← Retour

L'heure décisive

16px
100%

VI

Huit jours plus tard, il était dans le wagon qui l’amenait vers Gérardmer. Ses journaux rejetés de côté, il se laissait bercer par le mouvement monotone du train, regardant naître peu à peu, puis grandir, puis envelopper l’horizon de leurs sommets mollement arrondis, les Vosges toutes bleues, — d’un bleu vert sombre, — sous le ciel lavé par de chaudes averses. Et si Parisien qu’il fût, jusque dans les moelles, — peut-être parce que Parisien ! — il éprouvait une sorte de jouissance à se sentir tout à coup transplanté hors de l’atmosphère boulevardière qu’il n’était plus d’humeur à goûter. Il aspirait, avec une avidité gourmande, l’air vif qui balayait les derniers nuages déchiquetés en lambeaux et moirait, de larges ondulations, la floraison rose des bruyères dans les plaines que son regard contemplait avec un plaisir charmé.

Puis, soudain, le large horizon disparut ; le train s’engageait dans une vallée magnifiquement étroite, enserrée entre deux murailles de sapins, d’un vert sans reflet, marbré par les taches grises des roches éboulées sur leurs flancs ; des murailles si hautes qu’elles faisaient le ciel invisible, et que le train semblait courir dans une coulée de verdure, de mystérieuse issue, fuyant le long d’un ruisselet dont les eaux transparentes mouillaient leur lit de pierre presque au ras du sol.

Pourtant une éclaircie déchira, un moment, le sombre et superbe voile qui murait les deux côtés de la route, et découvrit quelques chalets groupés autour d’une minuscule station. Le train s’arrêta une minute, le temps de recueillir une bande de promeneurs, Parisiens et Parisiennes d’allures, qui s’engouffrèrent dans les wagons avec un bruit joyeux.

Brusquement, ils réveillèrent chez Bertrand le souvenir du milieu vers lequel il allait. Évoqué dans cette vallée sauvage, il lui apparaissait tout à coup si absurdement artificiel, qu’un instinctif désir jaillit en lui de retourner en arrière pour aller se réfugier devant quelque beau paysage solitaire dont il jouirait en paix, sans avoir à craindre les paroles dissonantes comme des notes fausses.

Désir absurde, auquel il répondit comme il convenait, se gourmandant railleusement :

— Quel animal romanesque je suis encore capable de constituer à l’occasion ! Allons, un peu plus de vaillance. Si la fastueuse hospitalité de Mme Arnales me devient à charge, il ne me sera pas bien difficile de reconquérir ma liberté et de me réfugier dans la solitude de quelque village pittoresque, primitif à souhait ! Peut-être, après tout, est-ce que je calomnie mes hôtes et leurs invités en les soupçonnant atteints de parisianisme aigu !

Si vraiment Bertrand d’Astyèves craignait de s’être ainsi rendu coupable de jugement téméraire, il put se sentir délivré de tout scrupule sur ce chef quand, trois heures plus tard, il descendit sur la terrasse où était groupée, avant le dîner, la brillante société, réunie à la villa Belle-Rive. Et une involontaire réflexion jaillit en son esprit :

— Ils ont l’air de jouer une pièce du Gymnase !

C’était bien là le monde qu’il s’était attendu à rencontrer, très choisi. Des invités triés parmi les ultra-nombreuses relations de Mme Arnales : femmes célèbres dans le tout-Paris mondain par leur fortune et leur chic, voire même par leur beauté consacrée ; auxquelles nulle scandaleuse aventure n’aurait pu être imputée, toutes en puissance maritale, sans être pour cela dépourvues du montant nécessaire pour tenir en galante humeur la colonie masculine… Celle-ci représentée, outre la phalange des maris, par Étienne Daloy le romancier, le peintre Stanay et, dans le clan des célibataires, par un groupe de clubmen, d’âge flottant entre trente et cinquante ans, tous pourvus de quelque mérite particulier qui faisait priser leur présence.

Peu de jeunes filles avec Yvonne ; une jolie perruche, nulle, bavarde et coquette, Marguerite d’Hennecour, qu’elle tenait pour son « amie de cœur », et sa cousine, Sabine Lozanne, une fillette de dix-sept ans, spirituelle et gamine, sous la tutelle d’une mère éprise de correction, très bonne avec une clairvoyance redoutable, flirt comme une jeune miss, sachant, d’instinct, user sans pitié du charme piquant de son irrégulière petite figure de brune.

Tous étaient, plus ou moins, des familiers pour Bertrand d’Astyèves. En les trouvant réunis, toujours pareils à eux-mêmes, absorbés par les mêmes préoccupations mondaines, ayant mêmes allures, mêmes conversations, il aurait vraiment pu s’imaginer n’avoir pas quitté Paris, n’eût été l’admirable décor sur lequel s’ouvrait la terrasse.

Elle s’allongeait sur le bord même du lac dont la belle nappe tranquille flambait sous les lueurs du couchant qui avait la splendeur d’une gloire ; et sur ce ciel empourpré, se découpaient, très nettes, les cimes effilées des sapins dressés d’un jet svelte à l’extrémité du lac, les silhouettes noires et fines des barques qui filaient avec de grandes ondulations larges vers les hautes masses boisées des montagnes, roussies par une clarté d’incendie sur l’une des rives, alors que, déjà, l’autre s’enfonçait, tout obscure, dans le crépuscule bleu. Mais avec Bertrand, le peintre Stanay était peut-être le seul à contempler les fantastiques jeux de lumière qui irisaient le lac éblouissant. Près de lui, Étienne Daloy flirtait en phrases quintessenciées et incisives avec Sabine dont il cherchait à provoquer les ripostes drôles et qui se dérobait malicieuse.

Du fond du rocking chair où elle se balançait nonchalamment, Yvonne appela :

— Monsieur d’Astyèves ! Peut-on sans trop de scrupule vous distraire de la contemplation de ce coucher de soleil ?

Contraint par la nécessité, il se rapprocha, courtois :

— On peut… Et ce sera même œuvre de charité, car cette généreuse orgie de lumière commençait, je crois, à m’hypnotiser !

— Oui, le coup d’œil est beau ce soir. Il y a là une étonnante richesse de tons !

Une telle indifférence était dans son accent, donnait une si franche banalité à ses paroles qu’un sourire d’ironie passa, imperceptible, sous la moustache de Bertrand.

— Votre enthousiasme ne semble pas excessif, mademoiselle !

— Je ne suis pas enthousiaste ! Et puis, avouez que n’arrivant pas en droite ligne de Paris, comme vous, j’ai le droit d’être blasée sur un pareil spectacle. Depuis des années, j’en jouis tous les étés, et c’est beaucoup pour une fervente citadine de mon espèce !

— Alors, la nature ?… la campagne ?… Non !

— La nature ? la campagne ?… Non, pas du tout ! J’avoue que je ne vibre pas sur ces cordes-là. A un Parisien convaincu comme vous, je puis bien confier mon intime opinion, sans être obligée, comme si je causais avec Étienne Daloy, de me livrer à des variations, par exemple sur le thème : « Un paysage est un état d’âme ! »

— En vous inspirant d’Amiel lui-même ?

— Amiel ? Qui ça, Amiel ?

— Celui-là même qui a écrit la pensée que vous exprimez.

Elle se mit à rire :

— Je suis charmée de rendre à César ce qui est à César. Mais j’avoue que j’ignorais complètement l’existence de votre Amiel, et n’en ai cure. Je vous ai tout bonnement servi au passage une phrase dont j’avais vague souvenance pour l’avoir entendu commenter par quelque docte professeur.

— J’aime mieux cela !

— Parce que ?

— Parce que, fit-il, avec une hardiesse qu’elle ne soupçonna pas, vous auriez autrement culbuté l’idée que mon esprit prend la liberté grande de se faire sur vos goûts…

— Vraiment ? Et serait-il très indiscret de vous demander quelle est cette idée ?

Elle avait cessé de se balancer dans son fauteuil et le regardait curieusement.

— Indiscret ? Certes non, mais… imprudent peut-être, car vous pourriez bien m’amener à vous confier des choses… un peu bien difficiles pour moi à formuler, un peu délicates pour vous à entendre, si vous entourez la modestie d’un culte spécial… Prenez seulement que c’est l’idée en question qui m’a enlevé de Paris pour m’amener ici même, ce soir, près de vous…

Elle était incapable de discerner toute l’ironie dont ce madrigal était saupoudré, et une lueur plus vive anima une seconde son regard un peu froid. Décidément, il lui plaisait, cet aristocratique garçon de hautaine allure, qui ne se livrait guère et qu’elle comprenait mal. Pourtant, elle jeta d’un ton léger, dissimulant son plaisir :

— C’est gentil, ce que vous dites… Surtout s’il s’y trouve un grain de sincérité ! Soyez tranquille, nous ferons de notre mieux pour que vous ne regrettiez pas trop Paris, notre Paris après lequel je soupire, moi, de toutes les fibres de mon cœur… Si je n’avais la crainte de vous paraître un recueil de citations, j’ajouterais que je soupire après le petit ruisseau de la rue du Bac, à la suite de Mme de Staël. Cette fois, je nomme mon auteur !…

— Alors, vraiment, c’est à ce point ?

— A ce point ! Aussi, pour me donner l’illusion de n’être plus loin de ma bonne ville…

— Comme eût dit le roi Henri lui-même !

— Que vous êtes moqueur !… Je continue… Pour me donner l’illusion d’être dans Paris, racontez-m’en tous les petits potins que vous jugerez dignes de m’être offerts ! Je les dégusterai ainsi que des bonbons… Avez-vous vu les Debiennes avant leur départ pour Villers ? il paraîtrait que…

Elle avait bien raison de dire qu’elle était gourmande de racontars mondains, des plus insignifiants détails sur les uns et sur les autres dont ardemment elle provoquait le récit, s’y intéressant avec une vivacité puérile, dont Bertrand fut tout à coup frappé comme jamais encore il ne l’avait été… Peut-être parce qu’il souffrait, ainsi que d’une note fausse, du désaccord entre la futilité pitoyable de ces propos de salon et la beauté recueillie de ce crépuscule d’été.

Comment n’avait-elle pas l’intuition de cette dissonance aiguë, ne subissait-elle pas un peu, rien qu’un peu même, la pénétrante poésie de cette nuit proche, qui transfigurait sa joliesse de Parisienne, mettait des profondeurs inattendues sur son visage mièvre, estompait l’élégance trop cherchée de sa toilette pour en fondre les détails en un seul ensemble harmonieusement pâle…

Tout en l’écoutant bavarder, en lui répondant sur un ton léger de flirt, il se prenait à l’observer, dans un dédoublement de pensée qui lui était familier. Qu’elle était donc banalement quelconque, cette héritière qui n’avait ni la candeur délicieuse des vierges naïves, ni le ragoût piquant des gamines trop libres, s’enfermant dans une rigoureuse correction de tenue par unique souci de sa réputation mondaine, sans sincérité dans sa réserve démentie souvent par le sourire, le regard, la discrète équivoque des mots !

Nettement, il avait l’intuition de la femme qu’elle serait. Une mondaine accomplie, à coup sûr, point sotte en son genre, assez intelligente même pour parler à l’occasion, tout comme une autre, le jargon du bel esprit, ayant été saturée de leçons, cours, conférences ; peu sensible, point passionnée, jamais oublieuse de son immense fortune ni des égards que cette fortune devait lui valoir ; coquette, peut-être ; par vanité surtout, sans rien perdre de sa froide raison qui ne lui permettrait ni une incartade dangereuse ni une généreuse folie, pas plus que jamais elle ne serait capable de haute envolée d’âme ou de pensée.

— Et pourtant, c’est peut-être elle que j’épouserai, songea-t-il railleusement. Il faut être pratique et prévoyant à l’heure présente !

La voix trop claire d’Yvonne le fit tressaillir par une soudaine exclamation :

— Tiens ! voici Denise Muriel !… Et, comme de juste, à sa suite, son fidèle chevalier !

En effet, sur la route qui passait au pied de la terrasse, une forme féminine s’avançait, très fine dans le crépuscule bleu ; à ses côtés, un homme de robuste stature marchait.

La brise apporta les lointaines sonorités d’une voix musicale et grave. D’Astyèves eut un frémissement. Une singulière impatience l’avait secoué aux dernières paroles d’Yvonne, qui continuait d’un accent détaché, un peu sec :

— Sans doute, elle revient de quelque excursion. C’est une promeneuse fanatique ; elle est toujours sur les routes. Si vous désirez la voir, c’est là que vous aurez le plus de chances pour la rencontrer, car elle fuit le monde autant qu’elle le peut. C’est une sauvage que cette jolie fille !

Il demanda, les yeux arrêtés sur la silhouette souple que l’ombre lui voilait peu à peu, sans qu’il eût pu distinguer le visage :

— Mlle Muriel n’est point d’humeur visiteuse ?

— Du moins, en ce qui nous concerne. Elle ne sort guère de la colonie Champdray et Vanore, qui, peu sociable, joue volontiers au petit cénacle. Nous n’avons fait qu’une commune excursion avec Denise Muriel et les Vanore, Mme Champdray s’étant dérobée. Et c’est même pendant cette excursion qu’il m’a été donné de constater que les admirateurs de la belle chanteuse, dont vous êtes, je crois, tout particulièrement…

Elle le regardait avec une sorte de coquetterie, renversée un peu dans son fauteuil :

— Particulièrement ? Qu’entendez-vous par là ?

Le mot lui était échappé, elle se reprit tout de suite, très correcte :

— J’entends que vous savez, dit-on, apprécier en connaisseur tout ce qu’elle vaut comme artiste, voire même comme femme… Toujours est-il que vous et vos pareils avez ici un rival sérieux…

— Si sérieux que cela ?

— Mon Dieu, oui ! Il serait emballé pour le bon motif que personne n’en serait autrement surpris ! C’est un brave Nancéen, cousin de Mme Vanore, possesseur de nombreuses manufactures dont il est très fier, se pavanant volontiers, mais un bon garçon ! du genre colosse… Denise Muriel paraît l’avoir complètement ahuri, pardon, je veux dire ébloui, par sa beauté… Pour son talent, il est incapable d’en juger, n’entendant rien à la musique. Il la contemple avec des yeux de caniche dévoué tout à fait amusants et la suit dans ses promenades dès qu’il en peut trouver l’occasion !

— Ce qui rentre dans son rôle de caniche.

— Pas tout à fait. Les caniches ont, d’ordinaire, pour charge de conduire les aveugles, et Denise Muriel a des yeux dont elle sait se servir !

— Ai-je le droit de demander encore, « qu’entendez-vous par là ? »

— Mais… tout bonnement ce qu’en entendent ces messieurs qui, plus ou moins, flambent tous en son honneur !

Il y avait l’écho d’une jalousie de femme dans la sécheresse presque dédaigneuse de l’accent. Et, sans permettre une réplique à d’Astyèves, elle continua, se balançant un peu, d’un mouvement capricieux :

— Je vous disais qu’elle ne nous gratifie guère de ses visites. C’est preuve de tact chez elle ! En somme, elle n’est plus de notre monde et si elle entre au théâtre, il est inutile qu’elle ait paru être de nos relations, puisqu’alors nous ne pourrons plus la recevoir avec nos amis. Seulement, comme maman était désireuse de la faire entendre dans notre cercle, — car elle a une voix étonnante ! — il a été convenu qu’elle viendrait ici chanter chaque semaine, en artiste…

Une révolte passa, comme un souffle d’orage, dans tout l’être de Bertrand, lui jetant aux lèvres une mordante réponse. Mais il ne l’articula pas. De quel droit l’eût-il fait ? Ce que disait si brutalement cette élégante petite fille, de sa voix claire et froide, c’était l’absolue vérité, au point de vue de la sagesse mondaine. Sans doute, ils en jugeaient tous ainsi, les privilégiés réunis sur cette terrasse fleurie, auxquels la destinée bienveillante avait épargné les angoisses d’un avenir matériel incertain, qui pouvaient jouir, dans l’ignorance du terrible souci d’argent, de ce beau crépuscule d’été…

Et, tout à coup, Bertrand songea qu’un seul des êtres groupés là connaissait l’amertume du pain péniblement gagné, l’institutrice d’Yvonne, une pauvre créature timide, par qui Mme Arnales venait de faire apporter un châle à sa fille. L’écharpe posée sur les épaules d’Yvonne, elle était restée à l’écart. Elle aussi contemplait le lac devenu pareil à une nappe immense de métal sombre, sous le ciel qui s’étoilait…

Pas plus que Bertrand qui réfléchissait, elle ne semblait entendre la rumeur des conversations ; et, comme lui, elle tressaillit au son de la cloche qui annonçait le dîner.

Chargement de la publicité...