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L'heure décisive

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XIV

Sur le seuil du magasin de musique, tandis que l’employé fermait la porte derrière elle, Denise demeura une seconde immobile. D’un œil presque dur, elle contemplait ce Paris qui l’avait reprise, pauvre petite unité, dans le nombre formidable des créatures. Elle regardait ce décor de grande ville qui lui était si familier, les hautes maisons aux façades monotones, la perspective fuyante des rues, des boulevards dominés par la coupole de Saint-Augustin ; et sur la place, devant l’église, la course incessante des voitures, des tramways bruyants, des lourds omnibus ; comme sur le trottoir poudreux, la marche capricieuse des passants, hâtée par l’âpre morsure du froid.

Une rafale courba les branches dévastées des arbres du boulevard, et Denise frissonna. Alors elle jeta un dernier regard, à travers les vitres du magasin, vers la haute affiche blanche sur laquelle son nom s’étalait au programme d’un des premiers grands concerts de la saison. Puis, elle reprit sa marche, de ce pas vif qui illuminait son visage d’un éclat de fleur rose.

Mais elle ne pensait plus à cette audition prochaine qu’elle allait donner, lourde pour elle de préoccupations, de fatigues, d’incertitudes énervantes que le succès même ne pourrait lui faire oublier… Et, non plus, elle ne songeait pas, en ce moment, aux soucis de toute sorte, qui faisaient son foyer si sombre…

Toutes ses tristesses s’étaient soudain confondues en une seule impression de mélancolie, devant cet horizon morne qui éveillait en elle la nostalgie des lumineuses journées d’été à Gérardmer ; journées d’apaisement, de liberté, d’insouciance joyeuse, dont les meilleures, — elle le savait clairement aujourd’hui ! — avaient été celles-là mêmes où elle sentait un cœur d’homme appeler souverainement le sien, son faible cœur que troublait l’ardent murmure d’amour.

Bientôt trois mois passés de cela, trois mois que Bertrand lui avait dit adieu au seuil du salon des Xettes… Et, depuis, elle ne savait rien de lui. Un silence que rien ne semblait plus devoir rompre était tombé entre eux. Incidemment, Mme Champdray avait dit devant elle qu’il voyageait, puis qu’il chassait dans la propriété de Sologne des Arnales…

En rien, il n’avait tenté de se rapprocher d’elle, et elle ne s’en étonnait pas. Elle avait déjà, par la force des choses, une expérience de femme, et surtout elle avait trop bien compris quelle sorte d’amour l’amenait vers elle…

Alors pourquoi avait-elle dans l’âme tant d’amertume et de révolte quand le souvenir lui revenait de l’aveu, le soir, sur la route blanche, de la prière passionnée dont il l’enivrait sur le sommet solitaire du Hoheneck ?… Pourquoi, aux premiers jours de son retour à Paris, avait-elle vécu avec un obscur espoir qu’elle ne s’avouait pas ? Pourquoi avait-elle attendu le courrier avec une sorte de petite fièvre d’anxiété ? Pourquoi, chaque fois qu’elle rentrait du dehors, avait-elle dans l’esprit, l’idée instinctive qu’elle allait trouver sa carte ?… Pourquoi donc enfin, avait-elle désiré, aux heures silencieuses où, dans l’ombre, l’âme rêve, qu’il l’aimât comme elle voulait l’être, qu’elle connût ce bonheur de lui être reconnaissante parce qu’il venait à elle, malgré tout ce qui creusait entre eux une séparation si profonde…

Oh ! ce tout ! comme elle en avait l’impitoyable conscience ! Que c’était triste, affreusement triste de vivre ainsi, sans espérer rien, et qu’elle se sentait seule pour suivre son chemin… Comme elle les enviait, les aimées, celles qui sont la joie, la vie, l’être même d’un autre être auquel elles se confient toutes et qui, blotties contre lui, enveloppées de son amour, s’en vont la tête haute, dans l’ivresse de leur bonheur consacré !…

— Eh bien, eh bien, petite, on passe ainsi, sans même regarder ses vieux amis ?

Et Vanore, qui arrivait au-devant d’elle, l’arrêta, lui tendant affectueusement la main, sa grosse tête tourmentée éclairée d’un sourire. Elle aussi sourit un peu, ramenée de bien loin…

— Je ne vous voyais pas, maître, pardon.

— Eh ! parbleu, je m’en apercevais bien, ma petite amie, est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas ? Vous aviez, en marchant, une mine grave à décourager tous les coureurs d’aventures… Il faut être un vieux brave comme moi pour trouver l’audace de vous arrêter !… Plaisanterie à part, mon enfant, je suis bien aise de vous saisir au vol, car j’ai à vous parler.

— A me parler ?

— Oui, j’ai vu, hier, Martens, le directeur de l’Opéra-Comique…

— Ah !

Instinctivement, elle avait eu un léger mouvement en arrière. Vanore, tout à son idée, ne s’en aperçut pas. Il continuait :

— Ce diable d’homme m’a encore reparlé de vous, car vous occupez rudement sa cervelle de directeur depuis qu’il vous a entendue à la maison. Il m’a dit qu’il désirait beaucoup vous revoir, causer avec vous et finalement m’a déclaré que mon opéra passerait vers la fin de l’hiver et qu’il était tout disposé à accepter l’interprète qui me semblerait incarner le mieux mon héroïne !

Denise ne répondit pas. D’un regard qui ne voyait pas, elle contemplait un petit enfant qui jouait devant une nourrice enrubannée. Autour d’eux, les passants circulaient. Les hommes la regardaient, l’œil attiré par sa jeune beauté. Il y eut une seconde de silence entre elle et Vanore. Puis, lentement, elle interrogea, une flamme lointaine dans ses prunelles :

— Et cette interprète, c’est…

— Vous ! fit-il presque impérieusement. Je ne veux que vous parce que vous êtes, non pas seulement l’artiste, mais la femme même qui réalisera le personnage que j’ai rêvé !… parce que j’ai plus que l’espérance, la certitude absolue que le rôle rempli par vous serait notre triomphe à tous deux ! J’en suis sûr, vous entendez, mon enfant, sûr comme de vous tenir en ce moment sous mes yeux, avec le désir de vous pénétrer de la foi que j’ai en vous.

Presque sévère, elle dit, avec des lèvres qui tremblaient :

— C’est un rôle de tentateur que vous jouez près de moi !

Il secoua sa crinière blanche d’un mouvement de défi :

— Ah ! si vraiment je réussissais à vous tenter comme j’ai la volonté d’y arriver, quelle belle partie nous jouerions tous deux ! Croyez-vous donc, enfant, que quand on a reçu le don d’une voix telle que la vôtre, d’un pur tempérament d’artiste comme celui que vous possédez, on ait le droit d’enfouir une pareille richesse ? Allons donc !… et ne vous imaginez pas que ce soit seulement pour mon bien que je parle ; c’est aussi pour le vôtre, pour vous que je sais de taille à remplir la destinée que vous souhaite ma sincère affection… Votre avenir maintenant dépend de votre seule volonté !

Cette fois, elle ne protesta pas. A quoi bon ? Elle avait eu raison de dire qu’il était un tentateur. Il la bouleversait dans toute l’âme avec la perspective qu’il évoquait et qui éveillait en elle une effrayante sensation de vertige… Et elle eut un élan de douloureuse envie vers deux jeunes femmes qui passaient d’une allure de promeneuses, avec des visages gais.

Mais, après tout, savait-elle si quelque mystère d’angoisse ne se cachait pas derrière leur masque souriant ? Est-ce qu’elle-même, en cette minute où une conversation mettait en jeu tout son avenir de femme, n’avait pas l’attitude même qu’elle eût gardée pour parler d’un chiffon de toilette, trouvant une ombre de sourire pour répondre ?

— Peut-être bien, maître, vous illusionnez-vous sur mon compte ?

— Non, non, ma petite. Croyez-en ma vieille expérience qui me permet de juger les cantatrices sans crainte d’erreur. Mais ce n’est pas ici le lieu de vous convaincre et le boulevard Haussmann n’est pas un endroit précisément commode pour traiter pareille question. Ces jours-ci, j’irai, si vous le voulez bien, causer sérieusement avec vous et faire de mon mieux pour dissiper vos appréhensions d’enfant qui m’étonnent… Pourquoi ne pas accepter simplement la situation qui vous est offerte, en des conditions plus que brillantes pour une débutante, qui vous délivrerait, vous et les vôtres, de tout souci matériel ?… Vous êtes pourtant parmi les braves qui ne craignent pas la lutte, puisque leur destinée est de lutter… Je le remarquais, il y a trois jours encore, avec quelqu’un qui, soit dit en passant, me paraît s’intéresser à vous de façon particulière.

— Qui donc ?

— Bertrand d’Astyèves.

Avant qu’il eût dit le nom, elle avait la certitude que ce serait celui-là qu’il prononcerait. Pourtant, elle tressaillit comme sous un choc violent.

— Ah ! M. d’Astyèves est à Paris ?

— De passage, je crois ; je l’ai rencontré l’autre soir à l’Opéra où nous avons occupé, à causer, les loisirs d’un entr’acte. Le fait est qu’il ne se connaît vraiment pas trop mal du tout en musique ; il est étonnamment artiste même, pour un homme du monde ! Nous avons aussi parlé de Gérardmer. Voilà un beau garçon, ma petite fille, qui me paraît fort de vos admirateurs et je ne jurerais pas que…

Elle l’interrompit, incapable de supporter même un badinage qui rapprochât son nom de celui de Bertrand.

— Maître, je vous en prie, ne jurez pas et n’imaginez rien ! Vous savez aussi bien que moi la somme d’importance qu’il faut accorder à l’enthousiasme des clubmen, fussent-ils des dilettantes.

Il l’enveloppa d’un coup d’œil aigu, frappé de l’ironie âpre de son accent. Mais il n’insista pas ; et, avec une bonté délicate, il changea de ton :

— Enfant, vous êtes la sagesse même ! Et vous avez le droit de me dire que je suis un vieux fou de vous retenir ainsi au froid quand, tout le premier, je devrais songer à votre précieuse gorge. Au revoir, petite ; et à bientôt, n’est-ce pas ?

— Au revoir, maître, à bientôt !

Il serra affectueusement les petits doigts gantés, et reprit sa route de cette allure dominatrice qui le distinguait de la foule banale des passants. Elle aussi se remit à marcher. Dans son cerveau, les idées se heurtaient. Surtout, une bizarre et complexe sensation, faite de douceur et de souffrance, la poignait parce que Bertrand avait parlé d’elle, mais parlé, semblait-il, comme d’une artiste pour qui le premier venu même peut exprimer son admiration… Non pas comme de la fiancée qu’on espère tout bas…

Il était à Paris et le hasard seul le lui apprenait. C’était donc qu’elle l’avait bien jugé tel qu’il était ! Sa fierté lui avait épargné la blessure de le voir regretter une prière insensée. Sans doute, il s’était reconquis et, pour avoir mesuré sa faiblesse, il se tenait à l’écart, afin de se dérober à une irréparable erreur, acceptant un refus qui lui rendait, heureusement, sa liberté compromise.

Tout arrivait comme elle l’avait prévu…

Mais cette clairvoyance ne pouvait empêcher qu’elle ne portât en elle, depuis que Vanore lui avait parlé, l’écrasante sensation d’une mort sans résurrection possible, qu’elle n’eût l’âme douloureuse à crier d’angoisse, broyée par une désespérance infinie… Alors qu’elle se rappelait tout à coup tant de détails qui lui avaient révélé la séduction qu’elle exerçait, mystérieuse caresse des mots, des sourires, des regards qui implorent et appellent jalousement l’élue…

Rêve que tout cela ! La réalité, c’était la vie que Vanore voulait lui donner. Le cercle se resserrait autour d’elle. Puisque celui qui avait dit l’aimer par-dessus tout ne l’arrachait pas à sa destinée de travail, en lui donnant son nom, fatalement, elle appartiendrait au théâtre ! Elle y était entraînée par l’invincible force des choses, par l’influence autoritaire du maître, par l’insouciance de son père, par l’égoïsme maladif de sa mère que Vanore gagnerait vite, en lui offrant l’espoir d’échapper ainsi à la position précaire qui, chaque jour, la faisait davantage souffrir…

Tout et tous étaient contre elle. Comment, combien de temps pourrait-elle résister ? Et puis, pourquoi résister ? A quoi bon ?…

Un lourd soupir lui échappa. Mais elle ne pouvait même plus s’abandonner à sa douloureuse songerie. Voici qu’elle arrivait chez elle et qu’il lui fallait dissimuler l’amertume désespérée qu’elle avait plein le cœur.

Elle sonna. Une exclamation accueillit son apparition.

— Ah ! c’est mademoiselle ! Madame a bien recommandé que mademoiselle aille la trouver aussitôt rentrée.

— Est-ce que ma mère est souffrante ?

— Oh ! non, je ne crois pas. Madame est peut-être un peu fatiguée, seulement, parce qu’elle a reçu la longue visite d’un monsieur.

Denise ne fit aucune question ; mais un frémissement la secoua, bouleversée par une pensée folle, oh ! bien folle, sans doute. Dans sa chambre, où elle était entrée pour ôter ses vêtements de sortie, elle s’aperçut un peu pâlie, avec une petite lueur de fièvre soudain allumée au fond de ses prunelles. Alors elle eut un sourire railleur pour la romanesque créature qui s’obstinait à vivre en elle. Puis, elle alla frapper chez sa mère.

Celle-ci, à son ordinaire, était sur sa chaise longue.

— Denise, comme tu reviens tard ! Je commençais à croire que tu ne reparaîtrais pas avant le dîner… Et j’avais besoin de te parler… tranquillement…

Une animation inaccoutumée colorait le visage de Mme Muriel ; et le cœur de Denise se mit à battre à coups rapides.

— Voyons, Denise, assieds-toi. Ne reste pas là à m’examiner comme si j’étais, tout à coup, devenue un phénomène ! Je désirais causer avec toi, en toute intimité parce que j’ai reçu tantôt une visite qui t’était destinée beaucoup plus qu’à moi… Et c’est même à ton absence que j’ai dû d’apprendre un… détail de ton séjour à Gérardmer que tu avais jugé à propos de nous cacher…

Denise arrêta ses larges prunelles, imperceptiblement dilatées, sur le visage énigmatique de sa mère.

— Un détail ? Je ne comprends pas très bien, maman, ce que tu veux dire…

— Je veux dire qu’étant donné ton parti pris de me tenir en dehors de ce qui te touche le plus, tu n’as pas jugé à propos de m’apprendre que tu t’étais acquis un profond admirateur pendant ton séjour dans les Vosges. Il a fallu la visite de cet admirateur, que j’ai reçue par hasard, pour que je sache ce qu’il en était.

Une seconde, Denise attendit pour répondre ; il ne fallait pas que sa voix trahît les battements éperdus de son cœur. Avait-elle donc calomnié Bertrand en doutant de lui ?… Ah ! s’il en était ainsi, comme elle saurait se donner à lui pour qu’il ne pût regretter rien !…

— Je pense, mère, que tu attaches trop d’importance à quelques hommages sans portée…

— Vraiment ? Tu es trop modeste, Denise. Des hommages sans portée ! On ne peut guère appeler ainsi ceux d’un homme qui vient offrir son nom à la femme qu’il aime et qui sollicite humblement la faveur de le lui dire !…

Humblement ! d’Astyèves, humble ! Ah ! ce n’était pas lui qui pouvait être qualifié ainsi ! De qui donc parlait Mme Muriel ? Qui donc avait songé à lui offrir, non pas seulement son amour, — de ceux-là, il s’en rencontre, — mais son nom ?

— Eh bien, Denise, quel mutisme ? Tu ne me dis pas ce qu’il te semble de la proposition ?

— J’attends que tu la précises, mère. Il me paraît si invraisemblable qu’une demande en mariage me soit adressée, à moi, une chanteuse de concert, sans autre fortune que sa voix !

Elle s’arrêta une seconde encore, pour conserver, un instant de plus, l’involontaire espoir qui s’était allumé en elle, flamme vacillante qu’un mot éteindrait, ou ferait jaillir superbe. Mais elle se ressaisit aussitôt et interrogea, résolue :

— Pourquoi, mère, ne nommes-tu pas l’homme extraordinairement généreux dont tu parles ?

— Parce qu’il me semblait que tu devais savoir aussi bien que moi de qui il s’agissait. Mais tu demeures fidèle à ton système de silence. Bref, puisque tu tiens à une déclaration officielle, tu es demandée par un parent de Mme Vanore, un M. Charles Grisel, sur qui tu as fait à Gérardmer une impression assez forte pour que, me trouvant seule tantôt, il m’ait avoué ses sentiments à ton égard ; ajoutant que sa fortune lui permettait de t’offrir un luxe digne de toi… Ce sont ses propres paroles.

Denise n’entendit même pas les derniers mots de sa mère, pas plus qu’elle ne remarquait le bizarre mélange de satisfaction et de dédain que trahissait son accent. La même sensation de mort qui l’avait accablée quand elle marchait seule après avoir quitté Vanore, l’envahissait de nouveau, tellement intolérable que ses mains se crispèrent d’angoisse… Cependant elle n’avait pas vraiment cru que Bertrand revenait ainsi à elle ; tout son scepticisme lui avait, dès la première minute, crié l’inanité d’un tel rêve…

Comme elle était assise loin de la lampe, Mme Muriel ne vit pas la contraction douloureuse qui, tout à coup, creusait son visage.

— Eh bien, Denise, interrogea-t-elle, un peu impatientée, tu as donc achevé de perdre l’usage de la parole ?

La jeune fille respira profondément, comme pour retrouver un souffle devenu rare.

— Je suis surprise, maman. Cette demande est pour moi tellement inattendue…

— A ce point ? Il me paraît difficile d’admettre que tu ne soupçonnais pas l’impression que tu avais produite sur un homme aussi… expansif que M. Grisel !

Elle eut un geste lassé.

— J’avais, en effet, remarqué vaguement que M. Grisel semblait me trouver à son gré ; mais quelle importance aurais-je attaché à cela ? Est-ce que, tous les jours, il n’arrive pas aux artistes de se découvrir des admirateurs qui, certes, ne songent point à offrir leur nom, — tout au plus leur bourse ou leurs phrases… Voilà tout ! Et réellement, j’aurais été bien naïve ou bien présomptueuse d’espérer jamais plus !

— Denise !

— Quoi ? mère. Pourquoi te révoltes-tu parce que je constate une vérité que tu connais aussi bien que moi ? Ce qui est, est… A quoi bon protester, mon Dieu !

— Parce que, justement, tu n’as pas le droit de parler ainsi quand un honnête garçon te fait la demande que je te transmets, comme je l’ai reçue. Lorsque, à mon immense surprise, sur laquelle je ne reviens pas, M. Grisel m’a tout à coup révélé la place que tu avais prise dans son existence, lorsqu’ensuite il m’a fait connaître sa brillante situation de fortune, je lui ai aussitôt rendu franchise pour franchise et déclaré que nous étions aussi absolument ruinés qu’il était possible de l’être ; que c’était une fille sans dot qu’il recherchait. Il m’a répondu que sa fortune lui permettait de choisir la femme qui lui plaisait, sans avoir aucune autre préoccupation.

Sa fortune ! Comme ce seul mot qu’il prononçait trop souvent dressait, vivant, dans la pensée de Denise, ce gros garçon joyeux, bavard, vaniteux et bon, à qui elle avait accordé une sympathie vague et qui, la jugeant un bibelot précieux, voulait l’acheter parce qu’elle l’avait tenté, lui aussi… Mais du moins, il était plus généreux et plus galant homme que d’Astyèves, si inférieur lui fût-il par l’éducation et l’intelligence ; épris d’elle, il avait souhaité qu’elle devînt sa femme, non pas seulement sa maîtresse, comme l’autre le rêvait, dans les obscurs bas-fonds de sa nature d’égoïste viveur… Pourtant, épouser Charles Grisel lui paraissait aussi impossible que de se donner au premier passant venu…

Avec une gravité ardente, elle interrogea :

— Mère, qu’as-tu dit à M. Grisel ?

— Que je te ferais part de sa demande.

— Dont tu penses… Quoi ?

Les paupières de Mme Muriel voilaient son regard.

— Qu’elle est tellement inespérée qu’il serait bien déraisonnable de la rejeter…

— Même si je me sens incapable, malgré mon… estime pour M. Grisel, de l’aimer comme une femme doit aimer son mari pour que l’un et l’autre aient quelque chance de bonheur ?

— Pourquoi ne l’aimerais-tu pas ?

— Pourquoi ? Oh ! maman, me connais-tu donc si peu que, après avoir causé avec M. Grisel, tu ne pressentes même pas qu’entre lui et moi, il n’y a de commun ni éducation, ni goûts, ni habitudes, ni idées… rien, enfin, rien ! me comprends-tu ? et qu’il me paraisse insensé de songer même à lui livrer ma vie, toute ma vie, de me murer ainsi, à mon âge, dans une existence dont rien ne pourra ensuite me délivrer, même si j’y étouffe !

Mme Muriel eut un geste irrité, et ses doigts nerveux tordirent l’étoffe de sa robe.

— Prends garde, Denise, tu tombes dans le roman ! Ne gâche pas ton avenir pour une enfantine raison sentimentale. Le brave garçon qui te recherche aujourd’hui n’est peut-être pas, en effet, l’homme qui, spontanément, pouvait te plaire. Je n’avais pas attendu tes déclarations pour m’en douter. Il ne me semble guère, c’est vrai, posséder les mérites, — ni les dehors, — que tu parais surtout priser… Et après ? C’est une telle illusion d’espérer que deux êtres atteindront jamais l’unisson absolu. Vouloir mettre de l’amour dans sa vie, ma pauvre Denise, c’est un rêve de pensionnaire ! C’est y semer de la douleur en germe… Pas autre chose !

— Mère, ne sois pas aussi décevante ! Laisse-moi espérer que même les pauvres, dont je suis, peuvent avoir leur part de bonheur humain, la meilleure, celle qui console de tout…

Les mots lui étaient échappés dans une protestation de toute sa jeunesse. Sa mère la regarda surprise, tant c’était chose inaccoutumée qu’elle s’abandonnât ainsi. Et dans ses yeux, une pitié amère passa.

— Denise, tu parles comme une enfant… Non comme la femme que tu es par la force des circonstances, sachant bien quelle est la réalité. Moi aussi, quand j’avais ton âge, j’ai souhaité de vivre en plein roman ! Tu vois ce qu’il en est advenu de mon roman… Tout à l’heure, tu t’effrayais de la vie qui serait la tienne si tu épousais M. Grisel ! Pourtant, est-elle même comparable à l’existence mesquine et besogneuse dans laquelle tu te débats comme nous, comme moi qui y étouffe autant que dans un misérable vêtement trop étroit,… une existence qui ne te promet d’autre avenir possible que le théâtre ?…

— Mère, je t’en supplie ! interrompit-elle, frémissante.

— Pourquoi, — c’est toi-même qui le disais il y a un moment, — ne pas regarder les choses telles qu’elles sont ? J’ai eu le loisir de réfléchir pendant mes nuits sans sommeil et je n’ai plus d’illusions. Oui, tu n’as pas d’autre avenir que le théâtre, je le répète, si tu ne veux te résigner à la monotonie stupide des leçons à donner ou continuer dans les salons et les concerts tes exhibitions de chanteuse qui ne te mènent à rien, en somme ! Tu ne peux compter ni sur ton père ni sur moi pour t’aider à gagner ta vie… Tout juste, nous reste-t-il à souhaiter de n’être jamais pour toi un embarras et un fardeau !… C’est pourquoi je te dis qu’il te faudrait une bien grave raison pour repousser un mariage inespéré avec un homme honnête et bon qui te ferait indépendante, libre des mortels soucis qui sont ta part aujourd’hui et semblent devoir continuer à l’être… Ah ! ma pauvre Denise, ne rejette pas la délivrance par une absurde sentimentalité de petite fille romanesque ! Parce que tu es très jeune encore, tu ne comprends pas les misères, les dégoûts, les dangers d’une existence de femme pauvre !… Si tu les connaissais, tu n’hésiterais même pas…

Oh ! les cruelles vérités que Mme Muriel venait de dire là ! En les entendant, Denise avait souffert comme si elles tombaient sur son cœur même à vif. Mais son instinctive horreur du mariage que lui conseillait la désespérance de sa mère restait en elle aussi invincible.

Ah ! certes, oui, l’avenir lui apparaissait difficile, bien difficile ! Oui, elle avancerait dans son chemin de labeur bien souvent froissée, meurtrie, quelquefois même tentée… Mais enfin, elle y avancerait libre, pouvant garder, dans l’intimité de son âme, l’espoir d’un bonheur inconnu…

Et pour être délivrée de tout souci matériel, — seulement pour cela ! — elle se marierait sans amour, sans espérance possible d’aimer jamais, se refusant, pour toutes les minutes de sa vie, le droit de goûter sans honte à la source vive dont toute sa jeunesse avait soif !…

Elle épouserait un honnête homme qui aurait, lui, le droit de la vouloir toute, puisqu’elle se serait donnée toute, volontairement.

Une révolte secouait tout son être, à l’idée seule de cette espèce de marché. Oui, même pour lutter, pour souffrir, elle voulait demeurer libre, — libre de faire le don d’elle-même, seulement quand elle aimerait… Mais il était bien inutile qu’elle prononçât un tel aveu. Elle ne serait pas comprise ; elle et sa mère, à cette heure, ne parlaient pas la même langue. Et, simplement, elle dit :

— Mère, je connais déjà beaucoup des épreuves auxquelles tu fais allusion… Les autres…, les autres, je les devine bien. Mais, vois-tu, je sens que, pour moi, la pire, la plus dangereuse, celle que je redoute plus que toutes les autres, ce serait d’être mariée avec un homme à qui je demeurerais moralement étrangère !… Celle-là, je t’en supplie, maman, ne l’attire pas sur moi, en voulant, au contraire, mon repos. J’espère n’être pas aussi romanesque que tu me le reproches… Je réfléchirai encore à tout ce que tu m’as dit… Mais si, ensuite, ma réponse à M. Grisel ne peut être ce que tu souhaiterais, il faudra me le pardonner… C’est qu’en ma conscience j’aurai compris que je ne pouvais pas agir autrement…

Et la sincérité grave de son accent lui donnait tant d’autorité, que Mme Muriel n’essaya pas de la contredire, dominée par sa jeune et loyale volonté.

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