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L'heure décisive

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IV

Les visiteurs de Mme Champdray s’étaient dispersés, Denise partie l’une des premières ; et si Bertrand était resté, retenu en apparence par le seul attrait d’une causerie animée, c’est que la jeune fille lui avait laissé le besoin de parler d’elle encore ou d’en entendre parler.

Pourtant, maintenant qu’elle n’était plus là, le charme grisant qu’avait pour lui sa présence se dissipait et il redevenait le sceptique doucement railleur, indulgent aux enthousiasmes de sa personnalité sentimentale. A son tour, il prenait congé, resté seul visiteur après le départ de Gabriel Bollène, quand Mme Champdray l’arrêta par une soudaine question, qu’adressaient aussi ses yeux, habiles à fouiller les âmes :

— Vous m’avez fait une visite comme je les aime. Mais avouez une chose, mon ami. Tantôt, en venant me voir, vous espériez un peu, sinon rencontrer ma petite Muriel, du moins apprendre quelque chose d’elle.

Il s’inclina en souriant, maître de lui maintenant.

— En toute vérité, chère madame, je suis venu ici pour le très grand plaisir d’être reçu par vous. Mais ce ne m’est pas un motif de ne pas reconnaître l’impression que m’a produite votre jeune amie.

— Ajoutez l’impression très forte, pour être sincère jusqu’au bout. Eh bien, je vais vous rendre franchise pour franchise, et vous déclarer tout nettement que je vous préférerais moins enthousiasmé de Denise. En votre for intérieur, vous souhaitez la rencontrer encore, et vous vous y emploierez de votre mieux, je n’en doute pas. A quoi bon ? Elle n’est pas du nombre des femmes qui peuvent exister pour vous, n’étant ni de celles qu’on épouse ni de celles dont on s’amuse !

Mme Champdray parlait d’un ton léger en apparence. En réalité, il y avait un avis sérieux dans ses paroles. Bertrand savait bien qu’elle disait vrai, mais il trouva désagréable d’entendre articuler si clairement ce qu’il n’avait nulle tentation de s’avouer.

— Tout au moins, chère madame, Mlle Muriel est de celles qu’on admire. Vous me permettrez bien de dire cela, en ajoutant que j’admire avec le sentiment qu’éveille une belle œuvre d’art.

— Hum !… Encore faudrait-il que l’œuvre d’art ne fût pas une créature de vingt ans, toute vibrante de vie jeune, et singulièrement séduisante ! Mon cher ami, pardonnez-moi, mais je suis trop vieille pour croire bien possibles le désintéressement et le platonisme des admirations masculines quand leur objet est une jolie femme… Admiration qui, manifestée, est, à mes yeux, une mauvaise action, en certaines circonstances.

— C’est-à-dire…

— Quand elle s’adresse à qui ne peut la connaître ou la sentir sans danger.

— Chère madame, vous êtes très sévère, ou très indulgente, pour la fatuité masculine.

— Ni l’un ni l’autre. J’étudie simplement une pure question d’humanité à un point de vue général. Ah çà ! vous imaginez-vous qu’une enfant de vingt ans, parce qu’elle n’est pas une héritière, et est une honnête fille, n’a pas, elle aussi, le désir de goûter la saveur de l’amour ?… Supposez-vous que la sève ardente qui fait palpiter la jeunesse est morte en elle dans cette fameuse lutte pour la vie dont ceux-là seuls peuvent parler légèrement qui ne l’ont pas soutenue ? Vous figurez-vous qu’elle est tout bonnement une machine à gagner de l’argent ? Vous savez aussi bien que moi le contraire. Seulement…

— Seulement ?… répéta-t-il.

Mme Champdray eut un sourire de mélancolique ironie.

— Seulement, vous ne songez qu’à votre unique bon plaisir, vous autres hommes… Ayez donc, de temps à autre du moins, un peu plus de générosité à l’égard de ces petites, qui n’ont rien de bon à attendre de vous, et ne leur approchez pas des lèvres le fruit tentateur, puisqu’il leur est interdit d’y mordre !… Ne m’objectez pas que vous êtes honnêtement résolus à ne le leur présenter que sous la forme, soi-disant innocente, du flirt… Je répète soi-disant ! Si vous voulez flirter, faites-le avec les filles de votre monde… Elles, du moins, trouveront toujours à qui donner, ou même jeter, la fleur d’amour que vos soins intéressés auront fait naître en elles… Mais les autres ? Que voulez-vous que les pauvres petites éprouvent quand vous les avez grisées de rêve, et qu’un beau jour il leur faut voir en face, toujours grâce à vous, la pitoyable réalité !

Brusquement, Mme Champdray s’arrêta. Elle avait parlé avec cette conviction profonde qui la faisait comparer à un apôtre, quand elle défendait ou voulait propager une idée. D’Astyèves l’écoutait, attentif ; toute opinion vivement soutenue l’intéressait, et celle-ci avait pour elle la vérité.

— Eh bien, sont-elles si à plaindre d’avoir eu au moins le rêve, qui est peut-être, en somme, le plus précieux trésor que se soit vu accorder la pauvre humanité !

— Opinion de dilettante, celle-là, mon ami… Ah ! s’il dépendait de moi de préserver à jamais toutes ces petites des rêves irréalisables, de quel cœur je le ferais !… Je suis maintenant une vieille femme, mais je me souviens encore de ma jeunesse de fille sans fortune ! Et parce que je me souviens, je sais tout ce que peuvent enfermer de désirs angoissants, de détresses, d’espoirs naïvement fous, de confiance mélancolique, absurde, touchante, les âmes de ces jeunes, qui voudraient leur part de bonheur humain, d’amour !… puisqu’il faut toujours en revenir là… Sciemment ou non, les plus pures comme les autres, toutes, mon Dieu ! ont, à une heure quelconque, la nostalgie des mots, des regards qui caressent, de tout ce qui, en somme, fait qu’on peut pardonner à la vie même ses pires cruautés… Eh bien, laissez à ceux qui en ont le droit le soin de guérir cette nostalgie… Vous, les brillants clubmen pour femmes du monde, laissez tranquilles ces humbles ! Maintenant, en manière de conclusion, je passe du général au particulier, et je reviens au point de départ de ma petite conférence philanthropique, en vous disant : N’allez pas rôder autour de Denise Muriel…

— D’autant que ce serait en pure perte !… Chère madame, j’en suis convaincu autant que vous.

Presque autant, pensait son scepticisme. Mais il n’articula pas le mot de doute.

— Vous pouvez l’être, en effet, dit Mme Champdray, le regardant droit ; et vous vous tromperiez fort en vous figurant que je monte la garde autour de cette enfant ! Je vous répète encore que je la crois assez solidement trempée pour supporter même l’épreuve du théâtre…

— Y entrera-t-elle, décidément ? Vous ne l’en détournez pas, vous, madame, qui avez si grand souci de la santé morale de vos jeunes protégées ?

— Eh ! je sais bien que c’est la précipiter dans la fournaise, et je ne l’y enverrai pas… Mais si les circonstances l’y jettent, je l’estime d’âme assez forte pour y passer à son honneur… Il faut bien voir les choses comme elles sont. Que son père perde le petit emploi qui est tout leur revenu avec ce qu’elle gagne à l’aide de sa voix, c’est sur elle que retombera la charge de soutenir toute la famille ! La mère serait nulle en l’occasion et le frère n’est encore qu’un enfant.

— Elle sera sacrifiée, alors…

— Non, elle fera ce qu’elle doit, dit presque gravement Mme Champdray. D’ailleurs, il se pourrait qu’elle fût récompensée de son dévouement… Ne trouvez pas le mot trop fort, elle a une horreur du théâtre, inévitable chez une femme de sa nature… Il se pourrait que, devenue célèbre, s’étant fait un nom sur les planches, elle rencontrât quelque galant homme qui s’éprendra d’elle pour le bon motif et l’épousera, l’enlevant ainsi à une situation pour laquelle elle n’est pas née. Fait qui ne se produirait sûrement pas aujourd’hui qu’elle est encore presque une fille du monde, mais sans dot !

— Pourquoi non ? Tout arrive, comme dit l’autre, jeta d’Astyèves un peu âprement.

— Tout ! mais pas cela, vous le savez aussi bien que moi. Un homme est très capable de faire sa femme, envers et contre tous, d’une drôlesse quelconque qui a su le secret de l’affoler ; mais quant à ce qui est d’épouser une charmante fille sans fortune, combien en trouverez-vous qui en aient l’héroïsme ?

— C’est vrai, fit Bertrand, amer, nous sommes lâches ! Nous payons la rançon de notre fortune par le peu que nous valons. Elle nous rend incapables d’un effort ou d’un sacrifice qui nous atteigne dans nos stupides besoins de luxe. J’avoue, pour ma part, en toute humilité, que j’ai une horreur misérable pour les soucis matériels ! L’idée d’être obligé de compter m’est odieuse, me gâcherait mon amour pour une femme, sinon tout de suite, du moins quand l’ivresse première serait dissipée et que le moi qui raisonne reparaîtrait ressuscité et toujours vivace, pareil à lui-même.

— C’est-à-dire froidement sage et pratique ! Après tout, vous et vos pareils avez raison de penser que les héritières pouvant être aussi séduisantes que leurs sœurs pauvres, il est bien naturel de leur donner la préférence !

Bertrand sourit, et il y avait encore une amertume dans son sourire.

— Quels trésors de dédain renferme votre indulgence à notre égard ! Pourtant, je crois bien que, dans l’âme des plus positifs d’entre nous couve toujours la petite flamme qu’il suffit d’un souffle de passion bien vraie pour faire jaillir et qui réduit en cendres toutes les spéculations de notre piteux égoïsme ! Dites-moi charitablement, chère madame : « C’est la grâce que je vous souhaite, » et je vous présenterai mes respectueux hommages, en m’excusant de vous avoir fait une si longue visite.

Il se levait, s’inclinait devant elle. D’un ton mi-sérieux mi-plaisant, elle répéta :

— C’est la grâce que je vous souhaite. Faut-il ajouter que je ne crois guère à son opération ? Ni vous non plus, n’est-ce pas ?

Il eut un imperceptible geste d’épaules. Lui non plus, qui se connaissait bien, n’y croyait guère, en effet.

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