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L'heure décisive

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VII

Denise cessa de ramer et permit à sa barque de dériver lentement sur l’eau miroitante du lac que le soleil piquait d’éclairs. Alors, la main arrêtée sur les rames immobiles, elle s’abandonna toute à l’allégresse de cette matinée d’août, se laissant pénétrer par la grâce pittoresque de ce joli pays vert, par le charme du ciel limpide que des vols d’hirondelles striaient d’ailes noires.

Grisée d’air vif, de chaude lumière, elle songeait seulement que c’est une douceur de vivre parfois, fût-ce un seul instant, dans l’oubli absolu du passé comme de l’avenir, et la pensée muette, de se perdre dans l’apaisante inconscience des choses. D’un regard voilé de rêve, elle contemplait la route qui fuyait à l’ombre des arbres, frôlant presque les eaux fraîches, et, sous les rameaux feuillus du quai, les promeneuses qui passaient en toilettes claires, prenant ainsi à distance des airs de grandes fleurs vivantes, jaillies de l’herbe des pelouses. Sur le lac, autour d’elle, des embarcations glissaient qui moiraient l’eau de leur sillage rapide ou lent ; périssoires effilées, lancées avec une prestesse de flèche, barques moins sveltes, souvent pavoisées d’oriflammes, qui, presque toutes, emportaient des êtres jeunes ; les hommes courbés sur leurs avirons, les femmes nonchalantes, amusées ou rêveuses, pailletant l’étendue bleue de la clarté de leurs corsages pâles, de leurs chapeaux fleuris sur les cheveux nimbés de lumière.

— Eh ! là-bas ! gare ! jeta une voix sonore.

Denise tressaillit, rappelée à elle-même. Sa barque, dérivant, s’en allait vers la petite flottille qui bordait le quai, et un canotier avertissait la promeneuse distraite. Vite, elle reprit les rames et ses mains nerveuses éloignèrent adroitement sa petite embarcation d’une grande qui arrivait, décorée du pavillon des Arnales, couleur d’or, comme les cheveux d’Yvonne moussant sous le chapeau de paille, enguirlandé de coquelicots. Denise distingua vite la jeune fille, assise auprès de ses deux amies, au milieu de son habituelle escorte masculine, augmentée d’un nouveau venu, en qui, tout de suite, elle reconnut Bertrand d’Astyèves, bien qu’il fût perdu parmi les rameurs. D’ailleurs, eût-elle hésité que le doute lui eût été aussitôt enlevé, car, dans le silence vibrant du lac, la voix haute d’Yvonne montait et appelait, avec un petit rire mordant :

— Monsieur d’Astyèves ? voulez-vous voir comment une belle artiste utilise ses loisirs en villégiature ? Regardez canoter la charmante Denise Muriel !

Elle n’entendit pas la réponse et ne put savoir qu’un tressaillement d’impatience irritée avait secoué Bertrand, certain qu’elle avait saisi le propos articulé avec une parfaite désinvolture.

Très profondément, il la saluait, tandis que Sabine lui lançait un amical :

— Bonjour, mademoiselle Denise !

Elle eut, pour la jeune fille, un léger sourire et passa inclinant un peu, très peu, la tête, pour répondre au salut des autres, dédaignant l’hommage de tous ces regards d’homme qui, si elle eût voulu les comprendre, lui disaient quelle vision charmante elle évoquait, souple et jeune, dans sa barque solitaire, le visage rosé par ses mouvements de rameuse, par le souffle vif de la brise qui illuminait la peau d’un éclat de belle fleur.

D’un élan sûr, elle dirigea son canot vers le quai, laissant derrière elle celui des Arnales et, en droite ligne, elle vint aborder au débarcadère.

Encore une finie, de ces promenades capricieuses qui étaient l’un des enchantements de ce séjour à Gérardmer que lui offrait l’affection de Mme Champdray ; un séjour qui avait pour elle la douceur d’un rêve très bon et d’une joie imprévue.

L’invitation de sa vieille amie lui était arrivée au moment où elle avait l’unique perspective d’un été solitaire et maussade à Paris, sa mère partie pour les eaux avec Robert dont il fallait occuper les vacances ; et les frais d’un inutile séjour à l’hôtel pour elle-même lui étant interdits par les ressources exiguës de leur budget d’été.

Aussi, elle avait tressailli d’un plaisir d’enfant, se voyant soudain enlevée à son isolement, transplantée dans une atmosphère de chaude sympathie où elle pouvait sans scrupule, comme tout l’y conviait, oublier que la vie lui était lourde de responsabilités et de difficultés.

Oh ! se laisser vivre ! quelle jouissance inattendue c’était pour elle ! Et comme elle la goûtait, dans tout son être jeune, ardemment reconnaissante à la femme délicate qui se faisait un maternel plaisir de la lui procurer ; touchée aussi des attentions dont l’entourait Mme Vanore, une excellente petite femme, mère de famille convaincue, guère artiste, admiratrice touchante de son illustre mari qu’elle adorait, sans idée même qu’il eût pu jamais lui être infidèle, ayant gardé une invraisemblable naïveté au milieu du monde d’artistes où elle vivait sans s’effaroucher de rien, grâce à sa merveilleuse candeur.

Lentement, pour jouir plus longtemps de la belle matinée bleue, Denise allait reprendre le chemin des Xettes, groupe de chalets et de fermes, sur le flanc de la montagne, parmi lesquels se dressait la villa de Mme Champdray.

Mais, sur le quai, elle s’arrêta ; la pâle institutrice d’Yvonne, Mlle Dusouy, y était assise, attendant le retour des promeneuses qui avaient jugé sa présence superflue. Et dans sa solitude, avec une expression songeuse sur son visage fané, elle avait un tel aspect de mélancolie, qu’instinctivement Denise interrompit sa marche, dans un désir d’offrir à cet isolement, la douceur d’un peu de sympathie. Cette pauvre fille, traitée chez les Arnales à la façon d’une utile machine, était la seule de cette brillante maison qu’elle trouvât plaisir à voir. Et, lui tendant la main, elle dit amicalement :

— C’est bon, n’est-ce pas, de jouir en liberté d’une matinée comme celle-ci ?

— Ce serait bon, corrigea l’institutrice avec douceur. Je ne sais pas beaucoup ce que c’est que d’être libre. Et il ne m’est pas permis de désirer l’apprendre. Je le saurai toujours trop tôt !

Les yeux de Denise interrogeaient, Mlle Dusouy expliqua avec la même simplicité résignée :

— Je vous étonne ? C’est que, pour posséder mon indépendance, il me faut être sans position, et rien ne peut m’arriver de plus fâcheux puisque je dois travailler pour vivre… C’est un malheur qui ne tardera guère à m’atteindre, je le crains, car, d’un jour à l’autre, Yvonne va se marier. Il en est sans cesse question… Alors, pour moi, ce sera une nouvelle place à trouver. Et si vous saviez quelle perspective c’est là ! Il y a tant de demandes et si peu d’occupations, en somme, pour y répondre !

Une détresse frémissait dans la voix de l’institutrice, quoiqu’elle parlât très calme, en femme qui, de longtemps, a compris la vanité des révoltes contre la destinée. Mais son angoisse qui vibrait ironiquement dans la triomphante joie des choses, lui était jaillie des lèvres parce qu’elle l’étreignait toute, et elle trouva un écho dans le cœur même de Denise. La jeune fille, elle aussi, connaissait le souci de l’avenir !

Presque affectueuse, elle lui dit :

— Oh ! oui, je comprends votre inquiétude. Mais ne vous alarmez pas trop à l’avance, cela sert si peu heureusement. Très souvent, les choses s’arrangent autrement et mieux que nous ne le pensons. D’ailleurs, peut-être, Mlle Arnales ne se mariera-t-elle pas aussi vite que vous le supposez. Elle est très difficile !

L’institutrice sourit :

— Il suffit d’une fois. La villa abrite tant de beaux messieurs tout l’été ! Il vient encore d’en arriver un nouveau, M. d’Astyèves, qui plaît particulièrement à Yvonne.

Denise revit le jeune homme assis dans la barque, non loin d’Yvonne, il est vrai, mais l’enveloppant elle-même au passage d’un regard auquel une femme ne pouvait se tromper. Elle demanda, sceptique :

— Et vous pensez qu’elle lui plaît aussi ?

— Les héritières comme elle paraissent toujours charmantes.

Il n’y avait pas une ombre de malice dans l’accent de Mlle Dusouy. En toute simplicité, elle reconnaissait un fait. Denise, à son tour, sourit.

— Vous avez raison, mademoiselle, mais vous parlez à la façon d’un vieux misanthrope. Voici vos promeneuses qui reviennent. Moi qui ne suis pas de leur monde, je me sauve avant leur arrivée. Au revoir et bon courage ! Si je puis vous être utile en quelque chose, je vous en prie, usez de moi sans cérémonie…

Et avec la même grâce amicale qu’elle avait mise dans son accueil, elle quitta l’institutrice pour s’engager sur la route des Xettes dont elle gravit lentement la côte assez rude, s’abandonnant de nouveau, avec une ivresse jeune, au charme que distillait en elle ce paysage de lumière.

Dans le salon, tendu d’étoffe persane, madame Champdray écrivait. Elle releva la tête, entendant le bruit léger des pas de Denise, et lui sourit.

— Vous voilà rentrée ? petite fille. Comme vous êtes rose ! Le canotage vous réussit. Vous n’avez pas eu d’aventure sur le lac ? Vous n’avez ni chaviré ni fait chavirer personne ?

— Personne ! ma grande amie. J’ai même savamment louvoyé autour du canot Arnales.

— La blonde Yvonne naviguait ?

— Elle naviguait, suivie de sa cour, à laquelle s’était jointe un nouvel admirateur de sa précieuse petite personne, M. d’Astyèves !

— Comment, d’Astyèves est ici ?… Celui-là, ma petite, m’a un peu l’air d’être votre admirateur plus encore que celui d’Yvonne.

— N’en croyez rien ! madame. Il a, pour chacune de nous deux, une forme particulière d’admiration et celle dont il me fait hommage est de telle qualité que mieux vaut n’en pas parler !

Une seconde, Mme Champdray considéra cette créature charmante dont la jeunesse avait dû apprendre déjà tant de scepticisme. Il y avait un peu d’amertume dans le léger sourire des lèvres, — ces lèvres désirables pour ceux-là mêmes qui restaient de froids dilettantes jusque dans la vivacité même de leur entraînement.

— Décidément, ma mie, vous êtes sage autant que clairvoyante… Je n’ose pas dire « trop sage ». Mais que je regrette de ne pouvoir vous prêcher l’illusion !… Enfin, laissons tout cela… Ah ! j’oubliais, il y a là une lettre pour vous.

Elle lui tendait une enveloppe timbrée de Vichy, où Mme Muriel faisait sa saison. Depuis une semaine qu’elle y était installée, pour la première fois, elle donnait signe de vie à sa fille ; et Denise, en recevant la lettre savait bien qu’elle n’y trouverait, sans doute, aucune chaude caresse de pensée ou même de mot…

Elle emporta la lettre dans le jardin, voulant la lire seule parce qu’elle était jalouse du secret de ses impressions. Une petite anxiété frémissait en elle devant cette enveloppe encore close, car bien souvent les lettres, comme les paroles de sa mère, l’avaient meurtrie ; et, une seconde, elle s’attarda instinctivement à respirer l’odeur fraîche d’un brin de réséda cueilli au passage, enviant la sérénité des choses qui, un moment, lui avait fait l’âme joyeuse.

Puis, elle rompit le cachet et lut :

« Ma chère Denise, comment t’es-tu si mal renseignée au sujet de l’hôtel où tu m’as envoyée ? Il est détestable à tous les points de vue, société, chambre, cuisine… Avec tes manies d’économie à outrance, tu en arrives par trop à oublier qu’un certain confort m’est indispensable. Aussi ai-je dû changer et me suis-je enfin installée beaucoup plus à ma convenance. Une autre fois, je saurai que je ne puis me fier à toi, quant à cet ordre de choses !

« Seulement, les conditions de mon nouveau gîte sont naturellement plus élevées que celles du petit hôtel où tu avais jugé bon de m’envoyer. Aussi, puisque tu es, de par ta volonté, la caissière de la famille, je te serais obligée de me faire parvenir, sans trop de retard, des capitaux. Je n’aime pas à courir le risque de me trouver à court, d’autant que je désire pouvoir faire faire quelques excursions à ton frère et que les cochers se montrent fort exigeants. Adresser pareille demande à ton père serait inutile, car il m’a l’air de s’être, à son ordinaire, mis dans les embarras d’argent… Ce qui me force à recourir encore à toi…

« A part ces ennuis pécuniaires, dont je ne puis me défendre de souffrir comme aux premiers jours de notre ruine, je suis satisfaite de mon traitement ; et ton frère, peu blasé, le pauvre enfant ! jouit beaucoup de son séjour ici… Mais combien je voudrais, moi, en être loin ! Je me sens enveloppée d’une atmosphère de vie facile et luxueuse, de gaieté, d’animation, — dans notre nouvel hôtel surtout ! — qui m’est insupportable. Je n’ai ni la santé ni la résignation de m’accommoder d’un pareil voisinage et j’ai hâte de regagner ma solitude de Paris où s’engourdit un peu l’amertume de ma vie gâchée !

« Donc, ma chère enfant, envoie-moi bien vite ce que je te demande et faisant ce sacrifice de tes sages principes d’ordre, puise dans ta réserve les quelques cents francs dont j’ai besoin absolument. Continue à jouir de ta villégiature auprès d’une amie qui a l’heur de te plaire beaucoup, en qui tu trouves sûrement une société plus gaie que la mienne. Ne t’imagine pas de vouloir jouer là-bas, encore, ton personnage d’artiste. Puisque, pour un instant, tu en as la possibilité, redeviens la vraie fille du monde que tu aurais dû être… Hélas ! hélas ! nulle mère ne peut souffrir plus que moi de la destinée qui est faite à son enfant !…

« Mais je ne veux pas t’attrister une fois de plus. Au revoir, ma Denise. Reçois les plus affectueux baisers de ta mère et amie,

« Germaine Muriel. »

Denise reposa la lettre sur ses genoux. Loin devant elle, c’était toujours le même horizon baigné de clarté blonde, le même frémissement léger des eaux bleues pointillées de voiles blanches ; dans l’air chaud, la même joyeuse rumeur de vie… Mais elle ne pouvait plus jouir de l’éblouissante fête de cette matinée d’été. Ses yeux regardaient sans voir. Et, amère, elle murmurait :

— De l’argent, où en trouverai-je ? Maman sait pourtant bien que, tout juste, nous avons la somme nécessaire pour traverser les mois d’été pendant lesquels je ne gagnerai rien. Si je lui envoie ce qu’elle demande, que ferons-nous ensuite ?…

Ah ! cette misérable question d’argent, sans cesse renaissante, puisque ni sa mère ni son père même ne savaient se plier aux obligations imposées pourtant par leurs ressources étroites, comme elle en connaissait le poids, elle qui avait la charge d’équilibrer le chancelant budget ! Elle avait justement pressenti que la lettre de sa mère lui ravirait sa fragile quiétude ! Obsédée par le souci de répondre à la demande de Mme Muriel, en même temps de lui rappeler, et avec combien de discrétion ! quelle rigoureuse économie leur était imposée, elle ne pouvait plus jouir de la belle journée d’été.

— Denise, ma petite, vous êtes devenue bien songeuse, remarqua affectueusement, un peu plus tard, Mme Champdray. N’oubliez pas que si votre vieille amie peut vous être utile pour une chose ou une autre, il faut recourir à elle tout simplement.

Mais le tourment qui troublait Denise était de ceux qu’elle jugeait devoir garder pour elle seule. Elle remercia Mme Champdray, et même, pour répondre à sa mère, après s’être livrée à d’énervants calculs, elle attendit que son amie fût partie en excursion. Alors seulement, sa lettre achevée, elle sentit moins pesante, la mélancolie qui s’était abattue sur elle. Quand elle revint à sa place favorite, dans le jardin, elle n’avait plus dans l’âme que le désir d’oublier ses préoccupations, si mesquines et si graves, dans la paix profonde des fins de jour dont le silence tombait sur elle, fait de calme et de douceur berceuse. Même, elle n’ouvrit pas le livre qu’elle avait apporté et qui restait abandonné sur ses genoux…

Mais, derrière elle, la cloche d’entrée tinta. Était-ce déjà Mme Champdray, qui revenait ? Non, à la grille, un visiteur parlait à la femme de chambre qui l’introduisait ; c’était Bertrand d’Astyèves. Il était si près d’elle que, l’eût-elle voulu, elle n’eût pu dérober sa présence. Elle n’y songea pas. Échapper à elle-même lui semblait, à cette heure, désirable par-dessus tout !

D’ailleurs, ce n’était pas pour elle un étranger importun que ce Bertrand d’Astyèves qu’elle savait pouvoir tenir pour un agréable causeur, supérieur en culture littéraire et artistique à la bonne moyenne des hommes du monde. Et puis, son scepticisme ne l’empêchait pas d’être bien femme ; et l’intuition que, si la fantaisie lui en prenait, elle pourrait réduire à sa merci ce beau garçon dédaigneux, l’animait d’une complexe sensation de revanche, d’ironie triste, et aussi d’indulgence pour la franchise hardie avec laquelle il la recherchait.

Voyant qu’elle avait eu vers lui un geste léger d’accueil, il s’approchait :

— Je vous fais toutes mes excuses de troubler ainsi indiscrètement votre solitude. Je venais présenter mes hommages d’arrivée à Mme Champdray, que l’on m’avait dit être, en général, chez elle, à la fin de l’après-midi.

— Elle ne tardera pas, en effet, à rentrer. Voulez-vous l’attendre ?

— Si vous daignez m’y autoriser.

Elle sourit un peu.

— Je pourrais vous répondre que je n’ai pas qualité pour vous autoriser ou non. Mais ce serait vraiment oublier que je suis traitée ici en enfant de la maison et me montrer très ingrate. Au nom de Mme Champdray, soyez donc le bienvenu. Je ferai de mon mieux pour bien pratiquer l’hospitalité en son absence.

Il s’inclina, envahi par une sensation de plaisir très vif. Le hasard lui était plus favorable qu’il n’eût jamais osé l’espérer.

— Je vous remercie et j’use de votre bonne grâce, au risque d’être un gêneur, car vous lisiez.

Elle eut, de nouveau, le fugitif sourire qui donnait au visage une délicieuse expression de toute jeunesse.

— J’aurais lu, peut-être, sans doute même ; mais quand vous êtes arrivé, je faisais, je crois bien, tout comme les petites filles, je rêvassais en regardant le paysage qui m’est un ami avec lequel je m’oublie en interminables conversations ! Avouez qu’il mérite tant d’honneur et que, si accueillant que soit le salon de Mme Champdray, le jardin où je vous retiens vaut mieux encore pour la vue dont on y jouit…

Et, du geste, elle indiquait l’horizon dont le large cercle enveloppait le lac, les montagnes noires de sapins, les coteaux veloutés par l’herbe haute, la petite ville souriante et, s’en détachant, la route étroite et blanche qui fuyait, dominée par la chaîne onduleuse des Vosges que le crépuscule bleuissait, toutes sombres sous le ciel rose du couchant.

Et Bertrand pensa tout à coup qu’il se souviendrait toujours du paysage évoqué par la voix musicale dont l’accent venait, une fois encore, de trahir une si forte intensité d’impression. En son dilettantisme, il goûtait tout à la fois la beauté des choses et l’effleurement de cette âme de femme, palpitante de vie ardente et jeune dans une forme charmante. Et, très sincère, il dit :

— Vous avez bien raison de planter ici votre tente ! Les minutes doivent s’y écouler exquises, surtout quand on a le secret d’y enfermer… tout ce que vous y mettez…

— Tout ?… Mais laissez-moi vous dire que vous ne savez guère quel est ce « tout » !

— Oh ! je le devine bien un peu.

— Vraiment ?… Quelle ambition grande ! M’expliquerez-vous d’où vous prenez le droit de l’avoir ?

Il se mit à rire.

— C’est la récompense de mes profondes méditations.

— De vos méditations… à mon sujet ?

— Si j’osais, je répondrais… oui. Ne m’en veuillez pas trop de mon audace. Elle vient de ce que… Mais faut-il vous avouer quelque chose ?

— Quoi donc ?… Avouez toujours, nous verrons ensuite…

— Eh bien, elle vient de ce que j’ai rarement rencontré de femme qui, autant que vous, m’induise en tentation de curiosité et d’investigations psychologiques !

Elle arrêta sur lui ses larges prunelles, dont la chaude lumière laissait pourtant les secrets de l’âme bien voilés. Une lueur d’amusement y brillait, tandis qu’elle interrogeait, un peu moqueuse :

— Et alors, ayant succombé à la tentation, vous êtes arrivé à la conclusion que vous pourriez, à merveille, démêler ce qui se passe dans mon cerveau, étant donné que, par discrétion, vous avez, bien entendu, laissé mon cœur de côté ?…

Du même ton de badinage qui atténuait ses paroles, il dit en souriant :

— J’ai, au contraire, constaté que vous étiez très difficile à connaître. Or le mystère attire fatalement les curieux de mon espèce.

Elle secoua la tête. Appuyée au dossier de son fauteuil de paille, elle regardait droit devant elle, et il apercevait seulement le profil souple, les lèvres un peu entr’ouvertes par une expression de scepticisme.

— Vous me faites trop d’honneur ! J’imagine que si les curieux pénétraient le mystère qui les tente, — surtout parce que c’est le mystère ! — ils se trouveraient alors fort déçus et s’aviseraient qu’ils se sont mis en bien inutiles frais d’imagination !

— Non, fit-il hardiment. De cela, je suis bien sûr !

— Parce que ?

— Parce qu’il y a en vous plusieurs personnes possédant chacune ses richesses propres et son imprévu…

Elle eut un imperceptible froncement de sourcils et le regarda bien en face, intéressée malgré elle, pourtant.

— Je ne comprends pas très bien. Aussi quoique je déteste me voir mise en jeu, je serai, pour une fois, indifférente à cette impression afin d’apprendre quelles sont les différentes femmes que vous avez découvertes en moi. Il est toujours bon de s’instruire, n’est-ce pas ?

— Du moins, les gens sages l’affirment. Mais je pense qu’en la circonstance, vous êtes savante à ne pouvoir désirer l’être davantage ! Ne vous moquez donc pas de ma petite science et des résultats de mon humble travail d’observation… La première vous que j’ai rencontrée chantait chez Mme Arnales, où, dédaigneuse, elle enthousiasmait un public de snobs, qui l’écoutait pourtant de son mieux ; sans mériter, d’ailleurs, pareille fortune, je le reconnais en toute conviction… Et cela est ma très modeste opinion !

Cette fois, elle riait franchement.

— Vous faites bien d’ajouter cette explication, car j’allais renier cette moi, si ridiculement juchée sur le piédestal de sa haute opinion d’elle-même.

— Vous l’eussiez reniée, soit ! Mais si vous daigniez livrer toute votre pensée, vous avoueriez que vous teniez en piètre considération, la partie peut-être la plus brillante de votre brillant auditoire, et que les hommages les plus respectueux étaient impuissants à monter jusqu’à vous !

Presque bas, elle murmura avec amertume :

— Les plus respectueux !…

— Oui, les plus respectueux ; il n’en est pas d’autres qui puissent s’adresser à vous…

De nouveau, elle le regarda bien droit et elle le comprit si sincère, — en cette minute-là, du moins ! — qu’elle eut envie de lui crier merci. Mais ses yeux seuls murmurèrent le mot qui scellait un lien fragile tendu tout à coup entre eux.

— Me direz-vous comment vous êtes arrivé à une telle conclusion quant à mes impressions chez Mme Arnales ?

— En vous entendant chanter chez Mme Champdray et chez Vanore. Vous étiez toujours la même admirable artiste, — laissez-moi vous le dire, c’est tout uniment la vérité…, — mais vous n’aviez plus à faire l’effort d’oublier votre public ; vous vous sentiez trop bien, chez Vanore, en union d’âme avec ceux qui vous écoutaient, des fervents de musique comme vous-même… Aussi, comme vous avez chanté ce soir-là ! Je crois que dans mes plus vieux jours, je posséderai encore vivant le souvenir de l’absolue jouissance artistique que je vous ai due pendant cette inoubliable soirée.

Son visage se rosa un peu, tant était expressif l’accent de d’Astyèves. Sans répondre, elle songea tout haut, très simple :

— Oui, je me souviens de la soirée dont vous parlez… La nuit était admirable !… Je me rappelle que, tout en chantant, je la regardais, et sa beauté opérait sur moi comme un charme… Encore une autre moi, celle qui subit si fort la magie des belles nuits d’été…

— La même qui, ce matin, trouvait exquis d’aller à la dérive sur le lac…

Sur sa bouche, glissa le mystérieux sourire, moqueur et caressant :

— Décidément, vous êtes un homme de grande perspicacité ! Comment avez-vous deviné que je goûtais autant mes promenades sur le lac ?

— Il suffisait de vous voir, vos rames abandonnées, pour vous sentir conquise toute par la beauté souriante de ce paysage de verdure et d’eau bleue…

Elle regardait, vers les montagnes lointaines, le lac qui se moirait de pourpre et d’or et, pensive, elle dit :

— C’est vrai, j’aime Gérardmer… Vous, pas ?

— Oh ! moi, je l’ai exploré, depuis mon arrivée, en trop mondaine compagnie pour avoir eu le loisir même d’en sentir le charme…

— Eh bien, si vous voulez être séduit en une seule promenade, si vous ne craignez pas les montées un peu abruptes, allez-vous-en, à votre heure favorite, sans importune société, en un lieu tout près d’ici, appelé les Gouttridos. Vous y trouverez une ferme isolée sur la hauteur d’une colline, au milieu d’une petite prairie qui dévale vers un creux de vallon tout boisé… Puis, par delà le lac, vous apercevrez un lointain de montagnes fuyant les unes derrière les autres, obscures ou presque pâles dans la lumière. Autour de vous, ce sera un calme vivant, un souffle d’air vif délicieux, pur comme l’eau des sources de ce pays !… Et tout cela vous fera rêver ou penser, — selon que vous avez une âme de poète ou de… philosophe… Tout cela vous charmera, si vous avez des yeux de peintre. Et tout cela vous laissera indifférent, si vous avez tout bonnement une âme mondaine de clubman !

— Espèce d’âme que vous méprisez de toutes vos forces ! Ah ! quelle artiste vous êtes aussi pour peindre la nature !…

De la sentir ainsi vibrante, le désir impérieux se ravivait en lui, — envahissant comme un flot, — de tenter de l’éveiller à l’amour qui ferait d’elle une incomparable créature, de conquérir son âme et sa pensée closes, pour obtenir le don entier de sa jeune beauté.

L’idée vague flottait en lui que l’heure avançait, que, peut-être, il eût dû prendre congé. Mais il ne se résignait pas à dire les mots qui rompraient le charme que tout son être subissait, surtout à cette heure exquise des fins de jour qu’il aimait entre toutes. Les paroles que les âmes entendent lui montaient aux lèvres. Il se tut, pourtant, mais sans avoir le mérite d’avoir résisté à la tentation. La cloche d’entrée vibrait de nouveau, et Mme Champdray apparaissait sur le seuil du jardin.

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