L'heure décisive
XII
Le train courait dans la nuit, approchant de Paris.
Sous la tremblante lueur de la lampe, Denise regarda sa montre. Une demi-heure à peine restait avant que son voyage de retour fût achevé.
Quelques heures seulement avaient passé depuis qu’elle avait vu disparaître les belles montagnes sombres, les horizons boisés de Gérardmer… Et pourtant, comme elle se sentait loin de ce petit pays des Vosges, où elle venait de vivre des jours qui demeureraient parmi les meilleurs qu’eût connus sa jeunesse sevrée de quiétude et de joie… Si loin déjà, qu’un regret nostalgique lui serra le cœur quand elle eut, de nouveau, le sentiment aigu de cette fuite rapide d’un passé qui tombait derrière elle, tout palpitant de sa vie…
Alors, d’instinct, elle ferma les yeux pour pouvoir l’évoquer plus présent, avant que la réalité l’eût définitivement rejeté en arrière. Le bruit monotone du train sur les rails berçait sa rêverie ; et, à sa volonté, les journées mortes ressuscitaient, les souriantes, les joyeuses, les inquiètes, mais les autres aussi, plus proches, si troublantes que toute son âme tressaillait encore au seul effleurement de leur souvenir. Elle revivait son retour le soir du concert sous le clair de lune d’argent, puis les inoubliables minutes de la Schlucht, et le même jour encore, l’instant où, dans la nuit bleue du crépuscule, elle avait senti un regard d’homme fouiller éperdument l’ombre pour la revoir encore… Enfin, sa dernière journée là-bas, — la veille même ! — l’adieu ému de Grisel et surtout celui de Bertrand, rendu correctement banal par la présence de Blanche Vanore…
Si elle l’eût vu seul pendant le suprême moment qui les rapprochait, quel eût été l’avenir ?… Elle avait bien lu dans ses yeux, qui l’imploraient avec la même ferveur brûlante, qu’elle demeurait pour lui l’élue ; d’autant plus chère, qu’elle se fait plus lointaine. Alors, pourquoi l’impression lui avait-elle traversé l’âme qu’il l’enveloppait de ce regard profond, douloureux, presque violent dans son acuité, dont on contemple ceux que l’on n’est pas certain de retrouver jamais ? Et la foi divine n’était pas entrée en elle quand il lui avait murmuré :
— A Paris, maintenant. Au revoir, Denise…
A Paris, où l’attendaient les rudes devoirs, les difficultés de toute espèce, un instant oubliées ; à Paris, où il allait lui falloir recommencer la lutte pour la vie, sans le viatique d’une chaude tendresse autour d’elle pour la soutenir… Était-il possible que le rêve jeté en elle par un caprice d’homme devînt la réalité même ?… Quelle folie d’espérer ! alors qu’elle savait si bien combien c’est chose vaine, — autant que de se plaindre…
Pourtant, malgré tout, elle espérait… Pourtant, une supplication inconsciente jaillissait de tout son être jeune pour que cet avenir dont elle avait peur ne lui fût pas trop rude. Elle ne demandait même pas qu’il devînt, comme pour d’autres, lumineux et bon ; — les années d’épreuves lui avaient appris à n’être pas exigeante, et enseigné le courage ; — mais seulement qu’il ne la meurtrît pas trop rudement…
Au dehors, la nuit s’étoilait des lumières grandissantes de Paris, noyé dans la brume d’une petite pluie fine, une pluie d’automne, pénétrante et froide. Les feux des signaux flambaient dans l’ombre, allumant des éclairs sur les rails humides ; de lourdes silhouettes de wagons s’allongeaient de chaque côté du train qui courait d’une allure haletante vers la ville immense dont les hautes maisons montraient leurs façades trouées par la lueur des fenêtres éclairées. Puis, lourdement, il entra en gare.
Denise se dressa et sauta sur le quai, parmi la cohue indifférente que déversaient les wagons. Elle suivit le flot, cherchant à distinguer un visage ami parmi ceux que baignait l’aveuglante clarté des lampes. Un besoin éperdu la poignait, de sentir la chaleur d’une affection à cette heure où elle faiblissait devant les tristesses pressenties, pénétrée toute par l’intense mélancolie de ce retour dans la nuit froide, sous la pluie maussade…
— Denise ! Denise ! par ici ! Nous sommes là !
C’était la voix joyeuse de son jeune frère.
Près de lui, en même temps, elle reconnaissait le visage fatigué, — toujours séduisant, — de son père qui lui souriait, lui souhaitant la bienvenue. Tous deux semblaient vraiment heureux de la revoir, et elle se reprocha sa détresse dans le wagon solitaire.
— Eh bien, ma fille, tu n’es pas trop lasse ? Non ? Ta mine, d’ailleurs, répond pour toi. Tu nous reviens toute rose ! L’air des montagnes vous a réussi, mademoiselle.
Il la considérait d’un regard charmé où s’amalgamaient, de façon bizarre, l’orgueil du père et l’instinctif plaisir de l’homme à la vue d’une très jolie femme. Elle demanda tout de suite :
— Comment est maman ?
Brièvement, il répondit, le visage aussitôt assombri, devenu presque dur :
— Pas mal, mais toujours très nerveuse, se faisant des monstres de tout ! Elle a eu des ennuis de domestiques.
Il s’interrompit comme pour s’occuper des bagages ; mais quand tous trois furent dans la voiture qui les conduisait vers la rue de Vigny, il laissa son fils répondre aux nouvelles questions de Denise sur Mme Muriel, sur le séjour à Vichy et celui fait ensuite chez une vieille amie à la campagne… Puis bientôt même, il interrompit le petit garçon, et, à son tour, interrogea la jeune fille sur Gérardmer. Elle lui donna tous les détails qu’il désirait ; mais, à mesure qu’elle parlait, la sensation l’envahissait, que cette Denise dont elle racontait la vie souriante et facile, dans un pays très beau, était une autre qu’elle-même, une étrangère heureuse avec qui elle n’avait rien de commun.
Son regard dépaysé cherchait les lointains charmants des sentiers, l’éternelle féerie du lac, l’ondulation molle des montagnes bleues, et il ne rencontrait que des rues grises dont les magasins avaient, presque tous, leurs façades closes, et, sur les trottoirs mouillés, des passants qui filaient vite sous les parapluies ruisselants ; car la pluie, maintenant, s’abattait en une grosse averse cinglante. Quelquefois, la lueur d’un réverbère illuminait l’obscurité de la voiture. Alors, elle remarquait l’expression sombre et fiévreuse du regard de son père que n’adoucissait plus le sourire de l’arrivée. De nouveau, il se taisait, absorbé, laissant Robert questionner sa sœur avec une curiosité gaie. Elle n’osait plus parler de sa mère, pressentant qu’elle arrivait dans un de ces moments de crise qu’elle connaissait trop bien, où les rapports devenaient si difficiles entre ses parents…
Et seulement quand, avec Robert, elle monta l’escalier étroit, elle interrogea :
— Pourrai-je voir maman ce soir ?
— Oh ! je pense que oui ! Elle s’endort si tard… Elle a bien recommandé que tu ailles dans sa chambre aussitôt arrivée !
« Madame attend mademoiselle » ; ce fut le premier mot de la servante inconnue qui lui ouvrait la porte, la débarrassant de ses bagages dans la petite antichambre qui lui apparaissait minuscule comparée au grand vestibule clair de la villa des Xettes.
— Maman, voici Denise ! annonça joyeusement Robert, entrant dans la chambre où sa mère était couchée.
— Ah ! enfin !… Il n’est pas trop tôt !
Était-ce un cri affectueux ou un reproche ? Denise ne se le demanda pas. Elle se pencha vers la mince forme blanche qui se soulevait pour l’accueillir, et, très tendre, elle murmura :
— Mère, pourquoi m’as-tu caché que tu avais besoin de moi ? J’aurais pu revenir à Paris, même avant ton arrivée, pour que tu ne t’y trouves pas seule !…
Mme Muriel renversa un peu sa tête sur l’oreiller, d’un mouvement lassé :
— A quoi bon, puisque tu étais bien là-bas et que tu t’y amusais ! Robert, va vite dormir maintenant. Il est si tard ! Ta sœur va me tenir compagnie. Nous avons bien des choses à nous dire…
Le petit garçon obéit, et Denise s’assit tout près du lit. Habituée maintenant à la faible clarté de la chambre où un abat-jour épais voilait la lampe, elle restait saisie de l’altération du visage de sa mère qui semblait d’ivoire jaune, creusé de rides, les cheveux blanchissant sur les tempes. Alors, inquiète, elle interrogea doucement :
— Maman, es-tu contente de ta saison ?
— Elle m’aurait fait assez de bien si j’avais pu être délivrée de mes soucis. Mais ils se font, au contraire, plus lourds encore ; trop lourds pour moi ! Vois-tu, Denise, jamais je ne m’habituerai à végéter pauvrement comme nous le faisons depuis des années ! C’est au-dessus de mes forces ! Cela me tue !…
Denise tressaillit et, dans l’ombre, ses mains se serrèrent dans un geste de détresse… Plus vite encore qu’elle ne l’avait prévu, les tourments s’abattaient sur elle, dès le premier instant de son retour… Avant même qu’elle eût dépouillé sa tenue de voyageuse ! Le cri d’angoisse de sa mère l’avait bouleversée. Du même accent de tendresse profonde, elle dit, de toute son âme :
— Ma pauvre chère maman ! que je voudrais n’être pas ainsi impuissante à te rendre l’existence qui devait être la tienne !… Accorde-moi un peu de temps… Peut-être nos plus mauvais jours sont-ils passés… Peut-être, grâce à ma voix, parviendrai-je à te donner une vie moins étroite, moins maussade et pénible ! Sois patiente encore !
Mme Muriel caressa d’un geste léger les mains de sa fille, jointes près des siennes sur le drap.
— Tu es une bonne enfant, Denise. Je voudrais être patiente, comme tu dis, mais je ne puis plus… Je suis à bout de résignation. Ce que j’ai souffert à Vichy, tu ne peux l’imaginer, toi qui t’arranges si bien de notre pitoyable position ! Cette incessante nécessité de calculer m’exaspérait tant, que j’ai fini par renoncer à compter… De même, depuis mon retour… Aussi, je ne saurais guère te dire en quel état est notre budget. Tu auras, je le crains, un peu à faire pour l’équilibrer et ce n’est pas sur ton père que tu pourras compter pour t’y aider. Il ne songe qu’à laisser ses occupations actuelles pour se lancer Dieu sait en quelles spéculations !
— Mère, oh ! ce n’est pas possible…
Une véritable épouvante la saisissait à l’idée que son père était capable d’une pareille folie, qu’il était homme à renoncer au poste qui était, avec son propre travail, leur unique ressource, pour courir l’aventure hardie de recommencer une fortune ; cela, sans être arrêté par la crainte d’échouer.
Un sourire amer avait contracté la bouche de Mme Muriel.
— C’est, au contraire, tellement possible, que je m’attends d’un jour à l’autre à apprendre qu’il a repris sa liberté d’action dont il ne peut plus se passer et rejeté un emploi qui lui est odieux. J’ai reçu de lui, à ce sujet, depuis mon retour, des déclarations qui m’ont édifiée et auxquelles j’ai répondu en lui exprimant ma pensée sur cette conduite insensée ; sans espoir, d’ailleurs, d’être entendue, Ah ! j’ai passé, depuis une semaine, par des scènes qui n’étaient pas faites pour me réconcilier avec ma destinée ! Maintenant, je n’en puis plus !… Ton père s’est irrité quand je lui ai dit que je n’avais plus confiance dans le succès de ses entreprises financières… C’est vrai, littéralement vrai !… Je suis, vois-tu, Denise, broyée par l’idée, la certitude, qu’il échouera encore… Alors, pour nous, ce ne sera même plus la gêne, ce sera la misère ! Car ce n’est pas avec ton chant que tu nous feras tous vivre. Comprends-tu qu’une pareille perspective me torture jour et nuit ?
Elle jetait les mots, d’un ton bas et martelé, avec un emportement contenu, dans un besoin aveugle de crier à quelqu’un la crainte qui, sans relâche, meurtrissait son être nerveux. Denise sentit que sa mère avait dû, en effet, souffrir beaucoup pendant ces dernières journées, toujours face à face avec ses inquiétudes trop fondées… Cela, tandis qu’elle-même, au contraire, vivait, un instant, en plein rêve !
En cette minute, bien plus encore que dans la voiture, elle avait l’impression que les lumineuses semaines écoulées à Gérardmer avaient été vécues par une autre femme avec laquelle elle n’avait rien de commun. Ce n’était certes pas à la pauvre Denise, contrainte de se débattre dans les difficiles soucis d’argent, que Bertrand d’Astyèves adressait, devant un admirable paysage, sa fervente prière d’amour, écoutée par un cœur, frémissant d’espoir… Ah ! qu’il était donc loin, ce passé, vieux de deux journées seulement, et pourtant pareil déjà à quelque page d’un roman délicieux qu’elle ne pourrait pas relire… Que la réalité était autre, regardée en face, dans cette chambre sombre, au bruit de la pluie d’automne qui battait les vitres, auprès de cette femme découragée dont il fallait soutenir la faiblesse !
Le cœur plein de pitié, elle murmura :
— Maman, je t’en supplie, ne t’agite pas ainsi. Confie-toi à moi… J’obtiendrai de père qu’il soit patient jusqu’à ce que je gagne assez pour que nous n’ayons pas matériellement à souffrir s’il ne réussit pas malgré ses espérances… J’espère avoir un bon hiver ; je commence à être connue. Vanore doit me faire chanter au Conservatoire, à Colonne…
Elle s’interrompit, ne voulant pas faire allusion même, à l’impérieux désir du compositeur de la voir au théâtre. Si elle y entrait, rendrait-elle donc à sa mère l’aisance qui lui manquait si péniblement ? Était-il possible que ce fût pour elle le devoir de se sacrifier toute à ce point ?… Comme il lui avait semblé être le devoir de ne pas consentir à devenir, dans le présent, la femme de Bertrand d’Astyèves… Quelle fiancée elle eût donnée à ce brillant clubman, lui apportant sa pauvreté, ses responsabilités, ses charges de famille !
La voix de sa mère s’éleva :
— Denise, à quoi songes-tu silencieusement ?
— A tout ce que tu me dis, à ce que tu m’apprends, mère.
— Je suis égoïste ! J’aurais dû te donner le temps de te réhabituer à l’atmosphère de tristesse qui est désormais la nôtre. Par bonheur, tu es une vaillante, toi, tu sais tout supporter !
Une expression d’indicible amertume crispa une seconde la bouche de Denise. Quelle ironie de s’entendre dire qu’elle était vaillante, au moment même où son énergie faiblissait, alors que des larmes alourdissaient ses paupières, qu’un besoin de sangloter follement, comme font les enfants, l’étreignait jusqu’à l’angoisse !… Mais elle ne devait pas trahir sa détresse. Et, la voix seulement un peu assourdie, elle dit, se penchant avec un baiser vers sa mère :
— Je fais de mon mieux pour être brave, mais il faut que tu le sois aussi, maman, pour ne pas m’enlever mon courage… Ce soir, nous avons assez causé de toutes ces choses qui t’agitent… N’y pense plus puisque me voici revenue pour t’alléger un peu ta grosse part de tourments. Demain, j’essayerai de voir clairement où nous en sommes…; mais, à cette heure, il faut, l’une et l’autre, nous reposer… Je vais te dire bonsoir, si tu le veux bien…
— C’est vrai, il est tard ! Tu dois être fatiguée de ton voyage. Va dormir, Denise, puisque tu le peux… A moi, c’est une consolation qui est refusée ! Bonsoir, mon enfant.
Et les lèvres de Mme Muriel effleurèrent le front que lui tendait sa fille.