût joué le prélude.
Lui, répondait à l’acclamation qui avait salué son entrée, inclinant sa tête blanchissante dont le masque tourmenté s’éclairait d’un sourire. Les choristes avaient fini de se masser derrière la chanteuse. Il les inspecta d’un coup d’œil aigu qui tendait leur attention. Puis il murmura à la jeune fille :
— Vous y êtes ? enfant.
Elle eut un léger signe affirmatif et abaissa le cahier de musique qu’elle relisait… Alors ses yeux apparurent très noirs, presque troublants par le mystère de leur iris velouté qu’on eût dit fait d’ombre brûlante, des yeux inoubliables qui semblaient absorber tout le visage dans leur splendeur sombre et, en cette seconde, ne voyaient personne, fermés à la contemplation du monde des êtres et des choses extérieures.
Vanore avait commencé le prélude, et les touches d’ivoire vibraient lentement, soudain évocatrices, de par le pouvoir de cet homme, qui était vraiment un maître. En leur langue sacrée, les sons chantaient l’hymne du jour naissant. La flûte du vieux Pan modulait le divin poème de la nature dont le chœur des faunes et des sylvains célébrait l’éternel renouveau… La forêt s’éveillait. Une rumeur de vie courait sous l’ombre verte des rameaux bruissants… Dans les sonorités caressantes de la mélodie, il y avait le frisson des battements d’ailes. Les notes claires appelaient des visions de verdure fraîche trempée de soleil. C’était l’universel épanouissement dans l’allégresse du jour ressuscité…
Un accord résonna pareil à un appel, l’appel des choses à la créature souveraine… Alors, réponse splendide, la voix humaine s’éleva, résonnant seule dans le silence subit des instruments, en une phrase lente, d’un rythme étrange… Et cette voix était si absolument belle, dans l’ampleur grave de ses notes profondes qui semblaient palpitantes d’une obscure passion, qu’un frémissement fit tressaillir jusqu’aux plus frivoles…
Dans tout son être de raffiné, vibrant à toutes les émotions artistiques, Bertrand d’Astyèves sentit l’écho de cette voix merveilleuse, pénétrante comme un philtre, si dominatrice qu’il ne songea même pas à tout ce qu’elle révélait d’étude et de science. Subitement, elle abolissait en lui tout jugement dans une sensation de jouissance aiguë.
Car c’était un vrai dilettante que ce clubman très intelligent, ce futur diplomate encore nonchalamment ambitieux, capable d’élans d’âme dont le scepticisme de son esprit se plaisait à avoir raison, comme d’une inquiétante flambée que la sagesse lui commandait d’éteindre dès qu’il n’en prisait plus la clarté, ou la jugeait dangereuse… Être de luxe qui eût pu être quelqu’un s’il n’avait eu contre lui une fortune de fils unique qui lui avait permis d’user et de mésuser de son indépendance au gré de ses curiosités, de ses fantaisies de toute nature, selon son bon plaisir… Bien moderne par sa complexité qui le faisait capable de subir puissamment les plus vives impressions sans rien perdre de sa froide liberté d’esprit, alors même que tout son être sensitif s’abandonnait, pour mieux savourer l’impression éprouvée.
Et c’est ainsi qu’il recevait, comme un trésor précieux, l’immatérielle caresse de la voix magnifique qui s’emparait de lui avec une force délicieusement impérieuse. Ce lui était une exquise sensation d’art d’entendre une telle musique chantée par cette bouche juvénile, fraîche comme une fleur, dans un cadre somptueux… En cette minute, vraiment, il n’existait plus pour lui au monde que cette jeune fille inconnue qui se révélait déjà une grande artiste.
Maintenant, elle n’était plus pâle. Une lueur rose flambait sur l’excessive blancheur de la peau et, dans la profondeur des larges prunelles sombres, le regard semblait une clarté de feu dans la nuit, tandis que la voix, alternant avec les chœurs, avec le chant de l’orchestre, suivait la marche harmonieuse de la symphonie qui s’épanouissait en sonorités rares, d’une originalité puissante.
Comme elle avait dit l’allégresse de l’aube printanière, la fête éclatante de l’été lumineux, elle disait aussi l’inexprimable mélancolie des crépuscules d’automne, des feuilles jaunies tombant comme des espoirs morts, la désolation de l’hiver glacé, l’horreur superbe des jours de tempête… Et tout cela, elle semblait l’éprouver, le sentir par chaque fibre de son être. Ce n’était pas la science seule qui pouvait donner à son chant cette intensité de vie ardente, c’était une âme de femme toute vibrante des espoirs, des rêves, des angoisses qui troublent les créatures jeunes… Et d’Astyèves pensa, entendant le cantique d’amour que jetaient maintenant, toutes palpitantes, les belles lèvres pourpres :
— Comme cette femme-là sait ou saurait aimer !
Un élan obscur l’emportait vers cette attirante inconnue, un désir de voir luire, pour lui seul, la brûlante clarté du regard, de jouir seul de la voix qui s’emparait de lui tout entier, ressuscitant, en son souvenir, les fantômes d’heures exquises du passé, lui donnant la soif d’en revivre de semblables, comme aussi la fièvre des désirs irréalisés…
Mais un bruit formidable d’applaudissements éclatait, l’enlevant à l’ivresse douce du rêve. Vanore venait de jouer le dernier accord. Il se levait du piano, le visage ravagé d’émotion, les deux mains tendues vers la jeune fille que, soudain, d’un geste spontané, il attira et embrassa, tandis que ses lèvres tremblantes articulaient :
— Ah ! ma petite, quelle artiste vous êtes ! Et quelle joie sans pareille pour un compositeur de rencontrer une telle interprète !… Comme vous venez de chanter cela !
Une acclamation avait salué le mouvement et les paroles de Vanore. Maintenant, une rumeur d’enthousiasme emplissait le hall, un bruit d’exclamations, de propos flatteurs ; et vers l’estrade, pour féliciter le maître et son interprète, montait le flot de tous ces mondains que le souffle de l’art avait un instant soulevés au-dessus d’eux-mêmes ; les hommes, très expressifs dans leur admiration pour la chanteuse ; les femmes, mettant dans leurs félicitations une imperceptible réserve qui maintenait les distances.
Mme Arnales triomphait avec une vanité de maîtresse de maison qui offre à ses hôtes un régal précieux auquel nul encore n’a goûté. Elle ne patronnait, d’ailleurs, que les gloires naissantes, autant par chic que par sagesse pratique, — malgré sa fortune princière. — Car on ne paye guère ces jeunes, envers qui l’on croit s’acquitter en révélant leur talent inconnu à un bel auditoire de mondains désœuvrés.
— Eh bien, êtes-vous content ? jeta-t-elle, en passant, à d’Astyèves qu’elle savait connaisseur.
— Moi ? je suis encore sous le charme. Votre chanteuse est tout bonnement admirable !
Elle approuva d’un accent de protection bienveillante :
— Oui, n’est-ce pas, elle est étonnante ! Je m’intéresse beaucoup à elle. C’est une contemporaine de ma fille aînée. Elles ont été au catéchisme ensemble. Elle est la fille de Paul Muriel, vous savez, l’agent de change…
— Ruiné par le krach des mines de cuivre, je crois ?
— Justement… J’étais même autrefois en relations de visite avec Mme Muriel, une jolie femme très élégante, très lancée. Mais je l’ai naturellement tout à fait perdue de vue. Elle vit hors du monde, et je crois qu’elle n’a guère autre chose à faire, sa position étant aujourd’hui des plus modestes.
— C’est cette jeune fille qui la fait vivre ? demanda d’Astyèves, avec une précision un peu brutale.
— Dans une large mesure, oui, je le crois. On m’a dit pourtant que Paul Muriel avait trouvé je ne sais quelle petite place, dont il s’arrangeait d’ailleurs fort mal… Pas plus que sa femme, il ne semblait créé pour vivre sans fortune ! Ce qui les remettrait le mieux à flot, ce serait que Denise entrât au théâtre, comme Vanore veut l’y pousser. Elle y ferait sûrement son chemin ; elle a tout ce qu’il faut pour y réussir !
Une bizarre sensation de révolte fouetta le scepticisme nonchalant de d’Astyèves, devant la paisible indifférence avec laquelle cette mère de famille émettait l’idée qu’une enfant de vingt ans devait être jetée dans la périlleuse carrière du théâtre, afin de rendre un semblant de luxe aux siens. Mais il connaissait trop bien ses devoirs d’homme du monde pour laisser rien transparaître de cette impression, et Mme Arnales n’aperçut pas la courte flamme railleuse de son regard, tandis qu’il répondait :
— Peut-être, madame, le chemin dont vous parlez ne serait-il pas absolument celui qu’il faudrait voir suivre à Mlle Muriel pour son bonheur…
Le visage artistement soigné de Mme Arnales prit une expression de banale compassion :
— Il est évident que les filles pauvres sont bien exposées, et que le théâtre est, pour elles, plein de dangers. Mais, comme il leur faut vivre, le choix n’est guère permis quand s’offrent certaines positions avantageuses !… Vanore et les différents compositeurs qui ont entendu Denise Muriel sont tous d’accord qu’elle ne doit pas hésiter… Elle n’a pas seulement la voix, mais aussi le physique… C’est une jolie fille, n’est-ce pas ?
— Elle est mieux que jolie, fit-il avec un singulier sourire, impatienté d’entendre cette poupée de salon, vaniteuse et nulle, parler ainsi d’une créature qui lui était supérieure de toute la richesse de son tempérament d’artiste.
Elle répéta, sans trop comprendre :
— Mieux que jolie ?… Qu’entendez-vous par là ? N’allez pas avoir de mauvaises intentions à l’égard de ma protégée. Je vous le défends bien… Ah ! quels mauvais sujets sont tous ces hommes !
Elle lui effleura l’épaule de son éventail, en souriant, car elle tenait en faveur particulière ce beau grand garçon, d’aristocratique allure, qui, pensait-elle, pourrait peut-être lui fournir un gendre de haute mine, au jour approchant où elle allait devoir mettre en puissance maritale sa plus jeune fille, Yvonne… Pas d’aussi grande fortune qu’elle l’eût souhaité, mais de vieille famille et destiné, selon les vraisemblances, à une brillante carrière dans les ambassades… Un parti très sortable, en somme…
Parce qu’elle en jugeait ainsi, elle avait eu, pour lui, le sourire réservé aux privilégiés. Puis, ressaisie par ses devoirs de maîtresse de maison, elle se détourna ; et, dans la brillante cohue qui remplissait le hall, disparut sa silhouette un peu alourdie par la quarantaine bien sonnée. D’instinct, Bertrand d’Astyèves évolua vers la chanteuse, avec une curiosité de démêler un peu ce qu’étaient l’âme et la pensée enfermées dans cette forme jeune, dont les yeux, la bouche grave, gardaient si jalousement le secret.
Devant lui, un groupe de jeunes gens exhalaient leur sentiment :
— Épatante, cette petite ! Quel gosier ! Quelle flamme !
— Vanore a fichtre raison de l’envoyer au théâtre ! Elle a été créée et mise au monde à cet effet !… Et à tous les points de vue !
— Tous les points de vue, comme vous dites ! Eh ! c’est une belle créature, et qui a l’air rudement bien bâtie ! Le peu qu’elle laisse voir promet !… Ce sera un savoureux morceau à déguster !
Ce qu’ils disaient là, d’Astyèves, obscurément, l’avait pensé aussi, tout au plus avec moins de brutale netteté. Pourtant, il eut un sursaut d’irritation à ces propos saisis au passage, une instinctive envie de jeter l’ordre de se taire à ces hommes qui, maintenant, détaillaient avec leur science masculine l’originale beauté de la chanteuse.
Elle, cependant, répondait aux hommages de toute sorte avec une grâce un peu hautaine, sans sourire presque, ayant, dans sa tenue, une telle réserve de fille du monde très bien élevée, que pas un de ceux dont elle venait d’ébranler tout l’être sensitif n’eût osé lui faire entendre un mot d’admiration trop vif. La lueur rose des joues était tombée ; la peau avait repris son pâle éclat de pétale immaculé, mais la bouche, aussi, son indéfinissable pli d’amertume mélancolique.
Un désir impérieux de se faire présenter à elle traversa la pensée de Bertrand ; et aussitôt, en homme habitué à toujours suivre sa fantaisie, il se prit à louvoyer parmi le flot des invités, évitant, par d’habiles manœuvres, de se laisser capturer au passage ; fuyant surtout la blonde Yvonne, dont il était le flirt favori. Et il se trouva devant Vanore, auquel il tendit les deux mains, reconnaissant de la jouissance goûtée :
— Maître, comment vous remercier des minutes exquises que je vous ai dues ?
— Mon cher ami, le meilleur de vos remerciements, ce n’est pas à moi qu’il faut le donner, c’est à cette enfant qui a fait jaillir pour vous l’âme même de ma musique. Ah ! si nous avions toujours des interprètes comme celle-là, qui est à la fois une vraie femme et une vraie artiste, dont la voix est un instrument si parfait que jamais je n’aurais osé en rêver un pareil, quand j’ai conçu mes Poèmes sylvestres ! Aussi, à cette heure, suis-je absolument résolu à ne donner au théâtre l’œuvre qui occupe en ce moment toute ma vie, que si je puis avoir Denise Muriel pour la chanter.
— Et qui vous en empêcherait ?
— Une toute petite et toute-puissante volonté de femme ! mon ami, celle de cette gamine qui se cantonne dans une horreur enfantine du théâtre. Comme si ce ne serait pas un crime d’enfouir une voix semblable, une telle puissance d’expression ! Mon cher d’Astyèves, à l’occasion, chapitrez-la donc.
Bertrand sourit de l’ardeur du maître, toujours pareil à lui-même, dès que son art était en jeu.
— Bien volontiers, s’il m’était possible, je joindrais mes instances aux vôtres. Mais je n’ai pas l’honneur de connaître Mlle Muriel.
Vanore se mit à rire, reprenant pied dans le monde réel.
— Mon cher d’Astyèves, sans but intéressé, seulement pour vous être agréable, je vais vous présenter, si vous le désirez.
— J’en serais très heureux.
— Alors, mon ami, approchons-nous.
Il se tourna vers la jeune fille qui, près d’eux, répondait de sa voix chaude, musicalement timbrée, même en parlant, aux compliments d’un interlocuteur empressé :
— Mon enfant, voulez-vous me permettre de vous faire connaître un fervent musicien, par conséquent un fervent admirateur de votre talent, le comte Bertrand d’Astyèves ?
Elle inclina légèrement la tête, en femme habituée à de pareilles présentations, sans qu’un sourire éclairât ses belles prunelles de vie ardente, demeurant enveloppée dans la réserve fière qui la séparait volontairement de l’élégant public qu’elle avait eu pour mission de distraire un moment. Et cette indifférence tomba sur d’Astyèves avec le cinglant d’un coup de fouet.
Mme Arnales, qui passait, lui jeta :
— Monsieur d’Astyèves, voulez-vous offrir votre bras à Mlle Muriel pour la conduire au buffet ? Je ne vois plus mon mari qui allait venir se mettre à sa disposition.
— Je vous remercie, madame, dit aussitôt la jeune fille. Je n’ai besoin de rien et je vais me retirer.
— Mais, du tout, mademoiselle, je tiens à ce que vous preniez quelque chose. Il fait si chaud ! Monsieur d’Astyèves, je vous confie Mlle Muriel.
Il s’inclina, puis, se tournant vers Denise, il demanda :
— Voulez-vous, mademoiselle, m’accorder l’honneur que Mme Arnales sollicite pour moi ?
Il s’adressait à elle aussi respectueusement que s’il eût parlé à une altesse royale ; mais ses yeux, qui interrogeaient, trahissaient la complexe impression qu’elle avait éveillée en lui. Elle ne parut pas le remarquer, et ses traits gardèrent leur expression sérieuse, tandis qu’elle répondait simplement :
— Si ce n’est pas abuser de votre obligeance, monsieur, j’irai volontiers au buffet boire quelque chose de frais.
— Pas trop frais ! protesta Vanore. Sapristi, mon enfant, prenez garde à votre voix ! D’Astyèves, ne lui laissez pas faire d’imprudence !
Il promit en souriant et emmena la jeune fille dont les doigts effleuraient à peine son bras.
— Votre compositeur, mademoiselle, est comme les heureux qui ont trouvé un trésor et vivent dans l’incessante inquiétude de se le voir ravir, parce qu’ils en savent tout le prix.
La bouche grave s’éclaira un peu.
— Encore faudrait-il que le trésor, — si vraiment trésor il y a, — fût exposé à être enlevé, et je ne sache pas qu’il coure pareille aventure.
— Heureusement pour le maître et pour nous. Êtes-vous très indulgente ? mademoiselle.
— C’est selon les droits de ceux qui sollicitent mon indulgence.
— Et leur humilité est le premier de ces droits, n’est-ce pas ? Alors, vous me permettrez bien, sans me renvoyer gracieusement sur mes terres, de venir, après tant d’autres, vous dire en toute simplicité que je vous ai dû aujourd’hui l’une des plus intenses joies artistiques qu’il me souvienne d’avoir jamais goûtées !
La jeune fille ne pouvait se méprendre à l’accent d’enthousiaste sincérité de Bertrand ; mais si elle y fut sensible, elle ne le laissa guère paraître, répondant seulement par quelques mots brefs de politesse à l’hommage qu’il lui adressait. D’ailleurs, ils atteignaient le buffet, aussi encombré que les salons, où l’entrée de la chanteuse excita une rumeur d’attention. Car les femmes, même les moins disposées à admettre pareille vérité, étaient bien contraintes, par l’évidence, de reconnaître que cette petite fille inconnue était de celles qui, nulle part, ne pourraient passer inaperçues. Comme les hommes, eux, l’avaient bien vite proclamé, c’était une créature singulièrement séduisante…
— Que dois-je vous servir ? mademoiselle.
— Peu importe. Un verre de sirop, ou mieux encore, une glace, s’il est possible.
— Une glace ? Et qu’en dira le maître ?
— Il n’en dira rien puisqu’il n’en saura rien, fit-elle répondant du même accent de badinage dont il avait parlé. Je vais attendre dans cette embrasure que vous ayez pu me procurer quelque chose. Le buffet me paraît inabordable.
Bertrand d’Astyèves sut pourtant s’y faire servir assez prestement pour revenir en moins d’une minute auprès de la jeune fille ; il n’avait nulle envie de se voir subtiliser son rôle de cavalier servant, par quelqu’un des admirateurs qui rôdaient autour d’elle, — sans oser toutefois l’aborder. Et il ne s’en étonna pas, tant son attitude trahissait la hautaine volonté de rester étrangère à ces gens du monde qui l’examinaient avec une curiosité discrètement impertinente. Debout devant la fenêtre grande ouverte, sa forme svelte s’enlevant toute claire sur l’horizon vert du jardin, avec ses yeux songeurs, elle avait un air de jeune sphinx dont le mystère distillait un charme troublant.
D’un geste lent, très souple, elle se prit à déguster la glace apportée. Une clarté rose de fin de jour baignait sa nuque dorée, ferme et ronde ; et d’Astyèves fut frappé de la fraîcheur juvénile de la peau, alors que, pourtant, la vie avait déjà mis son empreinte sur le visage, un léger pli vertical rayant le front entre les deux sourcils.
Il était resté debout devant elle pour empêcher toute importune invasion. Devinant qu’elle se fût dérobée à une conversation dont elle eût été le sujet, même indirect, il s’était remis à parler des Poèmes sylvestres qu’il analysait avec une sûreté de sens musical qu’elle ne s’attendait sans doute pas à rencontrer chez un homme du monde, car il y avait de la surprise un peu, dans l’attention de ses larges prunelles chaudement vivantes.
Elle écoutait, d’ailleurs, plus qu’elle ne parlait, répondant surtout, enfermée dans cette réserve qui lui donnait, pour d’Astyèves, une irritante saveur d’énigme…
A une réflexion qu’il faisait, particulièrement flatteuse pour le compositeur, elle répliqua :
— Je regrette que Vanore ne se trouve pas ici pour vous entendre, monsieur ; ce lui serait un plaisir très vif de voir combien peuvent être goûtés ses Poèmes sylvestres !
— Mais c’est un plaisir sur lequel il doit être fort blasé.
— Pas autant que vous le supposez. Les vraies dilettantes surtout peuvent l’apprécier. Sa musique n’est pas pour les profanes.
— C’est la foule du public que vous qualifiez ainsi ? Peut-être, en effet, n’en saisit-elle pas toute la riche, la savante originalité… Mais je défie bien les plus simples de n’en pas subir la beauté suggestive…, surtout quand elle est chantée comme elle l’a été aujourd’hui ! Ce n’est pas une musique intellectuelle que celle de Vanore ; elle est, au contraire, superbement physique, — pour rééditer le mot de Stendhal, à l’adresse de Wagner.
Sur les lèvres de la jeune fille, flottait le mystérieux sourire où il y avait une foule de choses que d’Astyèves eût aimé à démêler. Mais elle ne paraissait guère disposée à réaliser un tel désir. Sans discuter l’appréciation, elle dit seulement, coupant un petit morceau de sa glace :
— Vous aimez beaucoup la musique, n’est-ce pas ? En particulier, quand elle revêt une certaine forme…
— Laquelle ?
— Sa forme la plus séduisante, peut-être. Quand elle se fait humaine, qu’elle a corps et âme ; quand elle est à la fois physique, pour parler comme vous, et, comment dirais-je ?… idéaliste, les deux qualités s’amalgamant de façon à créer un tout, capable de vous satisfaire en vos goûts les plus divers.
Intéressé, il s’inclina, surpris d’être à ce point deviné.
— Vous êtes, mademoiselle, d’une pénétration… inquiétante ! Vous avez bien raison de penser que j’adore la musique ; mais c’est en profane, moi aussi ; car je ne suis pas grand clerc en harmonie, et s’il me fallait expliquer le pourquoi de mes sympathies, je ne pourrais, sans doute, le faire qu’en commettant force hérésies… Mais je la sens comme je la goûte, physiquement et « spirituellement », — au sens ecclésiastique du mot, — et elle m’ouvre un monde merveilleux, celui-là même où je vous dois de m’avoir conduit aujourd’hui de façon inoubliable !… Vous voyez que j’y reviens encore et toujours ! Mais vous m’avez donné une telle fête, que je ne résiste pas à la tentation de vous le répéter encore une fois, bien qu’il doive vous sembler d’une odieuse banalité, je le reconnais, d’entendre de nouveau ce qui vous a tant et tant été dit depuis un moment !
Le même sourire de sphinx reparut une seconde sur la bouche expressive.
— Il me semble, monsieur, que vous êtes fort affirmatif en ce qui concerne mes sentiments.
— Est-ce que je me trompe ?
— En quoi !… En supposant que peu m’occupe l’impression que je produis ?
— C’est cela, justement. Avouez, par amour de la vérité, que j’ai bien deviné.
Elle secoua la tête presque gaiement.
— Ce ne serait pas poli. Et non plus, ce ne serait pas tout à fait exact !… Comme une autre, j’ai ma petite vanité qui ne s’accommode pas trop mal d’un parfum d’hommage. Elle est seulement difficile sur la qualité de cet encens dont elle démêle très vite la valeur et qu’elle accueille en conséquence. La vérité, que vous invoquez, m’oblige à confesser que je ne chante pas souvent pour mon public, car j’ai reçu ce don, sans pareil, de pouvoir l’oublier dès que j’entends ma voix… Alors je suis prise toute par la musique et, moi aussi, j’entre dans le monde enchanté dont vous parliez.
— Parce que vous êtes artiste dans l’âme… Comme je comprends que Vanore ne veuille pas d’autre interprète que vous pour ses œuvres ! Vous sentez si merveilleusement sa musique !
— Je l’aime pour l’infini qu’elle enferme, pour ce que j’y trouve… Peut-être aussi pour ce que j’y mets, pour ce que je m’imagine y découvrir… Nous autres femmes, nous sommes toujours, plus ou moins, des imaginatives, des créatrices de chimères !
— Et c’est pourquoi, n’est-ce pas, nous pouvons espérer que vous réaliserez le rêve du maître, en incarnant l’héroïne de son nouvel opéra ?
Un léger pli rapprocha soudain les sourcils de la jeune fille dont une ombre voila le visage.
— Si vous ne craignez pas d’espérer en vain, faites-le ; rien n’est plus incertain que mon entrée au théâtre.
— Malgré le succès qui vous y attend ?
La violente sincérité d’accent de Bertrand donnait une singulière force à ses paroles, sous leur forme banale. La jeune fille ne parut pas s’en apercevoir. Un sourire de subtile ironie avait glissé sur sa bouche.
— Grâce aux circonstances, je possède déjà une sagesse de vieux sceptique et je ne tiens pas le succès pour un fruit auquel il soit aussi aisé de mordre. Et puis, je ne suis pas gourmande de gloire !… Maintenant, du moins. Qui peut répondre de l’avenir ? Ne savez-vous donc pas que l’ambition, en dépit des apparences, n’est pas un mot féminin ?
— C’est selon ce qui s’y trouve enfermé.
— Oh ! nous irions loin ainsi !… Et voici que j’ai fini ma glace…
— Eh bien, qu’importe ? fit-il avec une impatience de voir en elle la volonté de se dérober.
Avec une imperceptible hauteur, elle dit :
— Eh bien, il ne me reste plus qu’à vous remercier de m’avoir accompagnée et à vous rendre bien vite votre liberté.
— Que je n’ai nulle envie de reprendre !
Les mots lui étaient échappés, et leur spontanéité en faisait plus qu’une simple formule de courtoisie. Nulle femme ne s’y serait trompée. Mais celle-ci ne daignait accepter aucun hommage qui ne fût pas adressé à sa seule personnalité d’artiste. Sans paraître avoir entendu l’exclamation de Bertrand, elle demanda simplement :
— Voulez-vous bien me ramener vers Mme Arnales pour que je prenne congé d’elle ?
— Que vous preniez congé ? Est-ce que nous n’allons plus vous entendre ?
— Oh ! non. Je suis venue ici seulement pour chanter les Poèmes sylvestres. Maintenant, mon rôle est fini.
Elle lui tendait la petite soucoupe vide pour qu’il l’en débarrassât. Il obéit et revint lui offrir son bras, dans la conviction qu’il n’avait nul moyen de la retenir davantage. Mais, tandis qu’il la ramenait, il reprit encore :
— Alors, c’est bien vraiment qu’il faut perdre l’espoir de vous écouter de nouveau ? Pardonnez-moi de vous importuner de mon insistance, mais on prétend que les hommes sont de grands enfants. Or les enfants ne savent guère se résigner à n’avoir pas ce qu’ils désirent ardemment !
— Et pourtant, force leur est souvent de s’en passer. Bon gré, mal gré, il est tant de choses auxquelles petits et grands doivent apprendre à se résigner !
Une intense mélancolie, — un peu amère aussi, — vibrait dans son badinage. Elle s’arrêta. Ils étaient revenus dans le hall, et ses doigts quittèrent le bras du jeune homme.
Elle commençait :
— Encore une fois, monsieur, tous mes remerciements…
Mais il l’arrêta :
— Je vous en prie, mademoiselle, vous me rendriez confus… Veuillez croire que je vous suis infiniment reconnaissant de m’avoir fait l’honneur d’accepter que je vous accompagne.
Il s’inclina très bas. Elle répondit par un signe de tête d’une grâce un peu fière. Puis, elle se détourna et, dans la brillante cohue des invités, il la vit s’éloigner, seule, comme elle l’avait voulu. A peine un instant encore, il distingua le profil expressif, la nuque charmante, les cheveux sombres, moirés de lumières blondes… Puis, soudain, devant lui, il aperçut, campé, un de ses amis, le grand d’Estourville, qui lui chuchotait familièrement :
— Ah çà, d’Astyèves, serait-ce l’aube d’une grande passion ?… Diable ! prenez garde à vous ! Elle a des yeux, une bouche et une voix qui promettent, la jeune protégée de Mme Arnales !… Et si la fantaisie lui en prenait, elle vous mènerait loin son homme !
Bertrand eut un froncement de sourcils.
— Franchement, mon cher, vous avez trop d’imagination, du moins en ce qui me concerne !… Mais, quitte à encourir encore vos téméraires suppositions, j’avoue, à la face du ciel et de la terre, que je trouve Mlle Muriel une incomparable artiste !
— Et une femme délicieuse à accaparer dans les embrasures de fenêtre, n’est-ce pas ? Diable ! ne manifestez pas trop votre enthousiasme… Qu’en dirait votre flirt, la blonde Yvonne ? Les femmes n’aiment point que leurs chevaliers servent plusieurs couleurs.
D’Astyèves eut un haussement d’épaules et, machinalement, chercha des yeux Yvonne Arnales. Au passage, son regard effleura la foule de ces femmes et de ces jeunes filles qu’il jugeait avec une clairvoyance aiguë : créatures de serre, éternellement curieuses et lassées de plaisirs toujours les mêmes, fanées par leur vie de mondaines, — au moral autant qu’au physique, — parmi lesquelles les meilleures, celles qui étaient ou seraient les moins inquiétantes épouses, étaient encore les plus frivoles, les jolies et futiles poupées de salon…
Et, tout au fond de son âme, à lui qui, pourtant, était bien de même race, qui ne concevait pas la femme en dehors de cette atmosphère de luxe, de ce décor somptueusement raffiné, il y avait un impitoyable dédain pour ces filles du monde, — banales, artificielles ou obscurément perverses, — dans le nombre desquelles un jour, proche peut-être, il allait choisir sa femme ; puisqu’il en était arrivé à la lassitude de sa vie de garçon…
Enfin, il aperçut Yvonne Arnales. Au milieu d’un groupe, elle causait d’une voix haute, avec son aisance de très riche héritière. Un sourire sans lumière retroussait sa lèvre, et ses dents très blanches luisaient dans son visage quelconque de Parisienne blonde, gentiment mièvre sous l’envolement léger des cheveux qui moussaient autour du front étroit. Un peu raide de silhouette, dans la mollesse vaporeuse de sa robe d’été, elle se tenait debout près du piano à queue, à la place même où, une demi-heure plus tôt, se trouvait Denise Muriel. Et d’Astyèves, l’apercevant tout à coup, eut une seconde la vision de l’autre, de l’artiste toute pâle sous la clarté ardente de ses prunelles passionnées, tandis que ses jeunes lèvres chaudes frémissaient au cantique d’amour…
Il songea :
« Quel dommage que cette petite Arnales ne lui ressemble pas ! »
Et il se rapprocha d’Yvonne, qui l’appelait d’un geste coquet de son éventail.