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L'heure décisive

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IX

Tout en parlant, ils avaient laissé la route derrière eux et entraient dans la prairie qui, sous les arbres, s’allongeait tout autour de la chaumière du tisserand. Solitaire sur le flanc de la colline, elle y dominait le large horizon des sommets onduleux, des plaines vertes, des ravins boisés que mouillait la fraîcheur d’invisibles ruisselets, creusant, parmi les mousses, leur fin sillage.

Mais de cette beauté des choses qui, au premier regard, pénétrait Denise, si souvent qu’elle en eût joui déjà en ce lieu même, nul sûrement ne prenait souci à cette heure aux Gouttridos… Ni le tisserand qui, derrière sa petite fenêtre, travaillait sans jamais tourner la tête vers l’admirable paysage, courbé impassible sur son métier ; ni sa femme, absorbée comme lui par sa tâche, dans la pièce basse où s’épandait l’odeur forte des géromés empilés sur des claies, près du lit… Tous deux, enfermés dans l’humble monde de leur labeur quotidien, n’entrevoyaient rien au delà, ni au dehors, l’âme sans désir, la pensée muette, à peine distraits par la présence de ces étrangers qui venaient, pour une heure, leur demander l’ombre fraîche de leurs arbres ; indifférents à l’éclat de la gaieté des petits, dont les rires montaient, en sonorités claires, dans l’air chaud.

Toute rouge sous son grand chapeau de paille, tour à tour impatientée et amusée par les évolutions capricieuses des enfants autour d’elle, Mme Vanore s’affairait avec les gouvernantes dans les apprêts de leur goûter. Ils étaient une dizaine, fillettes et garçons, dont l’aîné se trouvait être Jean, qui employait ses quatorze ans à exciter les plus jeunes, malgré les prières de sa sœur, la sage Madeleine, et ses efforts pour maîtriser l’exubérance de Huguette, le numéro trois des Vanore, aussi garçon que son jumeau Robert.

— Denise ! voici Denise ! avaient clamé les voix enfantines à l’apparition de la jeune fille.

Car tous, elle les gâtait, l’âme tendre à ces petites créatures joyeuses ; et tous, en troupe folle, accouraient vers elle, entraînés par Huguette qui bondissait à sa rencontre, dans l’envolement soyeux de ses cheveux cuivrés, délivrant ainsi la pauvre Madeleine, dont l’exclamation trahit la détresse :

— Denise, heureusement, vous arrivez ! Vous allez savoir vous faire obéir, vous ! Ils ne m’écoutent pas !

— Vous voyez si vous étiez désirée, fit amicalement Mme Vanore, tellement qu’on surveillait votre arrivée ! Huguette vous avait aperçue de loin sur la route, flanquée d’un cavalier qu’elle prétendait être d’Astyèves.

— Parce que ? fit Denise avec un léger tressaillement.

La petite femme se mit à rire, tout en continuant à sortir des fruits d’un panier.

— Parce que, ce matin, mon mari, le voyant mis en goût par les perspectives alléchantes de notre lunch champêtre aux Gouttridos, l’a invité, en manière de plaisanterie, à venir en prendre sa part, si bon lui semblait. Et je crois que bon lui semblera ; notre société ne paraissant pas trop lui déplaire !

Denise ne répondit pas. Un sentiment bizarre d’impatience et de plaisir l’énervait soudain ; et, à peine, elle entendit Charles Grisel s’écrier gaiement :

— Je suis, en vérité, très flatté d’avoir été pris, par les bons yeux de Huguette, pour l’élégant Bertrand d’Astyèves !

— Mon ami, ne vous pavanez pas, la confusion n’a pas été longue ! D’ailleurs, j’ajoute tout de suite que la jeunesse n’a nullement regretté de vous voir apparaître en la place d’Astyèves, car elle sait votre complaisance à son égard. Et, là-dessus, pour prouver que vous méritez sa confiance, venez m’aider à lui donner la pâture et délivrer ainsi Denise… Tous, ils l’accaparent plus que de raison !

— Fichtre ! je le comprends ! Je voudrais bien, moi aussi, l’accaparer !

Entre haut et bas, il avait marmotté ces mots. Sa cousine le regarda un peu surprise.

— Bah ! Charles !… Vraiment ? Je ne m’en étonne pas ; mais, vous savez, si le cœur vous en dit, accaparez !

Il eut un haussement d’épaules :

— Je ne serais pas de force… Du moins, maintenant ! Les objets d’art ne sont pas encore à mon usage. Je ne suis ni un homme d’imagination ni un romanesque !

Elle n’insista pas, rappelée par le souci des enfants qui s’agitaient de plus belle autour des paniers entr’ouverts, dont Denise et les gouvernantes sortaient les richesses. Lui, la suivit, sans un mot de plus, se prêtant bientôt, avec une bonne humeur joyeuse, à tous les menus services qu’on réclamait de lui, bavard et gai, obligeant pour Mme Vanore, très attentif auprès de Denise. Elle aussi, tout à coup, semblait devenue franchement souriante, sans nul souci d’âme, jeune presque autant que les petits dont elle s’occupait avec une inépuisable complaisance, amusée de la naïve drôlerie de leurs réflexions, de leurs caprices, de leurs volontés.

Pourtant, par instants, elle avait un regard d’envie vers le vieux banc vermoulu, isolé près de la chaumière, devant l’incomparable horizon, au sommet du coteau dont les pentes vertes s’enfonçaient très bas dans l’épaisse frondaison des arbres de la vallée. Et tout à coup, comme une fois encore, elle tournait la tête vers le chemin désert, une pensée déchira son esprit, incisive :

— Je regarde ainsi vers la route, parce que je m’attends à y voir apparaître Bertrand d’Astyèves.

Un petit choc la secoua. Mais elle était trop fière pour se dissimuler la vérité. Soudain, elle en prenait pleine conscience ; depuis la minute où Blanche Vanore avait annoncé la visite possible du jeune homme, elle l’attendait, avec la certitude muette qu’il allait venir, venir pour elle… Ah ! qu’elle était folle ! Mais que cette folie avait de charme, et que c’eût été bon de s’y abandonner un moment, de ne pas lutter, toujours lutter ! contre elle-même, contre la destinée… Que Grisel était donc privilégié de pouvoir trouver la vie simple !

Résolument, elle détourna la tête, appliquant sa volonté à être occupée de la phalange d’enfants qui l’entourait, à aider Blanche Vanore dans son rôle maternel, à se distraire en écoutant les intarissables propos de Grisel, qui goûtait avec conviction, engloutissant, à belles dents, les tartines de pain bis, son appétit rival de celui de Jean.

Il eut fini le dernier, tandis que les enfants, avides de mouvement après leur immobilité pendant le goûter, s’éparpillaient en courses folles à travers la prairie. Alors, il s’allongea paresseusement au pied d’un arbre, alluma sa pipe et se mit à en tirer de lentes bouffées, laissant, cette fois, aux femmes, le soin de remettre un peu d’ordre dans les paniers dépouillés de presque tout leur contenu. En conscience, Denise remplissait la tâche qu’elle s’était imposée, fuyant sa pensée, sourde à l’obscur vœu qui palpitait toujours en son cœur de femme.

Derrière elle, une exclamation de Mme Vanore éclata soudain, amicale et familière :

— Eh bien, d’Astyèves, si vous venez pour goûter, vous arrivez trop tard, mon ami. Nous avons tout mangé !

Denise ne bougea pas, raidie contre le mouvement instinctif de tourner la tête vers lui. Il ne fallait pas qu’il pût même soupçonner la chaude sensation de plaisir qui passait en elle comme une large vague caressante. Elle l’entendit répondre du même ton qui l’avait accueilli, échanger quelques brèves paroles avec Grisel. Puis elle devina qu’il venait à elle.

— Êtes-vous donc si occupée que vous ne puissiez me faire même l’aumône d’un pauvre mot de bienvenue ?

Il était devant elle, lui tendant la main. Elle donna la sienne qu’il effleura des lèvres, pendant qu’elle répondait avec un badinage voulu :

— Je joue au naturel, aujourd’hui, les héroïnes de Gœthe ! Un peu plus tôt, vous auriez pu voir Charlotte faisant la légendaire distribution de tartines. Maintenant, la représentation est finie.

— Je sais ; Mme Vanore m’a déjà averti de ma malechance. Mais l’homme ne vit pas seulement de pain, et ce n’est pas pour réclamer ma part de goûter que je suis venu… J’aspire à plus et à mieux… Vous vous en doutez bien un peu ?

— Pourquoi m’en douterais-je ? Ne soyez pas trop ambitieux, si vous craignez les déceptions…

— Est-ce me montrer trop ambitieux que de souhaiter, — de toute mon âme, c’est vrai ! — jouir de la réalisation d’un rêve que vous avez fait naître, dès notre première rencontre dans le jardin des Xettes, vous souvenez-vous ?… celui de me trouver avec vous ici, devant ce paysage que vous m’avez appris à aimer, avant même que je l’aie connu, par la façon dont vous m’en avez parlé ! Seulement…

— Seulement…? répéta-t-elle, cherchant à fuir la caresse de son accent.

— Seulement, dans mon rêve, je vous avais toute à moi… Il est certaines présences dont je suis jaloux, à souffrir follement de devoir les partager ! Aussi, je vous préviens que, pendant ma montée solitaire jusqu’ici, j’ai combiné les plans les plus machiavéliques pour pouvoir, pendant le chemin du retour, à cette heure du crépuscule dont j’ai le culte comme vous-même, vous enlever sans pitié à Mme Vanore et à sa suite !

Un sourire léger flottait sur la bouche de Denise.

— Je vous disais bien que vous étiez très ambitieux. Et si je refusais de vous laisser ainsi disposer de moi ?

— Vous seriez une amie cruelle pour le plaisir de l’être…

— Nous ne sommes pas des amis et nous ne le serons jamais. Ne protestez pas, insista-t-elle, arrêtant les mots qu’elle lui devinait sur les lèvres. Vous savez aussi bien que moi que c’est chose impossible !… Du moins, tant que nous ne serons pas de vieilles gens, très rassis !

Elle disait vrai, bien vrai. Ce n’était pas une amie qu’il rêvait de trouver en elle ! Et une impatience le fit tressaillir de la voir si clairvoyante et, en même temps, si insaisissable. Ne connaîtrait-il donc jamais la douceur de ses lèvres ? Ne verrait-il jamais luire, dans ses yeux, l’expression dont il avait la hantise ?

Et, un peu amer, il dit :

— Quelle estime et quelle confiance, je vous inspire !

— Ne vous en offensez pas… Je n’ai confiance en aucun homme et n’ai foi qu’en quelques femmes, très rares…

— Vous êtes dure, si vous êtes sincère !

— Je le suis toujours… Ne vous en êtes-vous pas encore aperçu ?

— Oh ! si ! Comme je sais que vous êtes une farouche petite Valkyrie, à qui j’ose à peine livrer un peu de ma pensée… quand vous l’emplissez toute !…

Elle sourit un peu, mais son sourire avait une amertume mélancolique.

— Ne me reprochez pas mon scepticisme, j’en souffre la première ! Si vous saviez comme j’envie les femmes qui peuvent vivre encore dans l’illusion !… Ce n’est pas seulement la fortune que m’a prise notre ruine, c’est ma part de vraie jeunesse qui ne me sera jamais rendue. Ah ! quel regret fou j’en ai par moments ! Et comme j’ai soif, à certaines heures, de jouir, — même jusqu’à en être enivrée, — de la belle richesse de mes vingt ans, dont chaque jour m’enlève une parcelle… Gardez-m’en le secret, n’est-ce pas ? C’est déjà trop que j’aie le ridicule de vous laisser voir ainsi ma faiblesse !

— Le ridicule ! C’est vous, la sincérité absolue, qui osez dire cela ? Comme si vous ne soupçonniez même pas quelle joie vous m’apportez, quand vous voulez bien m’abandonner même un rien de votre vraie vous dont je suis avide !

Il avait dit les derniers mots presque bas, de cet accent qui fait les âmes plus proches. Denise le sentit si sincère qu’un frémissement la secoua. Machinalement, ils avaient marché vers le banc solitaire où personne ne venait les rejoindre. Grisel fumait toujours en silence, et Blanche Vanore, son dernier bébé dans les bras, surveillait les petits qui jouaient autour d’elle. Les grands exploraient les alentours de la chaumière où le tisserand continuait son travail monotone.

Lentement, une brume fine enveloppait le lointain bleu des montagnes. Les ombres se mouraient dans les lumières pâlies ; le ciel se rosait ; et, dans le creux des vallées, les bois devenaient obscurs, nappes sombres d’un vert sans reflet. Une immense paix tombait sur les êtres et les choses.

Denise regarda, une seconde, le paysage qui lui était cher ; puis, sans relever les mots échappés à d’Astyèves, elle demanda, très simple :

— Vous comprenez, n’est-ce pas, maintenant, que j’aime les Gouttridos ? J’y laisserai beaucoup de moi, car j’y ai beaucoup songé ; même, — écoutez ceci, puisque vous appréciez les confidences ! — j’y ai pensé des choses irréalisables, comme de m’enfouir dans une solitude pareille à celle-ci pour y connaître, au moins, la paix, à défaut de…

— De bonheur ? Ce serait un espoir bien inutile ! Vous n’y trouveriez sûrement pas cette paix à laquelle vous aspirez, parce que votre jeunesse se révolterait contre la mort dans laquelle vous prétendriez la jeter toute vivante. Laissez donc à ceux qui ont eu le temps d’être lassés par les années trop nombreuses, de rêver l’apaisement glacial de la solitude ! Vous, restez dans la vie ! demandez-lui ce qu’on ne lui demande que dans la jeunesse, ce que vous-même souhaitez… Goûtez-en la saveur qu’on n’oublie pas quand on l’a une fois sentie !

— Et qu’il est si douloureux de ne pouvoir plus retrouver quand on l’a perdue… Eh bien, je suis un peu lâche ! J’ai peur de souffrir, tellement qu’il y a des minutes où je voudrais pouvoir devenir une pierre inerte pour ne rien sentir ; d’autres, où j’envie les êtres très simples, très calmes et raisonnables qui, sans désir ni regret, acceptent paisiblement les jours comme ils se présentent à eux. J’ai envié, ici, à un point que vous ne pouvez comprendre, le tisserand qui passe toutes ses heures devant son métier, sans rien souhaiter d’autre que d’achever sa tâche quotidienne, n’ayant pas même la tentation de regarder parfois, pour se délasser, ce paysage qui me ravit. Lui est autrement heureux que moi, que tous les tourmentés auxquels je ressemble ! Il ne demande rien à la vie et la subit sans plainte, ni révolte, ni espoirs inutiles… Ce que je ne puis faire encore.

— Heureusement ! car alors vous ne seriez pas vous.

— Moi ! que suis-je, mon Dieu ! Une pauvre créature qui se débat contre sa destinée ! j’imagine que si je jouis à ce point de mon séjour à Gérardmer, ce n’est pas seulement parce que la campagne me grise de lumière et d’air vif ; c’est aussi parce que ce séjour est pour moi comme une halte — délicieuse et reposante ! — dans ma vie toujours surchargée de travaux, de préoccupations, de responsabilités… Voilà une sensation que vous ne connaissez pas, vous qui êtes du monde des privilégiés, de ceux qui peuvent considérer l’existence comme une pittoresque aventure à courir.

— Tant pis pour moi ! fit-il âprement. Me ferez-vous l’honneur de croire que j’estime à sa valeur le personnage que je joue en ce monde ? Le malheur est que je ne vois guère la possibilité d’en créer un autre et que j’ai seulement à envier ceux qui méritent d’être estimés par vous… Celui-là surtout dont vous accepterez le bonheur que je souhaiterais, moi, vous donner absolu, comme je le rêve !

Que voulait-il dire ? Elle cessa de contempler les lointains assombris doucement, et son regard, avec une gravité frémissante, chercha celui de Bertrand qui lui murmurait une folle prière.

Mais il ne prononça pas les mots que sa volonté défaillante ne cherchait plus à taire… Blanche Vanore approchait, leur jetant gaiement :

— Vous oubliez un peu, ce me semble, que les apartés sont interdits en société. Charles et moi, nous demandons la faveur de nous mêler à votre conversation…

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