L'heure décisive
V
Avec les premiers jours d’août, Paris avait décidément pris sa vraie physionomie d’été. Certains quartiers, devenus tout à fait déserts, s’étaient ensevelis dans un silence morne de rues de province ; des maisons entières avaient leurs volets clos. Mais dans les centres où la vie continuait d’affluer, sur les boulevards, dans les promenades, dont les arbres se tachaient, çà et là, de rouille sous une gaze de poussière, c’était un défilé de silhouettes exotiques ou provinciales et, devant les magasins, des flâneries de touristes en tenue de voyage ou accoutrés de modes parisiennes qui détonnaient, comme des notes fausses, avec les types étrangers. Vers le Bois, aux heures plus fraîches des après-midi finissantes, les voitures n’emportaient plus de visages connus, fiacres, équipages de rencontre qui emmenaient des promeneurs curieux ou fatigués.
— Décidément, il serait temps de partir, Paris ne nous appartient plus, songea Bertrand d’Astyèves, qui suivait d’un œil distrait la marche paresseuse des voitures sillonnant l’avenue des Champs-Élysées à travers la brume d’une chaude journée d’été.
Avant d’aller dîner au Cercle, il rentrait un instant chez lui, par les Champs-Élysées, devenus paisibles autant qu’un jardin de sous-préfecture.
Pourtant au passage, tout à coup, une voix l’arrêta :
— Tiens, d’Astyèves ! Comment va, mon vieux ?… Vous êtes encore ici ?
— Comme vous-même, fit-il, serrant la main qui se tendait vers lui, celle d’un citadin convaincu.
— Oh ! moi, mon cher, vous savez, je ne puis vivre loin de mon asphalte et de tout ce qu’il supporte, comporte, apporte, etc. ! Bien juste, j’irai à Deauville pour la grande semaine, parce que mon vague instinct de sportsman m’y pousse… Autrement, sapristi non, je ne lâcherais pas mon Paris à l’époque juste où j’en peux jouir le mieux ! Vous ne bougez pas non plus ?
— C’est-à-dire que je me prépare, au contraire, à lui brûler la politesse, car, envahi par les barbares, il me paraît odieux, quoi que vous en disiez. Peut-être vais-je filer faire un tour dans les Vosges.
— Ah !… parce que ?
— Parce que j’ai reçu une invitation de Mme Arnales, tendant à me faire figurer dans sa prochaine série d’invités à Gérardmer.
— Honneur dont vous vous méfiez, attendu que Mme Arnales est animée d’un désir tout maternel de faire convoler en justes noces la brillante Yvonne ! Vous avez peur d’être harponné ? Vous avez tort. Elle n’est pas mal, la blonde Yvonne… Un peu maigrelette et acidulée !… Encore un peu pomme verte… Mais elle mûrira… Et puis, elle a le sac ! Si je ne me savais absolument sûr d’être blackboulé, je me mettrais sur les rangs.
— Différence capitale avec moi, qui ne prétends pas m’y mettre.
— Parce que vous êtes un sage qui laisse monter le vent et attend majestueusement, sous sa tente, qu’on vienne le prier d’en sortir…
— Est-ce que vous ne pensez pas que majestueusement est un peu excessif ? La vérité, mon cher ami, est que la blonde Yvonne éveillerait tout juste, en mon indifférence, un vague, très vague, goût de flirt… Je ne me sens pas encore assez développée la vocation matrimoniale pour être invinciblement attiré par les mérites… sonnants de Mlle Arnales !
Et, là-dessus, d’Astyèves échangea distraitement une poignée de main avec son frère en solitude et reprit son chemin.
Mais cette rencontre avait ravivé en lui la pensée d’un mot de Mme Arnales reçu la veille et dont quelques phrases étaient demeurées bien nettes en son souvenir. Les premières lignes étaient une invitation gracieuse pour qu’il vînt passer quelques jours dans la villa Belle-Rive, qu’elle occupait l’été à Gérardmer, y recevant par série des hôtes nombreux. Puis elle ajoutait, après avoir exprimé son désir d’une réponse favorable : « Arrivez-nous bientôt, vous qui êtes un fervent mélomane et un non moins vif admirateur, si je me rappelle bien, du talent de Denise Muriel. Vous serez à même de l’entendre souvent, car elle est ici pour la saison, en villégiature chez Mme Champdray, en même temps que Vanore, de plus en plus féru de l’idée de la faire débuter, l’hiver prochain, dans son nouvel opéra. Elle chante beaucoup dans notre colonie et, sans doute, l’air des Vosges lui est bon ; jamais sa voix n’a été plus belle ; depuis cet été, elle semble encore s’être développée étonnamment… »
Les yeux seuls de Bertrand avaient parcouru les dernières lignes du billet de Mme Arnales, sa pensée immobilisée sur la phrase concernant Denise Muriel. Et, sa volonté raidie contre un instinctif élan, il avait murmuré :
— Certes non, je n’irai pas là-bas ! ce serait fou !…
Et il en jugeait justement, instruit par cette clairvoyance aiguë qui ne lui permettait que de volontaires illusions. Oui, c’était absurde de s’exposer de nouveau au charme qu’exerçait sur lui Denise Muriel. Bien qu’elle appartînt au monde des artistes, il ne pouvait en agir avec elle comme avec quelque gamine sortie du Conservatoire, déjà brûlée par la vie, dont la destinée était fatale. De par sa naissance, son éducation, sa tenue même, elle demeurait une fille du vrai monde, à laquelle il était dû d’autant plus de respect qu’elle était moins protégée ; et un instinct chevaleresque, vivace chez Bertrand, lui faisait, — à cette heure encore, du moins, — condamner comme méprisable tout effort pour se faire aimer d’elle, en parfaite insouciance de l’avenir…
Mais il savait bien aussi qu’il avait cette sagesse surtout alors qu’elle était loin. Près d’elle, la tentation l’obsédait bien vite de troubler, à n’importe quel prix, cette indifférence fière dont elle s’enveloppait jalousement, de s’ouvrir cette âme close dont le mystère l’attirait avec une force de vertige.
Ensemble, ils avaient dîné chez Vanore, où il avait su se faire recevoir en même temps qu’elle. Placés à table l’un près de l’autre, ils avaient beaucoup causé, et dans ce milieu ami, où elle était entourée d’affection, aussi bien par le compositeur que par sa femme, elle lui était apparue une nouvelle Denise, très jeune, presque gaie, malgré la sourde amertume, la mélancolie subtile qui imprégnaient les paroles même qu’elle disait en riant. Et sa causerie avait une savoureuse allure de spontanéité et de caprice, de franchise un peu hautaine, une souplesse fine pour s’intéresser à tous les sujets, les comprendre tous, d’une façon qui la révélait une femme très intelligente, mûrie avant l’heure par les rudes souffles de l’épreuve, mais en qui vibrait aussi une vierge, délicieusement palpitante de vie jeune.
Ainsi elle ne ressemblait à aucune autre ; à ce point différente de celles qu’il côtoyait d’ordinaire, dans tous les mondes, qu’elle exerçait sur lui, si blasé, une séduction à laquelle il trouvait un goût rare. Vraiment, il avait pensé, rêvé, souhaité des choses insensées pendant cette exquise soirée où elle chantait, accompagnée par Vanore, d’étranges mélodies du maître, capiteuses autant qu’un parfum violent, dans leur charme tourmenté qui affolait les nerfs et faisait les cœurs frémissants sous leur immatérielle caresse.
Elle avait chanté la suite entière de ces mélodies, que tous lui demandaient, lui faisaient répéter, insatiables… Et quand d’Astyèves était sorti de chez Vanore, il sentait que jamais plus, il n’en pourrait entendre une seule note sans revoir Denise Muriel, debout auprès du piano, ses deux mains tombant, avec une grâce harmonieuse, dans les plis de sa robe ; pâle silhouette blanche dans la pièce obscure, éclairée par les seules bougies du piano, qui nimbaient de clarté le jeune visage grave et passionné. C’était cette vision-là qu’il conservait d’elle, plus vivante que toute autre, si nette qu’il eût pu dire de quelle ombre les jeux de la flamme voilaient la peau de fleur immaculée, soulignaient les lignes souples, presque caressantes, du profil découpé, tout lumineux, sur la profondeur obscure de la fenêtre, ouverte dans la nuit… Une amoureuse nuit d’été, qu’en chantant elle contemplait avec des prunelles de rêve, troublantes comme le timbre même de sa voix.
Ah ! qu’il lui avait su gré d’être une telle artiste !… Mais quelle tentation aussi l’avait bouleversé tout entier de voir, allumée par lui, une clarté d’amour dans ce regard d’ombre ardente qui, si détaché, rencontrait le sien !
Le lendemain de cette soirée, son ivresse dissipée dans la railleuse clarté du grand jour, il avait eu pourtant un sourire d’ironie à l’adresse de l’enthousiaste qui s’obstinait à vivre en lui, et il avait pensé, suivant des yeux la spirale légère échappée de son cigare :
— En vérité, je crois que si elle avait seulement deux cent mille francs de dot, je serais capable de l’épouser tout de suite ! il est vrai que si elle était une héritière, même aussi médiocrement pourvue, elle aurait toute sorte de chances pour ressembler à la phalange des poupées, — ou des demi-vierges, — qui nous sont destinées de par les lois de notre monde et nous apporteront ledit sac bien garni, objet premier de nos désirs matrimoniaux.
Ce sac bien garni, Yvonne Arnales le possédait assez précieux pour que d’Astyèves, pareil à tous les jeunes hommes, ses contemporains, hésitât, malgré tout, à refuser la très aimable invitation de Mme Arnales ; discrète insinuation qu’il ne serait point mal venu s’il se plaçait parmi les prétendants à la main de cette richissime petite fille à laquelle il semblait particulièrement plaire.
— Irai-je décidément ou n’irai-je pas ? songea-t-il de nouveau, ramené par sa rencontre à cette question qu’il fallait résoudre, et résoudre promptement, la politesse lui faisant un devoir strict d’envoyer sa réponse sans tarder.
Pourquoi, en somme, eût-il refusé ? Parce qu’il redoutait la séduction trop puissante de Denise Muriel ? Mais si vraiment il avait peur d’elle, peur de lui-même, il lui serait facile de la fuir… D’ailleurs enfin, même cédât-il un moment à l’élan qui l’entraînait vers elle, ne savait-il pas que le ressort de sa froide volonté ne manquerait point de l’arrêter en temps utile, quand la sagesse l’exigerait ?…
Avant d’aller au Cercle, il passa chez lui où son courrier l’attendait. Une lettre était arrivée de sa mère, installée depuis plusieurs semaines dans son château de Touraine. Il la décacheta, la lut, et tout à coup eut une petite exclamation, avec un bizarre sourire. A la dernière page de sa causerie, Mme d’Astyèves écrivait :
« Je ne te demande plus quand tu m’arrives, car il me revient que Mme Arnales compte te recevoir à Gérardmer, et je ne puis, mon cher grand nonchalant, que souhaiter, en mes ambitions maternelles, te voir répondre à une invitation qui n’est point pour être dédaignée. L’expérience te murmure que, bon gré, mal gré, l’heure du mariage sonne pour les plus endurcis célibataires comme pour les autres et que tu ne te trouverais pas mal de l’entendre tinter.
« Je crois, mon Bertrand, qu’elle ne pourrait t’annoncer plus souhaitable fiancée que certaine blonde héritière qui, me dit-on, te tient en sensible faveur ; et j’aurais mauvaise grâce, moi, à désirer une belle-fille plus accomplie ; jolie, fort bien élevée, voire même sérieusement élevée, instruite sans pédanterie et, — qualité d’un autre ordre, nullement à dédaigner — pouvant apporter à mon cher grand la fortune qu’exigent ses goûts et ses habitudes.
« Ce sont peut-être là rêves de fumée ; mais, de par le monde, il arrive parfois que la réalité est faite des rêves auxquels un peu de volonté a donné corps. Mon cher fils, comportez-vous en sage. Ne lassez point la chance si tant est qu’elle vous soit favorable et souvenez-vous de la bonne vieille allégorie de l’Occasion qu’il fallait adroitement saisir au passage, sous peine de la voir fuir sans retour. »
Le même sourire étrange, tout plein d’ironie, continuait à errer sur la bouche de Bertrand. Une minute, il resta songeur, considérant d’un regard distrait la lettre de sa mère.
Puis, une brusque décision culbuta soudain toutes ses hésitations.
— Tant pis ! Arrive que pourra. Je pars.
Et, du Cercle même, il envoya sa réponse à Mme Arnales.