L'heure décisive
II
Comme elle l’avait dit à d’Astyèves, Denise Muriel avait entièrement rempli son personnage d’artiste. Elle était libre, enfin, de quitter le superbe hôtel dont l’atmosphère lui était lourde à respirer ; et, prenant soin de ne pas attirer l’attention de Vanore, qui eût peut-être prétendu la retenir, elle se dirigea vers la porte ouverte, à l’extrémité du hall, sur le petit salon. Mais là, elle se heurta à Mme Arnales elle-même, qui s’était immobilisée une seconde pour un ordre à donner.
— Mademoiselle, où fuyez-vous donc ? Êtes-vous déjà lasse de vous entendre acclamer ? Nous ne le sommes pas, nous, de vous écouter, et je compte vous mettre encore à contribution…
Sous leur forme aimable, les paroles de Mme Arnales révélaient son intime pensée : profiter pleinement du talent de cette débutante remarquable. Denise Muriel était, ce jour-là, une façon de jouet précieux à son usage qui, douée d’intelligence, devait s’estimer bien heureuse d’avoir eu l’occasion de se révéler à un auditoire d’élite… Par conséquent, témoigner sa reconnaissance en chantant autant qu’on l’en prierait… Cela, Denise le comprit aussi clairement que si elle avait lu dans l’esprit de Mme Arnales, et une petite révolte contre cette indiscrétion mit quelque chose d’imperceptiblement bref dans son accent, tandis qu’elle répondait :
— Je serai toujours, madame, toute à votre disposition ; mais, pour aujourd’hui, je vous prierai de vouloir bien m’excuser… Je me sens un peu lasse et je craindrais de détruire l’impression favorable que j’ai pu produire, comme vous êtes assez bonne pour me l’assurer…
Et vraiment, ce n’était pas un prétexte que sa fatigue. Sur elle, pesait cette lourde mélancolie qui la meurtrissait souvent quand elle s’était donnée toute dans son chant pour distraire des indifférents. Mais Mme Arnales n’en crut rien, n’admettant jamais ce qui était en contradiction avec son bon plaisir ; et elle jugea tout à fait inconvenant que sa protégée ne se mît pas aussitôt à ses ordres quand elle exprimait un désir.
— Réellement, mademoiselle, vous ne consentez plus à nous faire de musique ?
— Je vous serais infiniment reconnaissante de m’en dispenser. D’ailleurs, voyez vous-même, madame, vos hôtes m’ont déjà oubliée, et j’aurais mauvaise grâce à imposer le silence pour me faire écouter.
— De cela, mademoiselle, vous m’accorderez que je suis meilleur juge que vous. Mais, enfin, je ne veux pas être indiscrète, reconnaissant que vous avez largement rempli le programme que vous aviez accepté. Je regrette seulement la malencontreuse fatigue qui nous prive de vous applaudir de nouveau. Il ne me reste plus qu’à vous remercier et à vous remettre ce dont je vous suis redevable pour l’audition que vous venez de donner.
— Oh ! madame, je vous en prie, rien ne presse.
Au fond du regard de la jeune fille, une flamme avait jailli, et la peau mate s’était un peu rosée.
— Du tout, mademoiselle, je ne sais si j’aurai l’occasion de vous revoir, je préfère m’acquitter dès maintenant. Ayez la bonté de me suivre dans la bibliothèque.
Elle n’attendait pas la réponse et soulevait la portière. Denise la suivit, redevenue vite maîtresse d’elle-même ; mais ses lèvres avaient repris leur gravité fière, et elle demeura à l’entrée de la pièce remplie de trésors artistiques, sans en remarquer aucun, regardant au dehors, vers le ciel dont les pourpres pâlissaient derrière les cimes odorantes des tilleuls.
Mme Arnales prit, dans son bureau, un petit portefeuille préparé :
— Voici, mademoiselle, la somme dont nous étions convenues. J’y joins tous mes remerciements, mes félicitations, avec mon espoir de vous entendre bientôt sur une vraie scène, digne de votre talent, qui, je l’espère, s’étant fortifié, vous permettra de chanter sans autant de fatigue.
Elle tendait, à la jeune fille, sa main où scintillait une clarté de diamants. Mais Denise ne parut pas s’en apercevoir ; elle s’inclinait dans un salut d’adieu et disait, avec une obscure ironie que l’étroite cervelle de Mme Arnales ne discerna pas :
— Vous êtes trop bonne, madame, de songer à m’adresser de tels vœux d’avenir. Quoique je me sente capable de porter le poids d’un rôle au théâtre, je ne sais encore si je posséderai jamais le courage ou le goût d’en essayer l’aventure.
— Mais vous auriez le plus grand tort d’hésiter ; vous pouvez m’en croire, moi qui, bien des fois déjà, ai vu débuter chez moi des artistes, lesquels se sont toujours fort bien trouvés, à l’occasion, d’avoir écouté mon avis. Vous êtes douée à miracle pour le théâtre !… Au revoir, mademoiselle, je pense que j’ai bien mis dans ce portefeuille la somme décidée ; vous voudrez bien vous en assurer et m’avertir si j’ai fait erreur.
Denise Muriel ne répondit pas. Peut-être n’avait-elle pas entendu, car Mme Arnales s’éloignait, écartant déjà la portière pour aller rejoindre ses hôtes ; et la rumeur joyeuse des conversations s’engouffrait dans le silence de la bibliothèque.
— Au revoir, mademoiselle. Vos affaires ont été mises à part au vestiaire. Je viens de sonner ma femme de chambre, qui va être à vos ordres ; la voici, d’ailleurs. Céline, veillez à faire donner à mademoiselle tout ce qui lui appartient.
Elle disparut dans le bruissement soyeux de sa jupe claire, après un dernier petit geste d’adieu. Alors, rapidement, Denise piqua l’épingle de son chapeau et s’enveloppa de sa longue mante qui lui donnait une silhouette pittoresque de femme du siècle dernier.
Dans le vestibule, les valets de pied formaient la haie, attendant l’ordre de faire avancer les voitures. Des visiteurs partaient déjà. Les femmes, devant le vestiaire, rattachaient leurs légers manteaux d’été ; des hommes causaient qui, en s’écartant et se découvrant sur le passage de Denise, l’enveloppaient d’un dernier coup d’œil. Ni aux unes ni aux autres, la jeune fille ne prit garde. Aussi souverainement élégante que ces femmes qui ne la tenaient point pour leur égale, elle descendit les marches du perron et gagna la voiture qui l’attendait.
Mais quand elle eut quitté la cour de l’hôtel, qu’elle sentit, sur elle, l’ombre verte d’une avenue paisible, un ardent soupir d’allégement lui échappa :
— Enfin, c’est fini !
Brusquement, cessait cette tension de ses nerfs qui lui permettait de dérober toutes ses impressions aux étrangers, et la sensation éprouvée de délivrance était si vive, qu’une buée humide voila ses yeux, une seconde.
C’est qu’elles lui avaient été si pénibles, ces heures passées dans un milieu tout plein, pour elle, de souvenirs de sa jeunesse heureuse. Dans le même hall où elle venait de chanter, payée pour distraire un public blasé, elle avait été reçue autrefois comme l’amie de Suzette Arnales, maintenant baronne Suzanne de Vire. Mais ni l’une ni l’autre n’avaient effleuré, d’une allusion même, ce passé mort, quand elles avaient échangé quelques paroles, après l’exécution des Poèmes sylvestres. Pas davantage, Mme Arnales ne paraissait se rappeler qu’elle avait jadis reçu en amie celle qui était alors « la belle Mme Muriel ».
Pourquoi donc, elle, Denise, quand elle était entrée dans le hall, avait-elle eu, tout à coup, si nette, l’ironique vision d’une visite de sa mère dans ce même salon, de l’accueil empressé de Mme Arnales ; comme aussi, du geste affectueux avec lequel Suzette, — son amie, en ces temps lointains ! — l’avait entraînée vers ce même jardin dont tout à l’heure, en chantant, elle avait contemplé les cimes vertes, richement feuillues…
C’était cinq ans plus tôt, alors que personne, — sa mère, ignorante comme les autres, — ne soupçonnait que la ruine fût si proche… Trois mois après, elle éclatait, brutale, complète, à la suite d’un gros krach qui avait achevé, pour Paul Muriel, le désastre secrètement amené par la témérité de spéculations avortées…
Oh ! quels mois avaient suivi ! tels que Denise en gardait encore une impression de cauchemar, bouleversée dans tout son être jeune par ce subit changement de vie auquel sa mère ne se résignait point, — et ne s’était jamais résignée d’ailleurs.
Élevée dans le luxe, habituée à en respirer la seule atmosphère, Mme Muriel s’était trouvée incapable d’accepter l’existence étroite, besogneuse, qui, d’un jour à l’autre, lui était rudement imposée. Cette privilégiée, frappée tout à coup, avait été brisée par l’épreuve, d’abord abattue dans la stupeur de se rencontrer face à face avec une destinée dont elle avait l’horreur, puis soulevée dans une révolte désespérée.
Du jour où avait été atteinte, en elle, la mondaine adulée, spirituellement bienveillante et gaie, épanouie à la façon d’une belle fleur de serre, elle était devenue une créature fantasque, irritable et amère, exaspérée par les incessantes difficultés nées de ressources exiguës. Jamais elle n’avait pu pardonner à son mari, — épousé surtout par convenances mondaines, — d’avoir attiré pareille catastrophe sur elle et sur ses enfants ; sur son fils surtout, un garçon de treize ans pour qui elle avait une prédilection exaltée. Pas plus, elle ne se faisait à l’idée que sa fille dût utiliser son admirable voix soit dans le professorat, soit dans une carrière d’artiste.
Contrainte par la nécessité brutale, elle n’avait pu s’y opposer ; mais elle en souffrait si fort, dans sa nervosité maladive, elle en supportait si mal les conséquences, que Denise avait fini par ne jamais lui parler des réunions et des concerts où elle remplissait son personnage de chanteuse. En silence, elle mettait l’argent ainsi gagné dans la bourse commune, sans que Mme Muriel parût en soupçonner la source et s’en informât.
Il n’y avait, d’ailleurs, nulle intimité morale entre cette mère et cette fille, si profonde que fût, cependant, leur mutuelle affection. Mais elles étaient trop différentes pour pouvoir mêler leurs deux vies ; nature de mondaine brillante et tempérament d’artiste, développé à une rude école… La mère, absorbée par le regret de son existence dévastée, obscurément froissée de voir sa fille accepter mieux qu’elle leur situation précaire, parce qu’elle considérait cette jeune vaillance comme un blâme de sa propre faiblesse, et, dominée par cette impression, n’admettant pas que Denise pût connaître les heures de défaillance… L’enfant dédaigneuse en effet des inutiles regrets ; sensible, sans en montrer rien, à la préférence témoignée pour son jeune frère, gardant le secret de ses tristesses et de ses joies que personne ne lui demandait ; repliée sur elle-même parce qu’elle savait ne pouvoir s’appuyer ni sur son père, ni sur sa mère qu’il lui fallait traiter en enfant gâtée dont elle s’efforçait, avec une délicate bonté, de respecter toutes les susceptibilités, bien que certaine qu’il ne lui en serait su aucun gré.
Et ce jour-là encore, songeant à Mme Muriel, elle pensa, après avoir quitté l’hôtel Arnales :
— Dieu merci ! elle ignorait où je chantais tantôt ! Elle en aurait tant souffert !
Pourtant, il fallait bien vivre !… Et voici que commençait cette saison d’été durant laquelle leçons, concerts, auditions, tout ce qui était sa seule richesse cessait. On lui avait proposé un engagement de chanteuse dans un grand casino de ville d’eaux. Mais Mme Muriel n’avait pas permis qu’elle acceptât. Devant son opiniâtre résistance, elle avait cédé. Alors ç’allait être encore ces mois pénibles d’excessive économie pour équilibrer le budget dont elle avait la responsabilité. Ah ! certes, tout autant que sa mère, elle étouffait dans cette étroite existence ; mais à quoi bon se plaindre ? Que pouvait-elle, sinon lutter énergiquement pour y échapper un peu, tout au moins…
Eût-elle mieux fait d’entrer au théâtre, comme tous l’y poussaient ? Vraiment, il y avait des minutes où elle pensait qu’elle eût dû maudire sa voix, source de ses plus intenses joies pourtant. Mais, douée moins richement, elle fût sans doute demeurée enfermée dans la phalange laborieuse des professeurs… Puisque, pour elle aussi, c’était le terrible problème du pain quotidien à gagner.
« Il faut aller au théâtre ! il le faut ! » Oh ! cette phrase tant de fois entendue déjà, comme elle la hantait, menaçante ainsi que le mot même de sa destinée, une destinée à laquelle, désespérément, elle cherchait encore à se dérober, malgré l’obscure conviction que toutes ses révoltes ne l’en sauveraient pas !
Car elle savait ce que c’est qu’une vie d’artiste. Sans illusion, elle en mesurait les difficultés, les tentations, les dangers ; elle en connaissait les inévitables promiscuités qui choquaient tous ses instincts de femme née, élevée dans un milieu raffiné. Et puis, elle avait peur aussi, non seulement de son horreur secrète pour un avenir de pauvreté, mais du grand souffle de passion qui jaillissait de l’essence même de son âme quand s’élevait sa voix… Peur plus encore de l’espèce d’ivresse qui l’envahissait toute lorsqu’elle sentait la triomphante domination de son chant sur les êtres dont les âmes, alors, vibraient par elle, comme des claviers sonores.
Tandis que la voiture l’emportait, elle revivait les dernières heures écoulées chez Mme Arnales. Dans sa rêverie, flottaient des visages de femmes, banalement aimables, curieux ou indifférents, des visages d’hommes hardiment admiratifs. Et sur la foule confuse de ces derniers, se détachait l’intelligente physionomie de Bertrand d’Astyèves. Mais, comme les autres, elle le jugeait avec un détachement sceptique, bien qu’elle sentît, à n’en pouvoir douter, avoir fait sur lui une de ces impressions violentes qui jettent les folles prières dans le regard, sur les lèvres des hommes.
Que lui importait ? Il n’était pas le premier et ne serait pas le dernier. Tout au plus, elle pouvait lui savoir gré d’avoir daigné la traiter en fille du monde en ne lui infligeant pas une trop vive expression de son sentiment. Parce qu’il avait cette délicatesse, elle s’était laissée aller, plus encore qu’elle ne l’aurait voulu, à causer un peu avec lui, car il l’intéressait, aussi bien par la sûreté de son goût en musique que par le mélange d’enthousiasme et de froideur, sceptique et nonchalante, qui semblait constituer sa personnalité.
Une minute, elle songea à lui, à leur brève conversation près de la fenêtre, à ce que son regard, plus encore que ses paroles, lui avait murmuré de flatteur. Mais elle s’en souvenait avec une mélancolique amertume, avec la notion railleuse de tout ce qui la séparait de cet aristocratique clubman qui, comme les autres, l’avait souhaitée au théâtre, — pour son plaisir.
Elle eut un geste d’épaules qui semblait rejeter loin en arrière l’image de Bertrand d’Astyèves, et son regard, plein d’une envie inconsciente, s’arrêta sur des enfants qui jouaient sur le trottoir. Que c’eût été bon de redevenir ainsi une petite chose joyeuse qui n’a nul souci de l’avenir ! Mais aussi quel souhait inutile et fou ! Et sa bouche eut un fugitif sourire de pitié pour elle-même qui se laissait effleurer par un pareil désir…
D’ailleurs, la voiture s’arrêtait dans la petite rue de la plaine Monceau où elle demeurait. Elle en descendit, puis s’engagea dans l’étroit escalier qui, après une montée de quatre étages, la conduisit devant sa porte.
Comme elle pénétrait dans l’antichambre, la voix de son frère appela gaiement :
— C’est toi ? Denise.
Et toujours prompt à laisser de côté son travail de collégien, il accourut au-devant de la jeune fille, très affectueux, souple et fin comme elle de silhouette.
— Tu rentres tard ! Comme ils t’ont gardée longtemps ! Ça a bien marché ?
— Oui, très bien.
Elle était entrée dans le petit salon auquel son goût d’artiste était parvenu à donner un aspect d’élégance originale, si modeste qu’il fût réellement, et elle rejetait son manteau, saisie par l’étouffante chaleur de la pièce exiguë. Son frère l’enveloppa d’un coup d’œil admiratif.
— Mâtin ! Denise, que tu étais belle ! Ce qu’ils ont dû t’applaudir !
Elle eut son indéfinissable sourire de détachement profond et répéta :
— Ils m’ont beaucoup applaudie ! Et Mme Arnales a été si flattée d’avoir pu offrir à ses invités une débutante à ce point remarquable, qu’elle a trouvé parfait de me payer incontinent ce qu’elle me devait.
Et elle sortit le petit portefeuille glissé machinalement dans son corsage quand Mme Arnales le lui avait remis.
— Maman ne m’a pas demandée ?
— Non, elle se repose dans sa chambre. Elle a, je crois, été faire des courses et elle est rentrée fatiguée. Va la trouver, si tu veux !
Denise inclina la tête ; mais avant d’entrer chez sa mère, elle devait remettre sa simple robe de maison, car Mme Muriel détestait la voir dans une toilette faite pour le public.
Intention inutile ! Au passage, Mme Muriel entendit le frôlement soyeux de la robe de la jeune fille dans le couloir et appela :
— Denise !
— Me voici, mère.
Elle pénétrait dans la chambre et vint embrasser le visage altéré que son apparition n’éclairait pas.
— A quoi songes-tu donc de rentrer à pareille heure ? Ton père va revenir pour dîner, et tu n’es pas même déshabillée !
— J’ai été retenue, mère, plus que je ne le pensais et le voulais…
— Ah !
Elle ne fit pas l’instinctive question de Robert au sujet de l’audition donnée, elle le savait, par sa fille, ce jour même ; mais d’un coup d’œil, elle l’enveloppa toute, son goût féminin flatté de la voir vêtue avec tant d’harmonieuse élégance.
— Ta robe n’est pas mal réussie ! Pour une ouvrière, cette Adèle n’est pas trop maladroite ! Ce qui se trouve bien, puisqu’il nous faut nous en contenter. Si je n’étais toujours tenaillée par cette idiote question d’économie, que de jolies choses, j’aurais achetées tantôt au Louvre ! Il y avait des foulards exquis ; j’avais envie d’en prendre un costume ; mais j’ai pensé que ta sagesse ne s’en trouverait pas satisfaite et je me suis abstenue, rapportant seulement une bonne migraine. J’étais parvenue à m’endormir. Ton coup de sonnette m’a réveillée.
— Je le regrette, maman.
— C’est un regret inutile. Il te fallait bien rentrer, j’imagine. Va vite ôter cette robe, tu m’as l’air déguisée en fille riche, et c’est une mascarade qui m’est odieuse et pénible !
Mme Muriel était décidément dans ses jours de nervosisme sombre. Denise savait que ces jours-là, le plus sage était de la laisser à elle-même. Sans lui répondre, elle passa dans la toute petite pièce qui était sa chambre, sa cellule comme elle disait, mais une cellule bien chère qui l’enveloppait de sa paix calmante aux heures difficiles, — troublées ou tristes, — toute vivante de sa pensée, de ses goûts, de ses affections, dont elle aimait l’horizon large, le balcon qui, à cet étage élevé, lui donnait parfois une exquise sensation de plein ciel… Peu de bibelots, mais tous de valeur ; des livres nombreux, empilés sur la table toujours fleurie, devant la fenêtre ; de rares portraits. Car elle n’avait pas d’amies, Mme Muriel ayant absolument rompu avec ses relations d’autrefois, et dans le milieu d’artistes que les circonstances faisaient le sien, elle gardait instinctivement son intimité fermée.
Sur la cheminée, pourtant, une photographie, celle d’une femme d’une cinquantaine d’années, dont la physionomie semblait faite d’intelligence hardie, de bonté et d’énergie. C’était l’écrivain qui signait Claude Champdray, dont l’affection l’entourait presque maternellement depuis trois années que le hasard d’une rencontre les avait rapprochées pour la première fois. Vers elle seule, Denise allait quand l’angoisse de sa solitude morale l’étreignait trop douloureuse…
— Denise, père est rentré ! Le dîner est servi, clama, à sa porte, la voix de Robert. Maman te fait dire de te dépêcher et de venir.
Vite, elle finit sa toilette de maison, puis s’en alla vers la salle à manger où l’unique servante, — un peu stylée, bon gré, mal gré, par Mme Muriel, — apportait le potage. Son père, qui fumait sur le balcon, vint à elle dès qu’il l’aperçut.
C’était à lui qu’elle ressemblait. Il avait, avec plus d’insouciance et moins de volonté, la même expression un peu hautaine, le même pli d’amertume dans la bouche, au repos, et sur tous les traits, ce reflet d’obscure passion qui lui donnait encore cette séduction qu’elle possédait si forte. Il avait été et, malgré tout, il restait de ceux qui veulent faire de la vie une agréable aventure ; et même dans sa situation présente, il s’y employait avec un égoïsme léger, aussi incapable que sa femme de se résigner aux conséquences de leur ruine qu’il gardait la volonté audacieuse de réparer, d’une façon ou d’une autre…
Très fier de sa fille, il l’attira affectueusement pour la questionner. De bonne grâce, il acceptait, lui, qu’elle tirât parti de sa voix.
— Eh bien, Denise, as-tu été contente tantôt ?… Pas trop d’émotion ?
Le sourire de mélancolique ironie souleva les lèvres fraîches :
— Je suis maintenant aguerrie. J’ai si souvent fait mes preuves cet hiver !
— Oui, tu commences à être connue. Tu étais annoncée aujourd’hui en grande pompe dans le Figaro, le Gaulois…
— Par des articles envoyés par Mme Arnales.
— Petite sceptique ! J’imagine, moi…
— Père, laissons tout cela. Voici maman…
Elle s’interrompit et lui ne poursuivit pas la causerie, les traits imperceptiblement durcis soudain. Mme Muriel entrait, de son allure lassée, et prit place à table, indifférente, semblait-il, à tout ce qui pouvait se dire autour d’elle, dès que ce n’était pas Robert qui parlait. Lui seul paraissait avoir le don de l’intéresser. Elle ne se mêla pas aux propos qu’échangeaient son mari et sa fille sur les menus événements du jour, ni à la discussion d’un article tout récemment paru de Mme Champdray ; elle avait perdu le goût des choses littéraires, qui lui paraissaient distractions oiseuses alors qu’on s’est trouvé aux prises avec la brutale réalité.
Elle reprit un peu de vivacité seulement pour s’impatienter après la jeune bonne, qui avait tardé à répondre à l’appel du timbre, et prit fort mal que son mari trouvât l’observation hors de propos. L’un près de l’autre, ils vivaient comme des étrangers de bonne éducation, qui s’efforcent de toujours conserver les dehors stricts de la politesse, mais dont le plus futile incident trahit le désaccord moral.
Le dîner fini, elle emmena son fils dans sa chambre, où elle voulait se reposer ; et, comme d’ordinaire, par les belles soirées d’été, Paul Muriel se prépara à sortir. Il offrit à Denise, qui regardait loin devant elle, vers la nuit étoilée :
— Tu ne veux pas, Denise, venir faire avec moi un tour aux Champs-Élysées ? Il fait si bon !
— Non, père, merci. Je suis un peu lasse. Je prendrai l’air suffisamment sur le balcon.
Il n’insista pas… Peut-être parce qu’il aimait mieux profiter à son gré de sa soirée.
Quelques minutes après avoir reçu son baiser d’adieu, elle le vit traverser la rue, son cigare aux lèvres, d’une allure flâneuse d’homme dégagé de tout souci. Sa mère, contente de la présence de Robert qui, sans enthousiasme, s’était remis au travail, ne songeait point à la réclamer auprès d’elle.
Librement, elle pouvait demeurer sur le balcon, seule avec elle-même, comme toujours… Le regard enfui vers les profondeurs mystérieuses de la nuit bleue, elle se laissa envelopper, songeuse, par le souffle tiède qui lui apportait la confuse rumeur de la grande ville, obscure sous la flambée scintillante des étoiles.
Dans la foule de ces maisons dont les fenêtres étoilaient l’ombre, combien y en avait-il d’âmes esseulées comme la sienne, de cœurs tourmentés dans de jeunes corps, que la belle nuit d’été caressante oppressait…
Oui, elle était vaillante, prête à la lutte, — puisqu’il le fallait ! — cette Denise Muriel que les hommes, troublés par son charme, s’étonnaient de trouver si hautainement indifférente à leurs hommages. De toute sa volonté, elle acceptait la loi du travail qui lui était imposée, si difficile et si rude fût-elle… Mais il y avait des heures, pourtant, où toute sa jeunesse protestait contre l’impitoyable nécessité qui murait sa vie dans un absorbant labeur ; des heures de défaillance dont elle gardait si bien le secret que personne au monde, sauf Mme Champdray, ne soupçonnait qu’elle pût les connaître.
Ce soir-là, une infinie mélancolie montait peu à peu en elle, tandis qu’elle demeurait, immobile, à réfléchir solitairement dans la douceur du soir, ses mains jointes sur la balustrade du balcon. Les yeux vers l’immensité paisible, elle murmura si bas, que ses lèvres à peine articulaient les mots :
— Ah ! qu’il est difficile de vivre ! Je me sens si faible et j’ai si peur de l’avenir !… Tout ce que je puis arriver à faire, c’est de cacher ma faiblesse !… Mais je voudrais tant être heureuse comme certaines le sont !… Je voudrais ne plus me sentir seule… Je voudrais être aimée… et aimer, aimer, aimer…
Son accent avait l’abandon suppliant d’une prière d’enfant. Elle répéta le dernier mot très lentement, comme s’il eût été lourd pour ses lèvres, parce qu’il enfermait un infini où son âme jeune avait soif de pénétrer et qui était, pour elle, l’Éden fermé. Car la divine ivresse d’aimer, en devenant l’élue, celle à qui l’on donne son nom, avec sa vie, son être, la goûterait-elle jamais ?… Cet avenir de suprême amour, elle le savait clairement, était pour elle mille fois plus irréalisable que pour la plupart de ses sœurs en pauvreté, qui, nées, grandies dans leur humble condition, n’avaient pas des goûts, des habitudes, des délicatesses de fille riche, ne pouvant faire le don d’elle-même qu’à un être de même race.
Et de ceux-là, dont les curiosités, l’attention, le désir la frôlaient sans cesse, parmi ces hommes du monde qu’attiraient sa voix et sa séduction de femme, y en avait-il même un seul qui eût songé à la vouloir sienne par le mariage ?… Ah ! pour tous, comme elle était bien seulement la chanteuse qu’on peut aimer, mais qu’on n’épouse pas !
Ainsi que les autres, il pensait cela, ce Bertrand d’Astyèves, qui s’était montré si empressé auprès d’elle, chez Mme Arnales ; et un léger sursaut de révolte la fit tressaillir. Dans la nuit, les sourcils rapprochés donnèrent au visage une indomptable expression de volonté et les lèvres prononcèrent comme une cinglante réponse aux muets désirs de son cœur de vingt ans :
— S’il le faut, soit, je suivrai mon chemin toute seule, sans que personne ait jamais le droit de dire un mot contre moi.
Et, fuyant résolument la belle nuit troublante, elle rentra dans sa petite chambre et alluma sa lampe de travail.
Nulle intuition ne l’avertissait qu’à cette heure l’élégant clubman, dont elle avait si profondément secoué la nonchalance de blasé, songeait à elle avec ses curiosités d’homme et de dilettante et se disait :
— Il faut que je revoie cette Denise Muriel !