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L'heure décisive

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XV

A travers la phalange pressée des musiciens de l’orchestre massés sur la scène, Denise s’avançait jusqu’à la rampe, encouragée par l’exclamation de Vanore :

— Allez bravement, ma petite, et gagnez notre partie comme vous savez le faire !

« Notre » partie ! Il parlait justement ainsi, puisque c’était un fragment des Poèmes sylvestres qu’elle allait chanter à ce concert dominical, devant une salle comble, et de son succès d’artiste dépendait peut-être son avenir…

Mais, en cet instant, elle n’y songeait guère, les nerfs tendus par cette sorte de fièvre qui l’envahissait toute, quand elle sentait le contact du grand public et qui donnait, au jeune visage, l’inoubliable expression.

Quand elle s’arrêta sur le bord de la scène, svelte et fine dans la gaine sombre de sa robe noire toute perlée de jais, dont le corsage s’échancrait sur la chaude pâleur des épaules, les manches longues suivant étroitement la ligne souple du bras, des lorgnettes, de tous côtés se braquèrent sur elle, détaillèrent la silhouette harmonieuse, les traits expressifs sous la lumière des yeux, graves comme les lèvres de pourpre sanglante, devenues un peu hautaines… Car toute sa fière volonté ne pouvait maîtriser un tressaillement de révolte devant cette curiosité dont elle était l’objet.

Mais, du moins, elle avait appris à ne rien trahir de son impression ; et, pour se dominer, tandis que l’orchestre préludait, elle regarda son auditoire. Il était brillant. Dans la profondeur rouge des loges, sous la ruisselante clarté des lustres, c’était un joli spectacle de femmes parées avec leur coquette élégance de Parisiennes. Une vraie salle d’hiver, animée de visages connus, peuplée de gens du même monde, la plupart mélomanes convaincus, pour qui la reprise des auditions dominicales était une véritable fête. Et parmi cette foule dont l’attention était tendue vers elle, Denise distinguait des physionomies qui lui étaient familières, visages de critiques, d’amis, d’ennemis aussi, — rivales envieuses, admirateurs éconduits, — tous attendant les premières notes qu’allait donner sa voix presque célèbre déjà.

Mais elle ne vit pas Charles Grisel qui, assis dans l’un des premiers rangs de fauteuils, la contemplait comme un fervent lève les yeux vers sa madone. Tout à coup, par hasard, dans l’obscurité d’une baignoire, elle venait d’apercevoir Yvonne Arnales qui parlait en souriant, la tête un peu penchée, avec un mouvement d’une grâce familière, à un jeune homme assis derrière elle. Il avait le visage dans l’ombre. Mais Denise n’hésita pas une seconde. C’était bien Bertrand d’Astyèves…

Imperceptiblement, ses doigts se crispèrent dans le tulle scintillant de sa robe. Comme un torrent, passait en elle le souvenir des jours d’été inoubliables, de l’heure où cet homme, si attentif aujourd’hui auprès d’une riche héritière, lui avait passionnément demandé d’être sa femme… Alors c’était ainsi qu’elle devait le revoir ?…

L’orchestre continuait le prélude, celui-là même qui, quelques mois plus tôt, montait dans le salon de Mme Arnales, le jour où, pour la première fois, elle s’était trouvée en présence de Bertrand d’Astyèves. Une seconde, elle songea à cette après-midi-là ; elle revit l’expression d’admiration ardente qui luisait, ce jour-là, dans ses yeux d’homme. Aujourd’hui encore, il la contemplait comme si jamais, il n’eût dû pouvoir détacher d’elle son regard.

Et elle eut l’intuition que, lui aussi, se rappelait ces heures mortes, qu’il subissait le charme de la musique évocatrice, des harmonies qui chantaient la poésie mystérieuse de la forêt. Toute sa froide sagesse ne pouvait abolir en lui la pensée de ce qui avait été, de ce qui aurait pu être — et que, peut-être, il regrettait, — des jours d’été enfuis…

Irrémédiablement enfuis ! Elle en prenait tout à coup l’impitoyable conscience, dans ce seul fait qu’elle était là, debout, sur une scène de théâtre, payée pour procurer une jouissance artistique, non seulement à une foule étrangère, mais à cette petite fille blonde qui la considérait, à travers sa lorgnette, avec une impertinente aisance, à cet homme dont l’amour l’avait humblement implorée un jour et qui, redevenu maître de lui-même, ne daignait plus voir en elle qu’une artiste à écouter… Elle n’était pas de leur monde. Ils en jugeaient ainsi autant qu’elle-même.

Comme un éclair dévorant, cette impression lui traversa le cœur, y allumant une soif de se sentir, une fois au moins encore, toute-puissante sur cet homme qui eût fait d’elle la bien-aimée, si elle n’avait été pauvre…

Le prélude se mourait avec des modulations pareilles à des appels lointains… Puis, tous les instruments se turent. Alors la voix humaine s’éleva en un chant grave, si émouvant de vie ardente et douloureuse, que les âmes tressaillirent, sans que nul, — pas même d’Astyèves, dont tout l’être frémissait, — pût soupçonner le drame muet qui se jouait dans le cœur de cette jeune femme, si exquisement pâle, droite sous les mille regards que ses prunelles d’ombre ne semblaient pas voir.

Aucun ne pouvait savoir qu’elle revivait un passé très doux, qui était mort. De nouveau, elle marchait sous l’ombre fraîche des arbres, elle goûtait la senteur des sapins dont elle voyait les ombres bleues moirer l’eau scintillante… Elle entendait la rumeur cristalline des sources… Mais surtout, elle écoutait, une dernière fois, le murmure d’amour dont s’était enivrée sa jeunesse, le murmure, charmeur et décevant, si tôt étouffé, que, désespérément, pleurait son pauvre cœur de femme…

Et, pour tout cela, son chant ne ressemblait à nul autre ; plainte poignante et passionnée, palpitante de sanglots, cri de révolte d’une créature injustement meurtrie… Jamais plus, peut-être, elle ne devait chanter le poème de la Forêt comme elle le dit ce jour-là, non pas seulement en cantatrice merveilleuse, mais en femme qui a vu l’abîme des divines et mortelles tendresses…

Quand elle se tut, vibrante jusqu’à la souffrance, au bruit affolant des applaudissements d’une salle soulevée d’enthousiasme, quand ses prunelles, dilatées dans son visage pâle, s’arrêtèrent sur Bertrand d’Astyèves, elle comprit que son obscur désir s’était accompli. Elle seule, une fois encore, existait pour lui ! Livide, il la regardait avec cette expression qu’elle avait voulu revoir, qui, jadis, avait brisé son scepticisme, dans l’aube délicieuse d’une espérance. Mais elle s’était reprise…

Elle s’inclina encore, répondant aux bravos qui l’avaient rappelée et la sacraient solennellement grande artiste. Yvonne, comme sa mère, applaudissait d’un geste coquet. Mais lui, d’Astyèves, ne bougeait pas, les yeux toujours rivés vers elle, les traits contractés. Leurs regards se croisèrent une seconde, demeurèrent perdus l’un dans l’autre, pleins de tant de choses !… Puis elle se détourna, sans avoir même remarqué Charles Grisel, à demi soulevé de son fauteuil pour la mieux applaudir.

Au sortir de la scène, Vanore l’attendait, aussi frémissant qu’elle-même, et, près de lui, Martens, le directeur de l’Opéra-Comique, qui, aussitôt, vint à elle, les deux mains tendues… Mais, comme s’il eût parlé à une autre, elle l’écouta lui dire qu’il était prêt à signer avec elle tel engagement qui lui plairait, lui demander la permission d’aller, dès le lendemain, en causer avec elle. Machinalement, elle répondait, acceptait le rendez-vous, dont elle donnait l’heure, avec la sensation d’être une fragile épave qu’emportait un flot impossible à remonter…

Très entourée, elle parlait à tous… Mais, un instant, elle cessa d’entendre ce que lui disait Gabriel Bollène, le critique. Une haute silhouette, d’aristocratique allure, entrevue soudain, l’avait fait tressaillir…

Elle s’était trompée, ce n’était pas d’Astyèves. De nouveau, par son absence, il lui signifiait qu’il ne songeait pas à ressusciter le passé mort.

Elle entendit la rumeur lointaine de l’orchestre qui recommençait à jouer. Le concert continuait. Elle y avait rempli son rôle. Maintenant, elle n’avait plus qu’à disparaître.

Elle tendit la main à Vanore.

— Vous partez ? enfant.

— Oui, je me sens affreusement lasse…

— Et vous avez bien gagné votre repos, car vous vous êtes donnée toute dans votre chant ! L’avenir est à vous, petite… Vous avez le don de Dieu… Ah ! que d’Astyèves a raison quand il dit que vous prenez tout entiers ceux qui vous écoutent, jusqu’à abolir en eux toute pensée qui n’aille pas à vous !

Un bizarre sourire effleura les lèvres frémissantes de Denise.

— N’en croyez rien ! M. d’Astyèves est un homme de beaucoup d’imagination… Cela seul est vrai… Au revoir, maître.

— Denise, attendez une seconde, je vais vous mettre en voiture.

— Oh ! c’est inutile, merci. Je n’ai pas l’habitude d’être accompagnée. Ne vous dérangez pas à cause de moi.

— Me déranger ! Petite, vous perdez la tête. Allons, l’enfant a décidément, comme elle le dit, besoin de repos ! Enveloppez-vous bien dans votre manteau et venez. Remontez surtout votre col. Il fait un froid de Sibérie !

Avec des soins prévenants, il dressait lui-même le col très haut ourlé de plume qui enveloppait doucement la charmante tête brune. Elle se laissait faire, sans un mot, brisée par une impression aiguë de détachement, d’infinie lassitude, — morale ou physique, elle ne savait plus, — qui lui emplissait la gorge de sanglots ; sans que Vanore, d’ailleurs, s’étonnât de son silence, vivant trop parmi les artistes pour ne pas connaître cet abattement qui suit les grandes tensions nerveuses.

Il sortit pour faire lui-même avancer la voiture. Elle attendit, la pensée vide.

Tout à coup, elle tressaillit, quelqu’un venait de l’appeler un peu bas :

— Mademoiselle Denise !

Elle se détourna, une ondée de sang aux joues… Et, devant elle, alors, elle vit Charles Grisel…

Lui ! Ah ! pourquoi était-ce lui ?…

Comment était-il là, non pas au loin, comme elle le croyait, en Lorraine ! Il devina cette surprise et parla vite, un peu gauche, presque timide.

— J’espère que je ne vous ai pas offensée en venant vous écouter. J’ai vu dans un journal l’annonce de votre concert, et je n’ai pas résisté à la tentation de profiter de cette circonstance pour vous revoir…

Il demeurait toujours tête découverte, et la lumière d’un lustre éclairait bizarrement la forme trop ronde du crâne, le front découronné, les moustaches longues, un peu hérissées sous les pommettes saillantes, la lourde et haute stature.

Comme s’il eût eu peur de ce qu’elle allait répondre, il poursuivit hâtivement :

— Je m’étais promis que je ne vous parlerais pas, que je respecterais le désir — si naturel ! — de réfléchir longtemps à ma demande, que m’a exprimé madame votre mère dans la lettre qu’elle a bien voulu m’écrire tout récemment encore !

— Ma mère vous a écrit cela ?

Il ne prit pas garde à l’accent de son exclamation où il y avait, non seulement de la surprise, mais aussi une sorte d’indignation. Il ne pouvait savoir qu’une colère secouait un instant sa fatigue devant la nouvelle que sa mère n’avait pas transmis son refus, comme elle l’en avait priée. Il expliquait :

— Oui, madame votre mère a eu la bonté de me dire qu’il vous fallait du temps pour vous habituer à l’idée d’accepter la vie hors de Paris…

Elle le regardait avec des yeux profonds.

— Et vous attendez ainsi, sans vous révolter contre tant d’exigence de ma part ?

— Me révolter ? Comment en aurais-je le droit ? Je comprends si bien, surtout maintenant, qu’une femme faite pour être, comme vous, admirée de tous, hésite à aller s’enfouir dans un pays perdu, pour la satisfaction d’un seul ! Tout à l’heure, quand j’ai vu toute cette foule, enthousiasmée par votre chant, vous applaudir furieusement, quand j’ai entendu répéter, par des centaines de personnes, que vous étiez une artiste rare, alors j’ai pensé que j’étais fou de prétendre vous enlever à la vie brillante qui vous attend. Je me suis, pour la première fois de ma vie, peut-être ! jugé d’une témérité stupide, moi qui suis incapable de rien comprendre aux beautés de la musique que vous chantez, qui ne suis et ne serai jamais qu’un vulgaire manufacturier, bon seulement à gagner de l’argent, et n’ayant à vous offrir que sa grosse fortune…

Elle l’écoutait, songeant, l’esprit enfiévré :

— « Cet homme-là m’aime, lui ! Il ne me dédaigne pas parce que je suis pauvre ; il m’offre un avenir d’indépendance… Et, cependant, il me demeure aussi indifférent que ces étrangers qui s’agitent autour de moi… L’idée seule d’être sa femme me paraît monstrueuse ! Mais il est bon, je ne voudrais pas le faire souffrir… Comme tout est compliqué ! »

Elle aurait souhaité le détromper, lui dire qu’il n’avait pas à espérer en elle… Mais ce n’était ni le lieu ni l’heure d’un pareil aveu. Vanore revenait. Elle tendit à Grisel sa main glacée et dit doucement :

— Je ne vous trouve pas téméraire, moi, mais très généreux… Merci de tout cœur de ce que vous m’avez offert… Vous me pardonnerez, n’est-ce pas, si je ne puis l’accepter ? C’est moi qui aurai le plus à souffrir de ce refus…

Vanore était là. Il n’osa rien dire. Depuis qu’il l’avait vue acclamée par toute une salle, il se sentait timide devant elle, ayant perdu confiance en lui-même, dans le prestige de sa fortune. Quand il vit la portière de la voiture retomber derrière elle avec un bruit sec, il eut l’idée qu’elle était perdue pour lui…

D’un petit geste de la main, elle salua encore les deux hommes, immobiles sur le trottoir ; puis, le cheval en marche, elle s’adossa dans la voiture, abîmée dans une sensation d’immense fatigue qui ne lui laissait que le seul désir de ne plus penser… A travers la vitre relevée, elle contemplait les passants qui allaient et venaient, silhouettes d’ombre dans la brume d’hiver. Certains marchaient, rapprochés par la nuit complice ; et sa rêverie vague lui rappela un retour de promenade à Gérardmer, d’Astyèves assis, en voiture, près d’elle, lui parlant un peu bas dans le silence du crépuscule, attentif à ce qu’elle fût bien enveloppée dans son manteau…

Rêve d’été… La réalité, c’était Bertrand d’Astyèves empressé auprès d’une brillante héritière, écoutant avec un plaisir de raffiné la musique chantée par une artiste que sa dédaigneuse fantaisie lui avait un jour fait distinguer…

La voiture s’arrêtait. Elle tressaillit, ramenée tout à coup de bien loin…

— Il y a au salon une visite qui attend mademoiselle.

On l’attendait ! Qui ?…

Ah ! le faible cœur qui s’obstinait à espérer contre toute espérance !

Elle entra, sans prendre le soin d’enlever sa mante…

Et, devant elle, près du feu, elle aperçut l’institutrice d’Yvonne qui était assise, immobile, la tête un peu penchée, les yeux arrêtés sur les braises, si absorbée que le bruit de la porte la fit tressaillir.

— Oh ! mademoiselle Denise, je vous demande pardon d’être venue vous importuner un jour où vous chantiez… Je ne le savais pas. Quand je l’ai appris ici, il y a un quart d’heure, on m’a annoncé en même temps que vous alliez revenir, et comme j’avais grand besoin de vous voir, je me suis permis de vous attendre.

— Vous avez très bien fait, dit Denise, frappée de l’expression triste de ce pâle visage. Vous souhaitez me parler ?

Elle s’asseyait, son manteau rejeté, et les flammes du foyer allumèrent des éclairs sur sa robe perlée.

— Oui, je désire vous parler, car j’ai grand besoin d’aide. Ce que je redoutais égoïstement, arrive… Yvonne se marie ; il me faut chercher une position nouvelle. Et c’est si difficile à trouver !

A peine, Denise entendit l’exclamation désolée de la pauvre fille. Avec le regard de l’âme, elle voyait Yvonne penchée familièrement vers Bertrand, assis derrière elle, dans la pénombre de la loge. D’un accent un peu assourdi, elle répéta :

— Ah ! Yvonne se marie ?

— Oui, ce n’est pas encore officiel. Aussi, je vous prierais de n’en rien dire. Mme Arnales m’en a avertie afin que je puisse, dès maintenant, me mettre en quête d’une situation. J’avais prévu juste cet été… Car vous devinez, n’est-ce pas, qui elle épouse ?

— Bertrand d’Astyèves ?

Sa voix montait presque dure.

— Oui, M. d’Astyèves. Yvonne était vraiment éprise de lui et, entre nous, c’est elle qui a voulu ce mariage. Ils se sont beaucoup vus cet automne. M. d’Astyèves était sans cesse au château. Ensemble, ils montaient à cheval, jouaient au tennis, se promenaient. Lui a fini par se laisser convaincre que ce n’était pas bien terrible d’épouser une jolie héritière qui l’aimait…

— Elle lui donnera, en effet, le bonheur qu’il est fait pour goûter.

Machinalement, elle passa la main sur son front comme pour en chasser la pensée. Elle ne souffrait pas cependant ; toute sensibilité semblait disparue en elle. Pourtant, tout à coup, elle eut un frisson douloureux. L’institutrice, lui répondant sans qu’elle y prît garde, venait de prononcer le nom de Gérardmer…

Gérardmer ! la Schlucht ! le jour de rêve où cet homme qui la dédaignait, comme un caprice oublié, lui avait dit qu’il ne pouvait plus imaginer même la vie sans elle…

L’ombre d’un sourire d’ironie crispa sa bouche. Mlle Dusouy poursuivait, sans soupçonner rien, un peu troublée, toutefois, par son silence, par l’expression indéfinissable du visage, que la lueur du foyer baignait de clartés fugitives.

— Je vous demande pardon d’être venue tout de suite à vous dans mon inquiétude. Mais vous avez été si bonne pour moi cet été, si compatissante, que je me suis permis de penser à vous comme à une amie… J’ai espéré que vous pourriez peut-être me recommander de côtés et d’autres, vous qui avez tant de relations !

— Parmi les artistes ; non parmi les gens du monde dont je ne fais plus partie.

Elle avait parlé avec une espèce d’âpreté, et l’institutrice la regarda, inquiète, craignant de l’avoir blessée en quelque chose. Timide, elle dit :

— Je vous demande pardon si j’ai été indiscrète en vous occupant ainsi de moi. Mais les soucis matériels me font perdre la tête ; ils sont si graves de conséquences pour moi qui suis l’aînée de la famille et qui ai charge d’âmes ! Ce que je gagne est indispensable, tout à fait indispensable à la maison ; et c’est pourquoi je suis si tourmentée de l’idée d’être sans place ! Vous m’excusez, n’est-ce pas, d’être venue me recommander à vous ?…

Une infinie pitié souleva Denise au-dessus de sa propre misère. Elle que la désespérance broyait, elle aurait voulu trouver, pour cette pauvre créature angoissée, les mots qui réconfortent, écarter d’elle l’épreuve, tout au moins, lui en promettre la fin prochaine. Et de se sentir impuissante, misérable atome humain dont se jouait la mystérieuse force des choses, des larmes lui brûlèrent les yeux. Elle tendit ses deux mains à la jeune fille :

— Vous avez bien fait de voir en moi une amie. Je m’emploierai de mon mieux pour vous ; et s’il dépend de ma volonté, je réussirai. Est-ce…

Elle s’arrêta un peu.

— … Est-ce bientôt que vous quittez Yvonne ?

— A la fin de décembre. Mme Arnales m’a dit qu’elle n’aurait plus besoin de mes services pendant les semaines qui précéderont le mariage, car elle-même, alors, accompagnera partout Yvonne.

— Et le mariage aura lieu quand ?

— Pas avant février, je crois, car M. d’Astyèves souhaite avoir sa nomination d’attaché d’ambassade avant d’épouser Yvonne. Il tient absolument à quitter Paris, paraît-il ; et sa fiancée ne s’en effraie pas. D’ailleurs, tout ce que désire M. d’Astyèves lui plaît. Vous ne la reconnaîtriez pas, tant le bonheur la rend gaie. Elle est transformée ! Lui est beaucoup plus froid ; mais c’est un vrai gentilhomme de ton et de manières. Il sera le mari très brillant qu’elle rêvait, par qui elle sera fière d’être accompagnée dans le monde… Mme Arnales aussi le juge ainsi. C’est pourquoi elle lui pardonne de n’avoir pas une aussi grande fortune qu’Yvonne…

Denise répondit par un vague signe de tête. Un besoin grandissant de solitude s’emparait d’elle, aigu à devenir une souffrance. Mlle Dusouy, la voyant si pâle, la crut fatiguée et se leva, confuse, s’excusant encore de sa visite.

Très douce, Denise dit :

— Il faudra revenir et me tenir au courant de vos démarches. De mon côté, je penserai beaucoup à vous, et dès que j’entreverrai la possibilité de vous aider, je vous avertirai…

Elle reconduisit l’institutrice jusqu’au seuil de l’appartement. Quand la porte retomba, un soupir de délivrance souleva sa poitrine. Enfin, elle pouvait abandonner son masque, et seule, au moins, — puisqu’il n’y avait pas une âme à qui elle pût confier la sienne, — regarder en face sa destinée…

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